De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 132-173).


XXIII. Prométhée ou du véritable état de l’homme (de la condition humaine)


Suivant une antique tradition, l’homme fut l’ouvrage de Prométhée, et fut formé du limon de la terre ; cependant Prométhée joignit à la masse quelques particules tirées de différentes espèces d’animaux : puis, amoureux de son œuvre, jaloux de ne devoir qu’à lui-même tout ce qu’il pourroit y ajouter, et, voulant être, non-seulement l’auteur du genre humain, mais même son bienfaiteur, en lui procurant les plus grandes ressources, il monta furtivement dans les cieux, portant avec lui un faisceau de tiges de cette plante connue sous le nom de férule ; et ce faisceau mis en contact avec le char du soleil, ayant pris feu, il apporta ce feu sur la terre, et en fit présent aux hommes, en leur apprenant la manière d’en faire usage. Mais les hommes, après avoir reçu de lui un si grand bienfait, ne le payant que d’ingratitude, formèrent une conspiration contre lui, et l’accusèrent de ce larcin au tribunal de Jupiter. Cette accusation, toute odieuse qu’elle étoit, ne laissa pas d’être agréable à Jupiter et aux autres dieux. Ainsi, satisfaits de la conduite des mortels, en cette occasion, non seulement ils leur permirent de faire usage du feu, mais ils leur accordèrent un don cent fois plus durable et plus précieux, celui d’une éternelle jeunesse. Les hommes, charmés de ce présent, et se livrant à une joie immodérée, mirent imprudemment sur un âne le présent des dieux[1]. Durant le temps de leur retour, leur âne, poussé par une soif ardente, s’étant approché d’une fontaine gardée par un serpent, celui-ci ne voulut lui permettre de s’y désaltérer qu’à condition qu’il lui donneroit ce qu’il portoit sur son dos, quoi que ce pût être : le pauvre âne, pressé par la soif fut obligé d’accepter cette dure condition ; et ce fut ainsi que la faculté de rajeunir et le don d’une éternelle jeunesse passa de l’espèce humaine à celle des serpens ; elle fut le prix de quelques gouttes d’eau. Lorsque Prométhée qui se réconcilia depuis avec les hommes, vit que le prix de leur accusation leur avoit ainsi échappé, fidèle à son caractère malicieux, et voulant se venger de Jupiter, contre lequel son cœur étoit encore ulcéré, il ne craignit point d’employer la ruse, dans un sacrifice qu’il lui offrit. Il immola donc à ce dieu deux taureaux ; mais ces deux victimes étoient de nature bien différente ; car il avoit mis dans la peau de l’un toute la chair et la graisse des deux, ne laissant à l’autre que les os et la peau rembourrée de paille et d’autres matières molles, pour la tenir tendue ; puis, affectant des sentimens religieux et le désir de se rendre agréable à Jupiter, il le supplia de choisir celui des deux taureaux qui lui plairoit le plus. Le dieu, indigné de son impudence et de sa mauvaise foi, mais charmé de trouver une occasion et un prétexte pour se venger, choisit à dessein celui qui n’avoit que la peau et les os. Puis il s’occupa de sa vengeance ; et, persuadé que le plus sûr moyen pour réprimer l’insolence de Prométhée, étoit de faire quelque funeste présent au genre humain (la formation de l’homme étant l’œuvre dont cet impie se glorifioit le plus) ordonna à Vulcain de former une femme parfaitement belle, à laquelle tous les dieux firent aussi chacun un don (et qui, en conséquence, fut appellée Pandore). De plus, ils lui mirent entre les mains un très beau vase où étoient renfermés tous les maux de l’ame et du corps mais l’espérance étoit au fond. Cette femme, s’étant d’abord rendue auprès de Prométhée tâcha de l’engager à recevoir ce vase, et à l’ouvrir ; mais Prométhée étoit trop prudent pour accepter une telle offre : piquée de ce refus, elle alla trouver Épiméthée, frère de Prométhée mais d’un caractère bien différent. Celui-ci, qui étoit plus téméraire ne balança point à ouvrir le vase ; puis, voyant que tous les maux en sortoient et se répandoient rapidement sur la terre, il sentit trop tard sa faute, et tâcha aussi-tôt de la réparer, en remettant le couvercle sur le vase ; mais tous les maux en étoient déja sortis, et il ne put y retenir que l’espérance qui resta au fond. Jupiter, alors considérant tous les crimes dont Prométhée s’étoit rendu coupable (crimes d’autant plus graves, qu’après avoir dérobé le feu du ciel, et insulté à la majesté du maître des dieux par un sacrifice trompeur, il y avoit mis le comble en voulant violer Pallas) il le fit garotter, et le condamna à un éternel supplice, dont telle étoit la nature : transporté sur le mont Caucase, il y fut attaché à une colonne, de manière qu’il ne pouvoit faire aucun mouvement. Dans cette situation, un aigle lui rongeoit continuellement le foie durant le jour ; mais, durant la nuit, toute la partie de ce foie, qui avoit été dévorée se reproduisoit d’elle même, afin que la matière et la cause de ses douleurs se renouvellant sans cesse, son supplice fût éternel. Cependant ces douleurs eurent une fin ; car Hercule, ayant traversé l’océan dans un vase de terre que le soleil lui avoit donné, arriva au Caucase, et délivra Prométhée, après avoir tué l’aigle qu’il perça de ses flèches. Dans la suite, on institua, en l’honneur de Prométhée des jeux, où ceux qui disputoient la victoire, devoient courir un flambeau à la main ; ceux dont le flambeau s’éteignoit avant qu’ils eussent parcouru toute la carrière, perdoient le prix, et il étoit adjugé à celui qui étoit le premier arrivé au but, sans que le sien se fût éteint.

