De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 202-210).


XXVII. Les Sirènes, ou la volupté.


On a de tout temps appliqué la fable des sirènes aux dangereux attraits de la volupté ; mais, dans l’application qu’on en a faite jusqu’ici, et qui est assez juste quant au fond, on n’a saisi que ce qui se présentait à la première vue. Cette sagesse des anciens peut être comparée à des raisins mal foulés, et dont on a exprimé quelques sucs, en y laissant ce qu’il y avoit de meilleur.

Les sirènes, étoient filles d’Acheloüs et de Terpsichore, une des neuf muses. Dans les premiers temps, elles eurent des ailes ; mais ayant fait aux muses un téméraire défi, ces ailes leurs furent ôtées. De ces plumes qui leur furent arrachées, les muses se firent des espèces de couronnes en sorte que, depuis cette époque, elles ont toutes des ailes à la tête, à l’exception d’une seule ; savoir, celle qui étoit la mère des sirènes : ces sirènes habitoient certaines isles de l’aspect le plus riant ; lorsque, de la hauteur où elles se tenoient ordinairement, elles appercevoient des vaisseaux elles s’efforçoient de séduire les navigateurs par leurs chants mélodieux, tâchant d’abord de les engager à s’arrêter, puis de les attirer jusqu’à elles ; et lorsqu’elles y réussissoient, après s’être saisies d’eux, elles les égorgeoient ; leur chant n’étoit rien moins qu’uniforme et monotone, mais elles savoient en varier le mode, le ton et la mesure, pour l’approprier au naturel et au goût de ceux qu’elles vouloient séduire ; par le moyen de cet art perfide elles avoient fait périr un si grand nombre d’hommes, que la surface de ces isles qu’elles habitoient, paroissoit dans l’éloignement d’une blancheur éclatante, à cause de ces ossemens dont elles étoient couvertes. Cependant on pouvoit se garantir de ce fléau par deux genres de moyens, dont l’un fut employé par Ulysse et l’autre par Orphée. Le premier ordonna à tous ses compagnons de se boucher les oreilles avec de la cire. Pour lui, voulant faire l’épreuve des effets de ce chant, mais sans courir aucun risque, il se fit attacher au mât de son vaisseau, en défendant à tous ses compagnons sous des peines très sévères, de le détacher, dans le cas même où il le leur ordonneroit. Quant à Orphée, jugeant cette précaution inutile, il se mit à chanter les louanges des dieux, en s’accompagnant de sa lyre, et d’un ton si élevé, que sa voix couvrant tout-à-fait celle des Sirènes, celle-ci ne produisit plus aucun effet.

Cette fable se rapporte visiblement aux mœurs ; et quoique le sens de cette allégorie soit facile à saisir, elle n’en est pas moins ingénieuse. Les voluptés ont pour cause principale l’abondance[1], l’affluence des biens, avec un sentiment de joie et d’expansion. Lorsque les hommes étoient encore plongés dans la plus profonde ignorance, ils cédoient aux premières séductions et les voluptés, qui alors avoient des ailes, les entraînoient rapidement ; mais dans la suite la science et l’habitude de réfléchir qui les mit en état de réprimer du moins les premiers mouvemens de l’ame, et de prévoir les conséquences de ces plaisirs auxquels ils étoient tentés de se livrer, ôta aux voluptés leurs ailes ; heureux effet des sciences, qui donna aux muses plus de relief et de dignité ; car, lorsqu’on se fut assuré, par l’exemple de quelques ames fortes, que la philosophie pouvoit inspirer le mépris des voluptés, elle parut quelque chose de sublime et d’élevé, c’est-à-dire qu’elle parut capable d’élever l’ame au-dessus du limon terrestre auquel elle sembloit être restée attachée jusqu’à cette époque, et de donner, pour ainsi dire, des ailes à la pensée humaine, dont le siège est la tête. Cette muse qui, suivant la fable, étant mère des sirènes, fut la seule qui n’eut point d’ailes, représente ces sciences et ces arts frivoles qui n’ont pour objet que le simple amusement. Tels étoient ceux dont Pétrone faisoit ses délices, et auxquels il attachoit tant de prix, qu’après avoir reçu sa sentence de mort, et près de la subir, il voulut goûter encore quelques plaisirs ; et comme celui que procurent les lettres, faisoit partie des siens, au lieu de méditer quelque ouvrage qui pût lui inspirer de la fermeté, il ne voulut lire que des poésies légères, dans le goût de celles-ci.

Vivons, aimons, ô ma Lesbie ! crois-en ton amant ; ces maximes sévères que certains vieillards chagrins rebattent sans cesse, ne valent pas un denier (le plus léger plaisir.)

Et celle-ci : Abandonnons à des vieillards le soin de chercher quels sont nos droits respectifs, de pâlir sur le juste et l’injuste, et de garder tristement l’immense dépôt des loix.

