Traduction par Madame la Comtesse Tolstoï et MM. Tastevin frères.
Flammarion (p. 52-56).
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CHAPITRE VIII


Le dédoublement et la contradiction ne sont qu’apparents ; ils sont la conséquence d’une fausse doctrine.


C’est uniquement une fausse doctrine sur la vie humaine, envisagée comme existence animale depuis la naissance jusqu’à la mort, doctrine dans laquelle grandissent et s’affermissent les hommes, — qui produit cet état douloureux de dédoublement, auquel ils arrivent quand apparaît en eux la conscience réfléchie.

Il semble à celui qui partage cette erreur que sa vie se dédouble.

Il sait que la vie est une, et il ressent deux vies. Quand on fait rouler une petite boule entre deux doigts croisés l’un sur l’autre, on éprouve la sensation de deux boules, bien qu’on sache qu’il n’y en a qu’une. L’homme qui s’est pénétré d’une fausse idée de la vie, éprouve le même phénomène.

La raison de l’homme suit une fausse direction. On lui a enseigné à considérer comme vie ce qui ne saurait l’être, à savoir l’existence charnelle de son individualité.

Et voilà qu’avec la fausse idée d’une vie imaginaire, l’homme observe sa vie et s’aperçoit qu’il y en a deux : celle qu’il s’était figurée, et celle qui existe en réalité.

Aux yeux d’un tel homme, le renoncement au bien individuel et le besoin d’un autre bien formulés par la conscience réfléchie, sont quelque chose de maladif et d’anormal. Mais pour l’homme, en tant qu’être raisonnable, le renoncement au bien et à la vie individuels est la conséquence nécessaire des conditions de la vie individuelle et de la nature même de la conscience réfléchie, qui lui est unie. Le renoncement au bien et à la vie individuels est, pour un être raisonnable, une condition de sa vie, tout aussi naturelle que pour l’oiseau de se servir de ses ailes et non de ses pattes. Si le petit oiseau, quoique couvert de plumes, se sert de ses pattes, cela ne prouve pas que sa nature ne soit pas de voler. Si nous voyons encore autour de nous des hommes dont la conscience ne s’est pas encore éveillée et qui font reposer leur vie sur le bonheur individuel, cela ne prouve pas qu’il ne soit pas propre à l’homme de vivre de la vie rationnelle. Si le réveil à la vraie vie, qui est le propre de l’homme, s’effectue dans notre siècle avec un effort si douloureux, c’est que le faux enseignement du monde s’efforce de persuader aux hommes que le simulacre de la vie est la vie même, et que la manifestation de la vraie vie n’est autre chose que la violation de sa loi. Les hommes de notre siècle, qui entrent dans la vraie vie, sont, pour ainsi dire, dans une situation analogue à celle d’une vierge qui ignorerait la nature de la femme à l’apparition des premiers symptômes de la puberté, cette vierge considérerait cet état qui la convie à la vie de famille, aux devoirs et aux joies de la maternité, comme un état maladif et anormal, qui la réduirait au désespoir.

Les hommes de notre siècle éprouvent un désespoir analogue, aux premiers symptômes de leur réveil à la vraie vie humaine. L’homme en qui s’est éveillée la conscience réfléchie, mais qui envisage encore sa vie à un point de vue individuel, se trouve dans le même état douloureux qu’un animal qui, faisant consister sa vie dans le mouvement de la matière, ne voudrait pas reconnaître la loi à laquelle est soumise son individualité et ne concevrait sa vie que comme la soumission aux lois de la matière, dont l’exécution a lieu à son insu. Cet animal éprouverait intérieurement une cruelle contradiction et un dédoublement. En ne se soumettant qu’aux lois de la matière, il croirait que sa vie consiste à rester couché et à respirer, tandis que son individualité exigerait autre chose : la nutrition et la reproduction de l’espèce ; alors, cet animal croirait éprouver un dédoublement et une contradiction. La vie, selon lui, consisterait à obéir aux lois de la pesanteur, c’est-à-dire à ne pas se mouvoir, à rester couché et à se soumettre aux réactions chimiques qui se produisent dans le corps, — et cependant, tout en faisant cela, il lui faudrait encore se mouvoir, se nourrir, rechercher la femelle ou le mâle.

Cet animal souffrirait et considérerait cet état comme une cruelle contradiction et un dédoublement. C’est ce qui arrive à l’homme habitué à considérer la loi inférieure de sa vie, son individualité animale, comme la loi même de sa vie. La loi supérieure de la vie, la loi de sa conscience réfléchie, exige autre chose de lui ; mais toute la vie qui l’entoure, aussi bien que les fausses doctrines, l’entretiennent dans cette illusion, et il éprouve la contradiction et le dédoublement.

Mais, de même que l’animal, pour cesser de souffrir, il doit reconnaître pour sa loi, non point la loi inférieure de l’individualité, mais la loi supérieure qu’il découvre dans sa conscience réfléchie et qui renferme elle-même cette première loi ; alors il verra disparaître la contradiction ; son individualité se soumettra librement à la conscience réfléchie et servira à ses fins.