De la sagesse/Livre III/Chapitre III

LIVRE 3 CHAPITRE 2 De la sagesse LIVRE 3 CHAPITRE 4


LIVRE 3 CHAPITRE 3


seconde partie de la prudence politique et du gouvernement d’estat, qui est de l’action et gouvernement du prince. il faut qu’elle soit déclarée par le vrai souverain ; que la cause en soit juste, et à bonne fin, c’est-à-dire pour arriver à la paix. La prudence exige que l’on considère les forces Je l’ennemi, le basard des .événemens, les grands maux qu’entraîne l’état de guerre. Pour faire la guerre, quand elle est déclarée, trois choses sont nécessaires : des munitions, des hommes, une bonne tactique. Les munitions consistent en argeîit, en armes et en vivres : quant aux hommes, on doit préférer l’infanterie à la cavalerie, les nationaux aux étrangers qui ont toujours pour maxime : ibifas, ubi maxima jtierces. Les premiers sont plus loyaux, plus courageux, plus affectionnés au bien du pays, et coûtent moins ; les seconds font plus de bruit que de service, sont onéreux et odieux à*la patrie, cruels aux citoyens qu’ils fourragent comme ennemis. Ces derniers ne sont employés que par les tyrans qui sont haïs de leurs sujets, et qui les redoutent. r Les troupes se divisent en troupes ordinaires et en troupes subsidiaires. Il faut des deux, mais peu des premières , qui sont toujours tenues sur pied et en armes. Le choix des soldats exige de l’attention : les succès résultent moins du grand nombre que de la valeur. Il faut considérer dans le choix des soldats, le pays, l’âge, le corps, l’esprit, la condition et profession, surtout avoir soin de les bien discipliner. Une bonne discipline doit tendre à deux fins, à les rendre vaillans et gens de bien. On les rend vaillans par l’exercice, (et c’est de là qu’est venu le mot latin exerciius y armée ), par le travail et par l’ordre. Pour en faire des gens de bien, il. faut les accoutumer à la continence , à la modestie en paroles, à l’horreur de toute violence ou pillage. — Après le choix et la discipline des soldats,-on s’occupera des chefs. Il y en a de deux sortes : le général et les officiers. Il ne doit y avoir qu’un général, sans quoi l’on s’expose à tout perdre,

ayant traicté de la provision, et instruict le souverain de quoy et comment il doibt garnir et munir soy et son estat, venons à l’action, et voyons comment il se doibt employer et se prevaloir de ces choses, c’est-à-dire en un mot bien commander et gouverner. Avant traicter cecy distinctement selon le partage que nous en avons faict, nous pouvons dire en gros que bien gouverner et se bien maintenir en son estat, gist à s’acquerir deux choses, bienveillance et authorité. La bienveillance est une bonne volonté et affection envers le souverain et son estat ; l’authorité est une bonne et grande opinion, une estime honorable du souverain et de son estat. Par le premier, le souverain et l’estat est aymé : par le second, il est crainct et redoubté. Ce ne sont pas choses contraires, mais bien differentes, comme l’amour et la craincte. Toutes deux regardent les subjects et les estrangers ; mais il semble que plus proprement la bienveillance regarde les subjects, et l’authorité les estrangers : (…). à parler tout simplement et absolument, l’authorité est plus forte et vigoureuse, plus auguste et plus durable. Le temperament et l’harmonie des deux est chose parfaicte ; mais, selon la diversité des estats, des peuples, leurs naturels et humeurs, l’une est plus aisée, et aussi plus requise en aucuns lieux qu’en autres. Les moyens d’acquerir tous les deux sont touchez et comprins en ce qui a esté dict cy-dessus, specialement de la vertu et des mœurs du souverain ; nonobstant nous en parlerons de chascune un peu. La bienveillance (chose très-utile et quasi du tout necessaire, tellement que seule vaut beaucoup, sans elle tout le reste est peu asseuré) s’acquiert par trois moyens : douceur non seulement en paroles et en faicts, mais encore plus aux commandemens et en l’administration ; ainsi le requiert le naturel des hommes, qui sont impatiens et de servir du tout, et se maintenir en une entiere liberté, (…). Ils obeyssent bien volontiers en subjects, mais non en esclaves : (…). Et à la verité l’on obeyt plus volontiers à celuy qui commande doucement : (…). La puissance, disoit Caesar, grand docteur en ceste matiere, mediocrement exercée conserve tout : mais qui commande indifferemment et eshontement n’est ny aymé ny asseuré. Il ne faut pas toutesfois une douceur trop lasche, molle ny abandonnée, affin que l’on ne vienne en mespris, qui est encore pire que la craincte : (…). C’est le tour de prudence de temperer cecy, ne rechercher d’estre redoubté en faisant du terrible, ny aymé en trop s’abaissant. Le second moyen d’acquerir la bienveillance est beneficence ; j’entends premierement envers tous, mesmement le petit peuple, par une providence et bonne police, par laquelle le bled et toutes choses necessaires au soustien de ceste vie ne manquent, mais soyent à bonne raison, voire abondent s’il est possible ; que la cherté ne travaille poinct les subjects : car le menu peuple n’a soin du public que pour ce regard : (…). Le troisiesme moyen est la liberalité (beneficence plus speciale) qui est une amorce, voire un enchantement pour attirer, gaigner et captiver les volontez : tant est chose douce que de prendre, honorable de donner. Tellement qu’un sage a dict qu’un estat se gardoit mieux par bienfaicts que par armes. Elle a principalement lieu à l’entrée et en un estat nouveau. à qui, combien, et comment il faut exercer liberalité, a esté dict cy-dessus. Les moyens de bienveillance ont esté sagement practiquez par Auguste, (…). L’authorité est l’autre appuy des estats, (…) ; la forteresse invincible du prince, par laquelle il sçait avoir raison de ceux qui osent le mespriser et luy faire teste. Aussi, à cause d’icelle, l’on ne l’ose attaquer, et tous recherchent d’estre bien avec luy. Elle est composée de craincte et de respect. Par ces deux, le prince et son estat est redoubtable à tous et asseuré. Pour acquerir ceste authorité, outre la provision des choses susdictes, il y a trois moyens qui se doibvent soigneusement garder en la forme de commander. Le premier est la severité, qui est meilleure, plus salutaire, asseurée, durable, que