De la sagesse/Livre I/Chapitre XLI

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(commençant par les privées et domestiques), c’est-à-dire de chasque estat et profession des hommes, pour les cognoistre : c’est icy le livre de la cognoissance de l’homme ; car les debvoirs d’un chascun seront au troisiesme livre en la vertu de justice, où de mesme ordre tous ces estats et chapitres se reprendront. Or, avant y entrer, faut sommairement parler du commander et obeir, deux fondemens et causes principales de ces diversités d’estats et charges.


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CHAPITRE XLVII [1].

Du commander et obeyr.


SOMMAIRE. — de l'état populaire et de l'état monarchique. — Du droit divin.

Exemples : Platon. — Sparte.


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CE sont, comme a esté dict, deux fondemens de toute societé humaine, et de la diversité des estats et professions. Ces deux sont relatifs, se regardent, requierent, engendrent, et conservent mutuellement l’un l’autre, et sont pareillement requis en toute assemblée et communauté, mais qui sont obligez à une naturelle envie, contestation et mesdisance ou plaincte perpetuelle. La populaire rend le souverain de condition qu’un charretier ; la monarchique le met au dessus de Dieu [2]. Au commander est la dignité, la difficulté (ces deux vont ordinairement ensemble), la bonté, la suffisance, toutes qualités de grandeur. Le commander, c’est-à-dire la suffisance, le courage, l’authorité, est du ciel et de Dieu : imperium non nisi divino fato datur : omnis potestas a Deo est [3]) : dont dict Platon que Dieu n’establist poinct des hommes, c’est-à-dire de la commune sorte et suffisance, et purement humaine, par dessus les autres ; mais ceux qui, d’une touche divine, et par quelque singuliere vertu et don du ciel, surpassent les autres, dont ils sont appellez heroes [4]. En l’obeir est l’utilité, l’aisance, la necessité ; tellement que, pour la conservation du public, il est encore plus requis que le bien commander ; et est beaucoup plus dangereux le desny d’obeir, ou le mal obeir, que le mal commander. Tout ainsi qu’au mariage, bien que le mary et la femme soyent egalement obligés à la loyauté et fidelité, et l’ayent tous deux promis par mesmes mots, mesmes ceremonies et solemnités, si est-ce que les inconveniens sortent, sans comparaison, plus grands de la faute et adultere de la femme que du mary : aussi bien que le commander et obeir soyent pareillement requis en tout estat et compagnie, si est-ce que les inconveniens sont bien plus dangereux de la desobeyssance des subjects que de la faute des commandans. Plusieurs estats ont longuement roulé et assez heureusement duré soubs de très meschans princes et magistrats, les subjects s’y accommodans et obeissans ; dont un sage interrogé pourquoy la republique de Sparte estoit si florissante, si c’estoit pource que les roys commandoient bien ; mais plustost, dict-il, pource que les citoyens obeyssent bien. Mais si les subjects refusent d’obeyr et secouent le joug, il faut que l’estat donne du nais à terre.


  1. C'est le quarante-unième de la première édition.
  2. Toute cette phrase est prise mot-à-mot dans Montaigne, L. III, ch. 5. Mais Charron me semble en avoir détourné ou obscurci le sens. « Je feulletais il n'y a pas un mois, dit Montaigne, deux livres écossais, se combattans su ce subject (sur la préférence que mérite, soit le gouvernement démocratique, soit le gouvernement monarchique). Le populaire (c'est-à-dire, l'auteur qui défend le gouvernement du peuple) rend le roi de pire condition qu'un charretier ; le monarchique (c'est-à-dire, celui qui préfère le gouvernement d'un seul), le loge quelques brasses au-dessus de Dieu en puissance et en souveraineté ». Ceci peut servir à expliquer l'idée de Charron. Par ces mots la populaire, il n'entend pas la puissance même du peuple, mais les opinions (la contestation, comme il dit), des partisans du système de la démocratie.
  3. « L'empire n'est donné que par la providence devine : toute puissance vient de Dieu ». C'est de cette maxime du droit divin, dont l'origine remonte au gouvernement théocratique, que vient la formule de Roi par la grâce de Dieu, avec toutes ses conséquences. Noodt a complètement démontré la fausseté de cette maxime, dans son traité sur le pouvoir des souverains, traduit et commenté par Babylone.
  4. Platon, dans son dialogue intitulé Cratylus, donne une autre raison de cette dénomination. Les héros, dit-il, s'appellent ainsi, parcequ'ils sont nés du commerce de quelques dieux avec les mortelles ; etc.