De la sagesse/Livre I/Chapitre XV

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 115-135).
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CHAPITRE XV [1].

De l'esprit humain, ses parties, fonctions, qualités, raison, invention, verité.


SOMMAIRE. — Distribution des fonctions de l'entendement. Description générale de l'esprit ; son avantage ; son désavantage. Diversité et distinction des esprits. L'esprit est un agent perpétuel, universel, prompt et soudain... Son action est de chercher toujours ; mais il agit témérairement ; ce qui fait qu'il s'embrasse. Sa fin est la vérité laquelle il ne peut acquérir ni trouver ; Son autre fin est l'invention, qui imite non-seulement la nature, mais qui la surpasse. L'esprit est très-dangereux : c'est pourquoi il faut le brider et le retenir. Il a ses maladies et ses défauts, les uns accidentels, et provenans de trois causes, du corps, du monde, des passions ; les autres naturels.

Exemples : Soulier de Théramène. — Platon, Aristippe, Diogène, Solon, Socrates. — Antigone. — Un roi de Sparte. — Épictète. — La vigne de Zeuxis, la Vénus d'Apolles, la statue de Memnon, la colombe d'Archytas, la sphère de Sapor. — Thucydide. — Aristote, Platon. — Florentins, Suisses et Grisons.

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C’EST un fonds d’obscurité plein de creux et de cachots, un labyrinthe, un abysme confus et bien entortillé, que cet esprit humain, et l’economie de cette grande et haute partie intellectuelle de l’ame où y a tant de pieces, facultés, actions et mouvemens divers, dont y a aussi tant de noms, et s’y trouvent tant de difficultés[2].

Son premier office est de recevoir simplement, et apprehender les images et especes des choses, qui est une passion et impression en l'ame, causée par l'object et presence d'icelles, c'est imagination et apprehension.

La force et puissance de paistrir, traitter et agiter, cuire et digerer les choses receues par l'imagination, c'est raison, λόγος [3]. L’action et l’office ou exercice de cette force et puissance, qui est d’assembler, conjoindre, separer, diviser les choses receues, et y en adjouster encore d’autres, c’est discours, ratiocination, λογικότης [4] με νοῦς quasi με νοῦς [5].

La facilité, subtile et alegre promptitude à faire toutes ces choses, et penetrer avant en icelles, s’appelle esprit, ingenium  ; dont les ingenieux, aigus, subtils, pointus, c’est tout un.

La repetition, et ceste action de ruminer, recuire [6], repasser par l’estamine de la raison, et encore plus elabourer, pour en faire une resolution plus solide, c’est le jugement.

L’effect enfin de l’entendement, c’est la cognoissance, intelligence, resolution.

L’action qui suit ceste cognoissance et resolution, qui est à s’estendre, pousser et advancer à la chose cognue, c’est volonté, intellectus extensus et promotus [7].

Parquoy toutes ces choses, entendement, imagination, raison, discours, esprit, jugement, intelligence, volonté, sont une mesme en essence, mais toutes diverses en action, tesmoin qu’un est excellent en l’une d’icelles, et foible en l’autre : souvent qui excelle en esprit et subtilité, est moindre en jugement et solidité.

Je n’empesche pas que l’on ne chante les louanges et grandeurs de l’esprit humain, de sa capacité, vivacité, vîtesse : je consens que l’on l’appelle image de Dieu vive, un degoust [8] de l’immortelle substance, une fluxion de la divinité, un esclair celeste, auquel Dieu a donné la raison comme un timon animé pour le mouvoir avec reigle et mesure, et que ce soit un instrument d’une complette harmonie ; que par luy y a parentage entre Dieu et l’homme ; et que, pour le luy ramentevoir il luy a tourné les racines vers le ciel, affin qu’il eust tousiours sa veue vers le lieu de sa naissance ; bref qu’il n’y a rien de grand en la terre que l’homme, rien de grand en l’homme que l’esprit. Si l’on monte jusques-là, l’on monte au-dessus du ciel. Ce sont tous mots plausibles dont retentissent les escholes et les chaires.

Mais je desire qu’après tout cela l’on vienne à bien sonder et estudier à cognoistre cet esprit ; car nous trouverons qu’après tout c’est et à soy et à autruy un très dangereux outil, un furet qui est à craindre, un petit brouillon et troublefeste, un esmerillon facheux fascheux et importun, et qui, comme un affronteur et joueur de passe-passe, sous ombre de quelque gentil mouvement subtil et gaillard, forge, invente, et cause tous les maux du monde, et n’y en a que par luy.

