De la simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme

De la simulation inconsciente dans l’état d’hypnotisme

DE LA SIMULATION INCONSCIENTE DANS L’ÉTAT D’HYPNOTISME


Il y a deux mois environ, j’appris qu’un habitant de Clermont, M. V…, se livrait à des expériences d’hypnotisme sur des jeunes gens de quinze à dix-sept ans, avec lesquels il obtenait de remarquables effets de suggestion mentale. Ainsi, ouvrant devant leurs yeux un livre dont ils n’apercevaient que la couverture, il arrivait à leur faire deviner ou lire le numéro de la page qu’il regardait, voire même des mots, des lignes entières. Dans les cas, assez rares d’ailleurs, où la réponse était inexacte, il suffisait d’ordonner au sujet de lire chiffre par chiffre ou lettre par lettre pour qu’il rectifiât son erreur. M. V… voulut bien me rendre témoin de ces expériences, auxquelles j’assistai en compagnie de M. Robinet, préparateur à la Faculté des sciences de Clermont. Nous constatâmes que M. V… opérait avec une remarquable sûreté et une entière bonne foi ; nous résolûmes néanmoins de répéter les expériences nous-mêmes. En conséquence, nous invitâmes les jeunes P…i, P…r, J…n et L…e à venir chez l’un de nous : tous quatre jouissent d’une excellente santé ; seul, le jeune L…e (le plus intéressant d’entre eux, comme on verra) a été pendant longtemps sujet à des céphalalgies qui ont d’ailleurs disparu depuis un an environ. Dès la première séance, nous réussîmes à les hypnotiser en les regardant à l’improviste de très près, et en maintenant fixés sur eux, pendant sept à huit secondes, nos yeux grands ouverts ; aujourd’hui, il nous suffit de poser brusquement une main sur leur tête et d’attirer ainsi leur regard sur le nôtre pour les plonger instantanément dans cet état de stupeur qui caractérise l’hypnotisme le mieux prononcé : les yeux restent démesurément ouverts et fixes, la physionomie perd toute expression intelligente ; enfin, l’on observe tous les phénomènes cataleptiques habituels : insensibilité générale, obstination à conserver indéfiniment les attitudes suggérées par le magnétiseur, etc. Au début, nos jeunes gens n’entendaient, dans chaque cas particulier, que celui de nous deux qui les avait endormis ; aujourd’hui, quoiqu’ils obéissent à celui-là seulement de nous deux qui vient de les hypnotiser, il leur arrive d’entendre l’autre. Je signalerai même à ce propos un fait curieux, et dont je ne trouve pas d’exemple chez les auteurs. Le jeune L…e étant endormi par M. Robinet, si, à ce moment, je lui saisis brusquement la tête en plongeant mon regard dans le sien comme pour l’hypnotiser à nouveau, il vient se greffer sur le premier sommeil une espèce d’hypnotisme au second degré, où la congestion de la face est si accentuée, la contraction générale des muscles si effrayante, que nous n’avons pas encore osé prolonger l’expérience pendant plus de cinq à six secondes. Si je réveille alors notre sujet, il se retrouve dans l’état où M. Robinet l’avait mis d’abord, et il faut que celui-ci lui souffle sur les yeux à son tour pour le ramener à l’état normal. Je ne sais ce qui se passerait si, au second sommeil ainsi provoqué par moi, M. Robinet essayait d’en superposer un troisième. Mais j’arrive à ce qui fait l’objet spécial de la présente communication.

Un de nous deux, M. Robinet, par exemple, se met devant une fenêtre, debout, le dos presque tourné à la lumière ; il endort L…e et le place vis-à-vis de lui ; puis il ouvre un livre au hasard et le tient à peu près verticalement à 10 centimètres environ de ses yeux, mais un peu au-dessous, de manière à pouvoir toujours fixer son regard sur le sujet endormi ; il ordonne alors à celui-ci d’indiquer le numéro de la page droite par exemple. À supposer que L…e se trompe la première fois, il rectifie aussitôt son erreur si l’on a soin de déplacer le livre de quelques centimètres dans un sens ou dans l’autre jusqu’à ce qu’il déclare lire distinctement. Même succès quand on lui fait deviner les mots placés en tête de la page, les titres de chapitre par exemple, pourvu qu’ils se détachent du reste du texte. Nous avons répété l’expérience plusieurs fois sur les trois autres sujets ; mais, à l’exception de P…r, qui devinait à peu près une fois sur deux, ils étaient loin de donner des résultats aussi satisfaisants.

