De minuit à sept heures/Partie 3/Chapitre II


II

Un crime est découvert


Un peu après minuit, Mme Destol qui sommeillait dans le couloir de la villa d’Enghien, devant la porte de la chambre où elle avait enfermé sa fille, remua et prononça quelques vagues paroles.

Les quatre bridgeurs qui, résignés, gelés et fatigués, jouaient toujours, automatiquement, annonçant leurs demandes à voix basse, levèrent les yeux.

Mme Destol s’éveilla tout à fait, fixa sur eux un œil ahuri d’abord…

— Hein, quoi, qu’est-ce qu’il y a ? balbutia-t-elle, ne se souvenant plus de rien, et confondue de se trouver là et de l’aspect insolite que les quatre hommes présentaient avec leurs cols relevés, leur chapeau sur la tête, et mal éclairés par la débile lueur de la lampe à pétrole.

Puis elle se souvint, rit et dit :

— Vous en avez des têtes !… Je n’ai pas dormi une seconde, ajouta-t-elle, mais ce fauteuil m’a courbaturée.

Elle se mit debout et fit quelques pas pour se dégourdir les jambes.

— Ah ! je vais voir si Nelly-Rose dort bien…

Avec précaution, elle ouvrit la porte où elle avait enfermé sa fille et entra.

Une bougie brûlait encore sur la cheminée et Mme Destol poussa un grand cri.

— Partie ! Elle est partie ! Elle s’est enfuie par la fenêtre !

Les quatre hommes accoururent. La fenêtre ouverte, les couvertures nouées au balcon indiquaient clairement le moyen de fuite employé par la jeune fille.

Des exclamations s’entre-croisèrent.

Valnais se précipita dans le couloir, puis dans l’escalier. Il revint au bout de quelques minutes, affolé, haletant.

— Elle a pris la barque, proférait-il. Elle a pris la barque qui était attachée en bas !

— Elle a voulu retourner à Paris pour recevoir cet individu, cria Mme Destol. Elle a voulu tenir sa parole ! C’est notre faute ! Nous n’aurions pas dû la quitter des yeux. Mais est-ce que je pouvais supposer que ce soit aussi facile de se sauver d’ici ?  Ah ! je la retiens, votre villa, Valnais ! Mais vite, vite, rentrons à Paris. Nous arriverons peut-être à temps pour…

Elle ne dit pas pourquoi, mais tous comprenaient et partageaient — Valnais surtout — son angoisse.

Ne prenant pas le temps d’éteindre le poêle à pétrole, Valnais saisit la lampe et, suivi des autres, se précipita en bas. Son mouvement fut si rapide que la lampe s’éteignit. Il dut se fouiller pour trouver des allumettes et prendre son mouchoir pour enlever le verre brûlant et rallumer. Enfin, tous les cinq furent sur la route, auprès des autos où dormaient les chauffeurs.

On les secoua, ils remuèrent, grognèrent, se rendormirent. Au bout de cinq minutes seulement, ils reprirent conscience de la réalité.

— Vite ! vite ! à Paris, chez moi ! ordonna Mme Destol en s’installant dans sa voiture, avec deux des mousquetaires, tandis que le troisième prenait place auprès de Valnais.

Les voitures démarrèrent et filèrent.

— Mon Dieu, minuit quarante, gémit Mme Destol en voyant l’heure, à la pendulette de sa voiture. Et cet homme devait venir à minuit ! Vite, vite ! cria-t-elle par la portière.

— Mais vous vous trompez de route ! hurla tout à coup Valnais à son chauffeur, qui marchait en tête.

— Monsieur croit ? répondit avec placidité cet homme engourdi encore par le sommeil.

— Si je le crois ! Mais c’était à droite qu’il fallait tourner !

On tourna à droite, mais, après dix minutes, on dut reconnaître qu’on était complètement égaré. Mme Destol trépignait.

Ils retrouvèrent enfin la ligne du chemin de fer qui leur donnait un sûr point de direction. Mais, pour comble d’infortune, au moment où l’auto de Mme Destol s’engageait dans la bonne route, un de ses pneus d’arrière éclata.

