De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 51-54).

VIII. Actéon et Penthée, ou l’homme trop curieux.


Cette indiscrète curiosité qui va épiant les secrets d’autrui, et qui assez ordinairement est peu scrupuleuse dans le choix des moyens qu’elle emploie pour les découvrir, est allégoriquement figurée dans deux fables inventées par les anciens savoir, dans la fable d’Actéon et dans celle de Penthée. Actéon étant survenu par hazard, lorsque Diane étoit au bain, et l’ayant vue tout-à-fait nue, elle le métamorphosa en cerf, et il fut mis en pièces par les chiens mêmes qu’il avoit nourris. Penthée voulant voir, par ses propres yeux, les sacrifices secrets et les orgies de Bacchus, monta sur un arbre, pour satisfaire sa curiosité, en punition de laquelle il fut attaqué de frénésie. Or la démence de Penthée étoit de telle nature, que tous les objets lui paroissant doubles, il voyoit deux soleils, deux villes de Thèbes, etc. en sorte que lorsqu’il vouloit aller à Thèbes, il croyoit voir d’un autre côté une autre ville de Thèbes ; ce qui le faisoit revenir sur ses pas ; et trompé par cette illusion, il ne faisoit qu’aller et venir, monter et descendre, n’ayant plus ni de but fixe ni de repos. C’est ce que dit le poëte Horace.

Semblable à Penthée, appercevant la troupe des Euménides, et voyant deux soleils, deux Thèbes, etc.

La première de ces deux fables a pour objet les secrets des princes, et la seconde, les mystères de la religion ; car ceux qui sont parvenus à découvrir les secrets des princes, sans avoir été admis dans leur conseil, et contre leur volonté, sont assurés de leur devenir odieux. Aussi n’ignorant pas que leur maître, indisposé contre eux, épie les occasions et cherche des prétextes pour les perdre ils mènent une vie timide comme les cerfs, et tout leur fait ombrage. Trop souvent aussi leurs propres domestiques, pour faire leur cour au prince, les accusent, et contribuent à leur perte. Car, lorsqu’un homme ayant encouru la haine du prince, sa disgrace devient publique, il trouve dans ses propres domestiques autant de traîtres qui se joignent à ses ennemis, et il éprouve le sort d’Actéon[1]

Le malheur de Penthée est d’une autre nature ; lorsque l’homme prenant un essor téméraire et oubliant trop aisément sa condition de mortel, veut, du haut de la nature et de la philosophie (hauteur représentée, dans cette fable, par cet arbre sur lequel Penthée monta) découvrir les divins mystères, sa témérité est punie par une incertitude et une irrésolution perpétuelle ; car, la lumière de la nature et la lumière divine étant très différentes, les hommes dont nous parlons, croient voir deux soleils. En quoi ils ressemblent à Penthée, s’imaginant voir deux villes de Thèbes ; car Thèbes, dans la fable que nous expliquons représente les buts, les fins des actions humaines, cette ville étant alors la résidence, l’asyle de Penthée : d’où il arrive qu’en toutes circonstances, flottant dans une incertitude et une irrésolution perpétuelle, ils ne savent de quel côté tourner leurs pas, et ne font que tournoyer, ou aller et venir, en s’abandonnant, sans réflexion, aux soudaines impulsions de leur esprit, et en cédant toujours à l’impression du moment.

  1. Le lecteur observera encore ici que la personne qu’Actéon offense involontairement, en découvrant ce qu’elle veut cacher, est une femme et non un homme ; car les femmes s’irritent beaucoup plus que les hommes contre ceux qui découvrent leurs secrets, et même contre ceux à qui leur propre bouche les a révélés et à qui elles ont fait d’indiscrets aveux ; ce sexe étant beaucoup plus foible, plus irritable et plus dépendant de l’opinion que le nôtre : sans compter que ce sont les personnes même les plus curieuses qui détestent le plus les curieux.