De la sagesse des Anciens (Bacon)
Traduction par Antoine de La Salle.
De la sagesse des Anciens15 (p. 26-34).


II. Typhon ou les révoltes.


Junon, indignée de ce que Jupiter avoit engendré, de lui-même et sans le concours de son épouse, Pallas qui étoit sortie toute armée de son cerveau, fatigua long-temps, par ses prières, tous les dieux et toutes les déesses, afin qu’ils la missent aussi en état d’enfanter sans la coopération de Jupiter. Les dieux, vaincus par ses importunités, ayant consenti à sa demande, elle ébranla la terre jusques dans ses fondements ; secousse qui donna naissance à Typhon, monstre d’une stature immense et de l’aspect le plus terrible un serpent fut chargé de le nourrir. Lorsqu’il fut grand, il déclara aussi-tôt la guerre à Jupiter. Dans ce combat, le dieu fut vaincu, et tomba au pouvoir du géant, qui, l’ayant mis sur ses épaules, le porta dans une région obscure et fort éloignée ; puis il lui coupa tous les nerfs des pieds et des mains, et, après l’avoir ainsi mutilé, il le laissa dans ce triste état : mais ensuite Mercure eut l’adresse de dérober au géant les nerfs de Jupiter, et les rendit à ce dieu. Jupiter, ayant ainsi recouvré toutes ses forces, attaqua de nouveau le monstre ; il le blessa d’abord d’un coup de foudre, et du sang qui coula de la blessure qu’il lui fit, naquirent quantité de serpens ; alors enfin, il lança contre lui le mont Etna, et, l’écrasant de cette masse énorme, il le tint immobile, état où il est encore.

Cette fable paroît avoir été imaginée pour montrer les vicissitudes de la destinée des princes, ainsi que les causes et le remède de ces révoltes qui s’élèvent quelquefois dans les monarchies. Car, c’est avec raison qu’on pense que les rois sont (ou doivent être) unis à leurs peuples comme Jupiter à Junon, et par une sorte de lien conjugal ; mais, trop souvent corrompus par la longue habitude du commandement, ils le font dégénérer en tyrannie ils attirent à eux toute l’autorité ; ils foulent aux pieds les privilèges et les droits de tous les ordres de l’état ; ils dédaignent les avis de leur sénat (du conseil d’état, et en Angleterre ceux du parlement) c’est-à-dire, qu’ils exercent un pouvoir arbitraire, voulant que leurs ordres les moins réfléchis soient exécutés sur-le-champ[1], et que leur caprice ait force de loi : puis, les peuples, indignés d’une telle conduite et las de l’oppression, tâchent d’enfanter aussi sans la coopération du prince se créant d’eux-mêmes quelque chef, et lui déférant le commandement ; cette insurrection a ordinairement pour cause les instigations et les sollicitations des grands, qui, une fois coalisés, tentent de soulever le peuple ; soulèvement d’où résulte, dans l’état, une sorte de gonflement figuré dans cette fable par l’enfance de Typhon. Cette agitation croit et est, en quelque manière, nourrie par la malignité innée et le mécontentement du peuple ; disposition qui est le serpent le plus dangereux pour les rois puis, lorsque les rebelles ont rassemblé toutes leurs forces et pris toutes leurs mesures, la révolte éclate et dégénère en guerre ouverte. Or ces insurrections étant la source d’une infinité de maux, soit pour les peuples, soit pour les rois, c’est avec raison qu’elles sont ici représentées par la monstrueuse effigie de Typhon. Les cent têtes de ce monstre figurent la division et la multiplicité des pouvoirs ; ses gueules enflammées désignent les incendies ; ces serpens qui lui servent de ceinture ou de collier, indiquent les maladies pestilentielles qui régnent alors, sur-tout durant les sièges ; ses mains de fer se rapportent aux massacres ; les serres d’aigle sont l’image des rapines et des vexations ; enfin, les plumes dont tout son corps est couvert, représentent les bruits inquiétans qui se répandent alors, ainsi que les nouvelles fâcheuses et les vaines terreurs dont ces bruits sont la source. Quelquefois le parti insurgent prend tellement le dessus que les rois, emportés, pour ainsi dire par les rebelles, sont forcés d’abandonner le siège de leur empire et leurs principales villes, de rassembler autour d’eux le peu de forces qui leur restent, et de se retirer dans quelque province éloignée et peu connue, après avoir perdu leurs trésors et leur autorité, qui sont leurs deux principaux nerfs. Cependant, quelque temps après, pour peu qu’ils supportent leur disgrace avec une sage patience, ils recouvrent leurs nerfs par l’industrie et la dextérité de Mercure, je veux dire que, par de sages édits, par leur affabilité, par des discours gracieux et populaires, ils regagnent peu à peu l’affection de leurs sujets, qui ensuite paient avec joie les contributions ; et c’est ainsi que l’autorité du prince reprend une nouvelle vigueur. Cependant les princes les plus prudens et les plus circonspects se gardent bien de tenter souvent la fortune en pareille circonstance, et de risquer des batailles ; ils tâchent seulement de ruiner la réputation des rebelles par quelque exploit mémorable. Si cette tentative est couronnée par le succès, les rebelles, étant découragés et abattus par cette grande blessure, et commençant à redouter la vengeance du prince, tout le feu qui leur reste, s’exhale en vains murmures figurés dans cette fable par le sifflement des serpens : ensuite désespérant tout-à-fait de leur fortune, et perdant entièrement courage, ils commencent à se disperser en fuyant ; et alors enfin, il est temps pour les rois de les écraser, en jetant sur eux le mont Etna, c’est-à-dire, de tomber sur eux avec toute la masse des forces du royaume.

  1. Ils veulent que leurs ordres soient donnés militairement et exécutés prévôtalement : au lieu de s’assurer sur la confiance publique, la base la plus large et la plus solide de toute autorité ils s’asseient sur une baïonnette qui tôt ou tard leur perce… L’état respectif du peuple et du prince est un état de guerre ; ils se résistent réciproquement, et le prince est continuellement obligé de réagir contre la multitude immense qui agit sans cesse par la violence ou la ruse contre ses loix et son autorité. S’il a un caractère foible cette résistance le fatigue ; et c’est pour s’épargner cette fatigue, qu’il s’efforce sans cesse d’augmenter son autorité ; c’est une sorte de paresse. De plus, le prince s’accoutumant peu à peu à la mesure d’autorité dont il est revêtu, et cessant de la sentir, cesse, par cela seul, d’en jouir ; et c’est encore pour renouveller en lui le sentiment de sa puissance, qu’il veut l’augmenter. Telles sont les deux principales causes du despotisme, et les deux importantes vérités que nous avons autrefois apprises, par notre propre expérience en régnant de temps en temps, pendant quelques heures, sur une vingtaine d’hommes, dans une chaloupe ; car le tout a nécessairement de l’analogie avec les parties dont il est composé. Dans une chaloupe et dans un empire se trouvent les mêmes relations ; ce sont toujours des hommes qui se résistent réciproquement, et dont chacun voudrait devenir le maitre. Il n’est point d’individu qui ne soit tout à la fois roi et sujet, parce qu’il n’en est point qui ne soit dans le cas de commander et d’obéir alternativement ; ainsi, quoique ce chapitre semble ne parler qu’aux rois, il parle à tous les individus.