— C’est à pleurer, gémit Mme Destol.

Mais elle ne voulait pas se laisser abattre. Elle descendit, suivie de ses deux compagnons.

— Réparez, vous reviendrez quand vous pourrez, ordonna-t-elle à son chauffeur.

Elle se tourna vers les quatre hommes réunis autour d’elle, car, au bruit, Valnais avait fait arrêter sa voiture, et avait, ainsi que son compagnon, mis pied à terre.

— Valnais, dit-elle, je vais avec vous dans votre voiture. Vous, ordonna-t-elle aux trois autres, attendez ici ; mon auto, quand elle sera prête, vous ramènera…

Les mousquetaires ne protestèrent pas. Du reste, à tout prendre, harassés, ils aimaient autant attendre là que de continuer cette poursuite échevelée.

— Une heure vingt, se lamentait Mme Destol… Cela fait donc une heure vingt que cette brute est sans doute avec ma fille ! C’est monstrueux ! Jamais je n’aurais soupçonné cela de Nelly-Rose ! Quelle folie ! Quelle imprudence ! Quelle révolte !… Ah ! les jeunes filles d’aujourd’hui ! De mon temps les jeunes filles attendaient le mariage.

Elle s’arrêta sur la voie périlleuse des confidences où, dans son émoi, elle allait s’engager. Et, tout à coup :

— Mon bon Valnais, nous allons la sauver, et je vous la donne !… C’est une enfant imprudente dans sa candeur, dans son ignorance du mal. Vous la protégerez, vous la guiderez. Elle vous aimera, elle vous écoutera mieux qu’elle ne m’écoute. Je vous la donne, Valnais…

— C’est mon plus cher désir, répondit Valnais avec feu. Ah ! enfin, nous arrivons ! Voici Paris.

— Mon Dieu, je n’ai pas ma clef, dit Mme Destol. Pourvu que Victorine soit encore là !

Ils traversèrent Paris en trombe. Toutefois, deux heures du matin approchaient quand Mme Destol et Valnais, escaladèrent les deux étages.

— Sonnez chez moi, dit Mme Destol.

Une demi-minute après, Victorine ouvrit, effarée.

— Madame… madame…, dit-elle en voyant Mme Destol.

— Eh bien, quoi ?

— L’homme, madame ! L’homme qui devait venir !

— Eh bien, quoi ?

— Madame il est entré… Il est entré par chez mademoiselle.

— Seigneur ! cria Mme Destol.

— Je l’ai vu ! Mademoiselle avait sonné. Et puis, quand j’ai été là, elle m’a renvoyée en me disant de monter me coucher… Je ne suis pas montée, madame ! J’étais trop tourmentée !

— Mais cet homme ?…

— Madame, il est venu déjà tantôt, à la réception. Un grand brun, élégant.

— Je l’ai vu ! dit Mme Destol, je l’ai pris pour un camarade de Nelly-Rose… Mais, où est-il, à présent ?

— Chez mademoiselle, madame.

Mme Destol, suivie de Valnais et de Victorine, s’élança vers l’appartement de sa fille…

Personne, la porte de l’antichambre n’était pas refermée à clef ; le verrou était ouvert.

— Ils sont partis ensemble, gémit Mme Destol atterrée. Que faire ?… mon Dieu ! que faire ?… Il faut prévenir la police…

— Non, non, protesta Valnais, pas de scandale public, pour votre fille… pour… (il songeait : pour moi, qui dois l’épouser). Nous devons agir par nous-mêmes. Nelly-Rose a suivi ce Baratof. Pourquoi ? Où l’a-t-il emmenée ? Où habite-t-il ?

— Madame, sur la table, il y a une enveloppe avec une adresse, dit Victorine.

— C’est l’enveloppe de la carte que ce misérable lui a envoyée pendant le dîner, s’écria Mme Destol… Ah ! voyez, Valnais, le Nouveau-Palace… Téléphonons !

