Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 105-114).
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VII


Les grands vents de Mars arrivaient en trombe et balayaient la campagne. La pluie épaisse et rude frappait la terre, coulait en nappes sur les pentes, entraînant au fossé le sable et les cailloux, les brindilles et les feuilles mortes. Par instant, le vent, las de souffler si fort, se reposait mais la pluie jamais lasse continuait à lustrer les branches, le toit des maisons, les épines des haies et l’herbe courte des prés.

On eût dit que le vent et la pluie tenaient à laver et à brosser tout ce qu’avait sali le vieil hiver afin que tout soit net et propre pour l’arrivée du doux printemps. Nous-mêmes, comme dans l’attente d’un hôte important, faisions nettes et propres nos demeures. Oncle meunier passait les murs au lait de chaux, et tante Rude, Manine et moi, mettions tous nos soins à faire briller les meubles et leurs ferrures.

Tout se réveillait dans la campagne. Les jardins commençaient à se parer de vert, et dans les fermes avoisinantes, le bêlement des brebis et le meuglement des vache annonçaient déjà de nombreuses naissances. Cette année ma basse-cour ne s’est augmentée que des volailles d’Angèle. Ces nouvelles venues ne font pas très bon ménage avec les anciennes, ce qui me fait rire. Mais Angèle ne rit pas lorsqu’elle aperçoit une de ses poules saignante et déplumée. Cette créature apathique et silencieuse jusqu’alors est en passe de devenir une fermière de premier ordre. Ce fut chez elle une transformation rapide qui nous surprit tous. Du jour au lendemain, sans qu’elle en eût donné la raison, elle éloigna sa chaise de la fenêtre et supprima pour toujours couture et broderie.

Comme pour rattraper le temps perdu, ses longues jambes ne restent pas cinq minutes en repos, et ses pieds chaussés de sabots font plus de bruit dans la cour que les cris de toute la volaille en bataille.

Ainsi que tante Rude, Angèle tient à ne faire tort à personne, mais de même, elle entend ne rien abandonner aux autres de ce qu’elle croit lui appartenir. Parce qu’elle occupe la plus grande partie de la maison, il lui a semblé juste de prendre la plus grande partie du jardin. Elle en a fait autant pour le pré, y marquant sa part, avec défense formelle aux enfants d’y aller jouer. Tante Rude la complimente et lui donne des conseils sur l’élevage mais Angèle se moque de ces conseils ; elle comprend l’élevage d’une autre manière.


Le printemps ne s’est pas fait attendre ; il est arrivé clair et nu comme un petit enfant, et riant aux averses qui semblaient jouer à cache-cache avec lui. Très vite il s’est vêtu de toutes couleurs, parfumé à toutes les fleurs, et, devenu roi à son tour pour un temps, il a chassé les giboulées et les gelées blanches et régné en maître sur la montagne, sur la plaine et sur les coteaux.

Sur moi aussi il a régné en maître, courbant ma volonté à ses caprices. Toutes les forces que j’avais acquises pendant l’hiver viennent de s’enfuir avec cette fin de mai. Et hier, au moment du baiser fraternel, sans que je le veuille et sans que je puisse m’en empêcher mes deux mains se sont appuyées aux épaules de Valère Chatellier, et ma bouche est allée au devant de la sienne. Il s’est dégagé avant que mes lèvres ne l’eussent touché, et une lourde honte me fit plier le buste.

Aussitôt Firmin me prit le bras en disant d’une voix forte :

— Mais tu l’aimes !

J’osais regarder Valère Chatellier. Il fixait sur moi le regard aigu d’autrefois, et ses yeux paraissaient phosphorescents dans son visage devenu trop blanc.

Firmin comme transporté répétait :

— Tu l’aimes ! Annette, je te dis que tu l’aimes ! Sans cela…

Devant mon silence il me secoua tout frémissant :

— Sois donc franche, dis-le donc que tu l’aimes !

Je ne pouvais pas le dire, et je fis oui de la tête, mais, oh ! que j’étais lasse ! Il me fallait m’asseoir tout de suite. Et presque défaillante, je me laissai tomber sur l’herbe du chemin.

Le silence fut notre ami pendant de longues minutes.

Valère Chatellier, écroulé auprès de moi, enfouissait son visage dans l’herbe tendre, et Firmin, la joue tout contre ma joue, respirait profondément comme s’il espérait mettre ainsi dans sa poitrine un peu de ce bonheur qui passait.

Ce fut lui qui ramena le bruit en disant à Valère :

— Allons, relève-toi, montre un peu ta face aux étoiles et dis-leur que tu es joyeux comme un pauvre homme qui vient de faire un héritage.

Les étoiles étaient en effet si nombreuses qu’on eût dit qu’elles s’étaient groupées pour mieux nous voir. À leur clarté je cherchais la joie de Valère Chatellier sur ses traits, mais elle n’était encore que dans ses yeux qui brillaient étrangement.

