Bibliothèque-Charpentier, Eugène Fasquelle (p. 71-91).
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V


Depuis ma venue au moulin dans une voiture d’infirme six années ont passé. J’ai vingt ans ; ma santé est parfaite et tous les travaux des champ me sont familiers.

Ma petite ferme n’a guère prospéré malgré mes soins constants, et nous vivons chichement, les jumeaux et moi, du seul produit de mon travail, mes parents ayant supprimé le peu d’aide qu’ils m’apportaient du jour où Angèle et Firmin furent placés à la ville.

Par bonheur les jumeaux sont intelligents et forts. Contents aussi de voir approcher le moment où ils pourront gagner chacun leur vie. Nicole qui brode et coud avec application entre ses heures de classe, veut être lingère comme Angèle, et Nicolas qui s’essaye à tailler la meule au moulin, compte bien devenir meunier comme notre oncle dont il aime le métier par dessus tout. Hier, en me montrant ses doigts où de petits éclats de silex s’étaient logés sous la peau, il m’a dit avec fierté :

« Vois donc, Annette, j’ai déjà des mains de vieux meunier. »

Pour Angèle tout va changer. Elle s’est fiancée sans avertir ni consulter personne, et son mariage doit avoir lieu le mois prochain, tout de suite après Pâques.

Tante Rude crie bien haut que c’est folie de se marier si jeune, et s’il ne tenait qu’à elle les fiancés seraient bien forcés d’attendre. Il est vrai qu’Angèle n’a pas encore dix-huit ans, mais à voir son corps bien tourné, sa tenue modeste et son air sérieux, il ne semble pas qu’elle soit trop jeune pour entrer en ménage. Elle épouse un garçon du pays qui a comme elle l’air sérieux et qui aime aussi la prière et l’église. Tous deux ont hâte de s’unir, et, au contraire de tante Rude, oncle meunier leur donne raison et fait pour eux toutes les démarches capables de leur éviter un retard.

Pour mon compte, ce mariage m’étonne grandement. Angèle m’a toujours paru fermée à toute tendresse, et j’étais persuadée que sa piété lui tenait lieu de tout. À ma question sur l’amour qu’elle porte à son fiancé elle a répondu : « Lorsqu’il est là, je ne désire plus rien ».

Dans mon étonnement, il y aussi le souvenir de la dispute entre nos parents. Angèle a-t-elle donc oublié cet affreux moment qui me laisse à moi la terreur du mariage. Je n’ose le lui demander car, ainsi qu’elle a gardé le secret de ses fiançailles, je garde, moi, le secret de cette terreur qui va en augmentant.

Tante Rude dit que je trouverai difficilement à me marier parce que je suis boiteuse. Tant mieux ! Cela me donne une sécurité. Autrement, je suis bien décidée à ne pas me laisser approcher par un jeune homme au point de ne désirer plus rien lorsqu’il sera là.

Firmin est enchanté du mariage d’Angèle, et pour y faire honneur, il parle d’acheter à crédit un vêtement de couleur claire et des souliers vernis.

Lui aussi a bien changé. C’est maintenant un jeune homme de taille moyenne, plus mince qu’il ne faudrait peut être, mais avec un visage bien ouvert et plein d’énergie. Sa grande affection pour nos parents n’a pas diminué. Il les excuse sans réserve et ne me permet pas le plus petit reproche à leur endroit. Pourtant ils ne sont jamais revenus au moulin depuis le dimanche où ils m’ont confié les jumeaux, et nous ne connaissons rien de leur vie nouvelle. Nous savons seulement que notre père s’est remarié avec une jeune fille, et notre mère avec un comptable de la maison de soierie où elle est employée. Les lettres espacées et courtes que nous recevons d’eux, ont l’air d’avoir été écrites en hâte et comme forcées. Et s’ils s’inquiètent peu de ce que nous devenons, ils ne parlent jamais d’eux-mêmes, ni de ceux qui les entourent.

