De la statue et de la peinture/Livre troisième

Traduction par Claudius Popelin (prologue, biographie et épilogue).
A. Levy, Éditeur (p. 180-195).

LIVRE TROISIÈME.
LE PEINTRE.

lettrine P
our faire un peintre accompli, en état de recueillir les louanges que nous avons énumérées, il nous reste encore à dire certaines choses que je ne crois pas devoir omettre en ces commentaires et dont nous parlerons très-brièvement. L’office du peintre consiste à circonscrire et à peindre, avec des lignes et des couleurs, tout corps qui se présente sous une superficie quelconque, à une certaine distance et suivant une position déterminée du rayon central, de sorte que tout ce qui sera représenté apparaisse comme en relief et très-semblable aux objets visibles.

Le but de la peinture est d’atteindre la gloire et de mériter la reconnaissance et l’estime plutôt que de rechercher les richesses. Le peintre obtiendra ce résultat d’autant que sa peinture captivera, touchera les yeux et l’esprit des spectateurs. Nous avons dit par quels moyens on y arrive lorsque nous avons disserté, plus haut, sur la composition et sur la réception de la lumière. Mais je désire que le peintre, pour obtenir tout cela, soit avant tout homme de bien et savant dans les belles-lettres. Car personne n’ignore que la probité, plus que le goût des arts et le mérite de l’habileté, vous concilie la bienveillance des citoyens ; or, chacun sait que la bienveillance du plus grand nombre contribue énormément à la gloire de l’artiste comme à sa fortune. Aussi en résulte-t-il que souvent les hommes riches sont bien plus émus par bienveillance pour l’artiste que par une vraie connaissance de son talent même ; et ils apportent le gain à cet homme probe et modeste, de préférence à un plus habile qui serait intempérant. C’est pourquoi le peintre doit avoir des mœurs honnêtes, de l’humanité et de la courtoisie. Cela lui procurera la bienveillance, rempart contre la misère, et lui rapportera des bénéfices, excellents auxiliaires pour perfectionner son art.

Je souhaite qu’il soit savant, autant que possible, dans tous les arts libéraux, mais je désire surtout qu’il soit versé dans la géométrie. Je suis de l’avis de Pamphile, très-ancien et très-illustre peintre, qui enseignait à des jeunes gens nobles les premiers éléments de la peinture. Il prétendait que nul ne saurait devenir bon peintre s’il ignorait la géométrie. En effet, les premiers éléments, d’où découle tout Part de la peinture, deviennent clairs et faciles à l’aide de la géométrie. Quant à moi, je pense que ni les premiers enseignements, ni aucune règle de peinture, ne peuvent être saisissables aux gens étrangers à la géométrie ; aussi affirmé-je que les peintres ne doivent la négliger sous aucun prétexte.

Il ne sera vraiment pas hors de propos qu’ils se délectent des poètes et des orateurs, car ceux-ci ont assurément avec le peintre bien des beautés communes ; et s’il est lettré et abondamment pourvu de la connaissance de maintes choses, il n’éprouvera pas un mince plaisir à établir élégamment une composition d’histoire. La gloire en gît surtout dans l’invention. Or, l’invention a une telle importance que seule elle a du charme, même en dehors de la peinture. C’est en faire l’éloge que de lire cette description de la Calomnie peinte par Apelles ainsi que le rapporte Lucien. Je pense, en vérité, qu’il n’est pas oiseux de la donner ici, afin que les peintres se tiennent pour avertis du soin qu’il faut apporter à la composition de semblables inventions.

