De la sagesse/Livre I/Chapitre I

Texte établi par Amaury Duval, Rapilly (tome 1p. 1-12).

CHAPITRE PREMIER,

ET PRÉFACE A TOUT CE LIVRE.
Exhortation à s’estudier et cognoistre.


SOMMAIRE. — La connaissance de soi-même est la première de toutes les connaissances. Elle est nécessaire à tout le monde. Il n'est point de route plus facile et plus prompte pour s’élever à la connaissance de Dieu. — C'est la meilleur disposition à la Sagesse. — Difficulté qu'on éprouve à s'étudier soi-même et à se bien connaître. — Sujet et division du premier livre.
Exemples : Inscription du temple d'Apollon. — Socrate. — Pompée et les Athéniens.
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Le plus excellent et divin conseil, le meilleur et plus utile advertissement de tous, mais le plus mal pratiqué, est de s’estudier et apprendre à se cognoistre : c’est le fondement de sagesse et acheminement à tout bien : folie non pareille que d’estre attentif et diligent à cognoistre toutes autres choses plustost que soy-mesme : la vraye science et le vray estude de l’homme, c’est l’homme.

Dieu, nature, les sages, et tout le monde presche l’homme et l’exhorte de faict et de parole à s’estudier et cognoistre. Dieu éternellement et sans cesse se regarde, se considere et se cognoist. Le monde a toutes ses vues contrainctes au dedans, et ses yeux ouverts à se voir et regarder. Autant est obligé et tenu l’homme de s’estudier et cognoistre, comme il luy est naturel de penser, et il est proche à soy-mesme [1]. Nature taille à tous ceste besogne. Le méditer et entretenir ses pensées est chose sur toutes facile, ordinaire, naturelle, la pasture, l’entretien, la vie de l’esprit, cujus vivere est cogitare [2]. Or, par où commencera, et puis continuera-il à mediter, à s’entretenir plus justement et naturellement que par soy-mesme ? Y a-il chose qui luy touche de plus près ? Certes, aller ailleurs et s’oublier est chose dénaturée et très injuste. C’est à chascun sa vraye et principale vacation, que se penser et bien tenir à soy. Aussi voyons-nous que chasque chose pense à soy, s’estudie la premiere, a des limites à ses occupations et desirs. Et toy, homme, qui veux embrasser l’univers, tout cognoistre, contre-roller et juger, ne te cognois et n’y estudies : et ainsi, en voulant faire l’habile et le scindic de nature [3], tu demeures le seul sot au monde. Tu es la plus vuide et necessiteuse, la plus vaine et misérable de toutes, et néantmoins la plus fiere et orgueilleuse. Parquoy, regarde dedans toy, recognois-toy, tiens-toy à toy : ton esprit et ta volonté, qui se consomme ailleurs, ramene-le à soy-mesme. Tu t’oublies, tu te respends, et te perds au dehors, tu te trahis et te desrobes à toy-mesme, tu regardes tousiours devant toy, ramasse-toy et t’enferme dedans toy : examine-toy, espie-toy, cognois-toy [4].

Nosce teipsum, nec te quæsieris extra.
Respue quod non es, tecum habita, et
Noris quam sit tibi curta supplex.
Tu te consule.
Teipsum concute, numquid vitiorum
Inseverit olim natura, 'aut etiam consuetudo
[5].

Par la cognoissance de soy l’homme monte

et arrive plustost et mieux à la cognoissance de Dieu, que par toute autre chose, tant pour ce qu’il trouve en soy plus de quoy le cognoistre, plus de marques et traicts de la divinité, qu’en tout le reste qu’il peut cognoistre ; que pource qu’il peut mieux sentir, et sçavoir ce qui est et se remue en soy, qu’en toute autre chose. Fotmasti me et posuiti super me manum tuam, ideo mirabilis facta est scienta tua, (id est, tui) ex me [6] : Dont estoit gravée en lettres d’or sur le frontispice du temple d’Apollon, Dieu (selon les payens) de science et de lumiere, ceste sentence, cognois-toy, comme une salutation et un advertissement de Dieu à tous, leur signifiant que pour avoir accez à la divinité et entrée en son temple, il se faut cognoistre ; qui se mescognoist en doit estre debouté, si te ignoras, o pulcherrima ! egredere ; et abi post hœdos tuos [7].