l’ordinaire douceur et grande facilité. Ce qui vient premierement du naturel du peuple, lequel, comme dict Aristote, n’est pas si bien né qu’il se range au debvoir par amour ny par honte, mais par force et craincte des supplices, puis de la corruption generalle des mœurs, et desbauche contagieuse du monde, à laquelle ne faut pas penser pourvoir par douceur, qui ayde plustost à mal faire. Elle engendre mespris et esperance d’impunité, qui est la peste des republiques et des estats : (…). C’est une grace envers plusieurs, et tout le public, de quelquesfois en chastier bien quelqu’un. Et faut par fois couper un doigt pour empescher la gangrene de se prendre à tout le bras, selon la belle response d’un roy de Thrace, à qui l’on disoit qu’il faisoit l’enragé et non le roy ; que sa rage rendoit ses subjects sains et sages. La severité maintient les officiers et magistrats en debvoir, chasse les flatteurs, courratiers, meschans, impudens demandeurs, et petits tyranneaux. Au contraire, la trop grande facilité ouvre la porte à tous ces gens-là, dont il advient un epuisement des finances, impunité des meschans, appauvrissement du peuple, comme les catarres et fluxions en un corps flouet et maladif tombent sur les parties plus foibles. La bonté de Pertinax, la licence d’Heliogabale, penserent perdre et ruiner l’empire : la severité de Severe et puis d’Alexandre le restablit et remit en bon estat. Il faut toutesfois que ceste severité soit avec quelque retenue, par intermission et à propos, affin que la rigueur envers peu de gens tienne tout le monde en craincte : (…). Et les rares supplices servent plus à la reformation de l’estat, a dict un ancien, que les frequens. Cela s’entend, si les vices ne se renforcent, et ne s’opiniastrent pas ; car lors il ne faut pas espargner le fer et le feu : (…). Le second est la constance, qui est une fermeté et resolution, par laquelle le prince marchant tousiours de mesme pied, sans varier ny changer, maintient tousiours et presse l’observation des loix et coustumes anciennes. Le changer et r’adviser, outre que c’est argument d’inconstance et irresolution, apporte, et aux loix, et au souverain, et à l’estat, du mespris et mauvaise opinion. Dont les sages deffendent tant de rien remuer et rechanger aux loix et coustumes, fust-ce en mieux ; car le remuement apporte tousiours plus de mal et d’incommodité, outre l’incertitude et le danger, que ne peust apporter de bien la nouveauté. Parquoy tous novateurs sont suspects, dangereux, et à chasser. Et n’y peust avoir assez forte et suffisante cause ou occasion de changer, si ce n’est une très grande, evidente et certaine utilité, ou necessité publicque. Et en ce cas encore faudroit-il y proceder comme d’aguet, doucement et lentement, peu à peu, et quasi insensiblement, leniter et lente . Le troisiesme est à tenir tousiours ferme en main le timon de l’estat, les resnes du gouvernement, c’està-dire l’honneur et la force de commander et ordonner, et ne s’en fier ny remettre poinct à d’autres, et renvoyer toutes choses au conseil, affin que tous ayent l’œil sur luy, et sçachent que tout despend de luy. Le souverain, qui quitte tant peu que ce soit de son authorité, gaste tout. Parquoy il ne doibt elever ny agrandir par trop personne : (…). Que s’il y en a desia quelqu’un tel, il le faut ravaller et reculer, mais doucement, et ne faire poinct les grandes et hautes charges perpetuelles ny à longues années, affin que l’on n’aye moyen de se fortifier à l’encontre du maistre, comme il est souvent advenu : (…). Voylà les moyens justes et honnestes au souverain, pour maintenir avec la bienveillance l’authorité, et se faire aymer, craindre et redoubter tout ensemble, car l’un sans l’autre n’est ny asseuré ny raisonnable. Parquoy nous abominons une authorité tyrannique, et une craincte ennemie de bienveillance, qui est avec la hayne publicque, oderint quem metuant,

que les meschans acquierent abusans de leur puissance. Les conditions d’un bon prince et d’un tyran sont toutes notoirement dissemblables et aisées à distinguer. Elles reviennent toutes à ces deux poincts : l’un garder les loix de Dieu et de nature, ou les fouler aux pieds ; l’autre faire tout pour le bien public et profict de ses subjects, ou faire tout servir à son profict et plaisir particulier. Or le prince, pour estre tel qu’il doibt, faut qu’il se souvienne tousiours que comme la felicité est de pouvoir tout ce que l’on veust, aussi est-ce vraye grandeur de vouloir tout ce que l’on doibt : (…). Le plus grand malheur qui puisse arriver à un prince, c’est de croire qu’il luy est loysible tout ce qu’il peust et luy plaist. Sitost qu’il a consenty à ce pensement, de bon il devient meschant. Or, ceste opinion leur vient des flatteurs, qui ne manquent jamais à leur prescher tousiours la grandeur de leur pouvoir ; et bien peu y a de fideles serviteurs qui leur osent dire l’obligation de leur debvoir. Mais il n’y a au monde plus dangereuse flatterie que celle qui se faict à soy-mesme : quand c’est un mesme le flatteur et le flatté, il n’y a plus de remede à ce mal. Neantmoins il arrive quelquesfois par consideration des temps, personnes, lieux, occasions, qu’il faut qu’un bon roy fasse des choses qui, par apparence, peuvent sembler tyranniques, comme quand il est question de reprimer une autre tyrannie, sçavoir d’un peuple forcené, duquel la licence est une vraye tyrannie, ou bien des nobles et riches qui tyrannisent les poures et le menu peuple, ou bien quand le roy est poure et necessiteux, qui ne sçait où prendre argent, et faict des emprunts sur les riches. Et ne faut pas estimer tousiours estre tyrannie la severité d’un prince, ou bien les gardes et forteresses, ou bien la majesté des commandemens imperieux, qui sont quelquesfois utiles, voire necessaires ; et sont plus à souhaiter que les douces prieres des tyrans. Voylà les deux vrays soustiens du prince et de l’estat, si en iceux aussi le prince se sçait maintenir, et se preserver des deux contraires, qui sont les meurtriers du prince et de l’estat, sçavoir hayne et mespris : desquels il faut dire un mot, pour mieux y pourvoir et s’en garder. La hayne, contraire à la bienveillance, est une mauvaise et obstinée affection des subjects contre le prince et son estat : elle