Par contre, depuis plus d’un an les lettres du comptable, mari de notre mère, sont fréquentes et très détaillées. Il a d’abord réclamé un prix de location pour la maison, le jardin et le pré, me rappelant que ces trois choses appartenaient à sa femme par droit d’héritage et qu’il était tout naturel qu’elle en tirât profit. Ne recevant pas d’argent il a réclamé de la volaille, des œufs ou des légumes, s’en rapportant à moi pour faire ces envois aussi réguliers que possible.

Oncle meunier s’est chargé de répondre à ces demandes. Et sans leur opposer un refus, il a parlé des orages, de la sécheresse et des gelées. Il n’a pas oublié non plus la maladie des poules. Il riait en me faisant lire ses réponses au comptable :

« Ménageons-le, ménageons-le, disait-il. »

Et la main haut levée comme pour parer à une menace, il ajoutait :

« Nous ne voulons pas d’un second divorce. »

Au début croyant ma mère d’accord avec son mari dans ses exigences, j’avais été reprise contre elle de mes anciennes colères. Oncle meunier mécontent et attristé m’avait grondée :

« Ne juge pas ta mère. Sais-tu ce que tu ferais à sa place ? Crois-moi, si elle ne peut empêcher cela, elle doit être bien malheureuse. »

Las des promesses jamais tenues, le comptable s’est fâché. Il m’a prévenue que, faute de lui payer un loyer régulier, il m’obligerait à quitter la maison, car il n’entendait pas laisser plus longtemps sans rapport la propriété de sa femme.

À cette annonce, le front si uni d’oncle meunier s’est barré de rides. « Le mal s’aggrave » a-t-il dit. Et, l’air mi-fâché mi-rieur, il m’a menacée du doigt :

« Il faudra finir par payer, Annette. »

Je n’en doutais pas qu’il faudrait finir par payer mais je ne voyais pas comment j’y arriverais, même avec les économies secrètes d’oncle meunier qui passaient si facilement de sa poche dans la mienne quand il s’agissait de vêtir les jumeaux.

Tante Rude aurait pu m’avancer un peu d’argent. Oui, mais, l’argent de tante Rude n’appartenait qu’à tante Rude, et pas plus que le comptable, elle n’était disposé à laisser son bien sans profit.

Oncle meunier dut lire cela sur mon front, car il me dit :

— Tu sais qu’elle a dépensé gros pour remonter le moulin qui tombait en ruine.


Tout s’est arrangé enfin, grâce au mariage d’Angèle. Les jeunes époux vont habiter ici. Ils occuperont une partie de la maison et en payeront la location entière. La maison n’est pas grande, il me faudra me contenter pour les jumeaux et moi de la pièce la plus petite et la moins claire, mais je suis trop heureuse de l’arrangement pour songer à me plaindre.


Mes parents n’assisteront pas au mariage de leur fille. Pour ce grand jour, et pour faire pendant à la nombreuse famille du fiancé, il n’y aura auprès de nous, à part tante Rude et oncle meunier, qu’une jeune ouvrière amie d’Angèle, et Valère Chatellier l’ami de Firmin.

Je connais la jeune ouvrière qui suivra le cortège au bras de Firmin, mais je ne sais rien de Valère Chatellier qui sera mon compagnon de fête. Firmin que j’interroge, m’assure que son ami est un garçon honnête, sérieux et plein de cœur. Et, d’affilée comme chaque fois qu’il raconte, il me donne ces détails :

Valère Chatellier a vingt-six ans. Ses parents qui étaient fermiers l’ont mis de bonne heure au collège. Ils sont morts ruinés par une catastrophe, et Valère qui n’avait encore que seize ans a dû abandonner ses études pour gagner sa vie. Depuis il a tenu pas mal d’emplois contre son goût, et maintenant il est premier commis dans mon magasin de chaussures où il doit se plaire, puisqu’il y était déjà lors de mon arrivée.

Et Firmin, après avoir repris haleine, se dépêche d’ajouter :

— Je l’aime comme un frère, et quand tu le connaîtras tu l’aimeras aussi.