Il y a beaucoup plus grande diversité d’esprits que de corps ; aussi y a-il plus grand champ, plus de pieces et plus de façon : nous en pouvons faire trois classes, dont chascune a encore plusieurs degrés [9]. En celle d’en bas sont les petits, foibles et comme brutaux, tous voisins des bestes, soit que cela advienne de la premiere trempe, c’est-à-dire de la semence et temperament du cerveau trop froid et humide, comme, entre les bestes, les poissons sont infimes, ou pour n’avoir esté aucunement remués et reveillés, mais abandonnés à la rouille et stupidité : de ceux-là n’en faut faire mise ny recepte, et ne s’en peust dresser ny establir une compagnie constante ; car ils ne peuvent pas seulement suffire pour eux-mesmes en leur particulier, et faut qu’ils soient tousiours en la tutelle d’autruy ; c’est le commun et bas peuple, qui vigilans sertit, mortua cui vita est, prope jam vivo atque videnti [10], qui ne se sent, ne se juge. En celle d’en haut sont les grands et très rares esprits, plustost demons qu’hommes com-com com-muns, esprits bien nés, forts et vigoureux : de ceux icy ne s’en pourroit bastir en tous les siecles une republique entiere. En celle du milieu sont tous les mediocres, qui sont en infinité de degrés : de ceux-cy est composé presque tout le monde (de cette distinction et autres cy-après plus au long). Mais il nous faut toucher plus particulierement les conditions et le naturel de cest esprit, autant difficile à cognoistre, comme un visage à peindre au vif, lequel sans cesse se remueroit.

Premierement c’est un agent perpetuel ; l’esprit ne peust estre sans agir : il se forge plustost des subjects faux et fantastiques, se pippant [11] à son escient, et allant contre sa propre creance, que d’estre sans agir. Comme les terres oisives, si elles sont grasses et fertiles, foisonnent en mille sortes d’herbes sauvages et inutiles, et les faut assubjectir à certaines semences ; et les femmes seules produisent des amas et pieces de chair informes ; ainsi l’esprit, si l’on ne l’occupe à certain subject, il se desbande et se jette dedans le vague des imaginations, et n’est folie ny resverie qu’il ne produise : s’il n’a de but estably, il se perd et s’esgare ; car estre par-tout, c’est n’estre en aucun lieu : l’agitation est vrayement la vie de l’esprit et sa grace ; mais elle doibt venir d’ailleurs que de soy : s’il va tout seul, il ne faict que traisner et languir, et ne doibt estre violenté ; car ceste trop grande contention d’esprit trop bandé, tendu et pressé, le rompt et le trouble.

Il est aussi universel qui se mesle par-tout ; il n’a poinct de subject ny de ressort limité ; il n’y a chose où il ne puisse jouer son roolle, aussi bien aux subjects vains et de neant, comme aux nobles et de poids, et en ceux que nous pouvons entendre, que ceux que nous n’entendons : car recognoistre que l’on ne le peust entendre ny penetrer au dedans, et qu’il faut demeurer au bord et à l’escorce, c’est très beau traict de jugement ; la science, voire la verité, peuvent loger chez nous sans jugement, et le jugement sans elles ; voire recognoistre son ignorance, c’est un beau tesmoignage de jugement.

Tiercement, il est prompt et soudain, courant en un moment d’un bout du monde à l’autre, sans arrest, sans repos, s’agitant, penetrant et perçant par-tout : Nobilis et inquieta mens homini data est : numquam se tenet, spargitur vaga, quietis impatiens, novitate rerum lætisima : non mirum, ex illo cælesti spiritu descendit, cœlestium autem natura semper in motu est [12]. Cette si grande soudaineté et vîtesse, ceste poincte et agilité est d’une part admirable et des plus grandes merveilles qui soient en l’esprit ; mais c’est d’ailleurs chose très dangereuse, une grande disposition et propension à la folie et manie, comme se dira tantost.

Pour ces trois conditions, d’agent perpetuel sans repos, universel, si prompt et soudain, il a esté estimé immortel, et avoir en soy quelque marque et estincelle de divinité.