« Un personnage est là avec de longues oreilles, aux côtés duquel se tiennent debout deux femmes : l’Ignorance et la Superstition. D’un autre côté, la Calomnie elle-même s’avance sous la figure d’une belle femme, au visage endurci, toutefois, par l’astuce. De la main gauche elle tient une torche enflammée, de l’autre elle traîne par les cheveux un adolescent tendant les bras vers le ciel. Elle a pour guide un homme pâle, difforme, au visage farouche, qu’on pourrait comparer avec justesse à ceux qu’une longue fatigue accable dans un combat. Il semble que ce soit la lividité même. Deux autres femmes sont encore là, compagnes de la Calomnie, occupées à parer leur maîtresse : ce sont la Perfidie et la Fraude. Derrière elles est le Repentir, couvert de vêtements sordides et suivi par la Vérité modeste et pure. Si un tel sujet, rien que par le récit qu’on en fait, tient l’esprit en éveil, combien pensez-vous qu’il doive avoir de grâce et de charme, rendu en peinture par un homme habile ?

Que dire de ces trois jeunes sœurs qu’Hésiode nomme Aglaé, Euphrosine et Thalie, peintes les bras entrelacés, souriantes, avec leur vêtement transparent et dénoué ? C’est par elles qu’on a voulu représenter la Libéralité, attendu que l’une des sœurs donne le bienfait, que la seconde le reçoit et que la troisième le rend.

En effet, toute libéralité parfaite doit posséder ces trois degrés. Voyez ainsi la gloire que de telles inventions apportent à l’artiste ! Aussi ne saurais-je trop conseiller au peintre studieux de se rendre familier avec les poètes, les rhéteurs et autres savants ès-lettres, et de captiver leur bienveillance ; car il recevra de ces esprits érudits des notions excellentes qui lui seront d’un grand secours pour ces inventions qui font tant d’honneur à la peinture. Phidias, artiste parfait, avait appris dans Homère avec quelle majesté il devait de préférence représenter Jupiter.

Ma pensée est donc que nous aussi, en lisant nos poètes, nous nous rendions plus fertiles, plus châtiés et plus avides du savoir que du lucre.

Cependant, il arrive que, la plupart du temps, le travail brise les hommes aussi studieux que curieux d’apprendre, bien plus parce qu’ils ignorent la vraie méthode de s’instruire que parce qu’ils ne prennent pas toute la peine nécessaire. C’est pourquoi ferons-nous connaître, tout d’abord, par quel moyen il nous faut devenir érudits dans cet art.

Avant toute chose, c’est à la nature que nous demanderons les degrés du savoir. Quant au perfectionnement, nous l’acquerrons par la diligence, l’étude et l’assiduité. Je voudrais que ceux qui se livrent à l’art de peindre observassent ce que je vois faire par les maîtres dans l’art de l’écriture. Car ceux-ci enseignent d’abord séparément les caractères des éléments, puis ils apprennent à composer les syllabes, et enfin les mots. Que les nôtres, en peignant, suivent donc la même méthode ! Et d’abord, qu’ils apprennent par cœur le contour des surfaces, comme étant les éléments de la peinture, puis les liaisons de ces surfaces et les formes de tous les membres. Enfin, qu’ils confient à leur mémoire toutes les différences qui peuvent exister dans les parties, car elles ne sont ni médiocres ni peu notables.

Il y a des personnes qui auront le nez bossu, d’autres le nez épaté, recourbé, ouvert ; quelques-unes présenteront une bouche saillante, quelques autres posséderont ai des lèvres minces, et, finalement, chaque membre aura quelque chose de particulier plus ou moins saillant, ou variera du tout au tout. Ne voyons-nous pas, en effet, que les mêmes membres sont chez nous, étant enfants, arrondis, comme faits au tour et très-légers, tandis qu’avec l’âge nous les prenons moins unis et presque anguleux ? Celui qui étudie la peinture tirera toutes ces observations de la nature prise sur le fait ; il méditera souvent en lui-même sur les règles en vertu desquelles ces choses existent. Car il examinera le torse d’une personne assise et comme quoi ses jambes s’en vont doucement en pente. Il remarquera la face entière et l’attitude de celui qui se tient debout. Enfin, il n’y aura aucune partie dont il ignore l’office et la symétrie, ainsi que disent les Grecs.