Manine à son grand regret ne partagera pas nos réjouissances. Elle a pris goût à élever des nourrissons. Après le premier un autre a suivi, et voici qu’elle vient d’en prendre un troisième. Il ne lui sera pas possible d’abandonner sa maison, même pour une heure. Elle m’a dit en riant :

— Je chanterai des berceuses pendant que vous boirez le bon vin.

Les berceuses qu’elle chante sont vieillottes et douces, et font se moquer Clémence qui sait de jolies berceuses à la mode. Moi-même, malgré mon goût pour les vieux airs, je trouve parfois Manine agaçante, surtout lorsqu’elle supprime les mots et ne laisse passer qu’un son nasillard entre ses lèvres, mais lorsqu’elle berce en chantant la très vieille chanson de Marthe et Marie, je l’écoute toujours avec le même plaisir. J’ai beau savoir qu’à la fin, Jésus triomphera, j’attends toujours de Magdeleine le refus de venir à lui quand il envoie Marthe à sa recherche :

Allez Marthe
Allez-y
Et dites-lui…

Ce matin, jour du mariage, Firmin et son ami sont arrivés plus tôt que je ne les attendais.

Assise et occupée à démêler la chevelure difficile de Nicole, je ne les entendis pas s’approcher de la maison, et ce ne fut qu’au bruit de leurs pas sur le seuil que je tournai la tête de leur côté. Firmin, les yeux vifs et l’allure dégagée, donnait le bras à Valère Chatellier beaucoup plus grand que lui. Et avant que j’aie eu le temps de me lever tous deux étaient en face de moi et Firmin disait :

— Annette, voici mon ami.

Et il reculait comme pour laisser à Valère Chatellier une plus grande place.

Je tendis la main au jeune homme avec un peu de gêne. Le regard clair qu’il attachait sur moi me faisait souvenir que j’étais boiteuse, et pour la première fois, j’avais honte de le laisser voir. Il me fallut bien le montrer, mais j’en restais gêné au point de ne plus savoir marcher à l’aise.

Cette journée d’avril n’a pas amené avec elle le beau temps. Un vent froid souffle par la campagne. Et à l’instant où nous prenons nos rangs pour aller à l’église, une nuée menaçante nous fait lever le nez avec inquiétude. Tante Rude qui craint pour sa robe de soie, commande :

— Rentrons. C’est une giboulée qui sera vite passée.

La nuée file en effet, comme pressée de porter ailleurs une partie des choses désagréables qu’elle commence à déverser ici. Elle sème d’énormes flocons de neige que le vent chasse et accroche comme des fleurs aux arbres à peine feuillus.

Un oiseau qui chantait sur une branche du noyer, croyant à une miraculeuse pluie de duvet fin, s’est lancé après les flocons de neige. Il volète sur place, lâchant celui-ci pour saisir celui-là, jusqu’à ce que, tout alourdi et aveuglé, il ait enfin compris que ce beau duvet blanc n’était pas fait pour son nid. Retourné sur sa branche, il se secoue, hérisse ses plumes. Et comme honteux de sa bévue il cache vivement sa tête sous son aile. Tout le monde se moque de l’innocent. Les jumeaux l’interpellent comme s’ils s’adressaient à un gamin de leur âge, et Valère Chatellier qui rit de bon cœur me dit familièrement :

— Il faut quelque chose de plus chaud pour faire un nid.

La giboulée passée, notre petit cortège se reforme et se met en marche. Oncle meunier remplace notre père au bras de la mariée. Il avance, raide et grave, avec un léger fléchissement de l’épaule, comme pour permettre à Angèle de s’appuyer davantage sur lui. Des gens groupés le saluent amicalement au passage, et des enfants courent devant lui en se tenant de travers pour lui sourire. Sa belle prestance et son bel habit noir n’arrivent cependant pas à dissimuler son caractère véritable. Les grosses boucles de ses cheveux ont l’air de se moquer de son chapeau haut de forme, et son dos est spirituel comme un visage.