Si je demande à l’un quelconque de ces quatre sujets, une fois endormi, comment il s’y prend pour deviner le nombre ou le mot, il répond invariablement : « Je le vois. » — « Où le voyez-vous ? » — « Là. » Et, passant un doigt sous le livre, de manière à pouvoir toucher la page que je regarde, il le pose avec une étonnante précision sur le numéro ou le titre qu’il s’agissait de deviner. Je m’étonne alors qu’il puisse lire à travers l’épaisseur du livre et de la couverture, et j’ajoute : « Montrez-moi donc la couverture du livre. » — « La voici. » Et, en même temps qu’il prononce ces mots, il passe la main sous le livre, la porte en avant de la page, et m’indique, non pas la place réelle de la couverture, mais le plan symétrique de cette couverture par rapport à la page ouverte. Bref, à l’en croire, c’est devant ses yeux que le livre est ouvert, et non devant les miens ; il s’imagine lire, et place naturellement la couverture derrière la page ouverte.

Ce fut pour nous un trait de lumière. Déjà nous avions remarqué que, si nos jeunes gens se trompaient sur le numéro de la page, l’erreur portait moins sur les chiffres mêmes que sur leur ordre : il arrivait souvent à P…r de lire le nombre retourné, de dire 213 pour 312, 75 pour 57, etc. Bref, tout se passait comme si le sujet endormi lisait pour tout de bon, mais lisait dans un miroir, où il eût aperçu les images symétriques des objets réels. En présence de ces observations, il nous parut naturel de supposer que la lecture se faisait sur la cornée du magnétiseur, jouant le rôle de miroir convexe. Sans doute, l’image réfléchie devait être d’une petitesse extrême, étant donné que les chiffres ou lettres à deviner n’avaient guère plus de 3mm de hauteur. En supposant alors à la cornée un rayon de courbure de 7mm,8, un calcul fort simple montre que cette cornée, agissant comme miroir convexe, présentera une image des chiffres et des lettres dont la hauteur sera un peu inférieure à 0mm,1. Toutefois, une pareille hypothèse n’avait rien d’invraisemblable, vu l’hyperesthésie singulière que l’on a pu constater dans l’état d’hypnotisme, et que l’on provoque par suggestion dans bien des cas. Nous recommençâmes donc nos expériences, en ayant soin de regarder d’abord en cachette le numéro de la page, puis de fermer les yeux au moment où nous interrogerions notre sujet. Nous eûmes beau concentrer toute l’énergie de notre attention sur les chiffres pensés : le nombre des réussites, même partielles, devint si insignifiant que l’expérimentateur le plus crédule n’eût pas hésité à les mettre, comme nous, sur le compte du pur hasard. Ainsi, il n’y avait pas trace de suggestion mentale. Nous passâmes à une troisième série d’expériences, ouvrant les yeux cette fois, mais faisant varier l’éclairage de la page ouverte et de la cornée aussi, de manière que l’image fût plus ou moins nette sur la cornée. Nous constatâmes que la lecture se faisait distinctement : 1o lorsque nous tournions à moitié le dos à la lumière, de manière que celle-ci éclairât le plus possible la page du livre sans que la cornée fût pour cela dans l’obscurité ; 2o lorsque l’image se formait sur la partie de la cornée qui fait face à la pupille : cette image, se détachant alors sur un fond noir, acquiert son maximum de netteté. Il ne restait plus, pour s’assurer que la lecture pouvait bien se faire sur la cornée, qu’à vérifier si des chiffres ou lettres dont la hauteur est inférieure ou égale à 0mm,1 deviendraient distincts, à la suite d’une suggestion, pour un sujet endormi ; et le plus simple eût été de lui présenter une page imprimée, réduite par la photographie à 1/33 environ de sa longueur. Nous n’avions pas à notre disposition une photographie de ce genre, mais des expériences au moins aussi concluantes qu’eût été celle-là sont venues nous révéler chez le jeune L…e (le plus habile de nos sujets à deviner les nombres) une hyperesthésie si remarquable de la vue que nous sommes décidés à la mettre à profit pour des recherches ultérieures. Nous lui avons montré d’abord une photographie microscopique représentant les membres d’une société savante d’Angleterre. Cette photographie a la forme d’un rectangle dont le plus grand côté mesure 2mm environ ; une douzaine de personnes y figurent, assises ou debout autour d’une table. L…e a pu nous les décrire l’une après l’autre et mimer leurs attitudes ; j’avais commencé par lui suggérer cette idée que la photographie en question avait la dimension d’une feuille de papier ordinaire, et il la voyait très grande en effet. Nous lui mettons ensuite entre les mains une préparation de tissu épidermique d’orchis, dont les cellules ont été colorées, ainsi que leurs noyaux, au rouge d’aniline. Le diamètre de ces cellules ne dépasse pas 0mm,06 ; c’est dire qu’elles ne sauraient devenir visibles, ni surtout présenter une forme distincte, sans un grossissement considérable. Nous nous abstenons naturellement de fournir à notre sujet la moindre indication sur ce que porte la plaque de verre ; nous nous bornons à lui ordonner de regarder attentivement l’image, de la voir très grande, et de la reproduire ensuite sur une feuille de papier. Après un examen minutieux, L…e dessina des cellules à peu près hexagonales, telles qu’on les voit au microscope, un peu plus régulières cependant. Ces expériences n’ont pas été assez précises pour nous permettre de déterminer le grossissement maximum dont notre sujet est capable, mais elles prouvent surabondamment que la lecture d’un chiffre d’une hauteur de 0mm,1 environ est une opération qui ne présente aucune difficulté pour lui dans le sommeil hypnotique. Nous croyons donc avoir démontré que la prétendue lecture du livre ou de la pensée se fait en réalité sur la cornée de l’hypnotiseur.