Il est bon qu’il tienne à la ressemblance dans toutes les parties, mais aussi, et par-dessus tout, à la beauté. Car la beauté, dans la peinture, n’est pas une chose moins agréable que désirable. Démétrius, ce peintre ancien, affaiblit grandement sa gloire, parce qu’il fut plus jaloux d’exprimer la ressemblance que d’atteindre la beauté. Il faut donc choisir toutes les parties estimées des plus beaux corps. Il faut tout d’abord s’efforcer, par l’étude et par l’art, de comprendre et d’exprimer la beauté, encore que ce soit ce qu’il y a de plus difficile au monde, attendu que ses splendeurs ne sont pas réunies sur un même point, mais qu’elles sont rares et dispersées. Cependant il faut apporter tout son zèle à la rechercher et à la connaître. Celui qui aura appris à saisir et à manier tout d’abord les choses de poids, le pourra facilement faire à son gré des choses moindres. Il n’y a rien de si difficile dont tu ne puisses venir à bout avec de l’étude et de l’assiduité. Mais, pour que l’étude ne soit pas vaine et stérile, il faut fuir cette coutume qu’ont plusieurs de vouloir atteindre à la gloire de la peinture uniquement par leur propre génie, sans observer, à l’aide des yeux et de l’esprit, le moindre aspect naturel. Ceux-là n’apprennent pas à bien peindre, mais ils s’habituent aux erreurs ; car l’idée du beau, à peine saisie par les habiles, fuit à coup sûr ceux qui ne le sont pas.

Zeuxis, le plus excellent, le plus savant, le plus habile de tous les peintres, ayant à faire un tableau qu’il devait consacrer publiquement dans le temple de Diane, chez les Crotoniates, ne se mit pas à peindre, en se fiant témérairement à son génie, ainsi que tous les peintres ses contemporains ; mais, comme non-seulement il ne pensait pas pouvoir trouver ce qu’il cherchait dans son propre génie, mais encore n’estimait pas le rencontrer dans un seul corps, en consultant la nature, il choisit, en conséquence, dans la jeunesse de la ville, cinq vierges les plus belles de forme, afin qu’il pût mettre dans sa peinturé ce que chacune avait de plus exquis en beauté féminine. En vérité, c’était agir sagement. Effectivement, il arrive trop facilement aux peintres qui ne se proposent aucun modèle à imiter, alors qu’ils s’efforcent de saisir la splendeur de la beauté par leur seul génie, de ne pouvoir, quelque travail qu’ils y apportent, atteindre cette beauté qu’ils recherchent ; mais ils tombent en plein dans des habitudes vicieuses qu’ils ne peuvent éviter quoi qu’ils en aient. Celui qui se sera accoutumé à tirer tout de la nature se fera une main si exercée que, quoi qu’il entreprenne, il témoignera de son goût pour cette même nature.

Nous voyons de quel prix cela est en peinture. Car si, dans un sujet, il se trouve la figure d’un personnage connu, malgré que d’autres figures se montrent d’une exécution magistrale, c’est celle qui est connue qui attire sur elle tous les regards des spectateurs, tant ce qui semble naturel a en soi de charme et de force.

Prenons donc toujours dans la nature les choses que nous devons peindre, et choisissons constamment en elles, ce qu’il y a de plus beau et de plus distingué. Cependant, il faut prendre garde de les traduire dans des cadres trop petits, ce que font les peintres pour la plupart. Je voudrais que tu t’accoutumasses aux grandes figures, approchant le plus possible de la dimension de ce que tu entends exprimer. Car, dans les petites images se cachent beaucoup de défauts très-grands ; dans de grandes effigies, au contraire, de très-petites erreurs sont visibles. Galien rapporte avoir vu, sculpté sur une bague, Phaéton traîné par quatre chevaux dont on distinguait parfaitement les freins, les pieds, le^ poitrail. C’est une gloire que les peintres doivent abandonner aux graveurs de pierres fines ; mais qu’ils s’exercent, quant à eux, dans un champ plus vaste. Celui qui aura appris à exécuter de grandes figures pourra sans peine et d’un trait en réussir de petites. Mais celui qui aura accoutumé son esprit et sa main à ces choses petites et mièvres se trompera très-facilement dans les grandes.