C’est seulement pendant la traversée du village que je songe à regarder Angèle. Dans sa robe de lainage blanc, elle me paraît soudain majestueuse comme une princesse. Où donc a-t-elle appris à marcher de cette façon lente et légère ? Et qui lui a enseigné cette manière de porter haut la tête avec tant de grâce ? Elle n’a que faire du fléchissement d’épaule d’oncle meunier, et il semble qu’elle soit là pour le guider et non pour le suivre.

Firmin ne la quitte pas des yeux. Deux fois déjà il s’est tourné vers moi comme pour me prendre à témoin que jamais mariée ne fut plus belle.

À l’église, Angèle s’agenouille et se lève sans déplacer d’une ligne son admirable maintien. Je la regarde encore lorsque sonne la clochette pour l’élévation. Courbée sur son prie-Dieu, ses coudes écartant son voile comme deux ailes, elle semble un grand ange en adoration devant l’Éternel.

Un regret me vient de ne pas être pieuse comme elle. Et parce que tout le monde s’incline sous l’impérieux commandement de la clochette, je courbe aussi la tête devant le calice.


Les beaux dimanches d’été ramènent maintenant au moulin Firmin et Valère Chatellier. Ce sont des dimanches bruyants et mouvementés qui font la joie des jumeaux, de Clémence et de la petite Reine. Il y a les courses à travers champs, les promenades sur les routes et par les étroits sentiers. Et surtout, il y a le bois des grands chênes. Ce bois, situé à une heure de marche du moulin, est plein de fraîcheur et d’ombre. Des ruisseaux ayant tracé eux-mêmes leur chemin s’y cachent et s’y rejoignent comme en se jouant. Et les clairières pleines d’herbe tendre, et les mousses épaisse qui s’étalent sous les vieux arbres en font un endroit où il serait bien difficile ne pas plaire.

Firmin, comme un tout jeune garçon, monte aux branches, saute les ruisseaux, et court avec les enfants tandis que son ami marche ou se repose à mes côtés.

Valère Chatellier n’a rien de la gaieté malicieuse de Firmin. Le plus souvent, il paraît accablé de tristesse. Et même, lorsqu’il s’efforce à la gaieté, sa conversation a toujours une tournure grave. Certains jours, sa tristesse nous saisit, Firmin et moi, comme un froid subit. Assis tous trois sur un talus, ou sur quelque tronc d’arbre couché dans l’herbe, nous restons silencieux et sans envie de nous mêler au jeu des enfants. Firmin alors, cherche de la chaleur dans ses souvenirs. Il dit une fois de plus combien il me sait gré d’avoir remplacé notre mère auprès de lui. Toujours il s’étonne de ma précocité de fillette. « Comme tu as été patiente » répète-t-il. Et il raconte à ce sujet des faits dont je ne me souviens plus. Un fait que je n’ai pas oublié plus que lui c’est l’accident arrivé par sa faute au petit Nicolas.

Il avait eu l’imprudence de mettre l’enfant debout sur une table pour lui apprendre à faire Guignol, mais en reculant, Nicolas était tombé de la table et resté sur le dos sans souffle ni mouvement. Épouvantée, j’avais saisi l’enfant et l’avais porté en courant vers l’hôpital voisin. Firmin suivait croyant avoir tué son petit frère, et si défait lui même qu’il semblait prêt de mourir aussi.

Heureusement, Nicolas n’était qu’évanoui, et après quelques soins le médecin tout content me l’avait remis dans les bras :

— Tenez Mademoiselle, voilà votre petit.

Mais la peur et la joie nous avaient si fort malmenés Firmin et moi que nous n’avions pu repartir tout de suite, et qu’il avait fallu nous donner aussi des soins.

Firmin dont la mémoire gardait fidèlement les moindres détails de ce mauvais jour réussit à égayer Valère Chatellier en ajoutant :

— Tu peux croire que notre retour à la maison n’a pas été des plus rapides. Sur ce boulevard de l’hôpital, tous les bancs étaient nos amis. Et puis, il fallait voir marcher Annette portant son petit. Elle avançait toute tassée et si vieille que je croyais réellement suivre grand-mère.