Or, voici le point sur lequel nous désirons attirer l’attention de ceux qui s’occupent d’hypnotisme en général, et de suggestion mentale en particulier. Dans le cas que nous venons de citer, les sujets lisaient sur notre cornée les nombres ou les mots qu’ils étaient chargés de deviner, et affirmaient néanmoins qu’ils les voyaient dans le livre, où M. V… leur avait primitivement ordonné de lire. Nous avons eu beau varier nos questions et leur tendre des pièges de toute sorte, jamais nous n’avons pu amener nos sujets endormis à confesser qu’ils lisaient sur notre cornée ; — et force nous est bien de croire qu’ils n’en savent rien. Tout entiers à l’ordre qui leur a été donné, décidés à lire dans le livre quand on leur a commandé de le faire, ils mettront en œuvre les procédés les plus ingénieux pour exécuter, n’importe comment, le tour de force qu’on exige d’eux ; puis ils nieront avoir usé de ces moyens, et ils le nieront de très bonne foi sans doute, car on leur a implicitement ordonné de n’en pas prendre conscience en leur désignant la fin sans leur spécifier les moyens d’y atteindre. Le sujet hypnotisé n’est donc pas précisément un simulateur, et néanmoins tout se passe comme si c’était à un simulateur des plus habiles qu’on avait affaire. Ne pourrait-on pas dire qu’il y a là une espèce de « simulation inconsciente » ? Mais voici des expériences qui mettront mieux en lumière la nature du phénomène.

Je me tiens debout, et après avoir endormi P…r, je le fais asseoir devant moi. Je l’amène alors à croire qu’il est debout à ma place et que sa personne ne fait qu’un avec la mienne ; ainsi, dès que j’éprouverai une sensation, il faudra qu’il l’éprouve à son tour et en indique aussitôt l’endroit. Une personne présente, M. B…, se place derrière moi et me pique avec une épingle le cou, la tête, les jambes et surtout la main gauche, que je tiens derrière le dos. Sur une douzaine d’expériences de ce genre, P…r ne s’est guère trompé que deux fois, et légèrement. Quand la piqûre se faisait à un doigt de la main, il indiquait avec une certaine exactitude le doigt et même l’articulation où il avait mal ; c’était bien l’endroit où j’avais été piqué. Nul doute, d’ailleurs, qu’il ressentit pour tout de bon la douleur, puisque, dans une des expériences, elle fut assez intense pour le réveiller brusquement. Je priai alors M. B… d’approcher l’épingle des diverses parties de mon dos, comme s’il allait me piquer, mais sans en rien faire. P…r ne se laissa pas toujours prendre à cette manœuvre, mais annonça souvent une douleur alors que je n’avais pas été touché. Nous recommençâmes les expériences, mais en mettant cette fois le sujet devant une porte ouverte, derrière laquelle je me tenais ; nous étions, lui et moi, dans la même chambre, je lui tenais même la main, mais la porte servait de paravent et cachait entièrement, par conséquent, les mouvements de M. B…. Aucune des expériences ne réussit, et il me suffisait de lui serrer imperceptiblement la main, alors qu’on ne me touchait pas, pour qu’il annonçât aussitôt une sensation de piqûre dont il précisait l’endroit. Il nous a d’ailleurs été impossible de déterminer pourquoi il la localisait en un point plutôt qu’en un autre. Mais ce qui nous paraît à peu près démontré, c’est que, dans les premières expériences, P…r voyait les mouvements de M. B…, non pas ceux de la main, sans doute, ni même peut-être ceux de l’avant-bras, mais tout au moins ceux du coude et de la partie supérieure du bras et du corps ; avec ces éléments, il reconstituait la direction de la main et devinait avec une grande sagacité le point où elle allait toucher. Et pourtant de ce travail intellectuel si délicat rien n’arrivait peut-être à la conscience ; ou plutôt cette opération se traduisait à la conscience du sujet endormi sous forme de piqûre sentie au point même où, selon ses calculs, l’épingle de M. B… avait dû se poser.

