De la renaissance orientale



DE
LA RENAISSANCE
ORIENTALE.[1]

Toute révélation vient d’Orient, et, transmise à l’Occident, s’appelle tradition. L’Asie a les prophètes, l’Europe a les docteurs ; et tantôt ces deux mondes, échos de la même parole, ont entre eux un même esprit, ils s’attirent, ils se confirment l’un l’autre, et gardent le souvenir de la filiation commune ; tantôt leurs génies se repoussent comme deux sectes, leurs rivages semblent se fuir ; du moins ils s’oublient, pour se retrouver et se confondre plus tard ; et jamais l’accord ne se rétablit entre l’un et l’autre, que de cette harmonie ne naisse, avec un dogme nouveau, pour ainsi dire, un dieu nouveau ; en sorte que le tableau de ces alternatives d’alliance et de séparation, d’unité et de schisme, est aussi celui des époques principales de la vie religieuse et de la tradition universelle.

Le livre le plus occidental de l’Orient, la Bible, fait à peine mention de la haute Asie. L’horizon du peuple hébreu ne s’étend pas au-delà de la Mésopotamie ; tout au plus, par intervalles, touche-t-il à la Bactriane. Les Indiens et les Hébreux ont vécu cachés, les uns aux autres, dans une solitude claustrale. Ils ne se connaissent pas ; ils appartiennent à une lignée différente. D’ailleurs le peuple de Moïse a bientôt retrouvé ses titres avec sa généalogie. Il est le fils de Jéhovah, le premier né du Très-Haut. Il vit dans la demeure de l’Éternel. Qu’a-t-il besoin de s’inquiéter davantage de son passé et de chercher plus loin ses origines ?

Au contraire, les dieux helléniques étant nés de la première union de l’Occident et du haut Orient, il semble que la Grèce aurait dû, mieux qu’une autre, entretenir le souvenir de sa filiation. Pourtant il n’en fut rien. La Grèce conserva, sans savoir d’où ils venaient, le fond des dogmes asiatiques. De là tout le caractère de cette société. En naissant, la mémoire déjà obsédée de traditions qui lui ont été transmises à son insu, elle s’étonne d’elle-même ; elle cherche d’où viennent, avec sa parole déjà achevée, ses dieux tout-puissans dès le berceau. Bientôt elle se persuade qu’elle seule dans le monde a tout inventé, imaginé, créé ; comme elle remarque surtout d’étonnantes ressemblances entre ses dogmes et ceux du Nil ou de l’Euphrate, elle croit sincèrement que l’Asie lui a pris ses idoles, que la terre entière ne pense, ne vit, ne respire que par cette ame légère qu’elle s’imagine dispenser à toutes choses. Dans la suite de son histoire, elle ressemble à la statue de Pygmalion, qui s’anime de la vie du sculpteur lui-même. La Grèce, comme Galatée, est descendue de son piédestal de marbre pour s’approcher des objets qui l’entourent. D’abord elle rencontre l’Égypte et ses religions, puis, sans s’étonner, elle dit en souriant : C’est moi. Plus tard elle se communique à la Perse ; elle voit de près le grand culte du soleil, au temps de Xénophon ; elle dit : C’est encore moi. Elle continue ainsi d’étendre son existence à tout ce qui l’environne, jusqu’au jour où elle vient à rencontrer le christianisme, c’est-à-dire une doctrine si étrangère au monde, si sévère, si austère, si ennemie des fêtes olympiennes, si différente de tout ce qu’elle avait aimé, chanté, adoré, que, saisie, pour la première fois, d’une stupeur religieuse, elle s’écrie par la voix de tout un peuple, en présence de saint Paul : Ce n’est plus moi !

Dans son voyage en Égypte, en Phénicie, Hérodote fut un des premiers qui remarqua l’infatuation ingénue de ses compatriotes. Il ne put la corriger. La Grèce continua de voir tout l’Orient avec les yeux de l’Ionie, et de cette ignorance même naquit son originalité au sein de l’imitation. Alexandre seul ébranla cette illusion. Poussé par l’amour de l’inconnu, il arriva aux bords de l’Indus. Un instinct divin le ramenait au berceau de la race dont il était le premier représentant. Il touchait le mystère des origines de la civilisation grecque. Il put montrer aux hellènes, dans les monts sacrés de l’Inde, la mine d’où étaient sortis leurs dieux. Ce fut la fin de l’esprit grec, qui s’évanouit en même temps qu’il perdit son erreur. En brisant ses limites, il cessa d’être. Cependant la pensée de la haute Asie s’insinua dans les écoles d’Europe. L’Inde fut rapprochée d’Alexandrie. La tradition universelle se retrouva pour un moment, et le christianisme scella, en naissant, la seconde alliance de l’Orient et de l’Occident.

Pendant toute la durée du moyen-âge, ce lien est de nouveau rompu, comme s’il n’avait jamais existé. Loin de se rechercher, de s’attirer l’un l’autre, le génie de l’Europe au moyen-âge et celui de la haute Asie se repoussaient mutuellement. Qu’avait de commun l’ascétisme du premier avec les splendeurs de la nature équinoxiale ? Le culte de la passion, enseveli parmi les brumes du Nord, dans le linceul des cathédrales, appelait-il le soleil du golfe de Bengale ? Et qu’avait besoin du trésor des Indes le Christ gémissant, flagellé, crucifié du XIIe siècle ? Aussi les croisades, dans leur espoir de conquêtes, ne prétendaient qu’au Golgotha. Un tombeau près du désert de Syrie, le triste jardin des Oliviers, encore trempé de la sueur de la passion, l’absinthe desséchée du Calvaire, une terre nue pour un Dieu nu, voilà ce que l’Europe convoitait de l’Asie ; tandis que le haut Orient, avec sa nature prodigue dans tous les règnes, devait rester fermé à l’esprit mystique de ces générations comme la terre des enchantemens condamnés et du démon des voluptés.

Il est certain, en effet, qu’aussi long-temps que le dogme de la spiritualité a régné sans partage, la communication avec la haute Asie est restée interrompue. Inutilement, le vénitien Marc-Pol retrouve le continent perdu des Indes, deux siècles avant que le Génois découvre l’Amérique. Ce chemin rouvert est bientôt oublié. Les rivages de l’Orient et de l’Occident se repoussent encore. Les relations entre eux ne se rétablissent véritablement que lorsque l’industrie, au XVe siècle, relève les sens et la nature de la condamnation portée contre eux par les temps précédens ; et le moyen-âge finit le jour où l’Orient, avec toutes les pompes de la vie extérieure, est rendu à l’Occident par la découverte du cap de Bonne-Espérance. En ce moment l’ascétisme achève de disparaître. La matière, long-temps immolée par les macérations, reparaît triomphante sous les traits de l’Asie. Au culte de la douleur succède l’esprit de l’industrie. L’Occident adhère encore une fois à l’Orient ; une ère nouvelle commence. La race européenne a rejoint son berceau ; l’humanité se replie un moment sur elle-même, comme le serpent des symboles qui noue son anneau autour du globe.

Il faut rendre cette justice au XVIIIe siècle, que sous la raillerie il cacha une sorte de pressentiment d’une renaissance orientale. Ce pressentiment, il est vrai, allié au scepticisme, naissait surtout du désir de trouver dans l’ancien Orient une société rivale de la société hébraïque ; il faut ajouter que les encyclopédistes ne connurent de la Perse et de l’Inde que ce qu’en avait su Hérodote. Voltaire, surtout, allait le premier au devant de cette société perdue. Une foule de fragmens attestent, vers la fin de sa vie, son impatience toujours croissante. Dans son empressement à saisir tout ce qui pouvait disputer au génie hébraïque la couronne de l’Orient, il fut souvent trompé par des ouvrages supposés. Il fonda en partie sa religion complaisante pour le haut Orient sur un prétendu manuscrit asiatique, l’Ézour Vedam, qu’il fit solennellement déposer à la Bibliothèque royale. On a reconnu que l’auteur, qui devait être antérieur de plusieurs siècles à Moïse, était en effet un jésuite missionnaire du XVIIe siècle. Voltaire trop confiant, trop crédule ! le roi du scepticisme pris à la fin dans ses propres embûches ! qui s’y serait attendu ?

C’est qu’il était facile alors de s’abuser sur l’Inde et sur la Perse. Les bibliothèques d’Angleterre possédaient, il est vrai, quelques lambeaux des anciennes langues de ces peuples, mortes dès le temps de Cyrus ; mais personne en Europe n’en connaissait même l’alphabet. Pendant des milliers d’années le trésor des souvenirs de cette double civilisation avait été gardé par le génie de la solitude. Comment ce mystère va-t-il être soulevé ? Comment le sceau qui a été apposé sur les lèvres muettes de l’Orient va-t-il être brisé ? Comment les paroles ensevelies vont-elles se ranimer et révéler la pensée, les croyances, les dieux perdus de l’extrême Orient ? Quel est celui qui laissera le premier son nom à cette découverte ? C’est Anquetil Duperron. Il fut le Marc-Pol du XVIIIe siècle.

Une feuille enlevée à l’un des livres sacrés de la Perse tombe par hasard sous ses yeux. À la vue de ces caractères, dont la clé était perdue, ce jeune homme (il n’avait pas vingt-trois ans) se sent consumé d’une curiosité infinie ; il se représente toute la sagesse du monde antique cachée sous cette lettre enchantée ; il fait serment d’apprendre cette langue que personne n’entend plus en Europe. Il ira l’épeler aux bords du Gange. Dans cette idée, il prend un engagement de volontaire dans un détachement de la compagnie des Indes. Il part ; lui-même raconte comment il sortit de l’esplanade des Invalides, à pied, tambour en tête. Ce jeune soldat, qui emportait dans son sac une Bible, les Essais de Montaigne, la Sagesse de Charron, arrive dans les Grandes-Indes ; délié de son engagement, il entreprend seul, sans ressources, d’immenses voyages par terre, afin de mieux fouiller les souvenirs de la contrée. C’est ainsi qu’il parcourt, un pistolet à sa ceinture, sa Bible à son arçon, la distance comprise entre Bénarès et les côtes de Coromandel. C’était le temps de la guerre des Anglais et des Français. Maltraité par les uns et par les autres, il remonte à Suratte. Là, enfin, il rencontre des prêtres persans qui avaient conservé dans l’exil les anciens monumens de la liturgie des mages, à peu près comme les Hébreux traînés en captivité ont partout conservé les livres de Moïse. Il retrouve cet ancien culte du feu, ce reste de flamme qu’Alexandre n’avait pu éteindre et qu’une population sans patrie ranime aujourd’hui de son souffle. Sa curiosité commence par exciter la défiance des prêtres ; mais un séjour de près de dix ans lui sert à gagner l’amitié du plus savant d’entre eux. Le Parsis lui enseigne en secret la langue sacrée de ses ancêtres, le zend, qui avec le sanscrit est pour la haute Asie ce que sont pour notre Occident le grec et le latin, c’est-à-dire une langue qui n’appartient plus qu’au culte. L’espérance de toute sa vie est remplie. Il tient dans ses mains les livres sacrés que n’avait encore vus aucun Européen ; car le regard seul les souille, disent les Mobeds. Il en a recueilli plusieurs copies ; il les lit, il les traduit. Chose qui semble incroyable, il possède dans la langue morte les livres des Mages, compagnons de Darius, de Xerxès, de Cyrus, de Cambyse ; de ses voyages il rapporte toute une bibliothèque composée de manuscrits ; et comme Camoens, avec son poème échappé du naufrage (car on peut bien comparer le héros au poète), il revient en Europe. Il publie les monumens de la religion persane, un peu avant qu’éclate la révolution française. De ce moment, la science de la tradition orientale est fondée. La révolution est consommée dans les lettres comme dans la politique.

D’autre part, l’Angleterre, restée maîtresse des Indes, achevait d’en prendre possession par la science. Un Français a retrouvé la langue et la religion des peuples persans ou zends. Un Anglais, William Jones, a retrouvé la langue des anciens peuples hindous. Depuis que cette double civilisation est rentrée dans la tradition vivante, chaque société a été, en quelque sorte, rejetée sur un autre plan. Par delà les dieux de l’Ionie, on aperçoit, dans les montagnes de l’Asie, les dieux indiens. L’Olympe recule jusqu’à l’Himalaya. Peu à peu l’Occident recueille les dépouilles et la sagesse de ce vieux monde, manuscrits apportés par les missionnaires et les voyageurs, hymnes, genèses, liturgies, rituels, épopées, codes de lois écrits en vers, drames, philosophie, théologie, scolastique. Une partie de ces manuscrits, encore inédits, sont de notre temps ce qu’étaient l’Iliade et l’Odyssée pour Pétrarque, qui dévorait inutilement des yeux le premier exemplaire d’Homère transporté de Constantinople à Venise. Ce que Lascaris et les réfugiés de Byzance firent pour la renaissance des lettres grecques, William Jones, Anquetil Duperron, l’ont fait de nos jours pour la renaissance orientale. Dans la première ardeur des découvertes, les orientalistes publièrent qu’une antiquité plus profonde, plus philosophique, plus poétique tout ensemble que celle de la Grèce et de Rome, surgissait du fond de l’Asie. Orphée cédera-t-il à Vyasa, Sophocle à Calidasa, Platon à Sancara ? Les dieux de l’Olympe recommenceront-ils leurs luttes contre les anciens dieux orientaux, ou, les uns et les autres cessant de se disputer des cieux trop étroits, ne se réconcilieront-ils pas au sein de la tradition universelle ? Tout ce que le passé renferme de religion, tous les élémens sacrés de la tradition se rapprochent subitement dans un chaos divin, pour enfanter, il semble, une forme nouvelle de l’humanité ; car ce qui se passe dans la science éclate avec plus d’évidence encore dans la vie civile et politique. L’Occident s’informe de l’Orient non-seulement dans le passé, mais dans le présent. L’Europe adhère désormais à l’Asie par les faits comme par les idées, par les intérêts comme par la tradition. Chaque peuple veut mettre le pied sur cette terre où le sphinx jette de nouveau son énigme ; et ce n’est pas seulement l’Europe qui se rapproche de l’Orient : celui-ci sort de son immutabilité, il apprend les disciplines modernes. L’Europe, pour gouverner l’Asie, n’a plus besoin, comme Alexandre, de revêtir la robe asiatique. Constantinople a quitté le turban. Quel ordre nouveau sortira de la fusion, des épousailles de ces deux mondes, de ces traditions qui se ravivent, de ces langues mortes qui se délient dans leur sépulcre embaumé ? En même temps que l’ancien testament du genre humain s’augmente des pages retrouvées dans les bibles de l’Inde et de la Perse, ne faut-il pas que le nouveau se développe, qu’il dévoile, qu’il étale de plus en plus l’esprit enseveli dans la lettre ? Et si, au XVIe siècle, la renaissance grecque et romaine, achevant de clore le moyen-âge, a donné au monde une forme, une parole nouvelle, si elle a éclaté en même temps que la réformation religieuse, ne voyons-nous pas de nos jours la renaissance orientale correspondre déjà à une réformation nouvelle du monde religieux et civil ? Tant il est vrai que le passé, en se creusant, a toujours fertilisé l’avenir, et que le premier n’a cessé d’être la prophétie que le second vient d’accomplir.


Le génie de l’industrie, les découvertes, les voyages, n’ont pas seuls préparé le rétablissement de la tradition de la haute Asie. L’imagination, en même temps que la science, se tournait peu à peu de ce côté. Elle visitait, sur les vaisseaux marchands, les rivages nouvellement retrouvés ; elle les rattachait à ceux de l’Occident par d’impalpables anneaux. Les brises de l’Europe, celles de l’Asie unissaient leurs parfums dans de rapides hyménées. De ces épousailles des vents allaient naître, sur la surface d’un océan inviolé, des formes, des images, des fantômes nouveaux, qui devaient flotter bientôt dans le ciel agrandi des poètes. Même sous une apparence sceptique, la poésie des modernes redevenait religieuse, en consacrant le lien de deux mondes rendus l’un à l’autre ; et les marques d’une renaissance orientale éclataient à l’origine même de la renaissance grecque et romaine.

En effet, les Portugais, qui, par la découverte du cap de Bonne-Espérance, ont rendu l’Asie à l’Europe, sont aussi les premiers qui aient couronné par l’imagination l’alliance que l’industrie venait de renouveler. Ce peuple ne paraît qu’un moment dans l’histoire, et c’est pour accomplir ce miracle. L’œuvre achevée, il retombe dans le silence. Comme il n’a eu qu’un moment de splendeur, il n’a aussi qu’un poète, un livre. Mais ce poète est Camoëns, qui rouvre à l’imagination les portes de l’Orient ; ce livre est celui des Lusiades, qui rassemble, avec tous les parfums du Portugal, l’or, la myrrhe, l’encens du Levant, trempés souvent des larmes de l’Occident. Pour la première fois, le génie poétique de l’Europe quitte le bassin de la Méditerranée ; il rentre dans les océans de l’ancienne Asie. Sans doute, les souvenirs de la Grèce et du monde chrétien accompagnent le poète aventureux au milieu des flots qu’aucune rame n’avait encore effleurés. On peut même dire que, sous ces cieux brûlans, on retrouve dans ses stances brûlantes une angoisse qui ressemble au mal du pays. Les images, les regrets, les espérances, les fantômes divinisés, les Syrènes de l’Occident surgissent du fond des eaux. Ils se balancent autour du navire, et c’est pourquoi le poème de Camoëns est véritablement le poème de l’alliance de l’Occident et de l’Orient. Vous respirez tout ensemble les souvenirs de l’Europe et les tièdes senteurs de l’Asie dans ce génie qui est l’accord de la renaissance grecque et de la renaissance orientale. En même temps que vous entendez encore le murmure des rivages européens, l’écho du monde grec, romain, chrétien, vous entendez aussi retentir à l’extrémité opposée ce grand cri : Terre ! qui fit tressaillir le XVe siècle au moment des découvertes des Indes et des Amériques ; vous sentez à chaque vers que le vaisseau de l’humanité aborde des rivages depuis long-temps attendus ; vous aspirez des brises nouvelles, qui enflent la voile de la pensée humaine ; et les cieux des tropiques se mirent dans le flot le plus pur du Tage. Si les dieux de l’ancienne civilisation, transportés sous un autre ciel, semblent s’y réparer, s’y rajeunir, d’autre part, que de formes, que de créations inspirées immédiatement par cette nature renouvelée dans la solitude ! Le fleuve du Gange, depuis si long-temps perdu, est personnifié comme dans l’épopée indienne du Ramayana. Le Titan grec, qui veut fermer le passage au vaisseau de Gama qui porte l’avenir, sort tout ruisselant des mers équinoxiales, agrandi de toute la différence de la mer des Indes à la mer des Cyclades. Il n’est pas jusqu’à cette langue portugaise, si guerrière et si molle, si retentissante et si naïve, si riche en voyelles éclatantes, qui ne paraisse un interprète, un truchement naturel entre le génie de l’Occident et le génie de l’Asie orientale. Mais ce qui fait le lien de tout cela, est-il besoin de le dire ? C’est le cœur du poète ; c’est ce cœur magnanime qui embrasse les deux mondes et les unit dans une même étreinte de poésie, dans une même humanité, un même christianisme. Vous retrouvez partout une ame aussi profonde que l’Océan, et, comme l’Océan, elle unit les deux rivages opposés.

Je ne puis me décider si tôt à quitter Camoëns ; et pourquoi ne laisserais-je pas paraître ma piété pour ce grand homme ? Tout me plaît de lui, sa vie d’abord, sa poésie, son caractère, son grand cœur. Seulement je m’étonne que son nom n’ait pas été plus souvent prononcé de nos jours ; car je ne connais aucun poète qui réponde mieux, qui s’associe mieux à une grande partie des idées et des sentimens répandus dans ce siècle, puisque cette épopée sans batailles, sans siéges, toute pacifique (chose presque inouïe), n’offre que l’éternel combat de l’homme et de la nature, c’est-à-dire la lutte dont les écrivains de notre temps nous ont si souvent entretenus. Il y a des dialogues formidables entre le pilote et l’Océan ; d’une part, l’humanité triomphante sur son vaisseau pavoisé ; de l’autre, les caps, les promontoires, les tempêtes, les élémens vaincus par l’industrie. N’est-ce pas là tout l’esprit de nos temps ? L’épopée qui les représente le mieux n’est pas celle du Tasse ; elle est trop romanesque. Ce n’est pas celle d’Arioste ; où sont parmi nous aujourd’hui la grace, la sérénité, le sourire de ce dernier des trouvères ? Ce n’est pas davantage celle de Dante ; le moyen-âge est déjà si loin de nous ! Mais le poème qui ouvre avec le XVIe siècle l’ère des temps modernes, est celui qui, en scellant l’alliance de l’Orient et de l’Occident, célèbre l’âge héroïque de l’industrie, poème non plus du pèlerin, mais du voyageur, surtout du commerçant, véritable odyssée au milieu des factoreries, des comptoirs naissans des Grandes-Indes et du berceau du commerce moderne, de même que l’Odyssée d’Homère est un voyage à travers les berceaux des petites sociétés militaires et artistes[2] de la Grèce.

Si du Portugal on passe en France, on voit d’abord que la correction du siècle de Louis XIV pouvait difficilement s’accommoder de l’inspiration de l’Asie. La poésie biblique n’eut même sur les imaginations de ce siècle qu’un empire contesté, et Sophocle y balança toujours David. C’est seulement vers la fin de sa vie que Racine tenta, dans Athalie, l’accord des formes grecque et hébraïque, en même temps que Richard Simon fondait la science de l’interprétation de l’ancien Testament. Plus tard, que pouvait-il y avoir de commun entre le génie railleur du XVIIIe siècle et le génie solennel de l’Orient ? Ce fut surtout pour déguiser leurs opinions les plus hardies, que les écrivains de cette époque se couvrirent quelquefois du manteau de l’Asie. Cependant le nom est prononcé : les esprits se dirigent de ce côté. Bientôt on abordera cette terre ; les esprits railleurs, précurseurs, vont pousser devant eux une autre génération qui prendra véritablement possession de ce sol par la science et par la pensée.

Quelques années après Anquetil Duperron, et comme pour servir de commentaire à cette science naissante, un second voyageur, qui devait produire dans les lettres une révolution analogue, Bernardin de Saint-Pierre errait presque sur les mêmes rivages. C’est avec lui que l’imagination, la poésie française, va, pour la première fois, recevoir un baptême nouveau parmi les flots du grand Océan. Avec lui, une ame nouvelle s’insinue dans le XVIIIe siècle. De son voyage dans les mers de Camoëns, il ramène deux personnages nés sous ce ciel étranger, Paul et Virginie. Tout vous dit d’abord qu’ils ont, dès leur première heure, respiré un autre air, vu d’autres étoiles que nous. Leurs douces pensées, plus savoureuses que le fruit du dattier, ne se sont pas épanouies au milieu de nos villes. Ils ont reçu leur éducation loin des passions, des souvenirs de notre continent. Leur langue même, d’une suavité inconnue, est semblable à la langue des fleurs dans une île nouvellement émergée au fond des mers inviolées. Rappelez-vous, dans leurs dialogues, cette morale qui semble naître du spectacle des objets qu’ils ont chaque jour sous les yeux, et éclore avec les fleurs qu’ils ont semées. Ils ont appris à épeler, non dans les livres de notre Occident, mais dans celui dont les pages sont les montagnes non encore parcourues, les cieux non encore explorés, les étoiles non encore interrogées, les forêts vierges qui se mirent dans une mer vierge. On pourrait comparer Virginie, à quelques figures de la poésie sacrée des Hindous, