De la sagesse/Livre II/Chapitre X

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LIVRE 2 CHAPITRE 10


se conduire prudemment aux affaires.

cecy appartient proprement à la vertu de prudence, de laquelle sera traicté au commencement du livre suyvant, où seront touchez particulierement les conseils et advis divers, selon les diverses especes de prudence et occurences des affaires. Mais je mettray icy les poincts et chefs principaux de prudence, qui seront advis generaux et communs pour instruire en gros nostre disciple à se bien et sagement conduire et porter au trafic et commerce du monde, et au maniement de tous affaires, et sont huict. Le premier consiste en intelligence, c’est de bien cognoistre les personnes avec qui l’on a affaire, leur naturel propre et particulier, leur humeur, leur esprit, leur inclination, leur dessein et intention, leur procedure : cognoistre aussi le naturel des affaires que l’on traicte, et qui se proposent non seulement en leur superficie et apparence, mais penetrer au dedans non seulement voir et cognoistre les choses en soy, mais encore les accidens, les consequences, la suite. Pour ce faire, il les faut regarder à tous visages, les considerer en tous sens : il y en a qui par un costé sont très specieuses et plausibles, et par un autre sont très vilaines et pernicieuses. Or il est certain que, selon les divers naturels des personnes et des affaires, il faut changer de style et de façon de proceder, comme un nautonier, qui, selon les divers endroicts de la mer, la diversité des vents, conduict diversement les voiles et les avirons. Et qui voudroit par-tout se conduire et porter de mesme façon, gasteroit tout, et feroit le sot et ridicule. Or ceste cognoissance double de personnes et d’affaires n’est pas chose fort facile, tant l’homme est desguisé et fardé ; l’on y parvient en les considerant attentifvement et meurement, et les repassant souvent par la teste, et à diverses fois sans passion. Il faut puis après apprendre à bien justement estimer les choses et leur donner le prix et le rang qui leur appartient, qui est le vray faict de prudence et suffisance. C’est un haut poinct de philosophie ; mais, pour y parvenir, il se faut bien garder de passion et de jugement populaire. Il y a six ou sept choses qui meuvent et meinent les esprits populaires, et leur font estimer les choses à faulses enseignes, dont les sages se garderont, qui sont nouvelleté, rareté, estrangeté, difficulté, artifice, invention, absence, et privation ou desny, et sur-tout le bruict, la monstre et la parade. Ils n’estiment poinct les choses si elles ne sont relevées par art et science, si elles ne sont poinctues et enflées. Les simples et naifves, de quelque valeur qu’elles soyent, on ne les apperçoit pas seulement ; elles eschappent et coulent insensiblement, ou bien l’on les estime plattes, basses et niaises, grand tesmoignage de la vanité et foiblesse humaine qui se paye de vent, de fard, et de faulse monnoye au lieu de bonne et vraye. De là vient que l’on prefere l’art à la nature, l’acquis au naturel, le difficile et estudié à l’aise ; les bouttées et secousses à la complexion et habitude, l’extraordinaire à l’ordinaire, l’ostentation et la pompe à la verité douce et secrette ; l’autruy, l’estranger, l’emprunté, au sien propre et naturel. Et quelle plus grande folie est-ce que tout cela ? Or la reigle des sages est de ne se laisser coiffer et emporter à tout cela, mais de mesurer, juger et estimer les choses premierement par leur vraye, naturelle et essentielle valeur, qui est souvent interne et secrette ; puis par l’utilité, le reste n’est que pipperie. C’est bien chose difficile, estant ainsi toutes choses desguisées et sophistiquées : souvent les faulses et meschantes se rendent plus plausibles que les vrayes et bonnes. Et dict Aristote qu’il y a plusieurs faulsetez qui sont plus probables et ont plus d’apparence que des verités ; mais comme elle est difficile, aussi est-elle excellente et divine : (…) ; et necessaire avant toute œuvre : (…) ; car pour neant entre-l’on à sçavoir les preceptes et reigles de bien vivre, si premierement l’on ne sçait en quel rang l’on doibt tenir les choses, les richesses, la santé, la beauté, la noblesse, la