DE LA RETRAITE.
(1686.)

On ne voit rien de si ordinaire, aux vieilles gens, que de soupirer pour la retraite ; et rien de si rare, en ceux qui se sont retirés, que de ne s’en repentir pas. Leur âme, trop assujettie à leur humeur, se dégoûte du monde, par son propre ennui : car, à peine ont-ils quitté ce faux objet de leur mal, qu’ils souffrent aussi peu la solitude que le monde : s’ennuyant d’eux-mêmes, où ils n’ont plus qu’eux dont ils se puissent ennuyer.

Une raison essentielle, qui nous oblige à nous retirer, quand nous sommes vieux, c’est qu’il faut prévenir le ridicule, où l’âge nous fait tomber, presque toujours. Si nous quittons le monde à propos, on y conservera l’idée du mérite que nous aurons eu : si nous y demeurons trop, on aura nos défauts devant les yeux ; et ce que nous serons devenus effacera le souvenir de ce que nous avons été. D’ailleurs, c’est une honte à un honnête homme de traîner les infirmités de la vieillesse dans une cour, où la fin de ses services a fait celle de ses intérêts.

La nature nous redemande, pour la liberté, quand nous n’avons plus rien à espérer, pour la fortune. Voilà ce qu’un sentiment d’honnêteté, ce que le soin de notre réputation, ce que le bon sens, ce que la nature exigent de nous. Mais le monde a ses droits, encore, pour nous demander la même chose. Son commerce nous a fourni des plaisirs, tant que nous avons été capables de les goûter : il y auroit de l’ingratitude à lui être à charge, quand nous ne pouvons lui donner que du dégoût.

Pour moi, je me résoudrois à vivre dans le couvent, ou dans le désert, plutôt que de donner une espèce de compassion à mes amis ; et à ceux qui ne le sont pas, la joie malicieuse de leur raillerie. Mais le mal est, qu’on ne s’aperçoit pas quand on devient imbécile, ou ridicule. Il ne suffit point de connoître que l’on est tombé tout à fait : il faut sentir, le premier, qu’on tombe, et prévenir, en homme sage, la connoissance publique de ce changement.

Ce n’est pas que tous les changements qu’apporte l’âge nous doivent faire prendre la résolution de nous retirer. Nous perdons beaucoup, en vieillissant, je l’avoue : mais, parmi les pertes que nous faisons, il y en a qui sont compensées par d’assez grands avantages. Si, après avoir perdu mes passions, les affections me demeurent encore, il y aura moins d’inquiétude, dans mes plaisirs, et plus de discrétion, dans mon procédé, à l’égard des autres. Si mon imagination diminue, je n’en plairai pas tant, quelquefois, mais j’en importunerai moins, bien souvent. Si je quitte la foule, pour la compagnie, je serai moins dissipé ; si je reviens des grandes compagnies à la conversation de peu de gens, c’est que je saurai mieux choisir.

D’ailleurs, nous changeons, parmi des gens qui changent, aussi bien que nous : infirmes également, ou du moins sujets aux mêmes infirmités. Ainsi, je n’aurai pas honte de chercher, en leur présence, des secours contre la foiblesse de l’âge, et je ne craindrai point de suppléer, avec l’art, à ce qui commence à me manquer, par la nature. Une plus grande précaution contre l’injure du temps, un ménagement plus soigneux de la santé, ne scandaliseront point les personnes sages ; et l’on se doit peu soucier de celles qui ne le sont pas.

À la vérité, ce qui déplaît, dans les vieilles gens, n’est pas le grand soin qu’ils prennent de leur conservation. On leur pardonneroit tout ce qui les regarde, s’ils avoient la même considération pour autrui ; mais l’autorité qu’ils se donnent est pleine d’injustice et d’indiscrétion : car ils choquent, mal à propos, les inclinations de ceux qui compatissent le plus à leur foiblesse. Il semble que le long usage de la vie leur ait désappris à vivre parmi les hommes : n’ayant que de la rudesse, de l’austérité, de l’opposition, pour ceux dont ils exigent de la douceur, de la docilité, de l’obéissance. Tout ce qu’ils font leur paroît vertu : ils mettent au rang des vices, tout ce qu’ils ne sauroient faire ; et contraints de suivre la nature, en ce qu’elle a de fâcheux, ils veulent qu’on s’oppose à ce qu’elle a de doux et d’agréable.