Il resta la face levée, puis tout doucement il se mit à rire. C’était sûrement ainsi qu’il riait lorsque, petit garçon, il recevait un jouet longtemps désiré.

Je me sentais délivrée de toute souffrance et j’avais envie de rire aussi.

Firmin subitement debout, la voix et les gestes vers tout ce qui nous entourait, montrait son ami et lançait avec éclat :

— Regardez-le ; il était seul dans la vie, et voici qu’il a trouvé une compagne.

Sa joie était grande à lui aussi, et tout en se moquant du rire muet de Valère, il sautait à une telle hauteur qu’il semblait vouloir atteindre les étoiles. Manquant de souffle il vint se reposer auprès de moi, et soudain, il dit :

— Quelle chance ! Vous serez mariés avant mon départ pour le régiment.

À ce mot de mariage, je repoussai brutalement la main de Valère qui tenait la mienne.

La bête, la hideuse bête à deux têtes venait de s’interposer entre lui et moi, et dansait sa cruelle danse de haine.

Je n’attendis pas les paroles de surprises des deux amis. À ces deux-là dont je savais l’amour infini, j’osai enfin parler du monstre. Je le leur montrai tel qu’il m’apparaissait ; et je les suppliai de ne pas m’obliger au mariage.

Ils furent effrayés de mon exaltation, et promirent de chercher un remède à ce mal, que ni l’un ni l’autre n’avait pu soupçonner.

À l’instant de la séparation, ce ne fut pas un baiser fraternel que j’échangeai avec Valère Chatellier mais ce fut un baiser sans fièvre et plein de résignation.


Occupée au jardin depuis la pointe du jour, et lasse déjà du poids de la bêche en cette chaude matinée de juin, j’allai m’asseoir auprès du vieux mur qui bordait un chemin semé d’orties et de bouts de ferraille. J’étais là, tournant le dos au soleil, et les yeux à moitié clos sous la clarté trop vive lorsqu’une ombre lente passa sur moi. Croyant à l’arrivée de quelqu’un, je tournai la tête vers le chemin. Il n’y avait personne, mais sur le mur un chat jaune et blanc s’avançait avec précaution en me regardant. Il s’arrêta net en face de moi, et son regard méfiant et hardi, resta fixé sur le mien pendant quelques secondes. Brusquement il s’enfuit souple, leste, sautant adroitement les pierres croulantes et moussues. Dans sa course par bonds allongés, sa fourrure jaune et blanche brillait ou s’emplissait d’ombre, et il me sembla qu’il portait un manteau splendide, qu’il ployait et déployait pour mon plaisir.

Depuis mon aveu d’amour à Valère, tout ce qui ne m’est pas coutumier m’inquiète et me semble avoir une signification. Que me voulait ce chat vêtu comme un prêtre à la grand messe un jour de Pâques ?

Je me levai pour reprendre ma bêche. Et voici qu’il y eut tout à coup dans l’air comme une grande nouvelle. À cette heure où l’on ne sentait pas un souffle de vent, une petite feuille se mit à remuer devant moi. Aussitôt d’autres remuèrent, puis toutes, comme si de feuille en feuille on se passait la nouvelle. Dans la haie proche ce fut tout de suite comme un bruissement de rire. Ce bruissement joyeux gagna les pommiers, les cerisiers et les pêchers, jusqu’au gros noyer dont les larges feuilles s’agitèrent et me firent penser à des mains battantes.

Étonnée, je cherchais d’où pouvait bien venir le vent, lorsque le facteur que je n’avais pas entendu s’approcher me tendit une lettre par dessus la barrière.

Je ne connaissais pas l’écriture de Valère Chatellier, et cependant je fus certaine que cette lettre venait de lui. Je l’ouvris avec crainte. Que pouvait-il avoir à me dire qui ne pût attendre jusqu’à demain dimanche ? Il disait :

« Habiter ensemble dans ce pays sans être mariés il n’y faut pas songer, le feu prendrait de lui-même à notre maison et les arbres du verger ne voudraient plus donner de fruits. D’accord avec votre frère, voici ce que je vous propose :

« Je quitterai ma place à l’automne, et cela sans regret puisque Firmin doit partir au régiment à cette époque. Je chercherai un emploi dans une autre ville où il vous sera facile de me rejoindre, et ainsi nous pourrons vivre tranquilles dans notre amour et notre pauvreté… »

Tout s’éclairait. L’idée de vivre aux côtés de Valère en dehors du mariage ne m’était pas venue, et cette idée m’indiquait à cette heure un chemin tellement facile que je m’y engageai aussitôt. Valère et moi, moi et Valère sans autre lien que notre profond amour, pour le temps qui nous restait à vivre. La vision de haine n’avait rien à faire ici, et je compris bien que je n’avais plus à la redouter.

Une joie immense me fit courir à travers le jardin, mes mains se tendaient vers l’espace, mes doigts s’ouvraient comme les pétales d’une fleur épanouie, et mon corps me semblait plus léger qu’une feuille sèche dans le vent.

