De minuit à sept heures/Partie 2/Chapitre V


V

La dernière heure


Dans sa barque silencieuse, Nelly-Rose glissait sur l’eau. La nuit était douce. L’aventure, amusante en somme, avait son charme…

Mais soudain, la jeune fille tressaillit. Une barque, là-bas, montée par deux hommes, venait dans sa direction, cherchant à la rejoindre.

Une seconde, l’idée folle qu’on la poursuivait de la villa traversa l’esprit de Nelly-Rose. Mais l’embarcation venait du milieu du lac, et la jeune fille voyait, à la clarté lunaire, que les deux hommes qui l’occupaient étaient coiffés de casquettes enfoncées. C’étaient des maraudeurs sans doute, qui venaient de dévaliser une villa riveraine ou de pêcher dans le lac à une époque et avec des engins prohibés. Ils avaient vu la jeune fille. Ils ramaient avec vigueur pour la rattraper.

Nelly-Rose eut peur. Aurait-elle le temps de gagner l’embarcadère avant d’être rejointe ? Un moment, elle se dit qu’elle pouvait échapper sûrement à cette poursuite sinistre en retournant à la villa dont elle n’était éloignée que de quelques mètres… Mais non ! Ce serait lâche ! Elle devait tenir sa parole, être chez elle à minuit !

Elle mesura de l’œil la distance qui la séparait de la barque des poursuivants, la distance qui la séparait de l’embarcadère. Elle arriverait !… Elle étreignit d’une main plus ferme les avirons, et, rameuse experte, fit voler sur le lac la barque heureusement légère, tandis que celle que les maraudeurs manœuvraient était pesante.

Nelly-Rose, le cœur battant, ramait avec énergie. Bientôt, elle respira. L’ennemi, malgré ses efforts, ne gagnait qu’assez peu de terrain.

L’embarcadère fut enfin atteint. La jeune fille y sauta et, laissant sa barque aller à la dérive, par l’avenue de Ceinture, s’enfuit. Les poursuivants étaient encore au large. Elle les entendit jurer. Ils abandonnèrent la chasse.

Nelly-Rose, connaissant Enghien, se hâta vers la rue qui mène à la gare.

— Belle enfant, où allez-vous donc si vite ?

Elle se retourna. Qu’est-ce que c’était encore ? Ce n’était pas, cette fois, un maraudeur, un voyou en casquette. C’était un homme grand et gros, d’une élégance un peu vulgaire comme sa voix. Le chapeau en arrière, semblant à moitié ivre, il se hâtait, un peu titubant, pour rejoindre la jeune fille.

Nelly-Rose eut peur, une peur affreuse. Les ivrognes lui inspiraient une horreur profonde. Elle s’enfuit en courant, il la poursuivit avec des appels canailles et, au commencement de la rue qui conduisait à la gare et qui était déserte, il la rejoignit. Sur son épaule, Nelly-Rose sentit se poser une main brutale. Horrifiée, elle se retourna, et, de toutes ses forces, en pleine poitrine, de ses deux mains fermées dont l’une tenait son sac, elle frappa l’homme, le repoussant. Sous le choc, il recula, trébucha sur une grosse pierre et s’étala. Il ne chercha pas à se relever. Il resta assis par terre, à demi suffoqué, proférant d’une voix haletante de sales injures.

Nelly-Rose était loin, en sûreté. Il y avait autour d’elle de nombreux passants, car elle atteignait les abords de la gare…

Mais une réaction nerveuse s’opérait en elle. Tremblant violemment, elle dut un moment s’asseoir dans la gare, sur un banc.

Elle entendit sonner 11 heures… D’un effort de volonté, elle se remit debout, alla prendre son billet.


Gérard, à l’Opéra, avait cherché Nelly-Rose avec ardeur, avec obstination. Il avait inspecté la salle, observé chaque loge, parcouru les couloirs pendant le premier entracte… Il n’avait pas découvert la jeune fille. Chose rare chez lui, il perdait patience.

Une dernière fois, bien que sachant que ce serait vain, il avait regardé avec minutie dans la salle. Non, elle n’était pas là.

Alors regagnant sa voiture, il avait dit à Ibratief de le conduire place du Trocadéro, où il arriva vers dix heures et quart. Aux abords de la maison de Nelly-Rose, il avait mis pied à terre et, surveillant la porte de la maison, il avait attendu… Attendu quoi ? Il ne le savait pas lui-même avec exactitude. Mais une sorte d’anxiété irritée et fiévreuse l’agitait. Puisque Nelly-Rose n’était pas à l’Opéra, où se trouvait-elle ?

Que s’était-il passé ? Gérard avait la conscience irraisonnée, mais certaine, qu’une intervention de Baratof avait influé sur les actes de la jeune fille.

— Mais, dans quel sens, cette intervention ? se disait Gérard. Que compte-t-il faire ? Que signifie ce don de cinq millions répondant à l’incroyable engagement de la jeune fille ? Et le coup de téléphone de Nelly-Rose au Nouveau-Palace, sa promesse de venir le lendemain ?… Et, tout à l’heure, l’attitude de Baratof si bizarre et si louche ? Baratof a-t-il l’intention, avant demain ?… A-t-il agi, déjà ?

Gérard, précipitamment, revint à son taxi.

— Vite, retourne au Nouveau-Palace, ordonna-t-il à Ibratief.

Et, dès l’arrivée, il demanda anxieusement au bureau :

— M. Baratof n’est-il pas sorti ?

— Non, monsieur, M. Baratof est chez lui.

Gérard, soulagé, se jeta dans l’ascenseur et frappa. Baratof lui ouvrit.

Le Russe, en smoking, rasé de frais et tout imprégné du parfum capiteux et fade qu’il affectionnait, était visiblement prêt à sortir.

Gérard, en voyant la tenue de Baratof, avait eu un mouvement vite réprimé. De même Baratof, en voyant entrer Gérard, devait se contenir.

Une seconde, ils se regardèrent sans parler, et la colère, la haine, montaient en eux.

— Tiens, dit enfin Gérard gouailleur, tu sors donc ?

— Oui, si ça me plaît !

— Je croyais que tu étais las, que tu voulais te reposer.

— Comme je croyais que tu voulais filer en Normandie. J’ai changé d’avis, moi aussi. N’est-ce pas mon droit ?

Gérard eut un rire sarcastique.

— Ah ! certes ! Un homme d’affaires comme toi a bien le droit d’avoir un rendez-vous inopiné à n’importe quelle heure. Car il s’agit bien d’affaires, n’est-ce pas, Baratof ?

Chacune des paroles que tous deux disaient était grosse de menaces. À cette question de Gérard, Baratof, ne pouvant plus se contenir, devint brutal.

— Il s’agit de mes affaires, mon petit… Et ça ne te regarde pas !

— Baratof, j’ai pour principe que toute affaire me regarde quand je m’y intéresse et que j’y ai été mêlé…

— Bigre ! Vraiment ? Eh bien, un bon conseil, et d’ordre général ! Ne t’occupe jamais de mes affaires.

Gérard rit encore.

— Mais dis donc, Baratof, tu es bien content que je m’en occupe de tes affaires, quand c’est pour aller risquer ma peau dans l’enfer russe et pour te gagner des millions.

— Nous partagions…

— Nous partagions ?… Pour toi, partager consiste à prendre tout !

— Allons, allons, tes poches ne sont pas vides…

Baratof ricana, et son ricanement exaspéra Gérard qui le saisit par le poignet.

— Ah ! tais-toi ! L’argent, tu le sais, je m’en fiche ! Je te laissais l’argent, mais j’avais les femmes, l’amour ! Si tu as réussi, grâce à moi, de vilains coups, d’énormes bénéfices inavouables, moi je me réservais les belles aventures. Chacun sa part… Et, ce soir, Baratof, tu veux prendre sur ma part. Rien de fait !

C’était enfin l’allusion directe à la rivalité qui les dressait l’un contre l’autre. Et Baratof, dégageant son poignet, fut plus franc encore :

— C’est donc ta part, Nelly-Rose ?

— Ah ! tu avoues donc qu’il s’agit d’elle ?

— Pourquoi pas ?

Gérard crispa les poings.

— Alors, les cinq millions, c’était pour l’acheter ?

— Et après ?

— Et tu comptes profiter de l’imprudence de cette enfant, de son offre folle ?…

— Et après ?…

Gérard s’avança jusqu’à le toucher…

— C’est monstrueux, articula-t-il, et tu te sers pour cela de l’argent que tu as volé. Oui, volé ! volé ! au point que j’étais décidé à ne plus jamais retourner là-bas avec toi… J’en ai assez, tu comprends ! Et aujourd’hui, je ne te laisserai pas commettre une infamie ! Je te barre la route !