Cette fable renferme, sous le voile d’une ingénieuse allégorie, un assez grand nombre de vérités, dont quelques-unes sont sensibles, et les autres plus difficiles à appercevoir. Aussi les premières ayant été d’abord apperçues, les dernières ont-elles échappé à la pénétration de tous ceux qui ont tenté jusqu’ici d’expliquer cette fiction ; car les anciens, promenant leurs regards dans l’immensité des choses, pensoient que la formation et la constitution de l’homme étoit l’œuvre la plus propre à la divinité, la plus digne d’elle, et c’est la seule qu’ils aient attribuée à la divine providence ; opinion qui a pour base deux vérités incontestables. En premier lieu, la nature humaine (l’homme) est, en partie, composée d’un esprit et d’un entendement qui est le siège propre de la providence (de la prévoyance) ; il seroit absurde de supposer, et impossible de se persuader que des élémens bruts aient pu être le principe d’une raison et d’une intelligence ; d’où l’on est forcé de conclure que la providence de l’ame humaine a pour modèle, pour principe et pour fin une providence suprême. En second lieu, l’homme est comme le centre du monde du moins quant aux causes finales ; car, si l’homme pouvoit être ôté de l’univers, tout le reste ne feroit plus qu’errer vaguement et flotter dans l’espace sans but et sans objet ; en un mot, pour me servir d’une expression reçue et même triviale, le monde ne seroit plus qu’une sorte de balai défait, et dont les brins se disperseroient, faute de lien. En effet, tout semble destiné et subordonné à l’homme ; car lui seul sait tout s’approprier, et tirer parti de tout. Les mouvemens périodiques et les révolutions des astres lui servent à distinguer et à mesurer les temps ou à déterminer la situation des lieux. Les météores lui fournissent des pronostics pour prévoir les saisons, la température ou d’autres météores. Les vents lui fournissent une force motrice pour la navigation, pour les moulins, et pour une infinité d’autres machines ; les plantes et les animaux de toute espèce, des matières pour le logement et le vêtement, des alimens, des remèdes, des instrumens et des moyens pour faciliter, abréger et perfectionner tous ses travaux ; en un mot, une infinité de choses nécessaires, commodes ou agréables ensorte que tous les êtres qui l’environnent, semblent s’oublier eux-mêmes, et ne travailler que pour lui[2]; et ce n’est pas au hazard que le poëte, inventeur de cette fiction ajoute que, dans cette masse destinée à former l’homme, Prométhée mêla et combina, avec le limon, des particules tirées de différens animaux. En effet, de tous les êtres que l’univers embrasse dans son immensité, il n’en est point de plus composé et de plus hétérogène que l’homme. Ainsi ce n’est pas sans raison que les anciens l’ont qualifié de petit monde, de microcosme, le regardant comme un abrégé du monde entier. Or, quoique les chymistes, qui ont abusé de ce mot de microcosme, et qui en ont détourné la signification, en le prenant à la lettre, en aient détruit toute l’élégance et toute la vraie force, lorsqu’ils ont avancé que tous les minéraux et tous les végétaux, ou des substances très analogues, se trouvent dans le corps humain[3], cette ridicule exagération ne détruit, en aucune manière, ce que nous venons de dire, et il n’en est pas moins certain que, de tous les corps connus, c’est le plus mélangé, et celui qui présente le plus de substances différentes et de parties distinctes ; complication à laquelle il est naturel d’attribuer ces propriétés et ces facultés étonnantes dont il est doué : car les corps très simples n’ont qu’un très petit nombre de forces ou de propriétés, et dont l’effet est prompt et certain, parce qu’elles n’y sont point balancées par d’autres qui puissent les affoiblir et les émousser, comme elles le sont dans les corps plus composés. Mais la multitude des propriétés et l’excellence des facultés dépend de la composition et d’une plus grande diversité dans les parties constitutives. Cependant l’homme, à son origine, semble être nu et désarmé ; il est long-temps sans pouvoir se secourir lui-même il manque de tout. Aussi Prométhée se hâta-t-il de dérober le feu du ciel, qui est si nécessaire à l’homme, pour satisfaire la plupart de ses besoins, ou de ses fantaisies ; que si l’ame peut être appelée la forme par excellence[4], et la main le premier de tous les instruments, le feu peut être regardé comme le plus puissant de tous les secours et le plus efficace de tous les moyens. C’est de là que l’industrie humaine et les arts méchaniques tirent leurs principales ressources ; c’est un agent dont l’homme varie à l’infini l’emploi et l’usage. La manière dont Prométhée s’y prit pour faire ce larcin, s’applique, avec beaucoup de justesse, à notre explication, et est tirée de la nature même de la chose ; il est dit qu’il se servit pour cela d’une férule qu’il fit toucher au char du soleil : or, la férule sert à frapper, à donner des coups[5], ce qui se rapporte au vrai mode de génération du feu, qui est ordinairement excité par de vives percussions et des chocs violens, qui, en atténuant les matières et en les mettant en mouvement, les préparent à recevoir la chaleur des corps célestes, les met en état de prendre feu, et de le dérober, pour ainsi dire furtivement au char du soleil. Vient ensuite la partie de cette fable, qui mérite le plus de fixer l’attention. Les hommes y est-il dit, au lieu de ces remercîmens et de cette gratitude qu’ils sembloient devoir à celui qui leur avoit fait un tel présent, le payant d’une accusation, dénoncèrent Prométhée et