De la sagesse/Livre I/Chapitre XXV

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 172-174).
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CHAPITRE XXIV [1].

Desirs, cupidités.


SOMMAIRE. — Le cœur de l’homme est un abîme infini de désirs, dont les uns sont naturels et nécessaires, les autres contre nature et superflues.

Exemple : Diogène et Alexandre.
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IL ne ne naist et ne s’eleve poinct tant de flots et d’ondes en la mer, comme de desirs au cœur de l’homme ; c’est un abysme ; il est infiny, divers, inconstant, confus et irresolu, souvent horrible et detestable, mais ordinairement vain et ridicule en ses desirs.

Mais, avant toute œuvre, ils sont bien à distinguer. Les uns sont naturels, ceux-cy sont justes et legitimes, sont mesmes aux bestes, sont limités et courts, l’on en voit le bout ; selon eux, personne n’est indigent : de ceux-cy sera parlé cy-après au long ; car ce ne sont, à vray dire, passions. Les autres sont outre nature, procedans de nostre opinion et fantasie, artificiels, superflus, que nous pouvons, pour les distinguer par nom des autres, appeller cupidités. Ceux-cy sont purement humains ; les bestes ne sçavent que c’est, l’homme seul est desreiglé en ses appetits ; ceux-cy n’ont poinct de bout, sont sans fin, ce n’est que confusion : Naturalia desideria finita sunt : ex falsâ opinione nascentia, ubi desinant non habent : nullus enim terminus faldso est. Viâ eunti aliquid extremum est, error immensus est [2]. Dont, selon eux, personne ne peust estre riche et content. C’est d’eux proprement ce que nous avons dict au commencement de ce chapitre, et que nous entendons icy en ceste matiere des passions. C’est pour ceux-cy que l’on sue et travaille, ad supervacua sudatur [3], que l’on voyage par mer et par terre, que l’on guerroye, que l’on se tue, l’on se noye, l’on se trahist, l’on se perd ; dont a esté très bien dict, que cu-cucupidité estoit racine de tous maux. Or il advient souvent (juste punition) que, cherchant d’assouvir ses cupidités et se saouler des biens et plaisirs de la fortune, l’on perd et l’on se prive de ceux de la nature ; dont disoit Diogenes à Alexandre, après avoir refusé son argent, que pour tout bien il se retirast de son soleil.

  1. C’est le vingt-cinquième de la première édition.
  2. « Les désirs naturels sont bornés ; ceux qui proviennent d'une opinion fausse ne savent point s'arrêter ; car l'erreur n'a point de bornes. Il y a quelque chose au bout, pour celui qui marche dans le chemin, il n'y a rien pour celui qui s'égare ».
  3. « On sue (on se donne beaucoup de peine) pour des choses superflues ».