Chère grand-mère ! d’elle aussi nous avions beaucoup à dire. Pas plus que le son de sa voix, son sourire n’était effacé en nous. Comme nous avions aimé les belles rides qui se réunissaient en fossettes au creux de ses joues ! Et celles qui s’entre-croisaient sur son cou, et formaient de si jolis carreaux dans sa chair brune ! Un jour que nous venions d’être durement grondés par tante Rude et que grand-mère nous consolait de son mieux, Firmin lui avait demandé pourquoi elle n’était pas la femme d’oncle meunier à la place de tante Rude. Ils auraient eu des enfants de notre âge avec lesquels nous aurions bien joué, disait-il, et personne ne nous aurait grondés.

« Mais, avait répondu grand-mère, oncle meunier est mon fils, et un fils ne se marie pas avec sa mère. »

Et Firmin, sûr de lui avait riposté :

« Pourquoi donc ? une mère se marie bien avec un père. »

Valère Chatellier n’avait rien à raconter de son enfance ; les souvenirs qu’il gardait de ses parents étaient graves et sans fraîcheur. Souvent après nos récits il nous disait avec un peu d’envie :

— Comme vous êtes riches tous deux !

Lorsque j’étais seule avec Valère Chatellier, je me sentais parfaitement à l’aise, et ne songeais pas à faire des remarques sur sa personne. Mais dès que Firmin s’approchait avec ses cheveux en révolte et son teint frais, les cheveux plats et le teint sans couleur de son ami me faisaient me moquer à part moi. Je n’aimais pas non plus sa façon de marcher, comparée à l’espèce de danse qui rendait Firmin si attrayant et si léger.

Comme s’il m’eût devinée, Valère Chatellier semblait parfois pris de défiance à mon égard. Son teint maladif se colorait, et il lançait sur moi des regards si aigus que je sentais mon front s’ouvrir et toutes mes pensées s’envoler.

Oncle meunier nous accompagnait rarement dans nos promenades, mais il ne manquait jamais de venir au devant de nous à la tombée du jour. Il aimait ces fins de dimanches où les routes s’encombraient de gens avec lesquels il échangeait deux mots en passant. Il aimait encore ramener sur son épaule la petite Reine qui babillait et chantait comme un oiseau perché.

Après souper il revenait prendre le frais devant notre porte et il s’asseyait auprès de Valère Chatellier avec lequel il parlait d’affaires ou de politique. Tante Rude se plaisait comme lui à ces soirées quoiqu’elle n’eût personne à morigéner. Elle trouvait juste tout ce que disait Valère Chatellier, et elle était comme intimidée par sa parole sûre et bien posée.

Firmin faisait dévier les conversations sérieuses en racontant toutes sortes d’histoires, et surtout en nous indiquant des arbres dont les hautes branches formaient des silhouettes humaines si précises qu’on ne pouvait s’empêcher de les croire vivantes et de leur donner un nom. Selon Firmin, c’était là des gens avisés qui avaient pris soin de choisir cette transformation avant de mourir, et il nous invitait à faire de même, sous peine d’être changés en une chose que la lune n’éclairerait jamais. Ce jeu nous amusait, chacun de nous tenant à être une chose parfaitement visible après sa mort. Seul oncle meunier ne voulut jamais choisir. Il tenait avant tout à rester ce qu’il était, car, disait-il, de toute façon il serait changé en quelque chose de beaucoup plus mal.

Firmin le taquinait :

— Oh ! oncle, même si vous deveniez un beau chêne ?

— Non, non, pas même un beau chêne, les hommes m’abattraient un jour à grands coups de cognée.

— Bien sûr dit Firmin, mais en attendant vous auriez des nids pleins vos branches, et mille oiseaux pour vous réjouir des chants les plus beaux.

— Bah ! fit oncle meunier, j’aurais pour le moins autant de corbeaux qui viendraient me raconter de vilaines histoires.