son larcin au tribunal de Jupiter ; accusation qui fut si agréable au dieu que sa munificence versa sur eux de nouveaux bienfaits. N’est-on pas étonné de voir ce dieu approuver et récompenser même leur ingratitude envers leur auteur et leur bienfaiteur, crime si commun parmi nous ? Mais le vrai sens de cette partie de la fiction est très différent de celui qu’elle présente à la première vue en voici la vraie signification. Lorsque les hommes accusent ainsi leur art et leur propre nature, le sentiment que suppose une telle accusation est plus louable et a de plus heureux effets qu’on ne le pense ; la disposition contraire déplaisant aux dieux, et étant pour l’homme une source de maux car ceux qui vantent excessivement la nature humaine ou les arts dont l’homme est en possession, et qui sont comme en extase devant ce peu qu’ils possèdent, veulent en même temps qu’on regarde comme complètes ces sciences dont ils font profession, ou qu’ils cultivent ; admiration d’où résulte une double méprise. En premier lieu, ils sont moins respectueux envers la divinité, aux perfections de laquelle ils semblent comparer leur foible intelligence. En second lieu, ils se rendent moins utiles aux autres hommes ; parce que, s’imaginant qu’ils sont déja arrivés au but, et que leur tâche est remplie, ils ne font plus de nouvelles recherches. Au contraire, ceux qui accusent et dénoncent les arts et la nature humaine, se plaignant continuellement de leur ignorance et de leur impuissance, ont une idée plus juste et plus modeste de leur état ; disposition qui éveille leur industrie, et les excite à faire de nouvelles recherches[6] ; raison de plus pour être étonné du peu de jugement et de la foiblesse de ceux qui, endossant la livrée de certains maîtres, et devenus esclaves d’un petit nombre de philosophes arrogans, ont une si haute vénération pour cette philosophie des Péripatéticiens (qui, après tout, n’étoit que la plus foible portion de la philosophie des Grecs), que toute accusation ou critique dont elle est le sujet, leur paroit non-seulement inutile, mais même suspecte et dangereuse ; c’est, à leurs yeux, une sorte d’hérésie. Ainsi, abandonnant cette philosophie magistrale d’Aristote, qui tranche sur tout, et semble ne jamais douter de rien, croyons-en plutôt Empedocle et Démocrite, qui se plaignent continuellement, le premier, avec une sorte de colère et d’indignation, le dernier, avec plus de réserve et de modestie, que tout, dans l’étude de la nature, est hérissé de difficultés ; que l’homme est plongé dans les plus profondes ténèbres, qu’il ne sait rien, absolument rien ; que la vérité est au fond d’un puits ; qu’elle est tellement mêlée et entrelacée avec l’erreur, qu’il est impossible de démêler l’une d’avec l’autre ; car il est inutile de parler de la troisième académie, qui, sur ce point, a excédé toute mesure, et a porté le doute jusqu’à l’extravagance[7]. Ainsi les hommes doivent être bien persuadés que l’effet ordinaire de cette dénonciation des arts humains et de la nature même de l’homme, genre d’accusation agréable à la divinité, est de l’engager à répandre de nouveaux bienfaits sur les accusateurs ; que cette accusation si âpre, si violente, et en apparence si injuste, intentée contre Prométhée, quoiqu’ils lui doivent leur existence et une partie de leurs lumières, ne laisse pas d’être plus judicieuse qu’une gratitude excessive et une admiration outrée pour ses présens. Enfin, que cette trop haute idée que l’homme a de son opulence est une des principales causes de son indigence. Quant à ce don que les hommes reçurent pour prix de leur accusation, je veux dire celui d’une perpétuelle jeunesse, il est d’une nature qui nous porteroit à penser que les anciens ne désespéroient pas de la découverte des moyens et des procédés nécessaires pour retarder la vieillesse et prolonger la vie humaine, mais la regardoient plutôt comme un de ces secrets précieux que les hommes avoient possédés autrefois, et laissé échapper de leurs mains, par leur paresse, leur incurie et leur négligence, que comme un avantage qui ne leur eût jamais été accordé, et qui leur eût même été refusé pour toujours : car ils nous font entendre assez clairement, dans cette fiction, en y indiquant le véritable usage du feu, et en relevant, avec autant de force que de justesse, les erreurs de l’art, que si les hommes ne sont pas possesseurs de ce secret, ce n’est pas que les dieux l’aient mis hors de leur portée, mais parce qu’ils s’en sont eux-mêmes privés, en mettant ce don si précieux sur un âne pesant et tardif ; fidelle image de cette expérience aveugle et stupide, dont la marche excessivement lente a donné lieu à cette plainte si ancienne sur la courte durée de la vie et les longueurs de l’art. Quant à nous, notre sentiment est que l’on n’a pas encore su faire une judicieuse combinaison de la méthode dogmatique et de la méthode empyrique, qui ne sont pas faites pour être séparées, mais pour s’aider réciproquement[8], et qu’on a l’imprudence de confier les présens des dieux, ou à la témérité d’une philosophie abstraite, espèce d’oiseau qui ne fait que voltiger, ou aux lenteurs de l’expérience fortuite, qui est l’âne de la philosophie ; et cet âne même, on ne doit pas non plus en avoir trop mauvaise idée, ni en trop mal augurer ; il peut toujours être de quelque utilité. En effet tout homme qui, dirigé par des règles et une méthode aussi sûres que fixes, s’adonneroit à l’expérience avec un zèle soutenu, et sans que la soif de ces expériences qui n’ont pour objet qu’un vil gain, ou un vain étalage, l’excitât jamais à jeter (ou à laisser prendre) son fardeau, pour courir après ces objets frivoles ; cet homme, dis-je, pourroit nous apporter de nouveaux dons de la munificence divine[9]. Lorsque les poëtes ajoutent que le don d’une jeunesse perpétuelle passa des hommes aux serpens, ce n’est qu’une circonstance ajoutée pour embellir cette fable ; à moins qu’on ne pense que les anciens, par cette addition, ont voulu aussi faire entendre que les hommes devroient rougir de n’avoir pu jusqu’ici, à l’aide du feu, et des arts dont ils sont en possession, s’approprier ce que la nature même a accordé à tant d’autres animaux. De plus, cette réconciliation subite des hommes avec Prométhée, après avoir fait une si grande perte et avoir vu ainsi toutes leurs espérances trompées, renferme une observation aussi utile que judicieuse, c’est une fidelle image de l’inconstance et de la légèreté de la plupart des hommes qui se mêlent de faire des expériences ; car, lorsque leurs premières tentatives ne sont pas heureuses et ne répondent pas à leurs désirs, ils se découragent aussi-tôt et abandonnent tout, pour revenir précipitamment à leur ancienne marche et à leurs premières opinions, avec lesquelles ils se réconcilient[10]. La fable, après avoir décrit l’état de l’homme, par rapport aux arts et aux facultés intellectuelles, passe à la religion ; car la culture des arts a presque toujours marché de front avec le culte divin, qui a été ensuite envahi et souillé par l’hypocrisie[11]. Ainsi ce double sacrifice, ces deux victimes offertes par Prométhée, nous donnent une juste idée de l’homme vraiment religieux et de l’hypocrite. Car, dans la peau de l’un des deux taureaux se trouve la graisse, dont l’inflammation et la fumée sont l’emblême de l’amour et du zèle pour la gloire de Dieu ; sentiment qui enflamme les cœurs, en élevant les pensées ; elle renferme et contient aussi les entrailles, image de la charité ; enfin, des chairs substantielles, qui représentent la substance et la réalité d’une piété sincère. La peau de l’autre taureau ne contient que des os arides et dépouillés de chair, qui ne laissent pas de tenir cette peau tendue, et de lui donner toute l’apparence d’une très belle victime. Ce dernier taureau est l’emblème de ces rits extérieurs et de ces fastueuses cérémonies dont les hommes chargent et enflent, pour ainsi dire, le culte divin ; toutes choses bonnes pour l’ostentation et l’étalage, mais qui n’ont rien de commun avec la vraie piété[12] ; et les hommes, non contens de se jouer de la divinité par cet orgueilleux hommage, ont bien l’audace d’imputer à Dieu même leur propre vanité, de soutenir que de telles offrandes sont de son choix, et que c’est lui-même qui les a prescrites. Mais le prophète les dément, en faisant parler Dieu lui-même sur ce sujet, se plaint en ces termes de l’espèce d’option qu’ils lui donnent : Est-ce donc là ce jeûne que j’ai prescrit ? est-ce moi qui ai voulu que l’homme se contentât de mortifier ainsi son corps durant le cours d’une seule journée, et courbât ainsi la tête comme le roseau débile ? qu’ai-je besoin de vos boucs et de vos génisses ?

Après avoir décrit l’état de la religion, la fable passe à la description des mœurs et des misères attachées à la condition humaine, dont elle indique la principale source. C’est une opinion assez commune, et qui n’en est pas moins fondée, que cette Pandore est l’emblême de la volupté (des desirs illicites) qui, après l’invention des arts nécessaires, des commodités de la vie et des rafinemens du luxe, a, pour ainsi dire, allumé son flambeau. Aussi est-ce à Vulcain (qui est l’emblême du feu) que sont attribués les inventions et les travaux qui ont pour objet la volupté : source impure d’où découlent une infinité de maux et de calamités avec le tardif repentir ; maux qui se font sentir, non-seulement aux individus, mais même aux empires, soit royaumes, soit républiques ; car c’est de-là que dérivent la guerre, les troubles, les révoltes et la tyrannie[13]. Mais ce qui doit ici fixer principalement notre attention, ce sont les deux conditions opposées, les deux exemples, et, en quelque manière, les deux tableaux contraires, tracés dans cette fable sous les personnages de Prométhée et d’Épiméthée : car ceux qui ont embrassé la secte d’Epiméthée manquent ordinairement de prévoyance leur vue n’est pas de très-longue portée ; ils mettent au premier rang les douceurs dont ils peuvent jouir dans le présent ; insouciance qui les expose à une infinité de dangers, de malheurs et de difficultés, contre lesquels ils sont obligés de lutter sans cesse. Mais du moins ils ont l’avantage de se satisfaire, de céder à leur penchant, et de suivre leur propre goût ; à quoi il faut ajouter une infinité d’espérances chimériques qu’ils doivent à leur ignorance même, et dont ils se paissent comme d’autant de rêves agréables ; songes flatteurs qui adoucissent les misères de leur condition. Mais l’école de Prométhée est composée d’hommes très prudens, qui, découvrant fort loin dans l’avenir, s’épargnent et éloignent, par leurs précautions prises long-temps d’avance, les maux dont ils sont menacés. Mais cet avantage même est balancé par un terrible inconvénient qui s’y trouve attaché. Ces mêmes hommes se privent d’une infinité de plaisirs et de douceurs : ils luttent continuellement contre leur propre penchant et font violence à leur naturel ; sans compter les craintes, les inquiétudes et les soucis dont ils sont perpétuellement rongés ; inconvénient pire que le premier ; car liés comme Prométhée à la colonne inébranlable de la nécessité, ils sont tourmentés