De minuit à sept heures/Partie 4/Chapitre II


II

L’interrogatoire


Au Nouveau-Palace, le cadavre de Baratof avait été enlevé pour l’autopsie à l’Institut médicolégal, quand Gérard arriva avec Nantas.

Celui-ci donna à voix basse quelques ordres à deux de ses agents, puis, dans le salon de Baratof, il prit à part, un moment, le juge d’instruction. Après quoi il s’installa dans un coin.

— Veuillez vous asseoir, monsieur, dit à Gérard M. Lissenay avec la plus grande politesse. Vous étiez un ami de M. Baratof, n’est-ce pas ?

— Un ami, non. Nous avons eu des relations d’affaires.

— Il avait beaucoup d’affaires en Pologne… En Pologne d’où vous venez, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Vous appelez-vous réellement M.  Gérard ? Est-ce seulement un prénom ou votre nom de famille ?

Gérard eut une imperceptible hésitation :

— C’est mon nom de famille.

— Vous êtes venu ici plusieurs fois, hier, demander M. Baratof… Vous n’aviez pas voyagé avec lui ?

— Non. Mais j’ai dîné ici même, dans ce salon, avec lui, hier soir.

— J’allais vous le dire. Vous avez quitté à quelle heure M. Baratof ?

— Vers neuf heures. Un peu avant peut-être.

— Et vous êtes revenu à onze heures ?

— Oui. Nous n’avions pas achevé notre conversation. J’avais dû, entre temps, faire une course.

— Et M. Baratof ne vous a fait part d’aucune inquiétude ? Il allait sortir, puisqu’il était en smoking, alors qu’au dîner il était en veston. Vous a-t-il dit où il comptait aller ?

— Non.

— Et vous vous êtes quittés en bons termes ?

— Mais oui…

— Ce n’est pas ce qui ressort de certains témoignages. Au dîner, vous étiez en bons termes, mais non lors de votre seconde visite. Le garçon d’étage, en effet, déclare, — déposition confirmée par celle du valet de chambre, — que vers 11 heures ¼, il a entendu, pendant quelques instants, venant de l’appartement de M. Baratof, les éclats d’une violente discussion.

Le juge d’instruction regardait Gérard qui eut un mouvement d’épaules et répondit :

— C’est exact. Nous avons eu une querelle. Je n’en parlais pas parce que cette querelle avait pour motif une question toute personnelle.

— Quelle question personnelle ?

Gérard se redressa :

— Mais, monsieur, c’est un véritable interrogatoire que vous me faites subir ?

— Ce n’est pas un interrogatoire que je vous fais subir, dit M. Lissenay. Je n’ai le droit de vous interroger que devant un avocat. J’ai besoin simplement, pour éclairer la justice, de certains renseignements. Je vous pose les questions que je crois utiles. Vous êtes libre d’y répondre ou non. Je répète ma dernière question : Pourquoi cette querelle ?

— Je vous ai dit, monsieur, que c’était une affaire toute personnelle, ne concernant que lui et moi.

— Il n’y a pas d’affaires personnelles aux yeux de la justice.

— Je ne puis répondre.

— C’est votre droit. Donc, à onze heures et demie, vous avez quitté Baratof.

— Oui, dit Gérard.

— Quand vous avez quitté Baratof, continua le juge d’instruction, votre querelle était-elle terminée ? Le bon accord était-il rétabli entre vous ?

— Non, répondit Gérard un peu embarrassé. La cause de notre dissentiment était grave.

— Donc, vous vous êtes séparés en pleine fâcherie ?

— Oui.

— Après une lutte ?… On a entendu…

— Oui, après une lutte, avoua Gérard.

— Et où avez-vous été ensuite ?

— À mon hôtel, à la Pension Russe, dit Gérard après une hésitation.

— Et vous y êtes arrivé vers quelle heure ?

— Je ne sais trop… vers minuit… peut-être minuit et quart… J’y suis allé à pied, sans me presser… pour me calmer.

Le juge se tourna vers Nantas :

— Vous avez obtenu des précisions à ce sujet, monsieur l’inspecteur principal ?

Nantas se leva et prit l’appareil du téléphone.

— Voulez-vous me permettre, monsieur le juge d’instruction ? Allo, demandez-moi la Pension Russe, à Auteuil.

Il attendit un moment.

— La Pension Russe ? Monsieur le directeur ? Allo… Est-ce que l’inspecteur Victor peut venir à l’appareil ?

Nouvelle attente.

— C’est toi, Victor ? À quelle heure le sieur Gérard est-il arrivé, hier soir ?

Il écouta la réponse de Victor qui dura une ou deux minutes, puis il raccrocha et déclara, de sa voix la plus traînante :

— Le sieur Gérard n’est arrivé à la pension, où il y avait un machin… Enfin quoi un bal, un bastringue… que vers deux heures. Et, il avait une poule avec lui… Une poule en blanc et rouge… Même qu’ils étaient ensemble comme deux tourtereaux… C’en était émouvant.