Autour de moi, tout le jardin brillait et bruissait. « Oh ! vous le saviez petites feuilles, vous le saviez grands arbres qu’un bonheur venait à moi, et vous avez raison de vous réjouir car maintenant Annette Beaubois ne troublera plus votre sommeil en rôdant la nuit à la recherche du sien propre.

« Et toi aussi, beau chat, tu savais la nouvelle, et pour me l’apporter tu as mis ton manteau couleur de neige et de soleil. »

Pendant tout le jour il y eût dans ma tête comme le bourdonnement d’un essaim qui ne sait où se poser.

Manine dont le doux regard me suivait, finit par chanter avec malice :

Magdeleine lui répond
Ah ! j’y vais donc.

Après le repas, tandis que les enfants mênent leur tapage dans la cour en attendant d’aller au lit, je ne peux résister au désir de m’éloigner de la maison. À peine engagée dans le chemin, Manine m’appelle et demande :

— Tu vas au village ?

J’indique le sens contraire :

— Non, sur la route.

Elle se moque :

— Jusqu’au bois des grands chênes ?

Je fais non de la tête, en riant comme elle.

Je n’ai aucune intention, je veux seulement être seule et marcher un peu pour apaiser cette joie qui me soulève de terre et me serre la gorge comme un mauvais mal. Je vais à grands pas.

Des bergers rentrant des champs me souhaitent le bonsoir, et leurs chiens quittent le troupeau pour venir me flairer.

Je vais, et les paroles de Manine sonnent à mes oreilles. « Jusqu’au bois des grands chênes ? » Devant moi, tout au bout de la côte, je l’aperçois ce bois des grands chênes. Il garde à son faîte les dernières lueurs du jour, mais le long ruban de route qui y mène se perd et s’efface dans le soir qui s’avance.

L’air est doux, la vigne est en fleurs, et toute la campagne sent la rose et le miel.

« Jusqu’au bois des grands chênes » me souffle la voix moqueuse de Manine. Et brusquement je décide d’aller jusque là. Comme si cette décision aplanissait toute difficulté, ma gorge se desserre et une grande sérénité m’envahit.

Près d’une maison du bord de la route, deux petites filles sagement assises chuchotent en me voyant passer et, lorsque je suis à quelque distance je les entends chanter :

    Où vas-tu belle boiteuse
        Mille enfants
        Mille enfants
    Où vas-tu belle boiteuse
        Mille enfants
           Charmants.

Et tout en continuant ma route, légère de cœur autant que de corps, je mêle ma voix à la leur pour le deuxième couplet :

    Je vais au bois céleste
        Mille enfants
        Mille enfants
    Je vais au bois céleste
        Mille enfants
          Charmants.

J’ai envie de chanter encore, de chanter à pleine voix, rien que pour moi seule, mais la nuit qui s’étend pour le repos commande le silence. Les petites filles se taisent et je fais comme elles.

Les dernières lueurs ont disparu du faîte des arbres. Une buée fine s’élève de la terre, et comme à un signal, les lumières du ciel apparaissent les unes après les autres.

Je vais toujours à grands pas. Pour ne pas troubler le silence je marche sur l’accotement et, derrière mes talons, je sens se redresser les herbes foulées comme si elles cherchaient à reconnaître celle qui passe à cette heure tardive. Des souffles doux me frôlent au visage, et des oiseaux de nuit rapides et silencieux, passent et repassent au-dessus de moi comme pour faire bonne garde à ma solitude.

Je ralentis en arrivant au grand bois. Il forme une masse épaisse, et cependant une clarté venue d’en haut se glisse entre les arbres et les montre chacun à leur place. Le bruissement des feuilles me rappelle celui du jardin : on dirait que les chênes se font part de ma venue et s’en réjouissent. Je leur parle tout bas : « Je vois bien, grands chênes, que vous savez la nouvelle ; mais ce soir je ne veux pas me promener sous vos branches ; je veux seulement me reposer auprès de vous comme auprès de vieux amis, puis je reprendrai le chemin de la maison en compagnie de la nuit qui se fait si belle et si douce pour fêter mon bonheur. »

Soudain je cesse d’avancer. Un homme de haute taille est sorti du bois et s’en vient à ma rencontre. Tout de suite, et malgré l’obscurité je reconnais Valère. Il me rejoint sans hâte, essoufflé pourtant comme s’il venait de fournir une course éperdue. Et dans le bourdonnement intense qui m’emplit les oreilles, j’entends :

— Depuis que je sais votre amour, Annette, je viens ici tous les soirs pour calmer le désordre de mon cœur.

Le désordre de mon propre cœur est tel que tout mon corps s’affaiblit et que je m’appuie à Valère comme je m’appuierais à un arbre.

Le silence s’étendit en moi comme autour de moi, puis sans force ni pensée, étroitement serrée contre Valère Chatellier, je franchis avec lui le fossé qui nous séparait du bois des grands chênes,