À rire et bavarder ainsi la nuit nous surprenait. Firmin et Valère Chatellier cherchaient à tâtons leur bicyclette, et c’était la séparation pour une semaine.

Après une forte journée de fenaison, comme je me reposais sur l’avancée du mur de la grange d’où l’on découvrait au loin la campagne ainsi qu’un large pan de ciel, oncle meunier vint s’asseoir à côté de moi pour fumer sa pipe.

Je ne parlais pas, tout occupée à regarder deux gros nuages de forme étrange qui cherchaient à se joindre comme pour former une montagne plus étrange encore. Oncle meunier ne parlait pas non plus, et je m’aperçus bientôt qu’il ôtait et remettait sa pipe comme lorsqu’il avait une idée en tête.

Autour de nous c’était presque le silence. Seule Manine mêlait sa voix harmonieuse et lente au vent doux qui se levait à l’approche du soir ; un peu en arrière de nous elle endormait son nourrisson en chantant :

Allez Marthe
Allez-y
Et dites-lui…

Inquiète soudain de l’absence des enfants, j’allais me mettre à leur recherche quand oncle meunier me retint par ma robe :

— Attends un peu Annette !

Et tout en cognant sa pipe contre une racine de genêt il me dit sans se presser :

— J’ai reçu pour toi une demande en mariage.

Croyant à une plaisanterie je me mis à rire.

Oncle meunier rit aussi, et me regardant avec malice, il reprit :

— Tu sais de qui, n’est-ce pas ?

Et tirant plus fort sur ma robe il m’obligea de me rasseoir sur les pierres rugueuses.

Je ne sais quoi dans son geste me fit comprendre qu’il parlait sérieusement. Je cessai de rire, et ma peur du mariage précipita ma réponse :

— Non, je ne sais pas de qui vient cette demande et je ne tiens pas à le savoir, puisque je suis sûre que ce mariage n’aura jamais lieu.

Oncle meunier se tourna tout à fait vers mois et il me dit tout souriant :

— Quelle idée ! Ce garçon t’aime profondément, et comme je sais que tu l’aimes toi-même je ne vois pas d’empêchement…

Je lui coupai la parole :

— Pas d’empêchement ! Oh ! si, il y en a un ; il y en a même un très grand, c’est que j’ai résolu de ne jamais me marier, et je sais bien qu’aucun raisonnement ne me fera changer d’avis.

Oncle meunier rentra son sourire. Il comprenait à son tour que je parlais sérieusement, et il me dit l’air étonné :

— Comment, Annette ! Je croyais au contraire que tu désirais ce mariage. Pourquoi donc ce refus ?

— Pourquoi, oncle meunier !

La violence qui était en moi et dont je n’étais pas toujours maîtresse, me fit répondre d’un seul trait :

— À quoi bon se marier, n’ai-je pas le terrible exemple de mes parents ? Ils s’adoraient, et pourtant leur amour a duré de longues années. Et parce que mon père a rencontré une autre femme à son goût, au lieu de se détourner d’elle comme c’était son devoir il s’est détourné de son ménage et a laissé ses enfants à l’abandon.

Je frappai du poing sur la pierre :

— Non, non, oncle meunier, je ne me marierai pas. J’aime les enfants. Eh bien ! je ferai comme Manine, j’élèverai ceux des autres. Ainsi je ne serai pas inutile sur la terre.

Oncle meunier qui avait baissé le front en m’écoutant le releva pour me dire :

— Tu es bien jeune encore pour prendre une pareille détermination ; tu ne sais pas que nous portons en nous une force naturelle qui fait dévier à certain moment les plus sûres résolutions dans ce sens.

Ce fut à mon tour de baisser le front.

Je la connaissais cette force naturelle qui accouplait les bêtes et que je devinais toute pareille chez les hommes. Moi-même, ne restais-je pas étrangement troublée par le souvenir d’un baiser qui me laissait plus de désir de le retrouver que de honte de l’avoir subi ?