Il y en a qui s’efforcent d’imiter les œuvres des autres peintres et qui cherchent à s’en faire honneur. C’est ce qu’on rapporte du sculpteur Gamalidès, qui cisela deux vases sur lesquels il imita si bien l’œuvre de Zénodore, qu’on n’en savait faire la différence. Mais les peintres tomberaient dans une grande erreur s’ils ne comprenaient pas que ceux qui ont peint une figure ont fait de grands efforts pour la représenter d’après nature, telle que nous la voyons au travers d’un voile. Que s’il vous plaisait, toutefois, d’imiter les œuvres d’autrui, de façon à faire montre ainsi d’une patience plus grande que par un travail entrepris d’après nature, je préférerais alors vous voir copier une sculpture médiocre plutôt qu’une belle peinture. Car d’après des choses peintes, nous habituons notre main à rendre un simulacre, tandis que d’après des sculptures, nous apprenons à exprimer la ressemblance et le véritable effet des lumières.

Pour bien percevoir ces dites lumières, il est utile de comprimer avec les cils la pénétration de là vue, afin qu’elles semblent obscurcies et apparaissent comme peintes par l’effet d’une intersection de la pyramide visuelle. On réussira beaucoup mieux en modelant qu’en peignant, car la sculpture est plus certaine et plus facile que la peinture. Je ne sache pas que quelqu’un puisse jamais peindre un objet dont il ne connaîtrait pas toutes les saillies. Or, les saillies sont plus facilement trouvées, par la sculpture que par la peinture. Et véritablement ce n’est pas pour la chose un argument sans valeur que ce fait qu’en tout temps il a pu y avoir des sculpteurs médiocres, tandis que presque tous les peintres ont été ridicules et tout à fait inhabiles.

Que vous étudiiez la peinture ou la sculpture, il faut toujours vous proposer de regarder et d’imiter quelque modèle élégant et rare. J’estime qu’en l’imitant, il faille y apporter du soin joint à de la célérité, de telle sorte que le peintre n’aborde jamais son œuvre, avec le pinceau ou le crayon, sans avoir, tout d’abord, arrêté parfaitement dans son esprit ce qu’il doit entreprendre, ainsi que les perfectionnements qu’il doit y apporter. En effet, il est plus sûr d’écarter les erreurs par la pensée que de les racler par le travail. D’ailleurs, il arrive qu’en nous accoutumant à tout faire d’après une composition méditée, nous nous rendons des artistes beaucoup plus habiles, ainsi que fut cet Asclépiodore, qu’on rapporte avoir été le plus expéditif à peindre qui fut entre tous. Car l’esprit mis en mouvement par l’exercice devient en toute chose plus prompt, plus apte et plus habile, et la main conduite par une règle certaine du génie acquerra une grande célérité.

Mais ce qui fait que quelques peintres sont paresseux, c’est très-certainement parce qu’ils s’essayent lentement et tristement à une chose que leur esprit ne leur a pas éclaircie par l’étude. Et tandis qu’ils s’exercent dans ces ténèbres de l’erreur, méticuleux et comme aveuglés par leur pinceau, ils poursuivent, ils recherchent des voies inconnues et des issues, de même qu’un aveugle tâtonnant avec son bâton.

Que personne ne mette la main à l’œuvre, si ce n’est de propos délibéré et l’esprit bien éclairé. Mais comme la composition est la grande œuvre du peintre, celle où se doivent mettre et toute la richesse et toute l’élégance attenantes aux choses, il faut avoir soin d’apprendre, autant que nous le permet notre intelligence, à bien peindre non-seulement l’homme, mais aussi le cheval, le chien et toutes les créatures qui sont dignes d’être vues, afin que l’abondance et la variété, qui seules rendent une composition estimable, ne se fassent désirer que le moins possible dans nos œuvres.