science, etc. Et leurs contraires. C’est une haute et belle science que de la presseance et preeminence des choses, mais bien difficile, principalement quand plusieurs se presentent ensemble, car la pluralité empesche ; et en cecy l’on n’est jamais tous d’accord. Les gousts et les jugemens particuliers sont fort divers, et très utilement, affin que tous ne courent ensemble à mesme et ne s’entr’empeschent. Par exemple, prenons ces huict principaux chefs de tous biens spirituels et corporels : quatre de chascune sorte, sçavoir preud’homie, santé, sagesse, beauté, habilité, noblesse, science, richesse. Nous prenons icy ces mots selon le sens et usage commun, sagesse pour une prudente et discrette maniere de vivre et se comporter avec tous et envers tous, habilité pour suffisance aux affaires, science pour cognoissance des choses acquise des livres : les autres sont assez clairs. Or, sur l’arrangement de ces huict, combien d’opinions diverses ? J’ay dict la mienne ; je les ay meslez et tellement entrelacez ensemble, qu’après et auprès un spirituel il y en a un corporel qui luy respond, affin d’accoupler l’esprit et le corps : la santé est au corps ce que la preud’homie est en l’esprit : c’est la preud’homie du corps, la santé de l’ame : (…). La beauté est comme la sagesse, la mesure, proportion et bienseance du corps, et la sagesse beauté spirituelle : la noblesse est une grande habitude et disposition à la vertu : les sciences sont les richesses de l’esprit. D’autres arrangeront ces pieces tout autrement, qui mettra tous les spirituels avant que venir au premier corporel, et le moindre de l’esprit au-dessus du meilleur du corps, et qui à part et ensemble les arrangera autrement : chascun abonde en son sens. Après, et de ceste suffisance et partie de prudence de sçavoir bien estimer les choses, vient et naist ceste autre, qui est sçavoir bien choisir ; où se monstre aussi souvent, non seulement la conscience, mais aussi la suffisance et prudence. Il y a des choix bien aisez, comme d’une difficulté et d’un vice, de l’honneste et de l’utile, du debvoir et du profict ; car la preeminence de l’un est si grande au-dessus de l’autre, que, quand ils viennent à se choquer, le champ doibt tousiours demeurer à l’honneste, sauf peust-estre quelque exception bien rare et avec grande circonspection, et aux affaires publics seulement, comme sera dict après en la vertu de prudence : mais il y a des choix quelquesfois bien fascheux et bien rudes, comme quand l’on est enfermé entre deux vices, ainsi que fut le docteur Origene d’idolatrer, ou se laisser jouyr charnellement à un grand vilain aethiopien ; il subit le premier, et mal, ce disent aucuns. La reigle est bien tousiours que, se trouvant en incertitude et perplexité au choix des choses non mauvaises, il se faut jetter au party où y a plus d’honnesteté et de justice : car encore qu’il en mesadvienne, si donnera-il tousiours une gratification et gloire d’avoir choisy le meilleur, outre que l’on ne sçait que quand l’on eust prins le party contraire, ce qu’il fust advenu, et si l’on eust eschappé son destin : quand on doubte quel est le meilleur et le plus court chemin, il faut tenir le plus droict. Et aux mauvaises (desquelles il n’y a jamais choix) il faut esviter le plus vilain et injuste : ceste reigle est de conscience et appartient à la preud’homie. Mais sçavoir quel est le plus honneste, juste et utile, quel plus deshonneste, plus injuste et moins utile, il est souvent très difficile et appartient à la prudence et suffisance. Il semble qu’en tels destroicts le plus seur et meilleur est de suyvre la nature, et juger celuy-là le plus juste et honneste qui approche plus de la nature, celuy plus injuste et deshonneste qui est le plus eslongné de la nature. Aussi avons-nous dict que l’on doibt estre homme de bien par le ressort de la nature : employez ceste reigle au faict d’Origene, et vous jugerez bien. Avant que sortir de ce propos, du choix et election des choses, vuidons en deux petits mots ceste question. D’où vient en nostre ame le choix de deux choses indifferentes et toutes pareilles. Les stoïciens disent que c’est un maniement de l’ame extraordinaire, desreiglé, estranger et temeraire : mais l’on peust bien dire que jamais deux choses ne se presentent à nous, où n’y aye quelque difference, pour legere qu’elle soit ; et qu’il y a tousiours quelque chose en l’une qui nous touche et pousse au choix, encore que ce soit imperceptiblement, et que ne le puissions exprimer. Qui seroit egalement balancé entre deux envies, jamais ne choisiroit, car tout choix et inclination porte inegalité. Un autre precepte en ceste matiere est de prendre advis et conseil d’autruy ; car se croire et se fier en soy seul est très dangereux. Or icy sont requis deux advertissemens de prudence : l’un est au choix de ceux à qui l’on se doibt addresser pour avoir conseil ; car il y en a de qui plustost il se faut cacher et garder. Ils doibvent estre premierement gens de bien et fideles (c’est icy mesme chose), puis bien sensez et advisez, sages, experimentez. Ce sont les deux qualitez de bons conseillers, preud’homie et suffisance : l’on peust adjouster un troisiesme, qu’ils n’ayent ny leurs proches et intimes, aucun particulier interest en l’affaire ; car encore que l’on puisse dire que cela ne les empeschera de bien conseiller, estant, comme dict est, preud’hommes, je pourray repliquer qu’outre que ceste tant grande, forte et philosophique preud’homie, qui n’est touchée de son propre interest, est bien rare, encore est-ce grande imprudence de les mettre en ceste peine et anxieté, et comme le doigt entre deux pierres. L’autre advertissement est de bien ouyr et recepvoir les conseils, les prenant d’heure sans attendre l’extremité, avec jugement et douceur, aymant qu’on dise librement et franchement la verité. L’ayant suyvi comme bon, venant de bonne main et amis, ne s’en faut poinct repentir, encore qu’il ne succede ainsi que l’on avoit esperé. Souvent de bons conseils en arrivent de mauvais effects. Mais le sage se doibt plustost contenter d’avoir suyvi un bon conseil qui aura eu mauvais effect, qu’un mauvais conseil suyvi d’un bon effect, comme Marius, (…) ; et ne faire comme les sots, qui, après avoir meurement deliberé et choisy, pensent après avoir prins le pire, parce qu’ils ne poisent plus que les raisons de l’opinion contraire, sans y apporter le contrepoids de celles qui les ont induict à cela. Cecy est bien dict briefvement pour ceux qui cherchent conseil : pour ceux qui le donnent, sera parlé en la vertu de prudence, de laquelle le conseil est une grande et suffisante partie. Le cinquiesme advis que je donne icy à se bien conduire aux affaires est un temperament et mediocrité entre une trop grande fiance et deffiance, craincte et asseurance : trop se fier et asseurer souvent nuict, et deffier offense : il se faut bien garder de faire demonstration aucune de deffiance, quand bien elle y seroit et justement ; car c’est desplaire, voire offenser et donner occasion de nous estre contraire. Mai s aussi ne faut-il user d’une si grande, lasche et molle fiance, si ce n’est à ses bien asseurez amis. Il faut tousiours tenir la bride à la main, non la lascher trop, ou tenir trop roide. Il ne faut jamais dire tout, mais que ce que l’on dict soit vray : il ne faut jamais tromper ny affiner, mais bien se faut-il garder de l’estre : il faut temperer et marier l’innocence et simplicité colombine, en n’offensant personne, avec la prudence et astuce serpentine, en se tenant sur ses gardes, et se preservant des finesses, trahisons et embusches d’autruy. La finesse à la deffensifve est autant loüable comme deshonneste à l’offensifve. Il ne faut donc jamais tant s’advancer et s’engager que l’on n’aye moyen, quand l’on voudra et faudra, de se retirer et se r’avoir sans grand dommage et regret. Il ne faut jamais abandonner le manche, ne jamais tant desestimer autruy et s’asseurer de soy, que l’on en vienne à une presomption et nonchalance des affaires, comme ceux qui pensent que personne ne void si clair qu’eux, ou que tout plie soubs eux, et que l’on n’oseroit penser à leur desplaire, et par-là viennent à se relascher et mespriser le soin, et enfin sont affinez, surprins et bien mocquez. Un autre advis et bien important est de prendre toutes choses en leur temps et saison, et bien à propos. Et pour ce il faut sur-tout esviter precipitation ennemie de sagesse, marastre de toute bonne action, vice fort à craindre aux gens jeunes et