— Qui était cette personne en blanc et rouge qui vous accompagnait ? demanda le juge d’instruction.

— Je ne peux pas le dire, répondit Gérard, avec une décision qu’on sentait immuable.

— Toujours la dame à ne pas compromettre, ricana Nantas. C’est beau, la galanterie française.

— Et de onze heures et demie, heure où vous êtes parti d’ici, à près de deux heures où l’on vous a vu à ce bal de la Pension russe, qu’avez-vous fait ? demanda M. Lissenay.

— Je ne peux pas le dire, déclara Gérard avec la même fermeté.

Le juge d’instruction prit un temps.

— Donc, prononça-t-il lentement, aucune réponse précise. De mon côté, je dois appeler votre attention sur ce fait : vous êtes la dernière personne qui ait vu Baratof vivant, le garçon de l’étage est à peu près catégorique. De garde à l’office, il apercevait la porte de l’appartement. Personne n’est entré après que vous en êtes sorti… y laissant Baratof avec qui vous veniez d’avoir une querelle violente…

Gérard ne répondit pas tout de suite.

— Si je vous comprends bien, monsieur le juge d’instruction, dit-il enfin d’une voix calme, dans votre idée, j’aurais, avant mon départ, tué Baratof ?

— Je n’ai aucune idée, répliqua, parfaitement calme aussi, M. Lissenay. Je cherche la vérité. Et je constate qu’il y a eu discussion violente et bataille entre vous et Baratof avant votre départ. Je constate qu’après votre départ, personne n’est entré chez Baratof, et, quelques heures plus tard, Baratof a été trouvé assassiné. Je constate, en outre, que vous vous refusez à donner l’emploi de votre temps pendant les deux heures et quart qui ont suivi votre départ d’ici. Il fallait un quart d’heure pour gagner la Pension Russe. Restent deux heures. Vous persistez à refuser de dire ce que vous avez fait pendant ces deux heures ?

— Je persiste à refuser.

Il y eut un silence.

Nantas se leva. Il s’approcha de Gérard, lui mit la main sur l’épaule et se penchant pour le regarder de près dans les yeux :

— Voyons… Et la pochette que t’as prise dans le gilet, et les billets que t’as pris dans le portefeuille, et les bijoux que t’as pris dans les valises, tu veux pas dire où tu les as planqués ? Pas si bête, hein, que de les porter dans ta chambre ! T’as été les mettre en lieu sûr. C’est ça l’emploi du temps pendant les fameuses deux heures. C’est ça, hein ?

À ces questions posées d’une voix canaille, à ce tutoiement qui le souffletait, le ravalant au rang des malfaiteurs professionnels, à cette main appesantie sur lui comme l’étreinte impitoyable de la loi, à cette accusation d’avoir tué pour voler, Gérard frémit. Se dégageant, il planta dans les yeux du policier un regard qui déconcerta Nantas. Et il dit au juge d’une voix forte :

— Monsieur le juge d’instruction, je vous prie d’interdire à cet homme de me toucher et de me tutoyer…

Nantas se redressa.

— Oh ! vous savez, fit-il, ce que j’en disais, c’était pour vous… Ça procure l’indulgence du jury, les aveux… — il rit et reprit — les aveux spontanés…

L’interrogatoire durait depuis longtemps. M. Lissenay, qui était un peu las et souhaitait déjeuner, se leva.

— Je reviendrai à deux heures et demie, afin de poursuivre l’enquête, dit-il. Je vous poserai de nouvelles questions, ajouta-t-il, s’adressant à Gérard. J’espère que vous aurez réfléchi.

Gérard se tut.

— Et nous autres, on va déjeuner ensemble, en bonne amitié, lui dit aimablement Nantas.

Allant vers la porte, il appela :

— Victor !

L’inspecteur était revenu de la Pension Russe. Il parut.

— Fais monter ici à déjeuner pour trois, lui dit Nantas. Oui, pour monsieur, pour toi et pour moi… Oublie pas l’apéritif !

Ce que fut ce déjeuner, Gérard ne devait jamais l’oublier. Jamais, dans les pires aventures, dans les situations les plus périlleuses, il n’avait éprouvé cette sensation, affreuse et avilissante, d’une lutte telle que celle qu’il eut à soutenir contre le policier familier, goguenard, redoutable, qui, pour le faire parler, épuisa toutes les ruses, toutes les menaces, ouvertes ou cachées, toutes les promesses fallacieuses que lui suggérait une expérience consommée.

L’inspecteur Victor mangeait. Nantas, après avoir bu son apéritif et avalé quelques bouchées hâtives, se retourna vers Gérard qui n’avait voulu toucher à rien.

— Alors, quoi, pas d’appétit ? lui demanda-t-il. Le remords, quoi ?

Gérard haussa les épaules.