— Trop tard !

— Trop tard ?… — Gérard haussa les épaules. — Allons donc ! tu ne la vois que demain…

Baratof ricana encore, avec un triomphe haineux, provocant.

— Je ne la vois que demain ?… Non, non, mon petit, ce soir, à minuit !…

— Tu mens ! cria Gérard bouleversé.

— Ce soir, à minuit… dans son boudoir… Elle m’attend…

— Tu mens ! Elle n’a pas pu consentir !…

— Elle a consenti…

— Tu mens ! Tu ne sais même pas où elle habite.

Baratof haussa les épaules :

— Tu crois ça ?… Tu crois que j’ignore qu’elle habite place du Trocadéro, qu’elle a un logement à part, avec une entrée personnelle ? Mais, mon petit, avec un annuaire et un chasseur débrouillard, on sait tout ce qu’on veut.

— Tu mens ! Tu ne la vois que demain et ici. Tu n’as pas communiqué avec elle.

— Tu veux tout savoir ?… — Baratof, emporté par sa haine, jetait par-dessus bord toute prudence. — Eh bien ! mon petit, je lui ai écrit tout à l’heure. Elle accepte, j’y vais !

— Tu n’iras pas ! Je ne te laisserai pas commettre une telle infamie !

— Tu n’en fais pas autant, toi ? Allons donc ! Tiens, avec la comtesse Valine, dis-moi un peu si tu n’as pas abusé de la situation ? Seulement, ce que je paye, moi, franchement, avec de l’argent, tu le payes, toi, avec des mots, des sourires, des effets de torse, avec ta jeunesse, ton habileté, ton audace…

— Je le paye avec l’amour…

— De l’amour, toi ? Tu aimes Nelly-Rose ?

— Est-ce de l’amour, un caprice, une curiosité ? Je n’en sais rien, et ça ne te regarde pas ! Mais toutes les femmes m’intéressent et je les défends…

— Afin de les garder pour toi…

— Et je défendrai celle-là particulièrement, parce que c’est toi qui l’attaques.

— Ah ! Vraiment !… Eh bien, mon petit, je te dis, moi, que tu me laisseras jouer mon jeu !

— Qui est ?

— De prendre la fille qui s’est offerte.

— Ah oui ! Et de lui prendre aussi toute sa fortune, avec les titres des mines que tu lui as volés.

— C’est mon affaire.

— Non !

— Ah çà, mais tu es fou !

— Tu ne toucheras pas à Nelly-Rose, ni cette nuit, ni demain !

Ils étaient face à face, s’affrontant, les poings serrés.

D’un regard, le Russe chercha comment passer.

Gérard répéta d’une voix sourde :

— Ni cette nuit, ni demain, tu entends ! Je te barre la route. Il y a assez longtemps que je te méprise et que je veux te le dire. Je ne trouverai pas une meilleure occasion. Je te méprise et je te hais ! Tu m’as fait du mal dans la vie. Tu as commis des actes que j’ignorais, mais que je soupçonne, et donc je me suis rendu complice par ma nonchalance. J’en ai assez !

— Trop tard, mon petit !

— Trop tard pour les choses d’autrefois, pas pour celle d’aujourd’hui. Tu ne toucheras pas à Nelly-Rose. Tu ne passeras pas, quoi qu’il puisse advenir ! Tant pis pour toi !

— Tu vas me laisser, gronda le Russe.

— Non !

— Ah ! prends garde !

Massif, pesant, musclé, Baratof recula d’un pas comme pour mieux se jeter sur son adversaire.

— Tu ne passeras pas, misérable, cria Gérard. Ni aujourd’hui, ni demain ! Nelly-Rose est sacrée.

— Pour la deuxième fois…

— Non ! Quoi qu’il arrive !

Gérard, avec une souplesse de boxeur, esquiva le coup de poing au visage que lui lançait Baratof. Il riposta. Le Russe, atteint en pleine face, eut un cri de rage, et de toute sa masse, se précipita sur son adversaire. Ils s’étreignirent sauvagement. Ils roulèrent par terre, se frappant, cherchant à s’étrangler en une lutte silencieuse et sans merci…

Dans le train d’Enghien à Paris, dans le wagon de premières où elle était montée, Nelly-Rose avait choisi pour s’y asseoir un compartiment occupé déjà par plusieurs personnes.