Pour devenir sage et mener une vie plus reglée et plus douce, il ne faut point d’instruction d’ailleurs que de nous. Si nous estions bons escholiers, nous apprendrions mieux de nous que de tous les livres. Qui remet en sa memoire et remarque bien l’excez de sa cholere passée, jusques où ceste fievre l’a emporté verra mieux beaucoup la laideur de ceste passion, et en aura horreur et hayne plus juste, que de tout ce qu’en dient Aristote et Platon : et ainsi de toutes les autres passions, et de tous les bransles et mouvemens de son ame. Qui se souviendra de s’estre tant de fois mesconté en son jugement, et de tant de mauvais tours que lui a faict sa memoire, apprendra à ne s’y fier plus. Qui notera combien de fois il luy est advenu de penser bien tenir et entendre une chose, jusques à la vouloir pleuvir [8], et en respondre à autruy et à soy-mesme, et que le temps luy a puis faict voir du contraire, apprendra à se deffaire de ceste arrogance importune et quereleuse presomption, ennemie capi-capi capi-tale de discipline et de verité. Qui remarquera bien tous les maux qu’il a couru, ceux qui l’ont menacé, les legeres occasions qui l’ont remué d’un estat en un autre, combien de repentirs luy sont venus en la teste, se preparera aux mutations futures, et à la recognoissance de sa condition, gardera modestie, se contiendra en son rang, ne heurtera personne, ne troublera rien, n’entreprendra chose qui passe ses forces : et voilà justice et paix par-tout. Bref nous n’avons point de plus beau miroir et de meilleur livre que nous-mesmes, si nous y voulions bien estudier comme nous devons, tenant tousiours l’œil ouvert sur nous et nous espiant de près.

Mais c’est à quoy nous pensons le moins, nemo in sese tentat descendre [9] dont il advient que nous donnons mille fois du nais [10] en terre, et retombons tousjours en même faute, sans le sentir, ou nous en donner beaucoup. Nous faisons bien les sots à nos despens : les difficultés ne s’apperçoivent en chaque chose que par ceux qui s’y cognoissent ; car encore faut-il quelque degré d’intelligence à pouvoir remarquer son ignorance : il faut pousser à une porte pour sçavoir qu’elle nous est close. Ainsi de ce que chascun se voit si resolu et satisfait, et que chascun pense estre suffisamment entendu, signifie que chascun n’y entend rien du tout : car si nous nous cognoissions bien, nous pourvoyrions bien mieux à nos affaires ; nous aurions honte de nous et nostre estat, et nous rendrions bien autres que ne sommes. Qui ne cognoist ses défauts ne se soucie de les amender ; qui ignore ses necessitez ne se soucie d’y pourvoir ; qui ne sent son mal et sa misere, n’advise point aux réparations, et ne court aux remedes, deprehendas te oportet priusquàm emendes ; sanitatis initium, sentire sibi opus esse remedio [11]. Et voyci nostre malheur : car nous pensons toutes choses aller bien et estre en seureté : nous sommes tant contents de nous-mesmes, et ainsi doublement miserables. Socrates fut jugé le plus sage des hommes, non pour estre le plus sçavant et plus habile, ou pour avoir quelque suffisance par dessus les autres, mais pour mieux se cognoistre que les autres, en se tenant en son rang, faire bien l’homme [12]. Il estoit le roy des hommes, comme on dit que les borgnes sont roys parmy les aveugles, c’est-à-dire doublement privez de sens : car ils sont de nature foibles et miserables, et avec ce ils sont orgueilleux, et ne sentent pas leur mal. Socrates n’estoit que borgne : car estant homme comme les autres, foible et miserable, il le sçavoit bien, et recognoissoit de bonne foy sa condition, se regloit et vivoit selon elle. C’est ce que vouloit dire la verité à ceux qui, pleins de presomption, par mocquerie luy ayant dict, nous sommes donc, à ton dire, aveugles ? Si vous l’estiez, dict-il, c’est-à-dire le pensiez estre, vous y verriez ; mais pource que vous pensez bien y voir, vous demeurez du tout aveugles [13] : car ceux qui voyent à leur opinion sont aveugles en verité ; et qui sont aveugles à leur opinion, ils voyent. C’est une miserable folie à l’homme de se faire beste pour ne se cognoistre pas bien homme : homo enim cum sis, id fac semper intelligas [14] plusieurs grands, pour leur servir de bride et de regle, ont ordonné que l’on leur sonnast souvent aux oreilles qu’ils estoient hommes. O le bel estude, s’il leur entroit dedans le cœur comme il frappe à leur oreille ! Le mot des atheniens à Pompeius Le Grand : Autant es-tu dieu comme tu le recognois homme, n’estoit pas trop mal dict : au moins c’est estre homme excellent que de se bien cognoistre homme.

