De minuit à sept heures/Partie 3/Chapitre IV


IV

Gérard joue… et gagne


Nelly-Rose, les yeux à demi clos, se laissait emporter au rythme insidieux, au mouvement glissant et tournoyant de la valse qui l’alanguissait et l’étourdissait dans un doux vertige, où la griserie légère du champagne lui faisait graduellement perdre conscience d’elle-même.

Où était-elle ? Elle ne le savait plus trop. La musique, le brouhaha des voix, la foule, les lumières, tout cela, elle le percevait comme dans un rêve. La notion de la réalité lui échappait. Elle ne concevait pas ce que sa situation, dans cet endroit douteux, avait d’insolite. Elle ne savait plus que cet homme qui l’avait entraînée là, était un inconnu et qu’elle aurait dû se méfier.

Elle ne pensait pas. Elle était bien. Des sentiments, des sensations jamais éprouvées encore éveillaient en elle un désir de vivre ardemment, de vivre paresseusement aussi, et de se laisser aller aux confuses révélations d’une sensualité encore latente, mais atavique peut-être qui, à son insu, substituait en elle une femme, avide d’émotions de la femme, à la Nelly-Rose enfant qu’elle avait jusqu’alors été. Elle se trouvait bien dans les bras de cet homme, dans son étreinte qui se resserrait, à la fois forte et douce…

Et toujours à l’arrière-plan, cette sécurité menteuse… « Dans cette foule, qu’ai-je à craindre ? »

Gérard, avec sa sagacité de séducteur, l’observait. Il se rendait compte pleinement, lui, du succès de ses manœuvres. Il sentait que Nelly-Rose, dans ses bras, s’alanguissait et devenait une proie presque conquise déjà. Il respirait son parfum, plus chaud, plus personnel que l’après-midi, lors de leur première danse. Il voyait sous ses yeux, sous ses lèvres, la tête charmante de la jeune filles, ses yeux mi-clos dont les longs cils recourbés, sur les joues délicates, jetaient une ombre molle, sa bouche aux lèvres pures, entrouvertes sur les dents éclatantes. Il eût voulu s’incliner davantage sur elle, et baiser ces yeux, et baiser ces lèvres.

Jamais il ne l’avait autant désirée. Plus que jamais il était résolu à triompher sans délai, dès cette nuit, puisqu’il n’avait que cette nuit. Demain, tout serait découvert. Elle lui serait arrachée. Elle-même s’arracherait de lui… Mais maintenant elle était là, avec lui, à sa merci, sans personne pour la protéger contre lui. Et, sans scrupules, il en profiterait.

La valse prenait fin. Il ramena Nelly-Rose à la table que tous deux occupaient.

Comme ils y arrivaient, la jeune fille fut bombardée de boules de couleur et environnée de serpentins jetés par un groupe de cinq hommes, des Russes, qui occupaient la table la plus voisine de la leur.

Nelly-Rose ne s’en formalisa pas. Elle rit, et, sur son siège, se renversa.

— C’est amusant ici, dit-elle, d’une voix un peu voilée. Mais quelle poussière !…

Elle but encore quelques gorgées de champagne et, tout à coup, regardant son compagnon :

— Comment vous appelez-vous ?

Il tressaillit. Qu’est-ce que cela voulait dire ?

— Mais oui, continua-t-elle. Puisque Ivan Baratof n’est pas votre vrai nom… comment vous appelez-vous ?

Il fut indécis. Mais, autant répondre, — de toutes façons, elle l’apprendrait demain, son vrai nom…

— Gérard, dit-il… c’est un nom qui vous plaît ?

— Mais oui, fit-elle avec un vague sourire.

Il lui offrit une cigarette d’Orient. Elle l’accepta. Un moment, elle fuma sans parler. Et puis, comme essayant de s’éveiller :

— N’est-il pas très tard ? Vous devez me ramener à la maison, vous savez…

— Oui, oui… tout à l’heure… Nelly-Rose, c’est une telle joie pour moi de vous avoir ici… de croire pour un moment que vous êtes à moi… de pouvoir vous dire que je vous aime, Nelly-Rose…

— Vous m’aimez, répéta-t-elle, comme si elle ne comprenait pas bien…

— Oui. Cela vous fâche ?