Or son action est tousjours quester, furetter, tournoyer sans cesse comme affamé de sçavoir, enquerir et rechercher, ainsi appelle Homere les hommes εφευρέτης [13]. Il n’y a point de fin en nos inquisitions : les poursuites de l’esprit humain sont sans terme, sans forme : son aliment est doubte, ambiguité ; c’est un mouvement perpetuel, sans arrest et sans but : le monde est une eschole d’inquisition ; l’agitation et la chasse est proprement de nostre gibbier : prendre ou faillir à la prinse, c’est autre chose.

Mais il agist et poursuit ses entreprinses temerairement et desreiglement, sans ordre et sans mesure : c’est un outil vagabond, muable, divers, contournable : c’est un instrument de plomb et de cire ; il plie, s’allonge, s’accorde à tout, plus souple, plus facile que l’eau, que l’air. Flexibilis, omni humore obsequentior, et ut spiritus qui omni materia facilior, ut tenuior [14]. C’est le soulier de Theramenes bon à tous pieds : il ne reste que la suffisance de le sçavoir contourner ; il va tousjours et de tort et de travers, avec le mensonge comme avec la verité. Il se donne beau jeu, et trouve raison apparente par-tout, tesmoin que ce qui est impie, injuste, abominable en un lieu, est pieté, justice et honneur ailleurs ; et ne se sçauroit nommer une loy, coustume, creance receue ou rejettée generallement par-tout, les mariages entre les proches, les meurtres des enfans, des parens vieils, communication [15] des femmes, condamnez en un lieu, legitimes en d’autres [16]. Platon refusa la robe brodée et parfumée que luy offrist Dionysius, disant estre homme et ne se vouloir vestir en femme ; Aristippus l’accepta, disant que l’accoustrement ne peut corrompre un chaste courage : Diogenes lavant ses choux, et le voyant passer, luy dict : si tu sçavois vivre de choux, tu ne ferois la cour à un tyran. Aristippus luy respond : si tu sçavois vivre avec les roys, tu ne laverois pas des choux. On preschoit Solon de ne pleurer poinct la mort de son fils, car c’estoient larmes inutiles et impuissantes. C’est pour cela, dict-il, qu’elles sont plus justes, et que j’ai raison de pleurer. La femme de Socrates redoubloit son dueil de ce que les juges le faisoient mourir injustement. Comment ! feist-il, aimerois-tu mieux que ce fust justement ? Il n’y a aucun bien, dict un sage, sinon celui à la perte duquel l’on est preparé : in æquo enim est dolor amissae rei et timor amittendæ [17]. Au rebours, dict l’autre, nous serrons et embrassons le bien d’autant plus estroit et avec plus d’affection, que nous le voyons moins seur, et craignons qu’il nous soit osté. Un philosophe cynique demandoit à Antigonus une dragme d’argent : ce n’est pas present de roy, respondist-il : donne-moy donc un talent, dict le philosophe. Ce n’est pas present pour un cynique. Quelqu’un disoit d’un roy de Sparte fort clement et debonnaire : il est fort bon ; car il l’est mesme aux meschans. Comment seroit-il bon, dict l’autre, puis qu’il n’est pas mauvais aux meschans ? Voilà comme la raison humaine est à tous visages, un glaive double, un baston à deux bouts, ogni medaglia ha il suo riverso [18]. Il n’y a raison qui n’en aye une contraire, dict la plus saine et plus seure philosophie : ce qui se monstreroit par tout qui voudroit. Or ceste grande volubilité et flexibilité vient de plusieurs causes ; de la perpetuelle alteration et mouvement du corps, qui jamais n’est deux fois en la vie en mesme estat ; des objects qui sont infinis, de l’air mesme et serenité du ciel :


Tales sunt hominum mentes, quali pater ipse
Juppiter, auctifera lustravit terras[19],


et de toutes choses externes ; internement, des secousses et bransles que l’ame se donne elle-mesme par son agitation, et meue par ses propres passions ; aussi qu’elle regarde les choses par divers visages, car tout ce qui est au monde a divers lustres et diverses considerations. C’est un pot à deux anses, disoit Epictete ; il eust mieux dict à plusieurs.

Il advient de là qu’il s’empestre en sa besongne, comme les vers de soye [20], il s’embarrasse : car comme il pense remarquer de loin je ne sçay quelle apparence de clarté et verité imaginaire, et y veust courir, voyci tant de difficultez qui luy traversent la voye, tant de nouvelles questes l’esgarent et l’enyvrent.