Cela s’était passé un soir de cette dernière semaine. Comme je me dirigeais dans l’obscurité vers le hangar pour y prendre du bois, deux mains m’avaient saisie aux épaules, et une bouche chaude et mouillée avait aspiré la mienne avec force.

Pendant combien de temps étais-je restée soumise ? trois secondes ou un quart d’heure ? Je n’aurais pas su le dire. Par la porte restée entr’ouverte, la voix haute et claire de Nicole avait demandé :

— Tu m’appelles, Annette ?

Aussitôt la bouche et les mains s’étaient détachées de moi, et des pas avaient glissé vers le sentier. Depuis, rien n’était venu me désigner celui qui m’avait ainsi surprise. Était-ce un garçon du village ? Un employé du moulin ou un chemineau ? Sans doute je l’ignorerai toujours, cependant, je sentais bien que celui-là ne sortirait pas tout de suite de ma pensée. Et sans chercher à dissimuler le rouge qui envahissait mon visage, je levai les yeux sur oncle meunier pour lui dire :

— C’est vrai, il y a cela, mais après tout, on n’est pas obligé de se laisser guider par cela. C’est un ennemi de plus à combattre, voilà tout.

Le regard d’oncle meunier pesa longtemps sur le mien, puis il toucha doucement mes cheveux :

— Ma grande courageuse ! fit-il.

Et comme il paraissait avoir encore quelque chose à dire, je l’en empêchai en me levant et chantant avec Manine :

Magdeleine lui répond :
Ah ! j’y vais pas,
J’aime mieux aller à la danse et au combat
Que d’entendre le sermon qui se dira.

Je ne devais pas tarder à connaître le prétendant à ma main.

Le dimanche suivant, Firmin me prit à part et me dit l’air sérieux :

— J’aurais été bien content de te savoir la femme de Valère Chatellier, mais si tu as choisi ailleurs, tout est bien.

Je restai sans réplique. Ce nom de Valère Chatellier tout à fait inattendu avait fait surgir à mes yeux la haute silhouette du jeune homme. Je revoyais son visage intelligent et triste. J’entendais le son net et grave de sa voix, et je ressentais pour lui cette attirance qui me faisait si souvent accepter son bras dans nos promenades.

Non, je n’avais pas choisi ailleurs, et je dus reprendre pour Firmin les raisons données à oncle meunier sur mon éloignement définitif du mariage.

Firmin resta longtemps à réfléchir, puis il dit :

— Je ne sais si tu as tort ou raison d’agir ainsi ; tu es ma grande sœur, et tu as toujours été si sage. Quant à moi je ferai comme Angèle, je me marierai le plus tôt possible.

Après une pause, et comme pour se donner raison il reprit :

— Pour un ménage qui se casse, il y en a mille qui durent.

Devant mon silence, il haussa la voix et lança comme un défi :

— Crois bien que je saurai faire durer le mien, quoiqu’il arrive.

Lorsque Valère Chatellier nous rejoignit, j’eus un moment de gêne intolérable. Il attachait sur moi ce regard aigu qui m’était si pénible à supporter, et cette fois sous ce regard, il me sembla que ma poitrine s’ouvrait pour laisser voir tout ce que contenait mon cœur.

Je me détournai visiblement, mais peu après sur la route pleine de soleil je l’observai à mon tour.

Il m’apparaissait maintenant un autre homme. Au lieu de cette allure un peu sèche dont je m’étais si souvent moquée, son grand corps était aujourd’hui toute souplesse et tout abandon. De plus, je remarquai en lui une violence qui faisait par instant sa voix inexprimablement basse. Et tout à coup je vis sa bouche.

J’en ressentis un grand trouble. Cette bouche je la reconnaissais. Je n’aurais pas su dire à quoi, mais j’étais sûre à présent que c’était d’elle que j’avais reçu le baiser mystérieux. Valère Chatellier avait beau en plisser les lèvres et les tenir entre ses dents, dès qu’il oubliait de les mordre, elles s’échappaient, larges, pleines, rouges et comme avides de baisers.