par une infinité de pensées affligeantes (représentées par cet aigle de la fable, parce qu’elles ne font, pour ainsi dire, que voltiger) ; pensées dont l’aiguillon les pénètre et qui leur rongent, pour ainsi dire, le foie[14] ; à la réserve de quelques instans de relâche, où ils respirent un peu, et qui sont pour eux comme le repos de la nuit ; mais ces craintes et ces inquiétudes renaissent bientôt pour les tourmenter de nouveau. Aussi il est peu d’hommes qui sachent réunir en eux tous les avantages attachés à ces deux dispositions contraires de l’ame ; je veux dire la sûreté réelle qui est le fruit d’une sage prévoyance et la sécurité attachée à une judicieuse insouciance et au mépris du danger[15]. On ne peut parvenir à ce double but que par le moyen d’Hercule, c’est-à-dire, de ce courage soutenu de cette force d’ame et de cette constance qui fait que l’homme préparé à tout événement, et disposé à mépriser les maux ainsi que les biens, sait prévoir sans crainte, jouir sans dégoût (excès), et souffrir sans impatience. Mais une circonstance qu’on ne doit pas oublier ici, c’est que cette égalité d’ame n’étoit point naturelle à Prométhée, mais qu’il l’avoit acquise et qu’il la devoit au secours d’un autre, nul individu n’ayant naturellement une ame assez forte pour s’élever si haut. Elle lui étoit venue des lieux situés au-delà de l’océan ; et il en avoit l’obligation au soleil, qui avoit fourni les moyens nécessaires pour la lui apporter ; car elle étoit l’effet et le fruit de la sagesse et de profondes méditations sur l’instabilité, les vicissitudes, et, s’il est permis de s’exprimer ainsi, sur les ondulatians de la vie humaine[16] ; méditations qui peuvent être comparées à la navigation d’Hercule traversant l’océan (dans un vase de terre). Virgile a su peindre, avec son élégance ordinaire, cet état de l’ame en indiquant sa véritable source

Heureux qui, ayant découvert les causes de tout, a su mettre sous ses pieds les vaines terreurs, le destin inexorable et le fracas de l’avare Acheron.

C’est avec le même jugement que l’auteur de cette fiction que nous expliquons, ajoute, pour encourager les hommes et fortifier leur âme, que ce héros d’une si haute stature ne laissa pas de traverser l’océan dans un vase de terre, de peur qu’ils n’allèguent pour excuse la fragilité de leur nature, et ne s’imaginent, ou ne prétendent, qu’elle est tout-à-fait incapable d’une telle force et d’une telle confiance. Sénèque avoit une plus haute idée des forces de la nature humaine, lorsqu’il s’exprimoit ainsi : Est-il un spectacle plus imposant et plus auguste que de voir réunies, dans un même homme, la fragilité d’un mortel et la sécurité d’un dieu ?

Mais revenons sur nos pas pour éclaircir un point que nous avons passé à dessein et afin de ne pas en séparer d’autres qui avoient entre eux une liaison et une connexion naturelle : je veux parler de ce crime que commit Prométhée en sollicitant Pallas, et en voulant attenter à la pudicité de cette déesse : car ce fut proprement pour ce crime, le plus grand de tous ceux dont il s’étoit rendu coupable, qu’il fut condamné à avoir les entrailles continuellement dévorées par un aigle. Cette partie de la fiction nous paroît destinée à faire entendre que les hommes, fiers d’avoir porté leurs arts à un certain degré de perfection et enflés de l’étendue de leurs connoissances, tentent souvent de soumettre la sagesse divine à leurs sens et à leur raison ; prétention audacieuse, dont la conséquence nécessaire et la punition naturelle est cette espèce de déchirement et cette perpétuelle agitation d’esprit figurée par le supplice de Prométhée. Ainsi, les hommes doivent, avec toute la modestie et la soumission convenables, faire une juste distinction entre les choses divines et les choses humaines, entre les oracles des sens et ceux de la foi ; à moins qu’ils ne veuillent embrasser l’hérésie, ou une philosophie fantastique et mensongère. Reste à parler de ces jeux institués en l’honneur de Prométhée, où ceux qui disputoient le prix, couroient un flambeau à la main ; cette dernière partie de la fable se rapporte également aux arts et aux sciences, comme ce feu dérobé au ciel par Prométhée et en mémoire duquel ils furent institués ; elle renferme une observation très judicieuse ; savoir, qu’on ne doit attendre de rapides progrès dans les sciences, que de la succession des individus ou des nations qui les cultivent, et non de la vivacité ou de la vigueur d’esprit d’un seul individu ou d’une seule nation. En effet, ceux qui sont les plus légers à la course, sont peut-être ceux qui ont le moins d’adresse pour tenir leur flambeau allumé ; son extinction pouvant tout aussi-bien être l’effet de la rapidité de la course, que de sa lenteur. Malheureusement les courses et les joûtes de cette espèce sont tombées en désuétude depuis long-temps ; les sciences n’ayant été florissantes que dans leurs premiers inventeurs tels qu’Aristote, Galien, Euclide, Ptolomée, etc. et leurs successeurs n’ayant rien fait et presque rien tenté de grand. Il seroit à souhaiter que ces jeux, en l’honneur de Prométhée ou de la nature humaine, fussent rétablis. Ils pourroient exciter une louable émulation et provoquer des joûtes utiles ; car alors la succession des sciences ne dépendroit plus du frêle flambeau d’un seul individu, flambeau perpétuellement agité et toujours prêt à s’éteindre. Ainsi on ne sauroit trop exhorter les hommes à s’éveiller eux-mêmes, et à fournir leur carrière avec vigueur, au lieu de se reposer entièrement, comme ils le font, sur l’autorité d’un petit nombre d’esprits.

Telles sont les vérités que cette fable si connue nous présente sous la voile mystérieux de l’allégorie. Cependant, nous ne disconvenons pas qu’elle n’en un grand nombre d’autres qui se rapportent aux mystères du christianisme. Avant tout, cette navigation qu’Hercule entreprit dans un vase de terre, pour délivrer Prométhée, paroît être une figure de l’incarnation du Verbe divin, qui daigna, pour ainsi dire, faire voile sur l’océan de ce monde, revêtu d’une chair humaine (espèce de vase fragile), pour la rédemption du genre humain. Mais nous devons nous arrêter ici ; car nous nous sommes interdit toute interprétation trop libre en ce genre, de peur de porter un feu étranger et profane sur l’autel du Seigneur.

  1. Comment s’y prend-on pour mettre une éternelle jeunesse sur un âne ? Il veut dire sans doute qu’ils mirent sur l’âne la drogue, ou la substance dont cette jeunesse éternelle devoit être l’effet.
  2. Quoique l’homme tire parti de tout, il ne s’ensuit pas que tout ait été fait pour que l’homme en tirât parti : autrement l’animal qu’il nourrit, auroit aussi droit de croire que l’homme a été fait pour lui ; et j’ai peine à me persuader qu’un requin, lorsqu’il dévore un homme d’une seule bouchée, l’avale, en s’oubliant lui-même, et ne le mange que pour lui faire plaisir. Si l’homme est en effet le centre de l’univers, quand le requin a avalé l’homme, le centre de l’univers est alors dans le ventre du requin. La vérité est que, si les différens êtres ont été formés à dessein, ils ont été faits les uns pour les autres, puisqu’il n’est aucun être qui n’ait besoin de quelques autres, et qui ne soit nécessaire à d’autres. Le véritable lien des êtres organisés, ce sont leurs besoins et leurs actions réciproques. L’homme a de plus des droits fondés sur le besoin qu’il a de ses semblables, et des devoirs fondés sur le besoin que ses semblables ont de lui :droits et devoirs qui, ayant déjà pour base la faculté qu’ont les uns et les autres de se servir et de se secourir réciproquement, ont une base de plus ; savoir une loi primitive dictée par l’Être suprême mais qui dans le cas même où cette opinion si consolante seroit une erreur, ne laisseroient pas de subsister, puisqu’ils dérivent de la nature même de l’homme, être sensible, foible et intelligent : conséquence qui, en rendant les bases de nos devoirs indépendantes de tout systême religieux, donne ainsi aux théistes et aux athées une morale commune, et ôte tout prétexte aux méchants, comme le souhaitoit le sage Marc-Aurèle, et comme l’a aussi en partie observé le sublime traducteur d’Young et de Shakespear.
  3. Cette assertion est moins vraie que ne le pensoient ces chymistes, et plus vraie que ne le pensoit notre auteur. Tous les élémens de la matière ainsi que les qualités et les forces primordiales, qui leur sont inhérentes, sont dans un mouvement perpétuel, elles se croisent sans cesse et se mêlent selon toutes les directions et les proportions possibles elles entrent dans les composés, en sortent et y rentrent continuellement, surtout dans les corps organisés qui reçoivent par toutes leurs portes, des débris d’animaux, de végétaux et de minéraux : donc il y a de tout dans tout : donc il y a de tout dans l’homme : or les particules de la matière solaire, et les molécules terrestres, aqueuses, aériennes, minérales, végétales, etc. sont, par rapport aux molécules (à peu près de même grandeur et d’une force proportionnelle) qui les environnent, des soleils, des terres, des lunes, des océans, des atmosphères, des minéraux, des végétaux ; car tout est relatif : et une particule de la matière solaire est plutôt un soleil, par rapport au corps humain, que le soleil n’est une étincelle par rapport au monde entier : donc l’homme est un abrégé de l’univers.
  4. Qu’est-ce que l’ame ? c’est la forme par excellence : de quoi est-elle la forme ? ce ne peut être que celle du corps humain ; puisque, si l’on ôte de l’homme son corps et son ame il ne reste plus rien : or, selon Bacon, la forme est ce qui constitue une chose : l’ame selon lui est donc ce qui constitue le corps humain.