Sa fin à laquelle il vise est double : l’une, plus plus commune et naturelle, est la verité où tend sa queste et sa poursuitte. Il n’est desir plus naturel que le desir de cognoistre la verité. Nous essayons tous les moyens que nous pensons y pouvoir servir : mais enfin tous nos efforts sont courts ; car la verité n’est pas un acquest, ny chose qui se laisse prendre et manier, et encore moins posseder à l’esprit humain. Elle loge dedans le sein de Dieu, c’est là son giste et sa retraicte : l’homme ne sçait et n’entend rien à droict, au pur et au vray comme il faut, tournoyant tousjours, et tastonnant à l’entour des apparences, qui se trouvent par tout aussi bien au fauls qu’au vray : nous sommes nais à quester [21] la verité : la posseder appartient à une plus haute et grande puissance. Ce n’est pas à qui mettra dedans, mais à qui fera de plus belles courses. Quand il adviendroit que quelque verité se rencontrast entre ses mains, ce seroit par hasard ; il ne la sçauroit tenir, posseder ny distinguer du mensonge. Les erreurs se reçoivent en nostre ame par mesme voye et conduicte que la verité ; l’esprit n’a pas de quoy les distinguer et choisir : autant peust faire le sot que le sage, celuy qui dict vray, comme celuy qui dict fauls : les moyens qu’il employe pour la descouvrir, sont raison et experience, tous deux très foibles, incertains, divers, on-on on-doyans. Le plus grand argument de la verité, c’est le general consentement du monde. Or le nombre des fols surpasse de beaucoup celuy des sages : et puis comment est-on parvenu à ce consentement, que par contagion et applaudissement donné sans jugement et cognoissance de cause, mais à la suitte de quelques-uns qui ont commencé la danse ?

L’autre fin, moins naturelle, mais plus ambitieuse, est l’invention, à laquelle il tend comme au plus haut poinct d’honneur, pour se monstrer et faire valoir ; c’est ce qui est plus estimé et semble estre une image de divinité. De cette suffisance d’inventer sont produicts les ouvrages qui ont ravy tout le monde en admiration ; et s’ils ont esté avec utilité publique, ils ont deïfié leurs autheurs. Ceux qui ont esté en subtilité seule sans utilité, ont esté en la peincture, statuaire, architecture, perspective, comme la vigne de Zeuxis, la Venus d’Apelles, la statue de Memnon, le cheval d’airain, la colombe de bois d’Archytas, la vache de Myron, la mousche et l'aigle de Montroyal [22] , la sphœre de Sapor, roi de Perse, celle d'Ar-Ar Ar-chimedes et tant d’autres. Or l’art et l’invention semblent non seulement imiter nature, mais la passer, et ce non seulement en particulier et individu (car il ne se trouve poinct de corps d’homme ou beste en nature si universellement bien faict, comme il se peust representer par les ouvriers) ; mais encore plusieurs choses se font par art, qui ne se font poinct par nature : j’entends outre les compositions et mixtions, qui est le vray gibbier et le propre subject de l’art, tesmoin les extractions et distillations des eaux et des huiles faictes de simples ; ce que nature ne faict poinct. Mais en tout cela il n’y a pas lieu de si grande admiration que l’on pense ; et, à proprement et loyalement parler, il n’y a point d’invention que celle que Dieu revele : car celles que nous estimons et appellons telles, ne sont qu’observations des choses naturelles, argumentations et conclusions tirées d’icelles, comme la peincture et l’optique des ombres, les horloges solaires des ombres des arbres, l’imprimerie des marques et sceaux des pierres precieuses.

