De la sagesse/Livre I/Chapitre III

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 19-22).
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CHAPITRE III [1].

Distinction premiere, et generalle de l’homme.


SOMMAIRE. — Première distinction de l'homme en deux parties, le corps et l'ame. Autre distinction : on peut remarquer dans l'homme trois choses, l'esprit, l'ame et la chair. Utilité de cette distinction.

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L’HOMME, comme un animal prodigieux, est faIt de pieces toutes contraires et ennemies. L’ame est comme un petit dieu ; le corps comme un fumier, une beste. Toutesfois ces deux parties sont tellement accouplées, « ont tel besoig l'une de l'autre pour faire leurs fonctions,

.... Alterius sic,
Altera poscit opem res, et conjurat,

[2] et s'embrassent si bien l'une l'autre avec toutes leurs querelles, qu'elles ne peuvent demeurer sans guerre, ni se separer sans tourment et sans regret ; et comme tenant le loup les oreilles, chascune peust dire à l'autre, je ne puis avec toy ny sans toy vivre, nec tecum possum vivere nec sine te [3].

Mais pource que derechef en ceste ame il y a deux parties bien differentes *, « la haute, pure, intellectuelle et divine, en laquelle la beste n'a aucune part ; et la basse, sensitive et bestiale, qui tient du corps et de la matiere », l'on peut par une distinction plus morale et politique, remarquer trois parties et degrés en l'homme : l'esprit, l'ame, la chair, dans l'esprit et la chair tiennent les bouts et extremités, « comme le ciel et la terre ; l’ame mitoyenne ou se font les meteores, le bruit et la tempete ». L’esprit, la très haute et très heroïque partie, parcelle, scintille, image et defluxion de la divinité, est en l’homme comme le roy en la republique ; ne respire que le bien et le ciel, où il tend tousjours : la chair, au contraire, comme la lie d’un peuple tumultuaire et insensé, le marc et la sentine de l’homme, partie brutale, tend tousjours au mal et à la matiere : l’ame, au milieu comme les principaux du populaire, est indifferente entre le bien et le mal, le merite et le demerite ; est perpetuellement sollicitée de l’esprit et de la chair ; et, selon le party où elle se range, est spirituelle et bonne, ou charnelle et mauvaise. Icy sont logées toutes les affections naturelles, qui ne sont vertueuses ny vicieuses [4] , comme l’amour de ses parens et amis, crainte de honte, pitié des affligez, desir de bonne reputation.

Cette distinction aidera beaucoup à se recognoistre l'homme et discerner les actions, pour ne s’y mescompter, comme l’on fait jugeant par l’escorce et apparence, pensant que ce soit de l’esprit ce qui est de l’ame, voire de la chair, et attribuant à vertu ce qui est de la nature ou du vice. Combien de bonnes et de belles actions produites par passion, ou bien par une inclination et complaisance naturelle : ut serviant genio, et suo indulgent animo ?[5]

  1. Ce chapitre est le neuvième de la première édition.
  2. Ainsi l'une requiert le secours de l'autre, et toutes deux concourent ensemble au même but ». Hor. Art poët. V. 410.
  3. « L'auteur a traduit ce passage, avant de le citer. On pourrait le traduire ainsi de nouveau en un vers :
    Avec toi, ni sans toi je ne puis exister.
    • Variante. Il semble, pour mieux et plus expressement representer recognoistre l'homme, qu'au premier coup l'on peut remarquer trois choses en l'homme, l'esprit, l'ame, etc.
  4. Vertueuses ny vicieuses : la pitié, l'émulation ne sont-elles pas au-dessus de ce sentiment difficile à définir qui entre le vice et la vertu ?
  5. « Pour obeir à son gout, et par complaisance pour ses penchants ».