  5. Ce feu que Prométhée déroba dans les cieux et apporta aux hommes, n’est autre chose que la science ; cela posé si les pédagogues de l’antiquité employoient, comme les nôtres, la férule, pour exciter l’attention de leurs disciples, alors on comprendroit aisément ce que le poëte veut dire, lors qu’il prétend que Prométhée se servit d’une férule pour apporter le feu céleste ; cela signifierait qu’il faisoit d’excellentes éducations parce qu’il prodiguoit les férules à ses écoliers, pour les faire étudier, à peu près comme nos pédans animés par une ardente charité pour leurs élèves, et par une ferme espérance d’en faire des orthodoxes, leur donnent la foi, à force de leur donner le fouet.
  6. Cette explication n’est qu’un perpétuel contre-sens ; celle de J. J. nous paroît plus naturelle. Ce feu du ciel, dérobé par Prométhée, est la science, comme le pense ce dernier ; les hommes, au lieu d’honorer et de récompenser ceux qui les instruisent, les accusent d’impiété, d’athéisme, de sorcellerie, devant le prince ou les grands, à l’instigation de certains envieux ou intrigans ; le prince récompense cette dénonciation par de nouvelles faveurs : mais comme ces graces sont accordées à des sots, les ânes qui en sont les porteurs, s’en laissent dérober le fruit par les hommes serpens, c’est-à-dire par les intrigans, etc. puis, les philosophes, leur pardonnant cette ingratitude, continuent à les instruire : Prométhée signifie providence ou prévoyance : les hommes éclairés et prévoyans sont en petit ce que la divine providence est en grand.
  7. Arcésilas, Carnéades et Pyrrhon n’eurent d’autre tort, que celui d’avoir outré et exagéré deux opinions très sages de la première Académie. L’une de ces opinions étoit que, dans toute recherche ou discussion, pour se mettre en état de saisir ou de reconnoître la vérité, au cas qu’on la rencontre, il faut se tenir dans une parfaite indifférence sur l’affirmative et la négative, au lieu d’épouser d’abord certaines opinions avant de les avoir soumises à l’examen, et de chercher ensuite des argumens ou des sophismes pour les défendre envers et contre tous, comme on le faisoit dans les autres écoles. L’autre étoit que, pour prévenir des disputes trop vives, et les animosités qui en sont l’effet, il faut demeurer dans un doute perpétuel à l’égard des opinions qui n’ont que des relations très éloignées avec le bonheur de l’homme, et qui ne sont pas susceptibles d’être vérifiées par l’expérience : mais les philosophes désignés dans ce passage firent un dogme positif de ce doute philosophique dont Socrate et Platon n’avaient fait qu’une méthode provisoire, pour passer de l’ignorance à ta vérité, sans passer par l’erreur.
  8. La méthode empyrique est nécessaire pour acquérir l’expérience ; et la méthode dogmatique, pour la diriger, la provoquer, la prévoir, la simplifier, la suppléer et la résumer : l’empyrique est le maçon, et le dogmatique est l’architecte ; mais il faut des pierres pour bâtir.
  9. Le plus sûr moyen pour perfectionner rapidement toutes les branches de l’industrie et de la science humaine, c’est la division du travail ; et les hommes qui concentrent toute leur attention dans un seul genre, finissent toujours par surpasser ceux qui se partagent entre plusieurs genres. Ainsi il manque, dans la république savante, une société purement expérimentale, dans les assemblées de laquelle il ne seroit permis que d’exposer, dans le plus grand détail, les procédés qu’on auroit suivis, en faisant les expériences dont on y rapporteroit les résultats, en y joignant tout au plus les raisonnemens par lesquels on y auroit été conduit et ceux qui conduiroient immédiatement à d’autres expériences : société qui n’auroit qu’un seul statut, portant que tout membre qui se permettroit des raisonnemens qui n’aboutiroient pas à des expériences ou qui proposeroit de nouvelles expériences à faire, sans présenter des résultats d’expériences déjà faites, en seroit puni par une amende applicable au profit expérimental de celui qui, dans la même séance, seroit jugé avoir présenté le résultat le plus clair et le plus utile. Voilà un moyen pour s’épargner les raisonnemens à perte de vue et le bavardage.
  10. La fausseté de cette partie de l’explication prouve celle du tout : Prométhée, selon notre auteur même, représente la prévoyance et, en général, la science, ou les hommes vraiment savans et prévoyans : se réconcilier avec Prométhée, ce n’est donc pas se réconcilier avec ses anciens préjugés, mais, au contraire, avec la vérité et avec ceux qui la possèdent.
  11. Il en a été des religions comme de l’orviétan, de la lanterne magique et d’une infinité d’autres drogues ou machines, inventées par des hommes de génie, et promenées ensuite par des charlatans. Ces doctrines mystérieuses, qui, dans leur première institution, étoient aussi simples que les hommes auxquels elles étoient destinées, furent d’abord un puissant instrument que les premiers sages employèrent pour contenir des hommes aussi féroces qu’ignorans, en attendant qu’ils pussent les instruire, et pour leur faire accroire des vérités de pratique qu’ils ne pouvoient encore leur faire comprendre : puis, d’hypocrites fainéans s’emparèrent de ces doctrines, et jugeant que la crédulité du peuple seroit plus fructueuse pour eux que son instruction, défendirent, sous peine de mort, de lui faire comprendre ce qu’ils vouloient absolument continuer de lui faire accroire ; ajustèrent au corps de la religion une alonge aussi lucrative que mensongère ; condamnèrent le genre humain à une enfance éternelle, et convertirent ainsi le remède en poison.