Il n’y a point de temps où l’on doive étudier son humeur, avec plus de soin que dans la vieillesse ; car il n’y en a point où elle soit si difficilement reconnue. Un jeune homme impétueux a cent retours, où il se déplaît de sa violence : mais les vieilles gens s’attachent à leur humeur, comme à la vertu, et se plaisent en leurs défauts, par la fausse ressemblance qu’ils ont à des qualités louables. En effet, à mesure qu’ils se rendent plus difficiles, ils pensent devenir plus délicats. Ils prennent de l’aversion pour les plaisirs, croyant s’animer justement contre les vices. Le sérieux leur paroît du jugement : le flegme, de la sagesse ; et de là vient cette autorité importune qu’ils se donnent de censurer tout ; le chagrin leur tenant lieu d’indignation contre le mal, et la gravité, de suffisance.

Le seul remède, quand nous en sommes venus là, c’est de consulter notre raison, dans les intervalles où elle est dégagée de notre humeur ; et de prendre la résolution de dérober nos défauts à la vue des hommes. La sagesse alors est de les cacher : ce seroit un soin superflu que de travailler à s’en défaire. C’est donc là qu’il faut mettre un temps entre la vie et la mort, et choisir un lieu propre à le passer dévotement, si on peut, sagement du moins : ou avec une dévotion qui donne de la confiance, ou avec une raison qui promette du repos. Quand la raison qui étoit propre pour le monde est usée, il s’en forme une autre pour la retraite, qui, de ridicules que nous devenions, dans le commerce des hommes, nous fait rendre véritablement sages, pour nous-mêmes.

De toutes les retraites que nous pourrions faire, quand nous sommes vieux, je n’en trouverois point de préférables à celles des couvents, si leur règle étoit moins austère. Il est certain que la vieillesse évite la foule, par une humeur délicate et retirée, qui ne peut souffrir l’importunité, ni l’embarras. Elle évite encore, avec plus de soin, la solitude, où elle est livrée à ses propres chagrins, et à de tristes, de fâcheuses imaginations. La seule douceur qui lui reste est celle d’une honnête société ; et quelle société lui conviendrait mieux qu’une société religieuse, où les assistances humaines se donneroient avec plus de charité, et où les vœux seroient tous unis, pour demander à Dieu le secours qu’on ne peut attendre raisonnablement des hommes !

Il est aussi naturel, aux vieilles gens, de tomber dans la dévotion, qu’il est ordinaire, à la jeunesse, de s’abandonner aux voluptés. Ici, la nature toute pleine pousse hors d’elle ce qu’il y a de trop dans sa vigueur, pour le répandre voluptueusement sur les objets : là, une nature languissante cherche en Dieu ce qui vient à lui manquer, et s’attache plus étroitement à lui, pour se faire, comme une ressource, dans sa défaillance. Ainsi, le même esprit qui nous mène à la société, dans nos besoins, nous conduit à Dieu, dans nos langueurs ; et, si les couvents étoient institués comme ils devroient l’être, nous trouverions dans les mêmes lieux, et l’appui du ciel, et l’assistance des hommes ; mais, de la façon qu’ils sont établis, au lieu d’y trouver le soulagement de ses maux, on y trouve la dureté d’une obéissance aveugle, en des choses inutiles commandées, en des choses innocentes défendues. On y trouve un sacrifice ordinaire de sa raison ; on y trouve des lois plus difficiles à garder, que celles de Dieu et du prince ; des lois rompues scandaleusement par les libertins, et endurées impatiemment par les plus soumis.

J’avoue qu’on voit quelquefois des religieux d’un mérite inestimable. Ceux-ci connoissent les vanités du monde d’où ils sont sortis, et ce qu’il y a de grimace, dans les lieux où ils sont entrés. Ce sont de véritables gens de bien, et de véritables dévots, qui épurent les sentiments de la morale, par ceux de la piété. Ils vivent, non-seulement exempts du trouble des passions, mais dans une satisfaction d’esprit admirable : ils sont plus heureux à ne désirer rien, que les plus grands rois à posséder tout. À la vérité, ces exemples sont bien rares, et la vertu de ces religieux est plus à admirer, que leur condition à être embrassée.