Après un quart d’heure d’efforts de la part de Valnais, la communication fut enfin obtenue.

— On me dit qu’il est sorti ou qu’il doit dormir, car personne ne répond chez lui, annonça Valnais.

Et soudain, hors de lui, les poings brandis :

— Ah ! la canaille, la canaille ! Il est sorti !

Mme Destol haussa les épaules.

— Évidemment, puisqu’il et venu ici… Mais qui nous dit qu’il n’est pas rentré ensuite, qu’il n’a pas entraîné Nelly-Rose et qu’il ne répond pas justement parce qu’il est avec elle ?

— Il faut prévenir la police ! cria Valnais.

— Mais, le scandale !… Vous disiez vous-même tout à l’heure…

— Il n’y aura pas de scandale. J’ai un ami intime, haut fonctionnaire à la préfecture… Mais, vous le connaissez… Thureau… C’est le bras droit du préfet. J’y vais !

— J’y vais avec vous, il n’y a pas une seconde à perdre, dit Mme Destol.

Trouver Thureau fut une tâche ardue. Thureau, célibataire, volontiers mondain en dehors de ses fonctions officielles, et qui habitait un rez-de-chaussée rue de Lille, n’était pas chez lui. Son concierge, réveillé à grand-peine, indiqua qu’il devait sans doute être en soirée puisque, à dix heures, il était sorti en habit. Où, cette soirée ? Le concierge n’en savait rien, mais, à la préfecture, on le savait peut-être car Thureau avait coutume, si un cas urgent se présentait, de laisser des indications sur l’emploi de son temps.

L’auto fila vers la préfecture. Là, Valnais, connu pour être ami de Thureau, fut renseigné. Thureau se trouvait à un bal chez des personnes qui s’appelaient Boutillier.

— C’est vrai ! s’exclama Valnais en se frappant le font. Que je suis bête ! Il m’avait dit qu’il y allait !…

— Et nous avons perdu une demi-heure, dit Mme Destol avec reproche quand elle fut au courant… Ah ! Valnais, mon cher ami, quelle étourderie ! et pendant ce temps…

Valnais monta seul chez les Boutillier, et, sans entrer dans les salons, fit appeler Thureau par un domestique.

Thureau parut. C’était un homme d’une quarantaine d’années, fort élégant, aux cheveux blonds plaqués, à la courte moustache, et qui, très pénétré de son importance, affectait en toute circonstance une nonchalance que rien ne trouble et un scepticisme qui ne s’étonne jamais.

— Fugue de la jeune personne ? demanda-t-il quand Valnais lui eut, en quelques mots, expliqué la situation.

— Mais, dit Valnais indigné, elle en est incapable ! Non, rapt, enlèvement, séquestration.

— Fichtre ! dit Thureau. Alors, allons au Nouveau-Palace. Bien qu’à cette heure-ci, et sans mandat… Bah ! je prends sur moi…

Il descendit avec Valnais rejoindre dans l’auto Mme Destol. Quelques minutes après, tous trois entraient au Nouveau-Palace.

— Police, dit Thureau au portier. Allez me chercher le directeur.

— Mais, il dort, monsieur.

— Allez.

Après une courte attente, le directeur parut, mécontent, mais n’osant trop le montrer. En quelques mots, Thureau lui expliqua les faits sans nommer Nelly-Rose.

— Il faut monter chez ce Baratof, termina-t-il.

— Mais, s’il n’est pas là ou ne veut pas répondre ?

— Le garçon d’étage doit avoir un passe-partout. Il ouvrira.

— Dépêchons-nous, dit Mme Destol qui bouillait d’impatience.

Thureau, à la porte de Baratof, frappa à plusieurs reprises sans succès.

— Ouvrez, ordonna-t-il au garçon d’étage qu’on avait réveillé sur la chaise où il somnolait dans un office voisin. Le garçon ouvrit, et, sans entrer, s’effaça.

Mme Destol se précipita la première, impétueusement, et eut un cri d’horreur.

— Ah ! mon Dieu !…

Sous la lumière qui, dans la chambre obscure, venait du couloir, sur le tapis, le corps d’un homme étendu tout de son long, inanimé.