Elle avait peur de la solitude, peur que le hasard ne lui infligeât encore une mauvaise rencontre. Malgré ses habitudes d’indépendance, c’était la première fois qu’elle s’était trouvée, seule, la nuit, en butte à la poursuite brutale des hommes. Elle en gardait une horreur et un dégoût insurmontables. Un tremblement nerveux, qu’elle n’arrivait pas à réprimer, l’agitait encore. Elle essayait en vain de vaincre son désarroi. Sa décision toutefois restait la même. Elle avait promis, elle tiendrait.

Le trajet eut lieu sans incidents, et la jeune fille était un peu plus calme en débarquant à la gare du Nord. Elle vit l’heure : onze heures et demie… Avec un taxi, elle serait au Trocadéro à minuit moins le quart.

Place du Trocadéro, elle entra chez elle par une porte personnelle, elle passa dans son boudoir, but un peu d’eau fraîche, et respira des sels pour se remettre définitivement.

Elle croyait que l’appartement de sa mère était désert, mais, cet appartement pouvait constituer un refuge, une protection. Elle en ouvrit la porte et fut étonnée. Une vague musique langoureuse venait jusqu’à elle. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Elle avança sans bruit dans le couloir, entendit les voix de Dominique et de Victorine… Ah ! Mme Destol leur avait dit de rester, sans doute pour évincer le visiteur de minuit, et ils se livraient à leur passion musicale…

Elle rejeta son manteau ; sa robe blanche moulait son jeune corps, laissait nus ses bras et ses épaules et, dans l’émotion qui l’animait, elle était plus jolie que jamais…

Elle vint s’asseoir sur son divan. Cet homme allait arriver. Elle essayait de se répéter qu’elle ne courait aucun danger, que rien de fâcheux n’aurait lieu, que cet homme viendrait, qu’elle le recevrait comme elle l’avait promis, qu’elle lui expliquerait la situation fausse, l’erreur, et qu’il partirait…

Mais, tout à coup, elle tressaillit et une émotion nouvelle, où il y avait de la peur et de la pudeur, fit monter le sang à ses joues. Elle se souvenait d’une clause du traité avec le Russe, d’une clause qu’il avait stipulée dans la première lettre et qu’elle avait acceptée en acceptant involontairement le chèque. Cette clause, que Mme Destol ne connaissait pas, et dont Nelly-Rose elle-même n’avait pas eu souvenir jusqu’à cet instant, puisque la lettre de tout à l’heure ne la rappelait pas, c’était la durée de la visite…

Elle s’était engagée à recevoir Baratof de minuit à sept heures… Toute une nuit !… Ce n’était plus une simple visite, bizarre, insolite, mais à la rigueur explicable si elle était brève. C’était toute une nuit. Toute une nuit que, selon leurs conventions, cet inconnu devait passer avec elle, dans son boudoir. Et si elle s’y refusait, si elle le renvoyait, à quoi bon avoir tenu la première moitié de sa parole ? Alors, les conséquences ?… Elle aurait fait cela ?… Elle aurait cette tache dans sa vie ?… cette tache qui ne s’effacerait pas et qui pourrait, peut-être, si elle aimait un jour, détourner d’elle celui qu’elle aurait choisi ? Une nuit avec un homme ?… Ah certes ! elle était sûre qu’il la respecterait… Du reste, à la moindre tentative… Mais, le souvenir de l’assaillant de tout à l’heure, de la brute ivre du chemin d’Enghien, la hérissa de dégoût et de terreur. Allait-elle risquer une attaque de ce genre ? Et si elle n’ouvrait pas ?… Mais non, elle avait promis, elle était engagée…

Sa pensée s’égarait. Ah ! Dieu que cette musique, là-bas, qu’elle écoutait malgré elle, était énervante ! Elle alla repousser la porte et revint s’asseoir…

Minuit ! il n’était pas là… Il ne viendrait peut-être pas… Et, après tout, elle était folle de se laisser dominer ainsi par ses nerfs, par cette anxiété de l’attente. Si cet homme venait, elle lui expliquerait. Il comprendrait et il partirait. Voyons, elle n’avait rien à craindre… Elle craignait pourtant !