Oui, c’était bien cette bouche-là qui avait saisi la mienne dans l’ombre.

À partir de ce moment, je ne sus plus rire avec les enfants. Une lassitude inconnue ralentissait mes pas, et il fallut m’étendre à l’ombre aussitôt après notre arrivée au bois des grands chênes.

Firmin et son ami n’étaient pas en train non plus. Ils firent une courte promenade et vinrent s’étendre sous le chêne que j’avais choisi. Les enfants à leur tour nous rejoignirent sur la mousse. Privés de Firmin ils s’étaient vite lassés de courir sous bois.

Le vieil arbre qui nous abritait tous était si haut et si touffu que le ciel ne s’y montrait que par toutes petites places, et que je croyais plutôt voir des morceaux de soie bleue tendus parmi les feuilles. Il faisait réellement chaud. Des oiseaux passaient d’une branche à l’autre à travers les flèches d’or que le soleil allongeait jusqu’à nous. Et de loin en loin, un ramier qu’on ne voyait pas faisait entendre son doux roucoulement. Les enfants s’endormirent un à un. Et dans cette paix, et dans cette chaleur, je me laissai comme eux glisser dans le sommeil.

À mon réveil, Firmin et Valère Chatellier étaient assis de chaque côté de moi. Je me dressai un peu honteuse et m’informai des enfants qui avaient disparu.

— Ils sont là, me dit Firmin en les indiquant du doigt. Et il ajouta :

— Tu les avais oubliés, mauvaise mère, et sans nous le loup les aurait mangés.

Valère Chatellier dont le regard ne me quittait pas, sourit à peine. Il se pencha vers moi et implora sourdement :

— Oh ! Annette, si vous vouliez…

Je ne trouvais rien à lui répondre. Je voyais sa bouche forte et fraîche, et un étrange désir me venait de la saisir à mon tour. Je me mis debout pour échapper à la tentation, et Firmin vint à mon secours en disant à son ami :

— Ne la tourmente pas, va !

Au cours de la journée je ne cessai de me tourmenter moi-même. Maintenant que je connaissais l’amour de Valère Chatellier, sa présence à mes côtés me semblait presque nécessaire, et je me sentais heureuse en pensant qu’il ne tenait qu’à moi qu’il fût toujours là. Je me représentais mes fiançailles avec le baiser permis. Je me représentais la joie de Firmin, le contentement d’oncle meunier, le jour où il me conduirait à l’église vêtue de blanc comme Angèle. Mais à l’idée du mariage accompli ce n’était plus la bouche de Valère Chatellier qui se présentait à mon esprit, ni la beauté d’Angèle dans sa robe blanche. C’était la vision de deux êtres enragés de haine, et lancés l’un contre l’autre comme pour s’entre-tuer.

À l’heure du départ, très tard, le soir, Firmin m’entraîna jusqu’à la barrière et me dit :

— Puisque tu ne veux pas épouser mon ami, aime-le comme un frère, et donne-lui le même baiser qu’à moi.

Je mis un baiser sur la joue de Valère Chatellier et il me rendit le pareil, mais au lieu de laisser aller il retint ma tête qu’il appuya sur sa poitrine. Ainsi retenue j’entendais battre son cœur. Il battait clairement, à coups forts et réguliers, et c’était comme s’il m’eût dit : « N’aie crainte ». J’entendais aussi une sorte de grondement comme une colère qui cherchait à se faire jour dans la gorge de Valère Chatellier. Pourtant son souffle sur mon front était doux comme une caresse, et la chaleur de sa main sur ma nuque me donnait l’envie de rester longtemps appuyée contre cette poitrine, tout à la fois grondante et rassurante.

Je m’en éloignai cependant, mais j’en ressentis dans toute ma chair comme un immense regret.

Ce soir-là, je compris que la force naturelle dont m’avait parlé oncle meunier était une force redoutable entre toutes, et que pour lutter contre elle et la vaincre il me faudrait un grand courage.