procede ordinairement de craincte pour l’advenir, ou de desir de vengeance pour le passé, ou de tous les deux. Ceste hayne, quand elle est grande et est de plusieurs, à grande peine le prince peust-il eschapper : (…). Il est exposé à tous, et n’en faut qu’un pour y mettre fin : (…). Il faut donc qu’il s’en preserve : ce qu’il fera en fuyant les choses qui l’engendrent, sçavoir cruauté et avarice, les contraires aux instrumens susdicts de bienveillance. Il faut qu’il se garde pur et net de cruauté vilaine, indigne de grandeur, très infame au prince : mais, au contraire, qu’il s’arme de clemence, comme a esté dict cy-dessus aux vertus requises au prince. Mais pource que les supplices, bien qu’ils soyent justes et necessaires en un estat, ont quelque image de cruauté, il doibt prendre garde de s’y porter dextrement ; et pour ce, luy en voulons donner advis : 1 par exprès il ne doibt mettre la main au glaive de justice, que bien tard et comme à regret : (…) : 2 forcé pour le bien public, et plustost pour exemple, et empescher que l’on n’y retourne, que pour punir le coulpable : 3 sans cholere ny joye, ou autre passion ; que, s’il en falloit monstrer aucune, ce seroit compassion : 4 à la maniere accoustumée du pays et non par nouveaux supplices, tesmoignage de cruauté : 5 sans assister ny se trouver à l’execution : 6 s’il en faut punir plusieurs, il les faut depescher vistement et tout en un coup ; car les faire longuement traisner les uns après les autres, semble que l’on s’y plaist et s’en paist. Il faut aussi qu’il se garde d’avarice, bien messeante en un grand. Elle se monstre ou à trop exiger et tirer, ou à trop peu donner. Le premier desplaist fort au peuple, avare de nature, et à qui le bien c’est le sang et la vie ; c’est de quoy plus volontiers il se despite : le second aux hommes de service et de merite, qui ont travaillé pour le public, et pensent qu’il leur est deu quelque entretien. Or comment le prince se doibt gouverner en tout cela, et en matiere de finances, tant à faire fonds et imposer, qu’ à despendre et reserver, il a esté bien au long discouru au chapitre precedent. Seulement diray icy que le prince se doibt soigneusement garder de trois choses : l’une, de ressembler par trop grandes et excessifves impositions ces tyrans ronge-subjects, mange-peuples, (…) ; car il y a danger de tumultes, tesmoin tant d’exemples et vilains accidens : secondement de sordidité, tant à amasser (…) ; (parquoy ne se doibt servir à cela d’accusations, confiscations, despouilles injustes) qu’ à ne rien donner, ou donner trop peu et mercenairement, et se laisser par trop importuner par requestes et longue poursuite : tiercement de violence en la levée, de fourrage, pillerie ; et que, s’il est possible, l’on ne vienne à saisir les meubles, les outils du labourage. Cecy regarde principalement les recepveurs et exacteurs, qui, par leurs rigueurs, exposent le prince à la hayne du peuple, et le diffament ; gens fins, cruels, à six mains et trois testes, dict quelqu’un : à quoy le prince doibt pourvoir, qu’ils soyent preud’hommes : puis, s’ils faillent, les chasser rudement avec rude chastiment et grosses amendes, pour leur faire rendre et regorger comme esponge ce qu’ils ont succé et tiré induement du peuple. Venons à l’autre pire ennemy, mespris, qui est une sinistre, vile et abjecte opinion du prince et de l’estat : c’est la mort des estats, comme l’authorité est l’ame et la vie. Qui maintient un homme seul, voire vieil et cassé, sur tant de milliers d’hommes, sinon l’authorité et la grande estime ? Si elle s’en va et se perd par mespris, il faut que le prince et l’estat donnent du nais en terre. Et tout ainsi que, comme a esté dict, l’authorité est plus forte et auguste que la bienveillance, aussi le mespris est plus contraire et dangereux que la hayne, laquelle n’ose rien estant retenue par la craincte, si le mespris, qui secoue la craincte, ne l’arme et ne donne le courage d’executer. Il est vray que le mespris vient rarement, mesmement s’il est vray et legitime prince, sinon qu’il soit du tout faineant, et qu’il se degrade et prostitue soy-mesme, et videatur exire de imperio . Toutesfois il faut voir d’où il peust venir pour s’en garder. Il vient de choses contraires aux moyens d’acquerir authorité, et specialement de trois, sçavoir : de la forme de gouverner trop lasche, effeminée, molle, languissante et nonchalante, ou bien legere et volage, sans aucune tenuë ; c’est estat sans estat. Soubs tels princes, les subjects se rendent hardis, insolens ; pensent que tout est permis, que le prince ne se soucie de rien : (…). Secondement du malheur du prince, soit en ses affaires, qui ne succedent pas bien, ou en lignée, s’il est sans enfans, qui servent d’un grand appuy au prince, ou au moins certitude de successeurs, dont se plaignoit Alexandre Le Grand : (…). Tiercement des mœurs, specialement dissolues, lasches et voluptueuses, yvrognerie, gourmandise, aussi de lourdise, ineptie, laideur. Voylà en gros parlé de l’action du souverain. Pour la traicter plus distinctement et particulierement, il se faut souvenir, comme a esté dict au commencement, qu’elle est double, pacifique et militaire : j’entends icy l’action pacifique l’ordinaire, qui se faict tous les jours, et en tout temps, de paix ou de guerre ; la militaire, qui ne s’exerce qu’en temps de guerre. La pacifique et ordinaire du souverain ne se peust du tout prescrire, c’est chose infinie, et consiste autant à se garder de faire comme à faire. Nous en donnerons icy des advis principaux et necessaires. Pour un premier, le prince doibt pourvoir à ce qu’il soit fidellement et diligemment adverty de toutes choses. Ces toutes choses reviennent à deux chefs, dont y a deux sortes d’advertissemens et d’advertisseurs qui tous doibvent estre bien confidens et asseurez, prudens et secrets : bien qu’aux uns est requise une plus grande liberté, fermeté, et franchise, qu’aux autres. Les uns sont pour l’advertir de son honneur et debvoir, de ses deffauts, et luy dire ses veritez. Il n’y a gens au monde qui ayent tant de besoin de tels amis comme les princes, qui ne voyent et n’entendent que par les yeux et par les oreilles d’autruy. Ils soustiennent une vie publicque, ont à satisfaire à tant de gens, on leur cele