Encore une minute… une autre… une autre… une autre… le visage de Nelly-Rose s’éclaira… Minuit cinq… Il ne viendrait plus…

— C’est lui, murmura-t-elle en se dressant soudain, pâlissante.

Le timbre de la porte vibrait.


Troisième partie

I

Le boudoir de Nelly-Rose


Les yeux dilatés, les joues pâles, Nelly-Rose, haletante, restait immobile. Son cœur battait si fort qu’elle s’imaginait follement que celui qui venait de sonner devait l’entendre. Mille pensées confuses, rapides comme l’éclair, traversaient son esprit. Désemparée par ses récentes émotions, elle ne se défendait pas contre la peur nerveuse qui l’étreignait maintenant qu’elle était en face de l’événement, maintenant qu’il lui fallait ouvrir à cet homme… Mais, non, non, elle n’ouvrirait pas ! Elle n’avait qu’à ne pas ouvrir ! Il ne briserait tout de même pas sa porte pour entrer ! Oui, mais elle avait promis. Mais, pour tenir sa promesse, elle s’était enfuie d’Enghien où elle était en sûreté, et, en somme, sans reproches vis-à-vis de sa conscience puisqu’on l’avait emmenée de force et enfermée.

Et un espoir soudain traversa l’esprit de Nelly-Rose. Sans doute s’était-on rapidement aperçu de sa fuite. Sans doute sa mère, ses amis allaient-ils survenir…  « Mon Dieu, si maman pouvait arriver ! » se disait-elle avec une avide anxiété d’enfant qui a besoin de protection. Et Valnais lui-même, qu’elle prenait si peu au sérieux d’habitude, lui apparaissait à présent comme un sauveur. Que n’avait-elle accepté de l’épouser ? Tout plutôt que cette angoisse… que ces heures à passer auprès de cet inconnu.

Mais, Nelly-Rose, par un de ces revirements de pensée qui étaient la force de sa nature, se ressaisit soudain, et répéta une fois de plus cette phrase qui la soutenait : « Qu’avait-elle à craindre ? Contre un homme âgé, un vieillard sans doute, ne saurait-elle se défendre ? Et puis, les domestiques veillaient, dans l’appartement voisin, et avec un coup de sonnette… Vraiment, elle était ridicule de s’affoler ainsi !

Et comme le timbre, pour la seconde fois, résonnait, Nelly-Rose alla vers la porte qui donnait sur l’antichambre, l’ouvrit, traversa cette antichambre et avec résolution, mais d’une main qui, malgré tout, tremblait, tira le verrou de la porte d’entrée, fit jouer le pêne de la serrure et, sans ouvrir elle-même le battant, aussitôt revint à reculons vers son boudoir, crispée, regardant anxieusement qui allait paraître.

La porte d’entrée fut poussée lentement, et lentement aussi entra un homme de haute taille dont elle ne distingua pas les traits, car son chapeau était rabattu sur ses yeux, et le collet relevé du grand manteau qui l’enveloppait lui cachait le visage.

Sans le quitter du regard, Nelly-Rose s’était adossée au mur le plus éloigné du visiteur. Elle vit confusément dans l’antichambre obscure les gestes qu’il fit pour se dépouiller de son manteau et de son chapeau.

Alors, il parut au seuil du boudoir et s’arrêta là, en pleine lumière.

Nelly-Rose eut une exclamation de stupeur. Ce n’était pas un vieillard, jamais vu encore, qui était devant elle. C’était lui ! Lui, l’inconnu de la rue, l’inconnu de la branche de lilas… jeune, plein de force, d’aisance, et de grâce souriante. Et cette jeunesse, cette force, cette grâce même, épouvantèrent Nelly-Rose plus que ne l’eût épouvanté le plus affreux aspect, plus que ne l’avait épouvantée la brute du chemin d’Enghien.

Soudainement, elle se sentit en péril. Cet homme, l’après-midi, l’avait déjà troublée et inquiétée. À présent, surgissant là, ayant le droit d’y être, d’y rester, de par sa folle promesse, il la terrifiait. En lui se réunissaient les deux menaces suspendues sur elle depuis l’après-midi, la menace de l’homme au chèque, la menace de l’homme qui, si audacieusement, était venu chez elle. Elle éprouvait la détresse que doit éprouver l’oiseau fasciné. Brusquement, elle eut honte de ses bras, de ses épaules nus, prit sur un fauteuil une écharpe de soie et s’en enveloppa.