Pour moi, je ne conseillerois jamais à un honnête homme de s’engager à ces sortes d’obligations, où tous les droits de la volonté, généralement, sont perdus. Les peines qu’on voudroit souffrir y sont rendues nécessaires ; le péché qu’on a dessein de fuir s’évite par ordre, et le bien qu’on veut pratiquer ne se fait qu’avec contrainte. La servitude ordinaire ne va pas plus loin qu’à nous forcer à ce que nous ne voulons pas : celle des couvents nous nécessite, même en ce que nous voulons.

La feue reine de Portugal1, aussi capable de se conduire elle-même, dans le repos, que de gouverner un État, dans l’agitation, eut envie de se faire religieuse, lorsqu’elle remit le gouvernement entre les mains de son fils2 ; mais, après avoir examiné les règles de tous les ordres, avec autant de soin que de jugement, elle n’en trouva point qui laissât au corps les commodités nécessaires, et à l’esprit une raisonnable satisfaction. Il est certain que l’idée du couvent est assez douce à qui cherche l’innocence et le repos ; mais, il est difficile d’y trouver la douceur que l’on s’est imaginée. Si on l’y rencontre, quelquefois, ce qui est bien rare, on n’en jouit pas longtemps ; et la meilleure précaution qu’on puisse avoir pour n’y entrer pas, c’est de songer que presque tous les religieux y demeurent à regret, et en sortent, quand il leur est possible, avec joie.

Je souhaiterois que nous eussions des sociétés établies, où les honnêtes gens se pussent retirer commodément, après avoir rendu au public tout le service qu’ils étoient capables de lui rendre. Quand ils y seroient entrés par le soin de leur salut, par le dégoût du monde, ou par un désir de repos, qui succéderoit aux diverses agitations de la fortune, ils pourroient goûter la joie d’une retraite pieuse, et le plaisir innocent d’une honnête et agréable conversation ; mais, dans ce lieu de repos, je ne voudrois d’autres règles que celles du christianisme, qui sont reçues généralement partout. En effet, nous avons assez de maux à souffrir, et de péchés à commettre, sans que de nouvelles constitutions fassent naître de nouveaux tourments et de nouveaux crimes. C’est une folie de chercher, loin des cours, une retraite où vous ayez plus de peine à vivre, et plus de facilité à vous damner, que dans le commerce des hommes.

Je hais l’austérité de ces gens, qui, pour donner au devoir plus d’étendue, ne laissent rien à la bonne volonté. Ils tournent tout à la nécessité d’obéir, sans autres raisons que d’exercer toujours notre obéissance, que de ce qu’ils se plaisent à jouir toujours de leur pouvoir. Or, je n’aime pas l’assujettissement à leur fantaisie ; je voudrois seulement de la docilité, pour une bonne et sage discrétion. Il n’est pas juste que le peu de liberté que sauve la nature des lois de la politique et de celles de la religion, vienne à se perdre tout à fait, dans les constitutions de ces nouveaux législateurs ; et que des personnes qui entrent dans le couvent, par l’idée de la douceur et du repos, n’y rencontrent que de la servitude et de la douleur.

Pour moi, je m’y passerois volontiers des choses délicieuses, à un âge ou le goût des délices est presque perdu ; mais je voudrois toutes mes commodités, dans un temps où le sentiment devient plus délicat, pour ce qui nous blesse, à mesure qu’il devient moins exquis, pour ce qui nous plaît, et moins tendre, pour ce qui nous touche. Ces commodités, désirables à la vieillesse, doivent être aussi éloignées de l’abondance qui fait l’embarras, que du besoin qui fait sentir la nécessité. Et, pour vous expliquer plus nettement ma pensée, je voudrois, dans un couvent, une frugalité propre et bien entendue, où l’on ne regarderoit point Dieu comme un Dieu chagrin, qui défend les choses agréables parce qu’elles plaisent ; mais où rien ne plairoit à des esprits bien faits, que ce qui est juste ou tout à fait innocent.