C’est déjà un grand point, lequel n’a été accordé à grand’peine qu’à quelques anciens, je ne dis pas d’exceller en tout, mais seulement de s’y montrer passable. Cependant, je pense qu’il faut s’efforcer, avec tout le zèle possible, d’éviter que, par notre incurie, nous manquions de ces connaissances dont la possession procure une si grande gloire et qu’il est honteux de négliger. Nicias, peintre athénien, peignit très-habilement les femmes, mais on rapporte que Zeuxis l’emporta de beaucoup sur tous en peignant les corps féminins. Héraclide se distingua dans la décoration des navires. Sérapion ne pouvait peindre l’homme et exprimait très-bien toute autre chose. Alexandre, celui qui peignit le portique de Pompée, excellait à représenter tous les quadrupèdes et les chiens principalement. Aurélien, toujours amoureux, se plaisait à peindre des déesses et à leur donner le visage de ses amies. Phidias s’efforçait plutôt d’exprimer la majesté des Dieux que la beauté des hommes. Euphranor avait tout à fait à cœur de traduire la noblesse des héros, ce en quoi il excella par-dessus tous les autres. Ainsi, chacun n’eut pas une faculté égale. Car la nature a départi à chaque intelligence des dons particuliers dont nous ne devons pas nous satisfaire à ce point que nous abandonnions toute tentative pour aller au delà ; mais nous devons pratiquer et augmenter les dons de la nature, par l’art, l’étude et l’exercice. En outre, rien de ce qui touche à la gloire ne doit être par nous négligé.

En somme, quand nous voulons peindre un sujet, réfléchissons tout d’abord longuement suivant quel ordre et d’après quelle règle il convient de le composer, puis, en en jetant le plan sur le papier, nous commenterons, soit le sujet tout entier, soit chaque partie du sujet en particulier, consultant nos amis à cet égard. Enfin, nous tâcherons d’avoir tout médité en nous-même, de telle sorte qu’il n’y ait rien dans notre œuvre que nous ne sachions parfaitement en quelle place nous le devons mettre. Or, afin d’y parvenir plus sûrement, nous ferons bien de diviser les études par des lignes parallèles, afin que, dans l’ouvrage destiné au public, les choses soient établies d’après les travaux particuliers et dûment mises en leur place.

Mais nous apporterons à l’exécution de notre œuvre cette diligence qui doit être réunie à la promptitude d’agir. Que l’ennui, surtout, ne nous éloigne pas de poursuivre notre travail, et que le désir de l’achever ne le précipite pas. Il faut interrompre de temps en temps l’application qui fatigue, et récréer son esprit. Avant tout, il faut éviter ce qui arrive à la plupart qui entreprennent plusieurs travaux, les commencent et les rejettent sans les achever. Mais, ce que tu auras une fois commencé, tu devras l’achever complètement dans chacune de ses parties. Quelqu’un montrant à Apelles une figure, lui disait : « Je l’ai peinte en une heure. » Celui-ci lui répondit : « Cela se voit clairement, sans que tu le dises, et je m’étonne que tu n’en aies pas peint plusieurs de cette façon-là. » J’ai vu des peintres ou des sculpteurs, des orateurs et des poètes, si toutefois on peut dire que de notre temps il y ait des orateurs et des poètes, entreprendre un ouvrage avec un zèle ardent qui, ensuite, quand cette ardeur d’esprit venait à s’éteindre, laissaient leur œuvre ébauchée et inachevée pour se remettre, avec le désir de faire toute autre chose, à quelque nouveau travail. Je les blâme ouvertement ; car tous ceux qui désirent que leurs œuvres soient agréables à la postérité et qu’elle les accepte, doivent, auparavant, les bien méditer, afin de les rendre en perfection avec de très-grands soins. En effet, dans bien des choses, la diligence n’est pas d’un moindre profit que le génie.