De tout cela il est aisé à voir combien l’esprit humain est temeraire et dangereux, mesmement s’il est vif et vigoureux ; car estant si remuant, si libre et universel, et faisant ses remuemens si desreiglement, usant si hardiment de sa liberté par tout, sans s’asservir à rien, il vient à secouer aisement les opinions communes et toutes reigles par lesquelles l’on le veust brider et contraindre, comme une injuste tyrannie ; entreprendra d’examiner tout, et juger la pluspart des choses plausiblement receues du monde, ridicules et absurdes, trouvant par tout de l’apparence, passera par dessus tout ; et ce faisant, il est à craindre qu’il s’esgare et se perde ; et, de faict, nous voyons que ceux qui ont quelque vivacité extraordinaire et quelque rare excellence, comme ceux qui sont au plus haut estage de la moyenne classe cy-dessus dicte, sont le plus souvent desreiglés en opinions et en mœurs. Il y en a bien peu à qui l’on se puisse fier de leur conduicte propre, et qui puissent, sans temerité, voguer en la liberté de leurs jugemens au-delà les opinions communes. C’est miracle de trouver un grand et vif esprit bien reiglé et moderé ; c’est un très dangereux glaive qui ne le sçait bien conduire ; et d’où viennent tous les desordres, revoltes, heresies et troubles au monde, que de là [23] ? magni errores non nisi ex magnis ingenüs : nihil sapientiœ odiosius acumine nimio [24] . Sans doubte celuy a meilleur temps, plus longue vie, est plus heureux et beaucoup plus propre au regime de la republique, dict Thucydide, qui a l’esprit mediocre, voire au-dessoubs de me-me me-diocrité, que qui l’a tant elevé et transcendant, qui ne sert qu’à se donner du tourment et aux autres. Des grandes amitiez naissent les grandes inimitiez ; des santez vigoureuses les mortelles maladies : aussi des rares et vives agitations de nos ames les plus excellentes manies et plus detraquées. La sagesse et la folie sont fort voisines. Il n’y a qu’un demy tour de l’une à l’autre : cela se void aux actions des hommes insensez. La philosophie nous apprend que la melancholie est propre à tous les deux. De quoy se faict la subtile folie, que de la plus subtile sagesse ? C’est pourquoy, dict Aristote, il n’y a poinct de grand esprit sans quelque meslange de folie ; et Platon, qu’en vain un esprit rassis et sain frappe aux portes de la poësie. C’est en ce sens que les sages et plus braves poëtes ont approuvé de folier [25] et sortir des gonds quelquesfois. Insanire jucundum est ; dulce desipere in loco : non potest grande et sublime quidquam nisi mota mens, et quandiù apud se est [26].

C’est pourquoy on a eu bonne raison de luy donner des barrieres estroites : on le bride et le garrotte de religions, loix, coustumes, sciences, preceptes, menaces, promesses mortelles et immortelles ; encore voyt-on que par sa desbauche il franchist tout, il eschappe à tout, tant il est de nature revesche, fier, opiniastre, dont le faut mener par artifice : l’on ne l’aura pas de force, naturâ contumax est animus humanus, in contrarium atque arduum nitens, sequiturque faciliùs quàm ducitur, ut generosi et nobiles equi melius facili freno reguntur [27]. Il est bien plus seur de le mettre en tutelle, et le coucher, que le laisser aller à sa poste [28] : car s’il n’est bien né, bien fort et bien reiglé, comme ceux de la plus haute classe qu’avons dict cy-dessus, ou bien foible, mol, et mousse, comme ceux de la plus basse marche, certes il se perdra en la liberté de ses jugemens : parquoy il a besoing d’estre retenu, plus besoin de plomb que d’aisles, de bride que d’esperon : à quoy principalement ont regardé les grands legislateurs et fondateurs d’estats : les peuples fort mediocrement spirituels vivent en plus de repos que les ingenieux. Il y a eu plus de troubles et seditions en dix ans en la seule ville de Florence, qu’en cinq cens ans aux païs des Suysses et Grisons ; et en particulier les hommes d’une commune suffisance sont plus gens de bien, meilleurs citoyens ; sont plus souples, et font plus volontiers joug aux loix, aux superieurs, à la raison, que ces tant vifs et clair-voyans, qui ne peuvent demourer en leur peau : l’affinement des esprits n’est pas l’assagissement.

L’esprit a ses maladies, ses defauts et ses tares [29] aussi bien que le corps, et beaucoup plus, et plus dangereux et plus incurables ; mais, pour les cognoistre, il les faut distinguer : les uns sont accidentaux, et qui luy arrivent d’ailleurs. Nous en pouvons remarquer trois causes : la disposition du corps, car les maladies corporelles qui alterent le temperament, alterent aussi tout manifestement l’esprit et le jugement ; ou bien la substance du cerveau et des organes de l’ame raisonnable est mal composée, soit dès la premiere conformation, comme en ceux qui ont la teste mal faicte, toute ronde, ou trop petite, ou par accident de heurt ou blessure.

La seconde est la contagion universelle des opinions populaires et erronées receues au monde, de laquelle l’esprit prevenu et atteinct, ou, qui pis est, abbreuvé et coiffé de quelques opinions fantasques, va tousjours et juge selon cela, sans regarder plus avant ou reculer en arriere : or tous les esprits n’ont pas assez de force et vigueur pour se garantir et sauver d’un tel deluge.

