De la sagesse/Livre I/Chapitre XVII

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 137-142).
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CHAPITRE XVII [1].

De l’imagination et opinion.


SOMMAIRE. — L'imagination a des effets bien puissans et merveilleux. Elle agit non-seulement sur nous, mais sur l'ame d'autrui ; c'est d'elle que nous viennent la plupart des miracles, des visions et des enchantemens ; ce n'est pas la vérité ni la nature des choses qui nous remue l'ame, mais l'opinion. C'est l'opinion qui mène le monde. Presque toutes nos opinions viennent de l'autorité.

Exemples : Lucius Cossitius. — Le fils de Crésus. — Gallus Vibius.

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L’IMAGINATION est une très puissante chose, c’est celle qui faict tout le bruict, l’esclat : le remuement du monde vient d’elle (comme nous avons dict cy-dessus estre la faculté de l’ame seule, ou bien la plus active et remuante [2]). Ses effects sont merveilleux et estranges : elle agist non seulement en son corps et son ame propre, mais encore en celle d’autruy : et produict effets contraires. Elle faict rougir, pallir, trembler, tremousser, tressuer ; ce sont les moindres et plus doux : elle oste la puissance et l’usage des parties genitales, voire lorsqu’il en est plus besoing, et que l’on y est plus aspre, non seulement à soy-mesme, mais à autruy ; tesmoin les liaisons dont le monde est plein, qui sont pour la pluspart impressions de l’apprehension et de la crainte : et au contraire sans effort, sans object et en songe, elle assouvist les amoureux desirs, faict changer de sexe ; tesmoin Lucius Cossitius, que Pline dict avoir veu estre changé de femme en homme le jour de ses nopces, et tant d’autres ; marque honteusement, voire [3] tue et avorte le fruict dedans le ventre, faict perdre la parole, et la donne à qui ne l’a jamais eue, comme au fils de Cresus ; oste le mouvement, sentiment, respiration. Voylà au corps. Elle faict perdre le sens, la cognoissance, le jugement ; faict devenir fol et insensé, tesmoin Gallus Vibius, qui, pour avoir trop bandé son esprit à comprendre l’essence et les mouvemens de la folie, disloca et desnoua son jugement si qu’il ne le peust remettre ; faict deviner les choses secrettes et à venir, et cause les enthousiasmes, les predictions et merveilleuses inventions, et ravit en extase ; reellement tue et faict mourir, tesmoin celui à qui l’on desbanda les yeux pour luy lire sa grace, et fust trouvé roide mort sur l’eschafaut. Bref c’est d’elle que vient la pluspart des choses que le vulgaire appelle miracles, visions, enchantemens. Ce n'est pas toujours le diable [4] ou esprit familier, comme incontinent l'ignorant pense, quand il ne peust trouver le ressort de ce qu'il voyt, ni aussi tousjours l'esprit de Dieu (à ces mouvemens surnaturels on ne touche point ici) ; mais le plus souvent c'est l'effect de l'imagination, ou celle de l'agent qui dict et faict telles choses, ou du patient et spectateur qui pense voyr ce qui n'est point : ce qui est requis en tel cas, et qui est excellent, est de sçavoir prudemment discerner quel ressort joue, naturel ou surnaturel, vray ou fauls, discretio spirituum [5], et ne precipiter son jugement comme faict la pluspart mesmes populaires [6] qui n'en ont gueres.

En cette partie et faculté se tient et loge l'opinion, qui est un vain et leger, crud et imparfaict jugement des choses, tiré et puisé des sens exterieurs, et du bruict commun et vulgaire, s’arrestant et tenant bon en l’imagination, et n’arrivant jamais jusques à l’entendement, pour y estre examiné, cuict et elabouré, et en estre faict raison, qui est un vray, entier et solide jugement des choses : dont elle est inconstante, incertaine, volage, trompeuse, un très mauvais et dangereux guide, et qui faict teste à la raison, de laquelle elle est une ombre et image, mais vaine et faulse : elle est mere de tous maux, confusions, desordres : d’elle viennent toutes passions et les troubles ; c’est le guide des fols, des sots, du vulgaire, comme la raison des sages et habiles.

Ce n’est pas la verité ni le naturel des choses qui nous remue et agite ainsi l’ame, c’est l’opinion, selon un dire ancien : les hommes sont tourmentés par les opinions qu’ils ont des choses, non par les choses mesmes : opnione sæpius quam re laboramus : plura sunt quæ nos tenent quam quæ premunt [7]. La verité et l’estre des choses n’entre ny ne loge chez nous de soy-mesme, de sa propre force et authorité : s’il estoit ainsi, toutes choses seroient reçeues de tous, toutes pareilles et de mesme façon, sauf peu plus, peu moins ; tous seroient de mesme creance : et la verité, qui n’est jamais qu’une et uniforme, seroit embrassée de tout le monde. Or il y a si grande diversité, voire contrarieté d’opinions par le monde, et n’y a chose aucune de laquelle tous soyent generallement d’accord, pas mesme les sçavans et les mieux nays ; qui monstre que les choses entrent en nous par composition, se rendent à nostre mercy et devotion, et logent chez nous comme il nous plaist, selon l’humeur et la trempe de nostre ame. Ce que je crois, je ne puis faire croire à mon compagnon : mais, qui plus est, ce que je crois aujourd’hui si fermement, je ne puis respondre que je le croiray encore ainsi demain ; voire il est certain que je le trouveray et jugeray tout autre et autrement une autre fois. Certes les choses prennent en nous telle place, tel goust et couleur que nous leur en donnons, et telle qu’est la constitution interne de l’ame : omnia munda mundis, immunda immundis [8]. Comme les accoustremens nous eschauffent, non de leur chaleur, mais de la nostre qu’ils conservent, comme aussi ils nourrissent la froideur de la neige et de la glace, nous les eschauffons premierement de nostre chaleur, et puis en recompense ils nous conservent la nostre.

Presque toutes les opinions que nous avons, nous ne les avons que par authorité : nous croyons, jugeons, agissons, vivons et mourons à credit, selon que l’usage public nous apprend : et faisons bien, car nous sommes trop foibles pour juger et choisir de nous mesmes : mais les sages ne font pas ainsi, comme sera dict [9].

  1. C'est le dix-huitième de la première édition.
  2. Chap. XV, art. 8.
  3. Même tue et fait avorter.
  4. Variante. Ce n'est point le diable ny l'esprit, comme il pense ; mais c'est l'effect de l'imagination ou de celle de l'agent qui faict telles choses, ou du patient et spectateur qui pense voyr ce qu'il ne voyt point.
  5. « Le discernement des esprits. »
  6. Des gens du peuple.
  7. « Nous sommes tourmentés plus souvent par l'opinion, que par la chose même ; il y a plus de choses qui nous occupent et nous inquiétent, qu'il n'y en a qui nous oppriment réellement ».
  8. « Tout paraît pur aux purs, immonde aux immondes ».
  9. L. II, ch. 1 et 2.