Mais il faut éviter cette superstition oiseuse de ceux qui, voulant laisser des œuvres exemptes de tout défaut, et les trop perfectionner, font que leur peinture est minée de vétusté avant même que d’être achevée. Les anciens peintres avaient coutume de blâmer Protogènes, parce qu’il ne savait pas écarter sa main de son tableau. C’était vraiment à bon droit : il faut, en effet, s’efforcer, si l’on est sage, d’apporter aux choses un soin en rapport avec ses forces intellectuelles, pourvu qu’il soit suffisant. C’est le propre d’un esprit obstiné plutôt que diligent, de vouloir en toute chose plus qu’il n’est possible ou qu’il ne convient. Il faut donc apporter du soin, mesurer et consulter ses amis. Il convient même, en travaillant, de recevoir et d’entendre passivement tous les spectateurs. C’est ainsi que l’œuvre du peintre pourra plaire à la multitude. Non-seulement il n’en dédaignera pas le Jugement et la censure, mais encore il convient qu’il donne satisfaction à ses critiques. On rapporte qu’Apelles se cachait seul derrière son tableau, afin de pouvoir entendre, en conservant sa dignité, les visiteurs parler plus librement et indiquer les défauts de son ouvrage.

Je veux donc que nos peintres écoutent fréquemment et ouvertement tout le monde, interrogeant chacun sur ce qu’il pense, puisqu’ils y peuvent gagner quelque avis ou quelque avantage. Il n’y a personne, effectivement, qui ne se tienne pour honoré de donner son opinion sur les travaux d’autrui. Or, il n’y a nullement à craindre que le jugement des critiques et des envieux puisse enlever quoi que ce soit à la gloire du peintre. La gloire du peintre est manifeste, elle est rapide quand il a pour lui le témoignage de sa peinture bien faite. Qu’il écoute donc tout le monde, qu’il réfléchisse à part lui, et qu’il corrige ses œuvres. Ensuite, quand il aura écouté l’avis de chacun, qu’il se rende à celui des plus habiles.

C’est là ce que j’ai cru, dans ces commentaires, devoir rapporter sur la peinture. Si ces choses sont telles qu’elles puissent procurer aux peintres quelque facilité et quelque service, j’attends, comme principale récompense de mes travaux, qu’ils représentent ma figure dans leurs compositions, afin d’exprimer par là qu’ils se souviennent de mon bienfait, qu’ils en sont reconnaissants et que j’ai été passionné pour l’art. Mais, si je n’ai pas répondu à leur attente, qu’ils ne me blâment pas, cependant, d’avoir osé entreprendre une tâche aussi grande. Car, si notre esprit n’a pu mener à bien ce qu’il est honorable d’avoir tenté, qu’ils se souviennent néanmoins qu’ordinairement c’est chose louable, dans les grandes entreprises, d’avoir voulu ce qui est très-difficile. Il se peut qu’il y ait des gens qui corrigent nos fautes et qui, dans cette matière très-excellente et très-digne, puissent, beaucoup plus que nous, venir en aide aux peintres. Si cela doit être, je les prie et je les conjure d’entreprendre, avec un esprit vif et prompt, cette tâche, avec laquelle ils exerceront leur génie et perfectionneront extrêmement cet art très-noble. Cependant, nous nous laissons aller à la joie d’avoir, le premier, atteint cette gloire, puisque, le premier, nous avons cherché à mettre par écrit cet art très-délicat. Si nous n’avons pu rendre parfaite, aux yeux des lecteurs, la très-difficile besogne que nous avons entreprise, ils doivent, plutôt qu’à nous, s’en prendre à la nature, qui semble avoir imposé aux choses cette loi en vertu de laquelle il n’y a aucun art qui n’ait pris son origine dans des commencements très-imparfaits. Car on dit qu’il n’y a rien qui soit né et perfectionné en un même temps. Mais ceux qui viendront après nous pourront peut-être, s’ils y mettent tout leur zèle et tout leur génie, rendre cet art parfait et achevé.