La troisiesme, beaucoup plus voisine, est la maladie et corruption de la volonté, et la force des passions ; c’est un monde renversé : la volonté est née pour suyvre l’entendement comme son guide, son flambeau ; mais estant corrompue et saisie par la force des passions, force aussi et corrompt l’entendement, et c’est d’où vient la pluspart des fauls jugemens ; l’envie, la malice, la hayne, l’amour, la crainte, nous font regarder, juger et prendre les choses toutes autres et tout autrement qu’il ne faut, dont l’on crie tant (juger sans passion) : de là vient que l’on obscurcist les belles et genereuses actions d’autruy par des viles interpretations ; l’on controuve des causes, occasions et intentions mauvaises ou vaines ; c’est un grand vice et preuve d’une nature maligne, et jugement bien malade : il n’y a pas grande subtilité ny suffisance en cela, mais de malice beaucoup. Cela vient d’envie qu’ils portent à la gloire d’autruy, ou qu’ils jugent des autres selon eux, ou bien qu’ils ont le goust alteré et la veue si troublée qu’ils ne peuvent concevoir la splendeur de la vertu en sa pureté naïfve. De ceste mesme cause et source vient que nous faisons valoir les vertus et les vices d’autruy, et les estendons plus qu’il ne faut, des particularités en tirons des consequences et conclusions generales : s’il est amy, tout luy sied bien, ses vices mesmes seront vertus : s’il est ennemy ou particulier, ou de party contraire, il n’y a rien de bon. Tellement que nous faisons honte à nostre jugement, pour assouvir nos passions. Mais cecy va bien encore plus loin ; car la pluspart des impietés, heresies, erreurs en la creance et religion, si nous y regardons bien, est née de la mauvaise et corrompue volonté, d’une passion violente et volupté, qui puis attire à soy l’entendement mesme, sedit populus manducare et bibere, etc... Quod volt, non quod est, credit qui cupit errare [30] : tellement que ce qui se faisoit au commencement avec quelque scrupule et doubte, a esté puis tenu et maintenu pour une verité et revelation du ciel : ce qui estoit seulement en la sensualité a prins place au plus haut de l’entendement : ce qui n’estoit que passion et volupté a esté faict creance religieuse et article de foy, tant est forte et dangereuse la contagion des facultés de l’ame entre elles. Voylà trois causes externes des fautes et mescomptes de l’esprit, jugement et entendement humain ; le corps, mesmement la teste malade, ou blessée, ou mal faicte : le monde avec ses opinions anticipées et suppositions ; le mauvais estat des autres facultez de l’ame raisonnable, qui luy sont toutes inferieures. Les premiers defaillans sont pitoyables, et aucuns d’iceux sont curables : les autres non : les seconds sont excusables et pardonnables : les troisiesmes sont accusables et punissables, qui souffrent un tel desordre chez eux, que ceux qui devoient recevoir la loy, entreprennent de la donner.

Il y a d’autres defauts qui luy sont plus naturels et internes, car ils naissent de luy et dedans luy : le plus grand et la racine de tous les autres est l’orgueil et la presomption (premiere et originelle faute du monde, peste de tout esprit, et cause de tous maux), par laquelle l’on est tant content de soy, l’on ne veust ceder à autruy, l’on desdaigne ses advis, l’on se repose en ses opinions, et l’on entreprend de juger et condamner les autres, et encore celles que l’on n’entend pas. L’on dict bien vray que le plus beau et heureux partage que Dieu aye faict, est du jugement ; car chascun se contente du sien, et en pense avoir assez. Or ceste maladie vient de la mescognoissance de soy : nous ne sentons jamais assez au vray la foiblesse de nostre esprit : ainsi la plus grande maladie de l’esprit, c’est l’ignorance, non pas des arts et sciences et de ce qui est dedans les livres, mais de soy-mesme, à cause de quoy ce premier livre a esté faict.