tant de choses, que, sans le sentir, ils se trouvent engagez en la hayne et detestation de leurs peuples, pour des choses fort remediables et fort aisées à esviter, s’ils en eussent esté advertis d’heure. D’autre part les advertissemens libres, qui sont les meilleurs officiers de la vraye amitié, sont perilleux à l’endroict des souverains : combien qu’ils soyent bien delicats et bien foibles, si, pour leur bien et profict, ils ne peuvent souffrir un libre advertissement, qui ne leur pince que l’ouye, estant le reste de l’operation en leur main. Les autres sont pour l’advertir de tout ce qui se passe et se remuë non seulement parmy ses subjects et dedans l’enclos de son estat, mais encore chez ses voisins ; de tout, dis-je, qui touche de loin ou près l’estat sien et de ses voisins. Ces deux sortes de gens respondent aucunement à ces deux amis d’Alexandre, Ephestion et Craterus, dont l’un aymoit le roy, et l’autre Alexandre, c’est-à-dire l’un l’estat, et l’autre la personne. En second lieu, le prince doibt tousiours avoir en main un petit memorial et livret contenant trois choses, principalement un registre abregé des affaires d’estat, affin qu’il sçache ce qu’il faut faire, ce qui est commencé de faire, et qu’il ne demeure rien imparfaict et mal executé ; une liste des plus dignes personnages qui ont bien merité, ou sont capables de bien meriter du public ; un memoire des dons qu’il a faicts, à qui, et pourquoy : autrement et sans ces trois il luy adviendra de faire de grandes fautes. Les grands princes et sages politiques l’ont ainsi bien practiqué, Auguste, Tibere, Vespasian, Trajan, Adriau et les Antonins. En tiers lieu, d’autant que de l’un des principaux debvoirs du prince est à discerner et ordonner des loyers et des peines, et pource que l’un est favorable et l’autre odieux, le prince doibt retenir à soy la distribution des loyers et bienfaicts, qui sont estats, honneurs, offices, benefices, privileges, pensions, exemptions, immunitez, restitutions, graces et faveurs, et renvoyer à ses officiers à faire et prononcer condamnations, amendes, confiscations, privations, supplices et autres peines. En distribution des loyers, dons et bienfaicts, il s’y doibt porter prompt et volontaire, les donner avant qu’ils soyent demandez, s’il se peust, et n’attendre pas qu’il luy faille les refuser ; et les donner luy-mesme, s’il peust, ou les faire donner en sa presence. Par ce moyen les dons et bienfaicts seront beaucoup mieux receus, auront plus d’efficace ; et l’on esvitera deux grands inconveniens ordinaires, qui privent les gens d’honneur et de merite des loyers qui leur sont deubs : l’un est une longue poursuite, difficile et pleine de despense, qu’il convient faire pour obtenir ce que l’on veust et l’on pense avoir merité ; ce qui est grief à gens d’honneur et de cœur : l’autre, qu’après avoir obtenu du prince le don avant qu’en pouvoir jouyr, il couste la moitié et plus de ce que vaut le bienfaict, et encore quelquesfois viendra à rien. Venons à l’action militaire du tout necessaire à la tuition et deffense du prince, des subjects et de tout l’estat ; traictons-la briefvement. Toute ceste matiere revient à trois chefs, entreprendre, faire, finir la guerre. à l’entreprinse faut deux choses ; justice et prudence, et fuyr du tout les contraires, l’injustice et la temerité. Il faut premierement que la guerre soit juste : la justice doibt marcher devant la vaillance, comme le deliberer va devant l’executer. Il faut abominer ces propos, que le droict est en la force, que l’issuë en decidera, que le plus fort l’emportera. Il faut regarder à la cause, au fond et au merite, et non à l’issuë : la guerre a ses droicts et loix, comme la paix. Dieu favorise les justes guerres, donne les victoires à qui il luy plaist, et s’en faut rendre capable, premierement par la juste entreprinse. Il ne faut donc pas, pour toute cause ou occasion, commencer la guerre, (…) : et se bien garder que l’ambition, l’avarice, la cholere, ne nous y fourrent ; qui sont toutesfois, à vray dire, les plus ordinaires motifs des guerres : (…). Pour rendre la guerre de tous poincts juste, il faut trois choses : 1 qu’elle soit indicte et entreprinse par celuy qui peust, qui est le seul souverain. 2 pour cause juste, telle est absolument la deffensifve justifiée par toute raison aux sages, par necessité aux barbares, par la coustume à toutes gens, par la nature aux bestes : deffensifve, dis-je, de soy, où je comprends sa vie, sa liberté, et ses parens, et sa patrie : de ses alliez et confederez, c’est pour la foy donnée, pour les injustement oppressez : (…). Ces trois chefs de deffense sont comprins en la justice par Sainct Ambroise : (…). Un autre plus court la met en deux, foy et salut : (…). Et l’offensifve avec deux conditions ; qu’il y aye en offense precedente, comme outrage ou usurpation, et après avoir redemandé clairement par heraut exprès ce qui a esté prins (…) et recherché la voye de la justice, qui doibt tousiours aller la premiere. Car si l’on y veust entendre et se soubsmettre à la raison, faut s’arrester ; sinon le dernier, et par ainsi necessaire, est juste et permis. (…). 3 à une bonne fin, sçavoir la paix et le repos : (…). Après la justice vient la prudence, qui faict meurement deliberer avant que corner la guerre. Dont, pour ne s’y eschauffer pas tant et se garder de temerité, il est bon de penser à ces poi ncts : 1 aux forces et moyens, tant siens que de son ennemy : 2 au hasard et dangereuse revolution des choses humaines, specialement des armes, qui sont journalieres, et ausquelles la fortune a plus de credit, et exerce plus son empire qu’en toute autre chose, dont l’issuë peust estre telle qu’en une heure elle emportera tout : (…) : 3 aux grands maux, malheurs et miseres publicques et particulieres qu’apporte necessairement la guerre, qui sont telles que la seule imagination est lamentable : 4 aux calomnies, maledictions et reproches, que l’on jette et verse sur les autheurs de la guerre, à cause des maux qui en arrivent ; car il n’y a rien plus subject aux langues et jugemens que la guerre. Mais tout tombe sur le chef : (…). Toutes ces choses font que la plus juste guerre est detestable, dict Sainct Augustin, et que le souverain n’y doibt entrer que par grande necessité, comme il est dict d’Auguste : et ne se laisser gaigner à ces boutefeux et flambeaux de guerre qui, par quelque passion particuliere, l’y veulent eschauffer : (…). Et sont souvent ceux à qui le nais saigne, quand il faut venir au faict : dulce bellum inexpertis . Le sage souverain se contiendra paisible, sans provoquer ny aussi craindre la guerre, sans remuer son estat et celuy d’autruy entre esperance et craincte, et venir à ces extremitez de perir ou faire perir les autres. Le second chef de l’action militaire est à faire la guerre. à quoy sont requises trois choses, munitions, hommes, reigles de guerre. La premiere est la provision et munition de toutes choses necessaires à la guerre, ce qui doibt estre faict de bonne heure ; car ce seroit grande imprudence d’attendre au besoin à chercher ce qu’il faut avoir tout prest : (…). Or de la provision requise pour le bien du prince et de l’estat, ordinaire et perpetuelle en tout temps, a esté parlé en la premiere partie de ce chapitre, qui est toute de ce subject. Les principales provisions et munitions de guerre sont trois : 1 deniers, qui sont l’esprit vital et les nerfs de la guerre, en a esté parlé : 2 armes, tant offensifves que deffensifves, desquelles a esté aussi parlé ; ces deux sont ordinaires et en tout temps : 3 vivres, sans lesquels l’on ne peust vaincre ny vivre, et est-on desfaict sans coup ferir ; le soldat se desbauche, et n’en peust-on venir à bout : (…). Mais c’est une provision extraordinaire et non perpetuelle, qui ne se faict que pour la guerre, dont n’en a esté parlé cy-dessus. Il faut donc, en deliberant de la guerre, faire de grands magasins de vivres, bleds, chairs salées, tant pour l’armée qui est en campagne, que pour les garnisons des frontieres qui peuvent estre assiegées. La seconde chose requise à faire la guerre sont les hommes propres à assaillir et à deffendre. Il les faut distinguer. La premiere distinction est en soldats ou gendarmes, et chefs ou capitaines. Il en faut de tous les deux. Les soldats sont le corps, les chefs sont l’ame, la vie de l’armée, qui donnent mouvement et action. Or nous parlerons icy premierement des gendarmes et soldats, qui font le gros. Il y en a de diverses sortes ; il y a les pietons et les gens de cheval, les naturels du pays et les estrangers, les ordinaires et les subsidiaires. Il les faut premierement tous comparer ensemble, pour sçavoir qui sont meilleurs et à preferer ; et puis nous verrons comment il les faut bien choisir, et après les gouverner et discipliner. En ceste comparaison tous ne sont d’accord. Les uns, mesme les rudes et barbares, preferent les gens de cheval aux pietons, les autres au contraire. L’on peust dire que les pietons tout simplement et absolument sont meilleurs ; car ils servent et tout du long de la guerre, et en tous lieux, et en tous affaires ; là ou aux lieux montueux, scabreux et estroicts, et à assieger places, la cavalerie y est presque inutile. Ils sont aussi plustost prests, et coustent beaucoup moins ; et, s’ils sont bien conduicts et armez comme il faut, ils soustiennent le choc de la cavalerie. Aussi sont-ils preferez par ceux qui sont docteurs en ceste besongne. On peust dire que la cavalerie est meilleure au combat, et pour avoir plustost faict : (…) : car les pietons n’ont pas si tost faict ; mais ils agissent bien plus seurement. Quant aux naturels et estrangers, aussi ne sont-ils tous d’accord sur la preference : mais sans doubte les naturels sont beaucoup meilleurs ; car ils sont plus loyaux que les estrangers mercenaires : (…) : plus patiens et obeyssans, se portant avec plus d’honneur et de respect envers les chefs, de courage aux combats, d’affection à la victoire et au bien du pays, et coustent moins, et sont plus prests que les estrangers, souvent mutins, mesme au besoin, et faisant plus de bruict que de service, et la pluspart importuns et onereux au public, cruels à ceux du pays, qu’ils fourragent comme ennemis, qui coustent à les faire venir et retourner ; et les faut attendre souvent avec dommage grand. Que si en une necessité extreme il en faut, soit : mais qu’ils soyent en beaucoup plus petit nombre que les naturels, et ne fassent qu’un membre et partie de l’armée, non le corps ; car il y a danger que, s’ils se voyent autant, ou plus forts que les naturels, ils se rendent maistres de ceux qui les ont appellez, comme il est advenu souvent ; car celuy est maistre de l’estat qui est maistre de la force : et aussi qu’ils soyent, s’il se peust, tirez des alliez et confederez, qui apportent plus de fidelité et de service que les simples estrangers : mais de se servir plus d’estrangers que naturels, est à faire aux tyrans qui craignent leurs subjects, parce qu’ils les traictent comme ennemis, se font hayr d’eux, dont ils les redoubtent, et ne les osent armer ny aguerrir. Quant aux ordinaires et subsidiaires, il en faut de tous les deux : mais la difference entre eux est que les ordinaires sont en petit nombre, sont tousiours en paix et en guerre, sur pied et en armes, et d’eux a esté parlé en la provision ; gens du tout destinez et confinez en la guerre, formez à tout exercice des armes, resolus. C’est la force ordinaire du prince, son honneur en paix, sa sauve-garde en guerre ; telles estoient les legions romaines. Ceux-cy doibvent estre separez par troupes en temps de paix, affin qu’ils ne puissent rien remuer. Les subsidiaires sont en beaucoup plus grand nombre ; mais ils ne sont pas perpetuels, ny du tout destinez à la guerre : ils ont d’autres vacations ; au besoin et en temps de guerre, ils sont appellez au son du tambour, enroollez, duicts, et instruicts à la guerre ; et, venant la paix, se retirent et retournent à leurs vacations. Nous avons entendu leurs distinctions et differences, maintenant faut adviser à les bien choisir, c’est à quoy il faut diligemment adviser, non pas à en amasser tant et en si grand nombre, lequel n’emporte pas la victoire, mais la vaillance ; et ordinairement peu sont qui font la desroute. Une effrenée multitude nuict plus qu’elle ne profite : (…). Ce n’est donc pas au nombre, mais en la force et vaillance : (…). Il faut bien donc les choisir (non les acheter indifferemment avec quelque somme legere par mois) qu’ils ne soyent avanturiers, ignorant la guerre, racaille de ville, corrompus, vicieux, dissolus en toutes façons, piaffeurs, hardis à la picorée, et loin des coups, cerfs et lievres aux dangers : (…). Pour les bien choisir, il faut du jugement, de l’attention et de l’addresse : et à ces fins il faut considerer ces cinq choses, le pays ; c’est-à-dire le lieu de leur naissance et nourriture. Il les fa ut prendre des champs, des montagnes, lieux steriles, rabotteux, ou voisins de la mer, nourris à toute sorte de peine : (…). Car ceux des villes, nourris à l’ombre, aux delices, au gain, sont plus lasches, insolens, effeminez : (…). 2 l’aage, qu’ils soyent prins jeunes, à dix-huict ans, ils en sont plus soupples et obeyssans : les vieils ont des vices, et ne se plient pas si bien à la discipline. 3 le corps, duquel la stature grande est requise d’aucuns, comme de Marius et de Pyrrhus : mais encore qu’elle ne soit que mediocre, moyennant que le corps soit fort sec, vigoureux, nerveux, d’un regard fier, c’est tout un : (…). Les gros, gras, fluides, n’y valent rien. 4 l’esprit, qui soit vif, resolu, hardy, glorieux, ne craignant rien tant que le deshonneur et le reproche. 5 condition, qu’importe de beaucoup ; car ceux qui sont de vilaine et infame condition, de qualité deshonneste, ou bien qui se sont meslez de metiers sedentaires, servant à delices et aux femmes, sont mal propres à ceste profession. Après le choix et l’election vient la discipline : car ce n’est pas assez de les avoir choisis capables d’estre bons soldats, si l’on ne les faict ; et, s’ils sont faicts, si l’on ne les garde et entretient tels. Nature faict peu de gens vaillans : c’est la bonne institution et discipline. Or l’on ne sçauroit assez dire combien vaut et est utile la bonne discipline en la guerre : c’est tout, c’est elle qui a rendu Rome si florissante, et luy a acquis la seigneurie du monde ; aussi l’avoient-ils en plus grande recommandation que l’amour de leurs enfans. Or le principal poinct de la discipline est l’obeyssance, à laquelle sert cest ancien precepte, que le soldat doibt plus craindre son chef que l’ennemy. Or ceste discipline doibt tendre à deux fins : à rendre les soldats vaillans et gens de bien ; et ainsi elle a deux parties, la vaillance et les moeurs. à la vaillance trois choses servent ; l’exercice assidu aux armes, auquel il les faut contenir sans relasche : c’est d’où est venu le mot latin exercitus , qui signifie armée. Cest exercice des armes est une instruction à les bien manier et s’en servir, se dresser aux combats, tirer bien des armes, dextrement s’ayder du bouclier, discourir et se representer tout ce qui peust advenir aux combats, et venir à l’essay, comme en bataille rangée : proposer prix aux plus adroicts pour les eschauffer. Le travail, qui est tant pour les endurcir à la peine, à la sueur, à la poussiere, (…), que pour le bien et service de l’armée et fortification du camp, dont les faut apprendre à bien fossoyer, planter une palissade, dresser une barricade, courir, porter fardeaux poysans ; ce sont choses necessaires, tant pour se deffendre que pour presser et enclorre l’ennemy. L’ordre, qui est de grand usage, et doibt estre en plusieurs façons gardé en la guerre : premierement, en la distribution des troupes en bataillons, regimens, enseignes, camarades ; secondement, en l’assiette du camp, qu’elle soit en quartiers disposez avec proportion, ayant ses places, entrées, issues, logis à propos pour ceux de cheval et de pied, dont il soit aisé à chascun de trouver son quartier, son compagnon ; tiercement, au marcher par campagne et contre les ennemis, que chascun tienne son rang ; qu’ils soyent egalement distans les uns des autres, sans trop se presser ny s’eslongner. Tout cest ordre est bien necessaire, et sert à plusieurs choses. Il est fort beau à voir, resiouyt les amis, estonne les ennemis, asseure l’armée, facilite tous ses remuemens et les commandemens des chefs : tellement que, sans bruict, sans confusion, le general commande, et, de main en main, son intention parvient jusques aux plus petits : (…). Bref, cest ordre bien gardé rend l’armée presque invincible. Et au contraire plusieurs se sont veuës perdre à faute d’ordre et de bonne intelligence. La seconde partie de la discipline militaire regarde les mœurs, qui sont volontiers bien desbauchées et difficilement se reiglent parmy les armes : (…). Toutesfois il y faut mettre peine, et specialement y installer, s’il se peust, trois vertus, continence, par laquelle toute gourmandise, yvrognerie, paillardise, et toute volupté infame soit chassée, laquelle appoltronit et relasche le soldat : (…) ; tesmoin Annibal, qui fust amolly par delices en un hyver, et fust vaincu par les vices, luy qui estoit invincible, et vaincquoit tout par armes. Modestie en paroles, chassant toute vanité, vanterie, braverie de paroles : la vaillance ne remue poinct la langue, mais les mains ; n’est poinct harangueuse, mais execute : (…). Et, au contraire, les grands parleurs ne valent rien : (…). Or la langue est pour le conseil, la main pour le combat, dict Homere ; en faicts (c’est une simple et prompte obeyssance sans marchander ou contrerooller les commandemens des chefs), (…). Abstinence, par laquelle les soldats gardent leurs mains nettes de toute violence, fourrage, larrecin. Voylà en somme la discipline militaire, laquelle le general fera valoir par loyer et recompenses d’honneur envers les bons et vaillans, et punitions severes contre les defaillans ; car l’indulgence perd les soldats. C’est assez parlé des soldats, disons maintenant deux mots des chefs, sans lesquels les soldats ne valent rien ; c’est un corps sans ame, un navire avec des vogueurs sans maistre qui tient le gouvernail. Il y en a de deux sortes : il y a le general et premier ; et puis les subalternes ; maistre de camp, colonels : mais le general (qui ne doibt jamais estre qu’un, soubs peine de perdre tout), c’est tout. C’est pourquoy a esté dict que l’armée vaut autant que vaut son general. Et faut faire plus d’estat de luy que de tout le reste : (…). Or ce general c’est le prince mesme et souverain, ou celuy qu’il aura commis et bien choisi. La presence du prince est de très grands poids et efficace pour obtenir la victoire, redouble la force et le courage des siens, et semble estre requise quand il y va du salut de son estat, ou d’une province. Aux guerres de moindre consequence il s’en peust deporter : (…). Au reste un general doibt avoir ces qualitez, sçavant et experimenté en l’art militaire, ayant veu et senty toutes les deux fortunes, (…). 2 provident et bien advisé, et par ainsi rassis, froid et posé, eslongné de toute temerité et precipitation, laquelle non seulement est folle, mais malheureuse. Or les fautes en la guerre ne se peuvent r’habiller : (…). Parquoy il doibt plustost regarder derriere soy que devant : (…). 3 vigilant et actif, et par son exemple meinant et faisant faire à ses soldats tout ce qu’il veust. 4 heureux : le bonheur vient du ciel ; mais volontiers il suyt et accompagne ces trois premieres qualitez. Après les munitions et les hommes de guerre, venons aux reigles et advis generaux pour bien faire la guerre. Ce troisiesme poinct est un très grand et necessaire instrument de guerre, sans lequel et les munitions et les hommes ne sont que phantosmes : (…). Or, de les prescrire certains et perpetuels, il est impossible ; car ils despendent de tant de choses, qu’il faut considerer, et ausquelles il se faut accommoder, dont a esté bien dict, que les hommes ne donnent pas conseil aux affaires, mais les affaires le donnent aux hommes ; qu’il faut faire la guerre à l’œil. Il faut prendre advis sur le champ, (…) : car les choses qui surviennent donnent advis nouveaux. Il y en a toutesfois de si generaux et certains, que l’on ne peust faillir de les dire et les observer. Nous en desduirons icy briefvement quelques-uns, ausquels l’on pourra tousiours adjouster. Les uns sont à observer tout du long de la guerre, que nous dirons en premier lieu ; les autres sont pour certains endroicts et affaires. Le premier est de guetter soigneusement et empoigner les occasions, n’en perdre pas une, et ne permettre, s’il se peust, que l’ennemy prenne les siennes. L’occasion a grand cours en tous affaires humains, specialement en la guerre, où elle ayde plus que la force. 2 faire son profict des bruicts qui courent, car vrais ou fauls peuvent beaucoup, mesme au commencement : (…). 3 mais, quand l’on est en train, il ne s’en faut plus donner peine : les considerer bien, mais ne laisser à faire ce qu’on doibt et peust, ce que la raison conseille, et demeurer là ferme. 4 sur-tout se garder de trop grande confiance et asseurance, par laquelle on mesprise l’ennemy, et se rend-on nonchalant et paresseux, c’est le plus dangereux mal qui soit en guerre. Qui mesprise son ennemy se descouvre et se trahit soy-mesme : (…). Il ne faut rien mespriser en guerre, car il n’y a rien de petit ; et souvent de ce que l’on pense bien petit, il en advient de grands effects : (…). 5 s’enquerir fort soigneusement, et sçavoir l’estat et affaires de l’ennemy, specialement ces poincts-cy : 1 le naturel, la portée et les desseins du chef ; 2 le naturel, les mœurs et maniere de vivre des ennemis ; 3 la situation des lieux, et le naturel du pays où l’on est. Annibal estoit excellent en cela. 6 pour le faict du combat, il faut adviser plusieurs choses, quand, où, contre qui, et comment ; affin que ce ne soit mal à propos. Et ne faut venir à ceste extremité qu’avec grande deliberation ; choisir plustost tout autre moyen, et chercher à rompre son ennemy par patience, et le laisser battre au temps, au lieu, au deffaut de plusieurs choses, que venir à ce hasard ; car l’issuë des batailles est très incertaine et dangereuse : (…). 7 il ne faut donc venir à cela que rarement, c’est-à-dire en la necessité, ou pour quelque grande occasion. Necessité, comme si les difficultez croissent de vostre part ; les vivres, les finances defaillent ; les hommes se desgoustent et s’en vont, l’on ne peust plus gueres subsister : (…). Occasion, comme si vostre party est tout clairement plus fort ; que la victoire semble vous tendre la main ; que l’ennemy est à present foible, et sera bientost plus fort, et presentera le combat ; qu’il ne s’en doubte pas, et pense que l’on soit bien loin. Il est las et recreu, il repaist, les chevaux sont en la lictiere. 8 faut considerer le lieu ; car il est de grande consequence aux batailles. En general ne faut poinct attendre, s’il se peust, que l’ennemy entre dedans vos terres. Il faut aller au devant, au moins l’arrester à la porte : et, s’il y est entré, ne hasarder poinct la bataille, si ce n’est que l’on aye une autre armée preste ; autrement c’est jouer et mettre son estat à l’hasard : particulierement considerer le champ de bataille, s’il est propre pour soy ou pour l’ennemy. Le champ donne quelquesfois un très grand advantage. La pleine campagne est bonne pour la cavalerie : les lieux estroicts, garnis de marests, fossez, arbres, favorisent l’infanterie. Regarder avec qui, non avec les plus forts, j’entends plus forts, non d’hommes, mais de courage. Or il n’y a chose qui donne tant de courage que la necessité, ennemy invincible. Parquoy je dis qu’il ne faut jamais se battre avec des desesperez. Cecy s’accorde avec le precedent, qui est de ne hasarder bataille dedans son propre pays ; car l’ennemy entré y combat comme desesperé, sçachant que, s’il est vaincu, il ne peust eschapper la mort, n’ayant forteresse ny retraicte ou secours aucun, (…). La maniere plus advantageuse, quelle qu’elle soit, est la meilleure ; surprinse, ruse, à couvert, feignant d’avoir peur pour attirer l’ennemy, et le prendre au piege, (…) ; guetter et marquer ses fautes, pour s’en prevaloir et le charger de ce pas. Pour les batailles rangées sont requises ces choses : la premiere et principale est une belle et bonne ordonnance de ses gens. 2 un renfort et secours tout prest, mais couvert et caché, affin qu’inopinement survenant il estonne l’ennemy : car toutes choses subites, encore que vaines et ridicules, donnent l’espouvante : (…). 3 arriver le premier au champ et estre rangé en bataille : l’on faict ainsi tout plus à son aise, et sert à croistre le courage des siens, et abattre celuy de son ennemy ; car c’est estre assaillant, qui a tousiours plus de coeur que le soustenant. 4 belle, brave, hardie, resolue contenance du general et autres chefs. 