En effet, les productions de ce genre semblent vouloir arracher aux muses les plumes dont leurs couronnes sont formées, pour les rendre aux sirènes[2].

Il est dit, dans cette fable, que les sirènes faisoient leur résidence dans des isles, parce qu’en effet les voluptés cherchent ordinairement des lieux écartés, et tâchent de se dérober aux regards des hommes. Le chant des Sirènes, son pernicieux effet, et cet art perfide avec lequel elles le varioient, sont des choses dont l’application est assez connue, et qui désormais n’ont plus besoin d’explication. Mais la blancheur de ces isles, occasionnée par la grande quantité d’ossemens dont elles étoient couvertes, est une circonstance qui renferme un sens plus caché et plus profond. Cette partie de la fable paroît destinée à faire entendre que les exemples, aussi frappans que multipliés, des malheurs auxquels on s’expose en se livrant trop aux voluptés, sont des avertissemens presque toujours insuffisans et très rarement écoutés. Reste à expliquer cette partie de la fable qui indique les remèdes, et qui, bien que facile à expliquer, n’en est pas moins judicieuse, et ne mérite pas moins de fixer notre attention. Or, ces préservatifs contre le poison de la volupté se réduisent à trois ; la philosophie fournit les deux premiers, et la religion le troisième. Le premier est de remonter à la source du mal et de le prévenir, en évitant avec le plus grand soin, toutes les occasions tentatives et les objets trop séduisans, comme le firent les compagnons d’Ulysse, conformément à l’ordre de leur chef : remède toutefois qui ne convient et qui n’est absolument nécessaire qu’aux ames foibles et vulgaires, représentées dans cette fable par les compagnons d’Ulysse ; car les ames plus élevées, armées d’une ferme résolution, peuvent braver la volupté, et même s’exposer impunément aux tentations les plus dangereuses ; disons plus, elles aiment à faire ainsi l’épreuve de leur vertu et l’essai de leurs forces ; elles ne dédaignent même pas de s’instruire de tous ces détails frivoles qui concernent les voluptés, non pour s’y livrer, mais seulement pour les mieux connoître. C’étoit ce que Salomon disoit de lui-même après avoir fait l’énumération très détaillée de tous les plaisirs dont il jouissoit ou pouvoit jouir ; énumération qu’il termine ainsi : Et la sagesse n’a pas laissé de demeurer avec moi. Ainsi les héros de cette classe ont assez de force pour demeurer, en quelque manière, immobiles au milieu des objets les plus séduisans et s’arrêter sur le penchant même du précipice ; la seule précaution qu’ils prennent, à l’exemple d’Ulysse, c’est d’interdire à ceux qui les environnent les conseils pernicieux, et ces lâches complaisances qui amollissent et ébranlent l’ame la plus ferme ; mais le plus puissant et le plus sûr de tous les remèdes, c’est celui d’Orphée, qui, en chantant les louanges des dieux, sur un ton très élevé, couvrit la voix enchanteresse des Sirènes, et en prévint ainsi les dangereux effets ; car les profondes méditations sur les choses divines l’emportent sur les voluptés, non seulement par leurs puissans effets, mais même par les plaisirs aussi vifs que purs qui en dérivent.

Fin de la sagesse des anciens.
  1. La volupté et la joie sont réciproquement effet et cause l’une de l’autre : quand on jouit, on se réjouit, et quand on se réjouit, on jouit. Mais la joie a pour triple cause la jouissance actuelle, l’espérance qui l’anticipe, et le souvenir qui la ressuscite ; car l’homme a très heureusement et très malheureusement pour lui la faculté de tripler ainsi tous ses plaisirs et toutes ses peines.
  2. Je suis persuadé que, si l’on ôtoit cette couronne à la muse ennuyeuse, pour la donner à la muse qui amuse, et qui mérite ainsi le nom qu’elle porte, on feroit justice. Quand on parcourt un livre amusant, on est bien sûr de s’amuser ; au lieu qu’en méditant un de ces livres ennuyeux, qu’on croit utiles, on n’est pas certain qu’on en tirera parti, puisqu’on ne l’est pas même de vivre assez long-temps pour en achever la lecture. L’auteur amusant donne à ses lecteurs le plaisir que l’auteur utile ne fait que promettre. Une folie gaie qui nous distrait des maux innombrables de cette vie et qui les efface pour nous, en nous empêchant d’y penser, est cent fois plus utile et plus sage que la triste sagesse qui les compte sans les guérir, et qui les multiplie pour nous, en les comptant. Un fou divertissant est un très grand philosophe ; car c’est de se divertir qu’il s’agit ; et le plaisir est infiniment utile puisque le plaisir est la matière première du bonheur qui est le but ; la sagesse n’est que le moyen ; et c’est un moyen qui manque presque toujours le but ; car les sages ne sont pas plus heureux que les fous.