bouillans. C’est à la verité un tour de maistre et bien habile homme de sçavoir bien prendre les choses à leur poinct, bien mesnager les occasions et commoditez, se prevaloir du temps et des moyens. Toutes choses ont leur saison, et mesme les bonnes, que l’on peust faire hors de propos. Or la hastiveté et precipitation est bien contraire à cecy, laquelle trouble, confond et gaste tout : (…). Elle vient ordinairement de passion qui nous emporte : (…) ; et assez souvent aussi d’insuffisance. Le vice contraire, lascheté, paresse, nonchalance, qui semble aucunefois avoir quelque air de maturité et de sagesse, est aussi pernicieux et dangereux, principalement en l’execution ; car l’on dict qu’il est permis d’estre en la deliberation et consultation poisant et long, mais non en l’execution, dont les sages disent qu’il faut consulter lentement, executer promptement ; deliberer à loysir, et vistement accomplir. Il s’est bien veu quelquesfois le contraire, que l’on a esté heureux à l’evenement, encore que l’on aye esté soudain et temeraire en la deliberation : (…) ; mais c’est rarement et par coup d’adventure, à quoy ne se faut pas reigler, et se bien garder que l’envie ne nous en prenne ; car le plus souvent une longue et inutile repentance est le salaire de leur course et hastiveté. Voyci donc deux escueils et extremitez qu’il faut pareillement esviter ; car c’est aussi grande faute de prendre l’occasion trop verte et trop cruë, que la laisser trop meurir et passer : le premier se faict volontiers par les jeunes, prompts et bouillans, qui, à faute de patience, ne donnent pas loysir au temps et au ciel de faire rien pour eux ; ils courent et ne prennent rien : le second par les stupides, lasches et trop lourds. Pour cognoistre l’occasion et l’empoigner, il faut avoir l’esprit fort et esveillé, et aussi patient : il faut prevoir l’occasion, la guetter, l’attendre, la voir venir, s’y preparer, et puis l’empoigner au poinct qu’il faut. Le septiesme advis sera de se bien porter et conduire avec les deux maistres et sur-intendans des affaires du monde, qui sont l’industrie ou vertu, et la fortune. C’est une vieille question, laquelle des deux a plus de credit, de force et d’authorité : car certes toutes deux en ont, et est trop clairement fauls que l’une seule fasse tout et l’autre rien. Il seroit peust-estre bien à desirer qu’il fust vray, et qu’une seule eust tout l’empire, les affaires en iroient mieux, l’on seroit du tout regardant et attentif à celle-là et seroit facile ; la difficulté est à les joindre, et entendre à toutes deux. Ordinairement ceux qui s’arrestent à l’une mesprisent l’autre : les jeunes et hardis regardent et se fient à la fortune, en esperant bien ; et souvent par eux elle opere de grandes choses, et semble qu’elle leur porte faveur : les vieils et tardifs sont à l’industrie, ceux-cy ont plus de raison. S’il les faut comparer et choisir l’un des deux, celuy de l’industrie est plus honneste, plus seur, plus glorieux ; car quand bien la fortune luy sera contraire, et rendra toute l’industrie et diligence vaine, si est-ce qu’il demeure ce contentement, que l’on n’a poinct chaumé, l’on s’est trouvé (…), l’on s’est porté en gens de cœur. Ceux qui suyvent l’autre party sont en danger d’attendre en vain ; et quand bien il succederoit à souhait, si n’y a-il pas tant d’honneur et de gloire. Or l’advis de sagesse porte de ne s’arrester pas du tout et tant à l’une, que l’on mesprise et l’on excluë l’autre ; car toutes deux y ont bonne part, voire souvent se prestent la main et s’entendent mutuellement. Il faut donc se comporter avec toutes deux, mais inegalement ; car l’advantage et preeminence doibt estre donné, comme dict est, à la vertu et industrie : (…). Encore est requis cest advis de garder discretion, qui assaisonne et donne bon goust à toutes choses ; ce n’est pas une qualité particuliere, mais commune, qui se mesle par-tout. L’indiscretion gaste tout et oste la grace aux meilleurs ; soit-il à bien faire à autruy, car toutes gratifications ne sont pas bien faictes à toutes gens ; à s’excuser, car excuses inconsiderées servent d’accusation ; à faire l’honneste et le courtois, car l’on peust exceder et degenerer en rusticité, soit à n’offrir ou à n’accepter.