5 harangue pour encourager les soldats, et leur remonstrer l’honneur, le profict et seureté qu’il y a en la vaillance. Le deshonneur, le danger, la mort, sont pour les couards : (…). Estant venu aux mains, si l’armée bransle, faut que le general tienne ferme, fasse tout debvoir d’un chef resolu et brave gendarme, courir au devant des estonnez, arrester le reculans, se jetter en la presse, faire cognoistre à tous, siens et ennemis, que la teste, la main, la langue, ne luy tremblent poinct. Si elle a du meilleur et le dessus, la retenir, qu’elle ne s’espande et se desbande par trop à poursuyvre obstinement les vaincus. Il est à craindre, ce qui est advenu souvent, qu’en reprenant cœur ils jouent au desespoir, fassent un effort et deffassent les vaincqueurs : c’est une violente maistresse d’eschole que la necessité : (…). Leur faut plustost donner passage et faciliter leur fuyte ; encore moins permettre s’amuser au butin, si vous estes vaincqueur. Il faut user de la victoire prudemment, affin qu’elle ne tourne en mal. Parquoy ne la faut salir de cruauté en ostant à l’ennemy tout espoir ; car il y auroit du danger

(…) : au

contraire, faut luy laisser occasion d’esperer, et ouverture de paix, ne fouler ny ravager le pays conquis ; la fureur et la rage sont dangereuses bestes ; ny d’insolence, mais s’y comporter modestement, et se souvenir tousiours du perpetuel flus et reflus de ce monde et revolution alternatifve, par laquelle de l’adversité naist la prosperité : et au contraire. Il y en a qui se noyent à deux doigts d’eaue, et ne peuvent digerer une bonne fortune : (…). Si vous estes vaincu, faut de la sagesse à bien cognoistre et peser sa perte : c’est sottise de se faire accroire que ce n’est rien, et se paistre de belles esperances, supprimer les nouvelles de la deffaicte. Il la faut considerer toute de son long ; autrement comment y remediera-t’on ? Et puis du courage à mieux esperer, à restaurer ses forces, faire nouvelles levées, chercher nouveau secours, mettre bonnes et fortes garnisons dedans les places fortes. Et, quand le ciel seroit si contraire, comme il semble quelquesfois s’opposer aux armes sainctes et justes, il n’est toutesfois jamais deffendu de mourir au lict d’honneur, qui est meilleur que vivre en deshonneur. Voylà le second chef de ceste matiere achevé, qui est de faire la guerre, sauf un scrupule qui reste : sçavoir s’il est permis d’user de ruses, finesses, stratagemes. Il y en a qui tiennent que non, qu’il est indigne de gens d’honneur et de vertu, rejettant ce beau dire, (…) ? Alexandre ne voulut se prevaloir de l’obscurité de la nuict, disant ne vouloir des victoires desrobées : (…). Ainsi les premiers romains renvoyant aux phalisques leur maistre d’eschole, à Pyrrhus son traistre medecin, faisant profession de la vertu, desadvouant ceux des leurs qui en faisoient autrement, reprouvant la subtilité grecque, l’astuce afriquaine, et enseignant que la victoire vraye est avec la vertu, (…) ; celle qui est acquise par finesse n’est genereuse ny honorable, ny asseurée. Les vaincus ne se tiennent pour bien vaincus : (…). Or tout cela est bien dict vray, et s’entend en deux cas, aux querelles particulieres et contre les ennemis privez, ou bien quand il y va de la foy donnée, ou alliance traictée. Mais hors ces deux cas, c’est-à-dire en guerre et sans prejudice de la foy, il est permis, de quelque façon que ce soit, de deffaire son ennemy, qui est desia condamné, et est loysible de l’exterminer. C’est après l’advis des plus grands guerriers (qui au contraire ont tous preferé la victoire acquise par occasion et finesse, à celle de la vifve force ouverte, dont à celle-là ordonnent un bœuf pour sacrifice, et à celle-cy un cocq seulement), la decision de ce grand docteur chrestien : (…). La guerre a naturellement des privileges raisonnables, au prejudice de la raison. En temps et lieu est permis de se prevaloir de la sottise des ennemis, aussi bien que de leur lascheté. Venons au troisiesme chef de ceste matiere militaire, plus court et plus joyeux de tous, qui est de finir la guerre par la paix : le mot est doux, la chose plaisante, très bonne en toutes façons, (…), et très utile à tous partis vaincqueurs et vaincus : mais premierement aux vaincus plus foibles ; ausquels premiers je donne advis de demeurer armez, se monstrer asseurez et resolus. Car qui veust la paix, f aut qu’il se tienne tout prest à la guerre : dont a esté bien dict que la paix se traicte bien et heureusement soubs le bouclier. Mais il faut qu’elle soit honneste et avec conditions raisonnables : autrement, combien qu’il soit dict qu’une paix fourrée est plus utile qu’une juste guerre, si est-ce qu’il vaut mieux mourir librement et avec honneur, que servir honteusement. Et aussi pure et franche, sans fraude et feinctise ; laquelle finisse la guerre, non la differe : (…) : toutesfois en la necessité il se faut accommoder comme l’on peust. Quand le pilote crainct le naufrage, il faict jet pour se sauver, et souvent il succede bien de se commettre à la discretion de l’adversaire genereux : (…). Aux vaincqueurs, je conseille ne se rendre fort difficiles à la paix : car bien qu’elle soit peust-estre moins utile qu’aux vaincus, si l’est-elle ; car la continuation de la guerre est ennuyeuse. Et Lycurgue deffend de faire la guerre souvent à mesmes ennemis, car ils apprennent à se deffendre, et enfin à assaillir. Les morsures des bestes mourantes sont mortelles : (…). Et puis l’issuë est tousiours incertaine : (…). Et souvent à la queuë gist le venin ; plus la fortune a esté favorable, plus la faut-il redoubter : (…). Mais elle est vrayement honorable ; c’est gloire, ayant victoire en main, de se rendre facile à la paix ; c’est monstrer que l’on entreprend justement, et sagement l’on finit la guerre. Et au rebours la refuser, et qu’il arrive un mauvais succez, c’est honte. L’on dict, la gloire l’a perdu : il refusoit la paix et vouloit l’honneur ; et il a perdu tous les deux. Mais faut octroyer une paix gracieuse et debonnaire, affin qu’elle soit durable ; car, si elle est trop rude et cruelle, à la premiere commodité les vaincus se revolteront : (…). C’est grandeur de monstrer autant de douceur envers les vaincus supplians, comme de vaillance contre l’ennemy. Les romains ont très bien practiqué cecy, et s’en sont bien trouvés.