Je ne sais maintenant si je dois rapporter l’expérience suivante, qui a été conduite avec trop de légèreté pour qu’on puisse en tirer une conclusion positive. Le jeune P…r étant endormi par moi, je lui prends la main, j’approche mon front du sien, et je lui ordonne de deviner le mot sur lequel je vais fixer mon attention. C’est M. B… qui doit chaque fois écrire au crayon sur une feuille de papier le mot auquel j’aurai à penser ; il écrit d’abord « livre ». Au bout de quelques instants, P…r déclare sans la moindre hésitation que je pense à un livre. — Avec le mot « soufflet », pas de succès. — À la troisième épreuve, M. B… m’indique, toujours par le même procédé, le mot « chapeau ». P…r hésite un peu ; puis, comme s’il éprouvait de la peine à articuler le mot, il balbutie : « Ch… cha… chapeau ». Nous recommençons l’expérience, mais, cette fois, on se borne à me montrer du doigt, dans un livre ouvert au hasard, un mot simple auquel je devrai penser : P…r n’a jamais pu deviner, malgré la multiplicité des expériences ; et c’est en vain que, pour faciliter sa tâche, je l’invitais à désigner une à une les lettres du mot au lieu de le prononcer tout de suite en entier. Quoique nous n’ayons pas eu le temps de faire varier suffisamment les conditions de cette expérience, on peut admettre, je crois, que, dans les premiers cas, P…r avait suivi des yeux le crayon de M. B…, et que, malgré la distance qui l’en séparait, malgré l’impossibilité où il eût été, à l’état de veille, de deviner aux mouvements d’un crayon le mot que l’on traçait, il était pourtant arrivé à le lire. Si c’est bien ainsi que les choses se sont passées, n’est-ce pas un cas vraiment curieux de « simulation inconsciente » que celui de ce sujet qui, connaissant fort bien le mot qu’il devra prononcer, s’y reprend cependant à deux ou trois fois avant de le faire, comme s’il se livrait à un pénible travail de divination ? Et pourtant on ne saurait lui en faire le moindre reproche ; il exécute de son mieux l’ordre qu’on lui donne, et tous les moyens lui sont bons parce qu’il est incapable de désobéir.

Je lis dans la Revue Philosophique de février 1886 (page 204) une intéressante communication de M. Beaunis. Il s’agit d’un cas de suggestion mentale. Le sujet endormi avait deviné, sans l’exécuter il est vrai, un ordre écrit sur une feuille de papier par un des assistants. M. Beaunis se demande lui-même si le jeune homme n’avait pas trouvé moyen de lire à distance sur la feuille de papier. Les expériences que je viens de citer tendraient à confirmer cette hypothèse.

Et, à ce propos, je rappellerai des expériences bien extraordinaires faites par la Society for psychical Research et rapportées, non sans une certaine pointe de scepticisme, par M. Charles Richet, dans un très remarquable article sur la suggestion mentale (Revue Philosophique, décembre 1884). L’opérateur tenant un jeu de cartes à la main et concentrant toute son attention sur celle qu’il regarde, un sujet en état d’hypnotisme est chargé de la deviner. L’expérience aurait réussi 9 fois sur 14 d’abord, puis 8 fois sur 27. A-t-on pris toutes les précautions nécessaires pour que le sujet ne pût apercevoir l’image de la carte sur la cornée de l’opérateur qui la regardait ? — Même question pour l’expérience des portraits citée par M. Pierre Janet dans sa communication si neuve et si intéressante du mois de février (Revue philosophique, 1886, page 198). Il n’est nullement nécessaire de regarder un portrait qu’on tient à la main pour que, dans certaines positions, la cornée en reflète l’image.

Je ne veux tirer aucune conclusion de ce qui précède. Des cas de suggestion mentale ont été observés par des expérimentateurs si habiles et d’un sens critique si exercé qu’il me paraît difficile d’en contester l’existence ; les observations contraires ne prouveront rien, tant qu’elles n’auront pas été faites sur les mêmes sujets. Mais je tiens à attirer l’attention sur ce fait qu’un sujet hypnotisé, lorsqu’il reçoit l’ordre d’exécuter un tour de force tel que la lecture de la pensée, se conduira de très bonne foi comme ferait le moins scrupuleux et le plus adroit des charlatans, qu’il mettra inconsciemment en œuvre des moyens dont nous soupçonnons à peine l’existence, une hyperesthésie de la vue par exemple ou de tout autre sens, et que, inconsciemment aussi, nous lui aurons suggéré nous-mêmes cet appel à des moyens illicites en lui donnant un ordre qu’il est incapable d’exécuter d’une autre manière. Clermont-Ferrand, 9 juillet 1886.

H. Bergson.
Clermont-Ferrand, 9 juillet 1886.