On alluma l’électricité du petit salon. On s’empressa autour du corps.

— C’est M. Baratof, dit le directeur.

— Il est mort, dit Thureau qui, à genoux, examinait Baratof. Et, depuis plusieurs heures, la rigidité commence… Et voyez ce sang sur le col, sur la chemise… Et là, au cou, cette plaie. Il a été assassiné. Directeur, téléphonez au commissariat du quartier, de ma part, de la part de M. Thureau, que le commissaire vienne sans retard, avec un médecin.

Dans l’hôtel, dans cette partie de l’hôtel tout au moins, ce fut l’agitation, l’émotion, la curiosité que provoque toujours la découverte d’un crime. Attirés par les coups frappés, le va-et-vient, les exclamations, les appels du téléphone, des employés montèrent, des voyageurs réveillés parurent, à demi vêtus, à la porte de leurs chambres.

Mme Destol, au comble de l’émotion, était revenue dans le couloir pour ne plus voir le cadavre, et elle disait à Valnais, bouleversé, lui aussi :

— C’est affreux ! C’est affreux ! Mais où est Nelly-Rose ? Et ce n’est pas cet homme qui est venu chez elle puisqu’il n’est pas sorti, qu’il était mort avant minuit. Et du reste, ce n’est pas lui que j’ai vu cet après-midi, chez moi… l’autre était jeune.

— Quel abominable mystère ! dit Valnais. Mais Nelly-Rose… Nelly-Rose… Où est-elle, en effet ?… Avec qui est-elle ?…

Cependant, le commissaire de police et le médecin arrivèrent bientôt, accompagnés de trois agents, et, après les premières constatations, le corps fut transporté dans la seconde pièce de l’appartement, la chambre à coucher, et étendu sur le lit.

Mme Destol et Valnais rentrèrent dans le salon dont la porte fut mise sous la garde d’un agent pour évincer les curieux qui se pressaient dans le couloir.

En présence de Thureau, du médecin et du directeur, le commissaire de police interrogea le garçon d’étage, un homme de petite taille, brun, à l’accent un peu zézayant, et qu’on nommait Manuel.

— Monsieur le commissaire, expliqua-t-il, en faisant de visibles efforts de mémoire, je ne peux rien dire de précis… Comme tous les soirs où je suis de garde, vers minuit, je me suis un peu endormi dans l’office, sur ma chaise… Pourtant, de là, je voyais le couloir et la porte de l’appartement et, si on était sorti ça m’aurait réveillé…

— Alors, vous croyez que M. Baratof n’est pas sorti ?

— Non, monsieur.

— Quelqu’un est venu le voir ?

— Oui, un de ses amis qui a dîné avec lui, ici, dans le salon, le maître d’hôtel Robert les a servis. L’ami de M. Baratof est parti vers neuf heures, et il est revenu vers onze heures. Alors, j’ai entendu des éclats de voix… comme une dispute… Louis, le valet de chambre, a entendu aussi… Même il m’a dit : « Ça chauffe chez le Russe. » Et, vers 11 heures et demi, l’ami de M. Baratof est reparti…

— Et personne n’est venu depuis ?

— Non, monsieur, j’en pourrais jurer. Comme j’ai dit, je somnolais, mais ça m’aurait réveillé.

— Et comment était l’ami de M. Baratof ?

— Un grand, jeune, brun, le teint basané, très élégant.

— C’est lui, c’est lui, souffla à Valnais Mme Destol éperdue. C’est lui qui est venu tantôt, qui est venu ce soir, qui a emmenée Nelly-Rose, sans doute en se faisant passer pour Baratof…

— Il faut absolument retrouver cet inconnu jeune et brun, dit le commissaire de police à Thureau. Tout porte à croire que c’est lui l’assassin.

— Cela semble hors de doute, dit Thureau.

— Mon Dieu ! ma pauvre Nelly-Rose, gémit Mme Destol.

Et elle s’affaissa évanouie dans les bras de Valnais.