  12. Plus un homme est sot ou fripon, plus il a besoin de faire sa toilette ; il en est de même d’une religion et de ses ministres ; il y a une terrible différence entre la couronne d’épines de J. C. et les trois couronnes de son vicaire ; et ce vicaire est beaucoup plus riche que le curé.
  13. Cette partie de la fable est expliquée avec autant de netteté que de justesse ; mais cette explication est encore un peu vague et incomplète. Pourquoi l’inventeur de cette fable dit-il que le vase, où étoient renfermés tous les maux, étoit fort beau, et qu’il fut mis entre les mains d’une très belle femme ? en voici la raison : la source la plus féconde des maux de l’homme en société, est la jalousie ; et les deux principaux objets de cette jalousie sont les belles femmes et le luxe ; c’est-à-dire, le desir de jouir et celui de briller ; seconde cause qui rentre dans la première, et qui n’en est qu’un effet ; car le luxe, enfant de la vanité humaine, a dû s’introduire, et s’est en effet introduit par le sexe, dont le besoin, le desir, la destination, le métier et le devoir même, est de plaire ; sexe qui, en conséquence, a droit et est même obligé, par état, d’être un peu vain. C’est sur-tout pour se plaire l’un à l’autre que les deux sexes se couvrent de brillans colifichets ; c’est pour jouir qu’on veut briller ; et c’est pour être doublement qu’on veut paroître. Or, de ce double desir naissent la jalousie, le dépit, les disputes, les querelles, la guerre et l’effusion du sang humain. Plus une femme a de perfections, plus elle est vivement et universellement convoitée, plus aussi elle cause de maux : un homme mûr et prudent, un Prométhée, se garde bien de mettre à son doigt un tel bijou ; car il sait que le possesseur de ce joyau que tout le monde desire, a tout le monde pour ennemi : une telle femme ne paroît belle à son époux que pendant quelques mois, parce qu’il est dans les coulisses et voit de près les décorations ; mais elle continue de le paroître à ceux qui restent au parterre, et elle ne le redeviendra pour lui qu’au moment où il craindra de la perdre. Prométhée regarde ce joyau si couru comme une marchandise de très bon débit ; mais il craint les frais de garde et de magasin ; en conséquence, il s’en passe et n’épouse que son propre repos, en se contentant d’une femme que personne ne lui envie, ou en gardant le célibat ; au lieu qu’un jeune étourdi, rempli de vanité, en un mot, un Épiméthée, qui veut avoir long-temps la gloire d’étaler ce bijou, quoiqu’il ne soit pas très nécessaire de le porter au marché, et qu’on sache toujours très bien où il est, lève le couvercle de la boîte de Pandore, et y puise un repentir cent fois plus amer, que l’espérance, restée au fond du vase n’est douce : il veut remettre le couvercle, mais il n’est plus temps ; tous les maux sont sortis et se sont logés au fond de son cœur. Les belles femmes sont le feu qui nous éclaire et nous aveugle, qui nous réchauffe et qui nous brûle : elles nous apprivoisent et nous effarouchent, nous consolent et nous désolent. C’est la beauté qui envoie les guerriers détruire le genre humain, et qui les rappelle ensuite pour réparer ses pertes : les femmes et les guerriers se cherchent naturellement : c’est avec ceux qui dépeuplent le plus, qu’elles aiment le mieux repeupler ; et Mars est l’amant favorisé de Vénus : ici, comme par-tout ailleurs, la nature, après avoir planté, dans le bien même, le germe du mal, plante ensuite, dans ce mal même, le germe du bien. Le véritable défaut de cette fiction expliquée par notre auteur, c’est que les poëtes qui l’ont inventée, n’ont envisagé que les maux causés quelquefois très innocemment par le beau sexe, sans parler des services qu’il rend et des biens qu’il procure à l’autre moitié du genre humain : il faut donc ajouter cette moitié que les poëtes ont supprimée ; la voici : on trouve infiniment plus de vertus, de talens et de qualités sociales, dans les sociétés composées des deux sexes, que dans celles qui le sont entièrement d’un sexe ou de l’autre : si l’on ôtoit de l’univers tout le beau sexe on en ôteroit le desir de plaire et la commisération, les deux sources les plus réelles et les plus pures de toutes les vertus humaines.
  14. Les sciences ne nous apprennent que trop souvent à voir des maux qu’elles nous apprennent rarement à guérir, maux que sans elles nous n’aurions pas apperçus : et tel est leur principal inconvénient ; car la plus grande partie du bonheur consiste à ignorer tous les maux dont on ignore le remède, à jouir du beau temps, avec un peu d’insouciance, et à ne sentir la pluie que lorsqu’il pleut.
  15. L’homme doit réfléchir sur chacune de ses actions, afin de ne point agir au hazard, et n’y penser que durant un certain temps, afin de réaliser ses idées ; sans doute mais pendant combien de temps doit-on réfléchir sur chacune, pour n’être ni trop soucieux ni trop insouciant ? voilà ce qu’il seroit impossible de dire : ici les mesures manquent et la règle n’est point divisée en pieds et en pouces.
  16. Rien ne dure : cette vérité bien conçue, ou plutôt bien sentie, suffit pour nous préserver de la présomption dans la prospérité et du découragement dans l’adversité.