Elle le regarda et, avec son sourire un peu perdu, répondit seulement :

— Je ne sais pas.

De nouveau, ils dansèrent, et, quand il l’eut ramenée, les Russes qui étaient voisins, couvrirent encore la jeune fille de boules de couleur et de serpentins, en lui adressant, cette fois, des paroles prononcées en russe, confuses, mais qui firent froncer le sourcil à Gérard.

La fête d’ailleurs finissait et, en finissant, devenait de plus en plus bruyante et débraillée. Nombre de gens, — les gens chics surtout, — étaient partis. Il ne restait que de rares groupes, qui hurlaient des chants sauvages ou essayaient, en vacillant, de danser.

— Il faut rentrer, bégaya Nelly-Rose, laquelle, du reste, ne voyait rien du changement opéré dans l’assistance.

— Oui, nous allons rentrer, dit Gérard.

Il consulta furtivement sa montre. Quatre heures du matin approchaient.

Il n’avait lui-même que cette idée, partir de là avec Nelly-Rose et l’entraîner vers l’escalier qui était là-bas, au fond de la cour, vers l’escalier par où l’on montait à sa chambre…

Il hésitait encore, observant Nelly-Rose. N’aurait-elle pas un sursaut de révolte, s’il l’entraînait chez lui ? Le moment était-il venu ? Assis tout près d’elle, il sentait contre lui la chaleur de son jeune corps souple. Il avait, derrière les épaules nues de la jeune fille, posé son bras sur le dossier de la chaise. Nelly-Rose ne s’éloignait pas, peut-être n’avait-elle pas conscience de ce rapprochement. Peut-être un vague besoin de se blottir, un vague désir d’être encore dans les bras de cet homme, où elle avait été si bien en dansant, l’empêchaient de trouver la force de fuir ce léger contact, cette tendresse enveloppante, forte, autoritaire, qui la subjuguait…

— Hé ! les amoureux ! cria, avec un fort accent, une voix avinée.

Gérard tourna la tête.

Il ne pouvait plus feindre d’ignorer les propos des cinq Russes établis à la table voisine, et les plaisanteries grossières qu’ils prononçaient maintenant en mauvais français, afin d’être compris de Nelly-Rose qui, du reste, ne les entendait pas.

Celui qui avait parlé, un colosse à l’énorme carrure, voyant le regard de Gérard se poser sur lui, reprit, provocant, cherchant à réunir ce qu’il savait d’argot français :

— Ben oui ! Pourquoi que tu la gardes pour toi tout seul, la poule ?… On est tous frères, ici, ce soir… Elle est bien balancée… Pourquoi qu’elle vient pas à notre table ? On rigolerait.

— Je vous prie de vous taire, jeta sèchement Gérard, dont tous les instincts combatifs se dressaient et qui se contenait mal, mais se contenait, l’incident risquant de gêner son plan.

— Me taire !… Qu’est-ce que tu es pour me dire de me taire ? hurla le colosse. Moi, je suis Nicolas Tchébine… et tu ne me fais pas peur ! Et puisqu’elle ne veut pas venir, la jolie poule, c’est moi qui viendrai. On va trinquer nous deux !…

Il se leva et s’avança vers la table de Nelly-Rose et de Gérard. Éméché mais non ivre, haut et solide comme une tour, un sourire bestial, insolent, sur sa large face à la courte barbe de moujik, il tenait à la main un grand verre plein de vodka.

— Tiens, goûte-moi ça, petit pigeon, dit-il, — retrouvant une expression du pays natal, — à Nelly-Rose en approchant le verre des lèvres de la jeune fille.

Nelly-Rose, avec un cri d’effroi et de dégoût, se rejeta en arrière.

Déjà Gérard était debout. Arrachant le verre au colosse, il lui en jeta le contenu au visage et, avant que l’autre eût pu esquisser le geste de le frapper, de son poing irrésistiblement lancé il l’atteignit au menton, et l’envoya sur le plancher poudreux.

Instantanément, tout ce qui restait de l’assistance fut debout et accourut pour voir la bataille.

Les quatre compagnons de la brute renversée s’étaient dressés avec des cris de colère. Tous ensemble se ruèrent sur Gérard.