— Alors, puisque vous ne mangez pas, causons, reprit Nantas d’un ton bonhomme… Mais oui, vous m’êtes sympathique et j’aime mieux vous prévenir que vous faites fausse route. À quoi ça vous sert de nier ce qu’on découvrira un jour ou l’autre ?

Il s’interrompit, se versa un verre de vin, le dégusta et prononça à mi-voix : « Pas mauvais du tout… » Et il reprit :

— Alors, je vous disais que ça ne sert à rien de nier ce qui sera découvert. Premier point, vous ne vous appelez pas Gérard. On saura comment vous vous appelez, c’est couru. Même si vous n’avez pas une fiche à l’anthropométrie… Ça vous blesse ?… (Gérard n’avait pu réprimer un mouvement.) Bon, j’admets que vous n’en avez pas… pas encore… On saura votre nom tout de même… Il y a bien des gens qui vous connaissent et qui parleront… des amis… de la famille… Mais ça, c’est secondaire. Ce que je voudrais, c’est que vous me disiez pourquoi vous avez tué Baratof ?

Gérard garda le silence. Nantas répéta :

— Je vous demande pourquoi vous avez tué Baratof ?

— Je ne l’ai pas tué, dit sèchement Gérard. Et, pendant que vous vous égarez sur moi, le vrai assassin peut s’enfuir.

— Remarquez, continua Nantas, comme s’il n’avait pas entendu, je ne vous dis pas que vous êtes sans excuse. On peut tuer dans une querelle, sans préméditation… Surtout si la querelle a pour motif une femme… Celle en blanc et rouge… C’est ça, hein ? termina-t-il au hasard, obéissant à l’adage policier : cherchez la femme.

Gérard haussa les épaules.

— Vous avez tort de blaguer, dit Nantas. On est gentil pour vous…

— Oui, faudrait pas qu’il se paie notre tête, intervint l’inspecteur Victor. On pourrait lui couper ses ergots.

Il s’était levé. Gérard mesura Victor du regard.

— Vous ne pensez pas me faire peur ? dit-il avec calme.

— Tiens-toi tranquille, ordonna Nantas à Victor. Alors, voyons, monsieur… Gérard… Comprenez bien que vous ne vous en tirerez pas… Et écoutez, pour la dernière fois, un bon conseil… Faites la part du feu. C’est bête de tout nier. Dites pourquoi vous avez tué Baratof ?… Par vengeance, hein ?… Et vous l’avez dépouillé pour faire croire à un crime d’intérêt ? C’est ça, hein ? Alors, dites où vous avez caché les papiers, les billets, les bijoux… On vous en tiendra compte…

Nantas avait changé de ton. Il n’était plus goguenard. Ses paroles avaient l’apparence de la vérité… Et n’étaient-elles pas la vérité ?…

Mais la décision de Gérard était immuable.

— Inutile d’insister davantage. Vous êtes très habile, mais cette habileté ne peut être efficace qu’envers un coupable.

Nantas connaissait les hommes. Il comprit que ni par force ni par ruse, on ne ferait parler celui-là.

— Comme vous voudrez, dit-il seulement d’un ton qui signifiait : « À nous deux ! »

Il sonna pour faire desservir la table. Un long moment s’écoula. Le juge d’instruction reparut.

— Eh bien ? demanda-t-il du regard autant que de la voix, à Nantas.

Nantas eut un geste signifiant : « Il n’a rien dit. »

— Alors, définitivement, vous ne voulez pas parler ? dit M. Lissenay à Gérard. Vous vous refusez à donner l’emploi de votre temps de minuit à deux heures ?

— Je refuse, en effet, dit fermement Gérard.

— Parlerez-vous en présence de votre avocat ?

— Pas davantage, monsieur le juge d’instruction.

— Bien… Vous mesurez les conséquences de vos actes ?

— Oui.

— Il ne me reste donc qu’à signer contre vous un mandat d’arrêt ?

Gérard resta impassible.

Après un instant de silence, le juge, que cette obstination irritait, se pencha sur sa table et signa.

À ce moment, on frappa. L’agent qui entra remit au juge un papier plié.

M. Lissenay le déplia, y jeta les yeux et eut un mouvement de surprise.

— Cette personne est là et voudrait parler à M. le juge, dit l’agent.

— Devons-nous nous retirer ? demanda Nantas à M. Lissenay.

— Non, restez, vous, Nantas.

— Victor doit emmener cet homme ? dit Nantas en désignant Gérard.

Gérard était inquiet. Que se passait-il ? Quelle était cette personne ?

Il avait presque peur.

Le juge répondit, tout en regardant Gérard :

— Non, qu’il reste.

Et il dit à l’agent :

— Faites entrer.

L’agent et Victor sortirent. Puis la porte fut rouverte. Gérard sursauta, avec un grand cri, et les bras tendus, comme pour barrer le passage à la personne qui entrait.

C’était Nelly-Rose…