De la vie heureuse (juxtalinéaire) - 5

Traduction par Joseph Baillard.
librairie Hachette (p. 18-20).
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V. Or tu vois combien sera mauvaise et funeste la servitude de celui que le plaisir et la douleur, ces despotes capricieux et passionnés, se disputeront tour à tour. Élançons-nous donc vers la liberté, que rien ne donne, hormis l’indifférence pour la fortune. Alors commencera ce bonheur inappréciable, ce calme d’un esprit retiré en un asile sûr d’où il domine tout ; alors plus de terreurs ; la possession du vrai nous remplira d’une joie immense, inaltérable, et de sentiments affectueux et expansifs que nous savourerons non comme des biens, mais comme des fruits du bien qui nous est propre. Puisque j’ai déjà prodigué les définitions, disons qu’on peut appeler heureux celui qui, grâce à la raison, est sans désir comme sans crainte. Tout comme les rochers n’éprouvent ni nos craintes, ni nos tristesses, non plus que les animaux, sans que pourtant on les ait jamais dits heureux, puisqu’ils n’ont pas le sentiment du bonheur ; il faut mettre sur la même ligne tout homme qu’une nature émoussée et l’ignorance de soi relèguent au rang des troupeaux et des brutes, dont rien ne le distingue. Car si la raison chez ceux-ci est nulle, celui-là en a une dépravée, qui n’est habile qu’à le perdre et à pervertir toutes ses voies. Le titre d’heureux n’est pas fait pour l’homme jeté en dehors de la vérité ; partant, la vie heureuse est celle dont un jugement droit et sûr fait la base immuable. Il n’est d’esprit serein et dégagé de toute affliction que celui qui, échappant aux plaies déchirantes comme aux moindres égratignures, reste à jamais ferme où il s’est placé, certain de garder son assiette en dépit des colères et des assauts de la fortune. Quant à la volupté, dût-elle nous assiéger de toutes parts, s’insinuer par tous nos sens, flatter notre âme de ses mille caresses successivement renouvelées, et solliciter ainsi tout notre être et chacun de nos organes, quel mortel, si peu qu’il lui restât de l’homme, voudrait être chatouillé nuit et jour, et renoncer à son âme pour ne plus songer qu’à son corps ?

V. Vides autem, quam malam et noxiam servitutem serviturus sit, quem voluptates doloresque, incertissima dominia impotentissimaque, alternis possidebunt. Ergo exeundum ad libertatem est ; hanc non alia res tribuit, quam fortunæ negligentia. Tum illud orietur inæstimabile bonum, quies mentis in tuto collocatæ, et sublimitas ; expulsisque terroribus, ex cognitione veri gaudium grande et immotum, comitasque et diffusio animi : quibus delectabitur non ut bonis, sed ut ex bono suo ortis. Quoniam liberaliter agere cœpi, potest beatus dici, qui nec cupit, nec timet, beneficio rationis. Quoniam et saxa timore et tristitia carent, nec minus pecudes ; non ideo tamen quisquam felicia dixerit, quibus non est felicitatis intellectus. Eodem loco pone homines, quos in numerum pecorum et animalium redegit hebes natura, et ignoratio sui. Nihil interest inter hos, et illa : quoniam illis nulla ratio est, his prava et malo suo atqec in perversum solers. Beatus enim nemo dici potest, extra veritatem projectus ; beata ergo vita est, in recto certoque judicio stabilita, et immutabilis. Tunc enim pura mens est, et soluta omnibus malis, quum non tantum lacerationes, sed etiam vellicationes effugerit ; statura semper ubi constitit, ac sedem suam, etiam irata et infestante fortuna, vindicatura. Nam quod ad voluptatem pertinet, licet circumfundatur undique, per omnes vias influat, animumque blandimentis suis leniat, aliaque ex aliis admoveat, quibus totos partesque nostri sollicitet : quis mortalium, cui ullum superest hominis vestigium, per diem noctemque titillari velit, deserto animo, corpori operam dare ?