La cognoissance de soy (chose très difficile et rare, comme se mesconter et tromper très facile) ne s'ac-s'ac s'ac-quiert pas par autruy, c’est-à-dire par comparaison, mesure, ou exemple d’autruy ;

Plus aliis de te, quam tu tibi credere noli.[15]

moins encore par son dire et son jugement,qui souvent est court à voir, et desloyal ou craintif à parler ; ny par quelque acte singulier, qui sera quelquesfois eschappé sans y avoir pensé, poussé par quelque nouvelle, rare et forte occasion, et qui sera plustost un coup de fortune, ou une saillie de quelque extraordinaire enthousiasme, qu’une production vrayement nostre. L’on n’estime pas la grandeur, grosseur, roideur d’une riviere, de l’eaue qui luy est advenue par une subite alluvion et desbordement des prochains torrens et ruisseaux ; un fait courageux ne conclut pas un homme vaillant, ny un œuvre de justice l’homme juste : les circonstances et le vent des occasions et accidens nous emportent et nous changent ; et souvent l’on est poussé à bien faire par le vice mesme. Ainsi l’homme est-il très difficile à cognoistre. Ny aussi par toutes les choses externes et adjacentes au dehors ; offices, dignités, richesses, noblesse, grace, et applaudissement des grands ou du peuple. Ny par ses desportemens faits en public : car comme, estant en eschec, l’on se tient sur ses gardes, se retient, se contrainct ; la crainte, la honte, l’ambition, et autres passions, luy font jouer ce personnage que vous voyez. Pour le bien cognoistre il le faut voir en son privé, et en son à-tous-les-jours. Il est bien souvent tout autre en la maison, qu’en la rue, au palais, en la place ; autre avec ses domestiques qu’avec les estrangers. Sortant de la maison pour aller en public, il va jouer une farce : ne vous arrestez pas là ; ce n’est pas luy, c’est tout un autre ; vous ne le cognoistriez pas [16].

La cognoissance de soy ne s’acquiert point par tous ces quatre moyens, et ne devons nous y fier ; mais par un vray, long et assidu estude de soy, une serieuse et attentifve examination non-seulement de ses paroles et actions, mais de ses pensées plus secrettes (leur naissance, progrez, durée, repetition), de tout ce qui se remue en soy, jusques aux songes de nuict, en s’espiant de près, en se tastant souvent et à toute heure, pressant et pinçant jusques au vif. Car il y a plusieurs vices en nous cachez, et ne se sentent à faute de force et de moyen, ainsi que le serpent venimeux qui, engourdi de froid, se laisse manier sans danger. Et puis il ne suffist pas de recognoistre sa faute en destail et en individu, et tascher de la reparer ; il faut en general recognoistre sa foiblesse, sa misere, et en venir à une reformation et amendement universel.

Or, il nous faut estudier serieusement en ce livre premier à cognoistre l’homme, le prenant en tout sens, le regardant à tous visages, lui tastant le poux, le sondant jusques au vif, entrant dedans avec la chandelle et l’esprouvette, fouillant et furettant par tous les trous, coings, recoings, destours, cachots et secrets, et non sans cause : car c’est le plus fin et feinct, le plus couvert et fardé de tous, et presque incognoissable. Nous le considererons donc en cinq manieres representées en ceste table, qui est le sommaire de ce livre.


CINQ CONSIDERATIONS DE L'HOMME

ET DE L'HUMAINE CONDITION.
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I. Naturelle, par toutes les pieces sont il est composé, et leurs appartenances.

II. Naturelle et morale, par comparaison de luy avec les bestes.

III. Par sa vie en blot [17].


IV. Morale, par ses mœurs, humeurs, conditions, qui se rapportent à cinq choses.

1. Vanité.

2. Foiblesse.

3. Inconstance.

4. Misere.

5. Presumption.


V. Naturelle et morale, par les différences qui sont entre les hommes en leurs

1. Naturels.

2. Esprits et suffisances.

3. Charges et degrés de supériorité et infériorité.

4. Professions et conditions de vie.

5. Advantages et desadvantages naturels, acquis et fortuits.

  1. Et comme chose qui le touche de près.
  2. « Pour l'esprit, penser c'est vivre ». — Aristote avait dit à peu près dans le même sens : vita est mentis actio, Metaphys. L. XI, c. 9.
  3. Le scindic de nature, pour le syndic, le juge et le censeur de la nature.
  4. C'est le fameux... (nosce te ipsum), qui, suivant Juvénal (Sat. XI), e cœlo descendit. On sait que c'était là une des sentences des sept sages de la Grèce.

  5. « Connais-toi toi-meme, et ne te cherche pas hors de toi. Dédaigne ce que tu n'es pas ; habite avec toi, et tu
    verras combien ton avoir est peu de chose. Consulte-toi; scrute ton intérieur pour savoir si la nature ou quelque mauvaise habitude n'aura pas greffé en toi quelque vice. » — « Tout ce passage est composé de vers et bouts de vers pris dans Horace, Juvénal et Perse, et que Charron a réunis, sans s’embarrasser du rhythme. Voici comment il faut lire les derniers vers qu'il a étrangement défigurés. Ils se trouvent dans les Satires d'Horace, L. I, Sat. I, v. 36. et suiv.

    Denique te ipsum
    Concute num qua tibi vitiorum inserverit olim
    Natura, aut etiam consuetudo mala, namque
    Neglectis urenda filix innascitur agris.

    Le bout de vers nec te quœsivenis extra, est pris de Perse, Sat. I, v. 7.
  6. « Tu m'as formé, et tu as posé ta main sur moi ; c'est pourquoi la connaissance que j'ai acquise de toi, est devenue admirable », Psalm. 138.
  7. « Si tu t'ignores toi-même, ô très belle, sors, et vas après tes cheveux », Cantic. I, v. 7.
  8. Garantir.
  9. « Personne ne tente de descendre en soi-même ». Juv.
  10. Nais pour nez : cette orthographe existe encore dans notre mot punais pour pue nez, nez qui pue.
  11. « Il faut que tu t'observes, avant que de t'amender ; le commencement de la santé, c'est de sentir qu'on a besoin de remède. »
  12. Et en se comportant en homme.
  13. Joann. Evangel. C. IX, v. 41.
  14. « Car, puisque tu es homme, fais toujours en sorte de bien comprendre ce qu'est l'homme. »
  15. « Ne t'en rapporte pas tant aux autres sur toi, qu'à toi-même. »
  16. Toutes ces idées se trouvent dans Montaigne, en divers endroits, mais plus particulièrement dans le chapitre Ier. du livre II des Essais, qui a pour titre de l’inconstance des actions.
  17. En blot pour en bloc.