  1. C'est le seizième de la deuxième édition.
  2. Cet entendement (ainsi l’appellerons-nous d’un nom general) intellectus, mens, νοῦς (a), est un subject general, ouvert, et disposé à recevoir et embrasser toutes choses, comme la matiere premiere, et le miroir toutes formes, intellectus est omnia (b). Il est capable d’entendre toutes choses, mais soy-mesme, ou point (tesmoin une si grande et presque infinie diversité d’opinions d’iceluy, de doubtes et objections qui croissent tous les jours), ou bien sombrement, indirectement et par reflexion de la cognoissance des choses à soy-mesme, par laquelle il sent et cognoist qu’il entend, et a puissance et faculté d’entendre : c’est la maniere que les esprits se cognoissent eux-mesmes (c).
  3. Ce mot grec est expliqué, ou plutôt traduit, par le mot qui le précède.

    (a) L'intellect, l'esprit, νοῦς a le meme sens en grec que mens en latin.

    (b) « L'intellect est tout ».

    (c) Ce passage de l'édition de 1601 a été supprimé en entier dans celle de 1604.

  4. λογικότης et αιτιολογία, signifient raisonnement, ou, comme dit l'auteur, ratiocination.
  5. Quasi, c'est à dire, comme le mot venait de la préposition με par, et νοῦς, esprit ; et il en vient en effet.
  6. Du latin recoquere, cuire une seconde fois.
  7. « L'intellect qui s'étend au dehors, et se meut en avant ».
  8. Degoust, qu'on devrait écrire degout, puisqu'il vient de goutte, gutta, signifie ici une émanation.
  9. Voy. ceci plus developpé, au chapitre quarante-trosième.
  10. « Qui tout en veillant, dort..., dont la vie ressemble à la mort, qui parait seulement près de vivre et de voir ».
  11. Se trompant sciement.
  12. « Un esprit noble et inquiet a été donné à l'homme : ne sachant point s’arrêter, il erre sans cesse, impatient du repos, et ne se plaît que dans la nouveauté. Faut-il s'en étonner ? Il émane de l'esprit divin, et la nature des esprits célestes est toujours d’être en mouvement. »
  13. Ce mot est l'accusatif pluriel d'εφευρέτης, inventeur
  14. « Souple est plus obéissant qu'aucun fluide, l'esprit, plus facile que la matière, est aussi bien plus délié ».
  15. Communauté des femmes.
  16. Montaigne, dans son chapitre vingt-deux du livre premier, cite les mêmes exemples, mais s'étend bien plus sur l’extrême diversité des lois et des coutumes.
  17. « Car la crainte de perdre un chose est égale à la douleur qu'on ressent de l'avoir perdue ».
  18. « Toute médaille a son revers ».
  19. « Les esprits des hommes sont une émanation de cette même lumière dont Jupiter éclaire la terre ». Lucret
  20. C'est ainsi qu'on lit dans la première édition, et dans celle de Bastien qui l'a suivie. On a mis dans celle de Frantin, les vers à soie. Pour moi, je n'ai pas osé rajeunir, ici ni ailleurs, le style de l'auteur ; et je l'aurais d'autant moins fait en cette occasion, qu'il me semble que Charron veut dire que l'homme s’empêtre en sa besogne, comme le vers s'empetre de soie.
  21. Nés pour chercher la vérité.
  22. Je ne sais quel est ce nom de Montroyal, ni quelles sont ses deux merveilles : les autres ont très connues. Ce nom de Montroyal serait-il la traduction de celui du célèbre astronome Regiomontanus ? La première édition ne parle ni de la mouche et de l'aigle de Montroyal, ne de la vache de Myron, ni de la sphère d'Archimède. Ce sont des additions à la seconde.
  23. C'est-à-dire, si ce n'est pas de là.
  24. « Les grandes erreurs ne proviennent que des grands génies : il n'y a de plus odieux pour la sagesse, que trop d'esprit et de subtilité. »
  25. Faire des folies.
  26. « Il est agréable de faire le fou, il est doux de le faire à propos : il n'y a qu'un esprit agité, et hors de soi, qui puisse faire quelque de grand et de sublime ». Une partie de cette citation est prise dans Horace, qui termine son ode à Virgile (L. IV) par ce vers :
    Dulce est desipere in loco.
  27. « L'esprit humain est, de sa nature, opiniâtre ; il tend toujours avec effort à tout ce qui lui résiste ou lui oppose des difficultés ; il suit plus facilement qu'il n'est conduit, semblable à ces courriers nobles et généreux, qui n'obéissent qu'à un frein doux et facile ». Senec.
  28. A son gré, à sa fantaisie.
  29. Ses déchets, ses faiblesses.
  30. « Le peuple cesse de boire et de manger, etc. Celui qui veut errer, croit ce qu'il souhaite et non ce qui est ».