De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 64-69).


X. Le ciel, ou les origines.


Le ciel, au rapport des poëtes, étoit le plus ancien des dieux : Saturne, son fils lui coupa les parties génitales avec une faux. Ce fils eut ensuite un grand nombre d’enfans mais il les dévoroit aussi-tôt après leur naissance. Enfin Jupiter fut le premier qui put échapper à sa voracité. Dès qu’il fut devenu grand, il précipita Saturne dans le Tartare, et prit possession du trône. De plus, il coupa aussi les parties génitales à son père, avec la même faux qui avoit servi à mutiler son aïeul, et les jeta dans la mer, ce qui donna naissance à Vénus. Quelque temps après, Jupiter étant à peine affermi sur son trône, eut à essuyer deux guerres mémorables ; la première, contre les Titans, qu’il vainquit par le secours du soleil, le seul d’entre eux qui fut de son parti, et qui se distingua dans cette guerre ; la seconde, contre les géans qui furent aussi défaits et dispersés par les foudres et les armes de Jupiter. Enfin, quand il eut réduit ces derniers, il régna paisiblement.

Cette fable paroît être une sorte d’énigme servant d’enveloppe à un systême sur l’origine des choses, peu différent de l’hypothèse adoptée dans la suite par Démocrite, le premier qui ait osé affirmer l’éternité de la matière, et nier l’éternité du monde, en quoi il a un peu plus approché que les autres de la vérité que le Verbe divin nous a révélée. Car nous lisons dans l’écriture sainte, qu’avant les ouvrages des six jours, la matière étoit encore informe et confuse.

Voici quel est le sens de cette fable. Le ciel est cette vaste concavité qui embrasse la totalité de la matière ; Saturne est cette matière même qui a ôté à son père toute faculté d’engendrer. Car la quantité totale de la matière est toujours la même, et n’est susceptible ni d’augmentation ni de diminution. Les agitations et les mouvemens irréguliers de la matière ne produisirent d’abord que des assemblages confus, incohérens et imparfaits ; ce n’étoient encore, pour ainsi dire, que des ébauches de monde ; mais, dans la suite des temps, se forma un tout plus régulier, et susceptible de se maintenir dans son premier état. Ainsi, la première division des temps est désignée par le règne de Saturne, et lorsque le poëte dit que ce dieu dévoroit tous ses enfans, ces paroles indiquent les fréquentes dissolutions des premiers assemblages et leur courte durée ; la seconde est figurée par le règne de Jupiter, qui relégua ces composés si variables et ces formes si passagères dans le Tartare, lieu dont le nom signifie trouble, agitation. Ce lieu paroît être tout l’espace compris entre la région inférieure des cieux et l’intérieur de la terre, espace occupé par tout ce qui est variable, fragile, mortel et corruptible. Durant cette première génération des choses, qui eut lieu pendant le règne de Saturne, Vénus ne prit point naissance ; car, tant que la discorde prévalut sur la concorde, dans la totalité de la matière, l’univers dut subir quelques variations dans son ensemble et dans sa structure même : générations passagères, qui eurent lieu avant que Saturne fût mutilé ; mais lorsque ce premier mode de génération cessant, cet autre mode qui s’opère par le moyen de Vénus (c’est-à-dire par l’accouplement), commença, la concorde qui étoit alors dans toute sa force, prit tout-à-fait le dessus, en sorte que l’univers, qui étoit enfin devenu un tout régulier et durable, un systême complet, n’éprouva plus de changement que dans ses parties ; cependant Saturne, quoique détrôné, mutilé et relégué, n’étoit pas tout-à-fait mort, et l’opinion de Démocrite étoit que le monde pouvoit retomber dans l’ancien chaos, et qu’il pouvoit y avoir, à cet égard, des espèces d’interrègnes. Le poëte Lucrèce souhaite que cette confusion n’ait pas lieu de son temps.

Puisse la fortune, qui gouverne tout, éloigner de nous cette vaste catastrophe ; et le raisonnement, plutôt que l’expérience, nous prouver sa possibilité !

Or, après que le systême du monde, en vertu des forces qui l’animoient, eut pris un peu de consistance dans sa totalité, il ne fut pas néanmoins tout-à-fait exempt de confusion ; car il y eut encore pendant quelque temps, dans les régions célestes, des mouvemens très sensibles, qui furent tellement assoupis par la force victorieuse du soleil, que le systême du monde n’en eut pas moins de stabilité. Il y eut aussi dans les régions inférieures quelques bouleversemens passagers, occasionnés par des inondations, des tempêtes, des vents, des tremblemens de terre plus universels que ceux qui se font sentir de notre temps. Mais, quand ces désordres momentanés cessèrent aussi d’avoir lieu, alors un ordre et un calme durables régnèrent enfin dans la totalité de l’univers. Mais on peut dire au sujet de cette fiction, que si cette fable renferme un systême, réciproquement ce systême renferme une fable ; car nous savons (et cette vérité est un article de foi) que toutes ces hypothèses ne sont que les oracles des sens qui depuis long-temps ont cessé de dire la vérité ; l’écriture sainte nous apprenant que c’est l’Être infiniment puissant et intelligent qui a créé l’ordre, le systême et la matière même de l’univers.