Gérard fit deux pas au-devant d’eux afin de protéger Nelly-Rose et d’avoir ses mouvements libres. Un sourire durcissait son visage, une flamme impitoyable flambait dans ses yeux. C’était le Gérard de l’action et de la lutte.

Athlétique, en quatre coups de son poing foudroyant, il se dégagea de l’attaque, fit reculer chancelants ses adversaires étonnés. Mais le colosse se relevait, mais les autres s’emparaient de bouteilles à champagne pour s’en faire une arme.

Ils allaient se ruer de nouveau, excités par les cris des derniers assistants demeurés là, et pour qui le spectacle d’un homme élégant, assailli et, ils l’espéraient, assommé par cinq brutes, constituait une rare attraction, une fin de fête vraiment amusante.

Mais tous reculèrent, et plusieurs s’enfuirent.

Gérard, froid, déterminé, avait tiré de sa poche un browning et les en menaçait.

Il profita de leur stupeur, il profita aussi de l’arrivée de Yégor, le patron de la pension, qui, prévenu de la bagarre, accourait et se jetait entre lui et les assaillants.

En une seconde, Gérard, se retournant vers Nelly-Rose qui était debout, blanche de peur, la couvrit de son manteau rouge resté sur la chaise, l’enleva dans ses bras, comme il eût enlevé un enfant, et l’emporta. Il avait repris son revolver dans une main. Nul n’osa le poursuivre.

Sans avoir bien saisi les événements, Nelly-Rose se laissait faire, éperdue d’épouvante, se confiant à cet homme plus fort que tous les hommes, à cet homme qui la protégeait et la sauvait des brutes menaçantes.

Gérard gagna rapidement la cour obscure et la traversa. Dans l’angle était le petit escalier qui conduisait à sa chambre. Il le gravit avec son fardeau qu’il serrait contre sa poitrine. Trop habitué aux périls pour avoir été, un seul instant, ému pendant la bataille, il n’éprouvait d’autre sentiment qu’une joie ardente. Il avait réussi ! L’incident, loin de le desservir, lui avait livré Nelly-Rose.

Dans sa chambre, il la déposa sur un divan, fit de la lumière, et tira les doubles rideaux. Puis il revint vers la jeune fille.

Nelly-Rose semblait à demi inconsciente. Pourtant elle ouvrit les yeux et regarda autour d’elle. Sur la cheminée, elle entrevit confusément, dans un vase, une branche de lilas.

— C’est mon lilas ? demanda-t-elle d’une voix faible à Gérard.

Il fit oui de la tête. Au bord du divan sur lequel elle était à demi étendue, il avait posé le genou. Elle voyait au-dessus d’elle, à demi-penché, son visage ; elle voyait ses yeux qui, sur elle, faisaient peser un regard immobile, avide, un regard qui lui enlevait le peu de force qu’elle avait encore.

Avait-elle peur ? Peut-être un peu, mais bien confusément, et bien inconsciemment. Elle ne se rendait pas compte de la situation, dans sa lassitude. Oh ! qu’elle était lasse ! L’épouvante de tout à l’heure, les émotions de toute la journée, la fatigue, l’avaient brisée. L’étourdissement du champagne voltigeait encore, comme un vertige léger, dans son cerveau. Tout cela et surtout ce regard, ce regard sur elle, doux et fort, l’ensevelissait dans une sorte d’ivresse endormeuse où toutes ses forces défaillaient, sans souffrance comme sans déplaisir…

Elle eut pourtant, parlant comme en un songe, un balbutiement :

— Ne m’embrassez pas… il ne faut pas m’embrasser… Mon Dieu !… J’ai eu tort !… Maman m’avait bien dit…

Elle semblait une enfant qui se plaint.

Elle paraissait petite, faible, mais si désirable dans son abandon…

Elle rouvrit une seconde les yeux, vit l’homme toujours penché sur elle, vit son regard…

— Je vous en prie, gémit-elle plus bas encore. Je vous en supplie… je… je veux partir.

Et dans un souffle :

— Je veux partir… Aidez-moi à partir…

Elle retomba, plus abandonnée, sur les coussins du divan, les yeux clos, endormie, pacifiée.

Il se pencha lentement vers sa bouche entr’ouverte…