De la sagesse/Livre I/Chapitre XXXI

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 185-187).
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CHAPITRE XXX [1].

Vengeance.

SOMMAIRE. — La vengeance est la passion des ames viles et lâches ; elle emploie le plus souvent l'artifice et les trahisons. Pour se satisfaire, elle n'a que des moyens dangereux pour elle-même et impuissans. Tuer n'est pas se venger.

Exemples : Alexandre, César, Épaminondas, Scipion.

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LE desir de vengeance est premierement passion lasche et effeminée d’ame foible et basse, pressée et foulée, tesmoin que les plus foibles ames sont les plus vindicatives et malicieuses, comme des femmes et enfans ; les fortes et genereuses n’en sentent gueres, la mesprisent et desdaignent, ou pource que l’injure ne les touche pas, ou pource que l’injuriant n’est digne qu’on s’en remue ; l’on se sent beaucoup au-dessus de tout cela, Indignus Cæsaris irâ [2]. Les gresles, tonnerres et tempestes, et tout le bruict qui se faict en l’air ne trouble ny ne touche les corps superieurs et celestes, mais seulement les inferieurs et caduques : ainsi les indiscretions et petulances des fols ne heurtent point les grandes et hautes ames. Tous les grands, Alexandre, Caesar, Epaminondas, Scipion, ont esté si eslongnés de vengeance, qu’au contraire ils ont bien faict à leurs ennemis.

Secondement elle est cuisante et mordante, comme un ver qui ronge le cœur de ceux qui en sont infectez, les agite de jour, les resveille de nuict.

Elle est aussi pleine d’injustice, car elle tourmente l’innocent, et adjouste affliction. C’est à faire à celuy qui a faict l’offense de sentir le mal et la peine que donne au cœur le desir de vengeance ; et l’offensé s’en va charger, comme s’il n’avoit pas assez de mal de l’injure ja receue ; tellement que souvent et ordinairement, cependant que cettuy-ci se tourmente à chercher les moyens de la vengeance, celuy qui a faict l’offense rit et se donne du bon temps. Mais elle est bien plus injuste encore aux moyens de son execution, laquelle souvent se faict par trahisons et vilains artifices.

Finalement l’execution, outre qu’elle est penible, elle est très dangereuse ; car l’experience nous apprend que celuy qui cherche à se venger, il ne faict pas ce qu’il veust, et son coup ne porte pas ; mais ordinairement il advient ce qu’il ne veust pas, et, pensant crever un œil à son ennemy, il se creve tous les deux ; le voilà en crainte de la justice et des amis de sa partie, en peine de se cacher et fuyr de lieu en autre.

Au reste, tuer et achever son ennemy ne peust estre vengeance, mais pure cruauté qui vient de couardise et de crainte ; se venger c’est le battre, le faire bouquer [3], et non pas l’achever ; le tuant, l’on ne lui faict pas ressentir son courroux, qui est la fin de la vengeance. Voilà pourquoy l’on n’attaque pas une pierre, une beste, car elles sont incapables de gouster nostre revanche. En la vraye vengeance il faut que le vengeur y soit pour en recevoir du plaisir ; et le vengé pour sentir et souffrir du desplaisir et de la repentance. Estant tué il ne s’en peust repentir, voire il est à l’abry de tout mal, ou au rebours le vengeur est souvent en peine et en crainte. Tuer donc est tesmoignage de couardise et de crainte que l’offensé se ressentant du desplaisir, nous recherche de pareille : l’on s’en veust defaire du tout ; et ainsi c’est quitter la fin de la vengeance, et blesser sa reputation ; c’est un tour de precaution, et non de courage ; c’est y proceder seurement, et non honorablement. Qui occidit longè non ulciscitur, nec gloriam assequitur [4].

Advis et remedes particuliers contre ce mal sont liv. III, chap. XXXIV.

  1. C'est le trente-unième de la première édition.
  2. « Indigne de la colère de César ».
  3. Le faire bisquer, prendre la chèvre (la bique) ; ce qui prouve que bouquer vient de bouc, comme bisquer vient de bique. Ce mot est donc mal expliqué dans le Glossaire de la langue romane, par gronder, bouder, murmurer, embrasser avec force ; il ne vient pas de bucca, bouche, comme il est dit dans ce glossaire.
  4. « Celui qui tue ne savoure pas longuement la vengeance, et n'acquiert pas la gloire ».