À la prison de Monsieur Fouquet, Monsieur le maréchal de Clérambaut3 avoit la tête remplie de ces imaginations de retraite. « Que l’on vivroit heureux, me disoit-il, en quelque société, où l’on ôteroit à la fortune la juridiction qu’elle a sur nous ! Nous lui sacrifions, à cette fortune, nos biens, notre repos, nos années, peut-être inutilement ; et, si nous venons à posséder ses faveurs, nous en payons une courte jouissance, quelquefois de notre liberté, quelquefois de notre vie. Mais, quand nos grandeurs dureroient autant que nous, elles finiront, du moins, avec nous-mêmes. Et qu’ont fait des leurs ces grands favoris, qui n’ont jamais vu interrompre le cours de leur fortune ? Ne semblent-ils pas n’avoir acquis tant de gloire, et amassé tant de biens, que pour se préparer le tourment de ne savoir ni les quitter, ni les retenir? » C’étoient là ses entretiens ordinaires, un mois durant que je fus avec lui ; et ce courtisan agréable, dont la conversation faisoit la joie la plus délicate de ses amis, se laissoit posséder entièrement à ces sortes de pensées, quelquefois judicieuses, toujours tristes.

J’avoue qu’il y a des temps où rien n’est si sage que de se retirer : mais, tout persuadé que j’en suis, je me remets de ma retraite à la nature, beaucoup plus qu’à ma raison. C’est par ses mouvements qu’au milieu du monde, je me retire aujourd’hui du monde même. J’en suis encore, pour ce qui me plaît : j’en suis dehors, pour ce qui m’incommode. Chaque jour, je me dérobe aux connoissances qui me fatiguent, et aux conversations qui m’ennuyent : chaque jour, je cherche un doux commerce avec mes amis, et fais mes délices les plus chères de la délicatesse de leur entretien.

De la façon que je vis, ce n’est ni une société pleine, ni une retraite entière : c’est me réduire innocemment à ce qui m’accommode le plus. Dégoûté du vice, comme trop grossier, et blessé de la pratique de la vertu, comme trop rude, je me fais d’innocentes douceurs qui conviennent au repos de la vieillesse, et qui sont justement sensibles, à proportion de ce que je puis encore agréablement sentir.

Lorsque nous approchons du fatal monument,
La nature se plaît à vivre innocemment ;
Et la même, autrefois, qui dérégloit la vie,
D’un doux et saint repos nous inspire l’envie.
Il n’est plus de beaux jours
Quand il n’est plus d’amours :
Mais notre esprit, défait de son ardeur première,
Garde pour son couchant une douce lumière,
Qui nous fait oublier la plus vive saison,
Par les derniers plaisirs que donne la raison.



NOTES DE L’ÉDITEUR

1. Louise de Guzman, fille du duc de Médina Sidonia, et femme de Jean duc de Bragance, proclamé, en 1640, roi de Portugal, sous le nom de Jean IV. Voy. les Révolutions de Portugal, de l’abbé de Vertot.

2. Jean IV mourut en 1656. Alphonse VI, son fils aîné, âgé seulement de treize ans, lui succéda, sous la régence de la reine Louise. Cette princesse, douée d’un esprit très-élevé, garda le gouvernement jusqu’en 1662, époque de la majorité de son fils. Elle mourut le 26 février 1666.

3. Le comte de Palluau, homme de beaucoup de mérite en tout genre ; maréchal de France en 1652, époque où il prit le nom de maréchal de Clérambaut ; très-attaché à Fouquet, à la disgrâce duquel il fut fort sensible, comme Saint-Évremond, dont il demeura l’ami intime jusqu’en 1665, époque de sa mort : ils avoient suivi tous les deux le parti de la cour pendant la Fronde. La maréchale de Clérambaut n’est morte qu’en 1722 : « Une des femmes de son temps, dit Saint-Simon, qui avoit le plus d’esprit et le plus orné. » Voyez Tallemant, passim ; et Saint-Simon, sur 1722, t. XIII, p. 15, édit. Hachette, in-18.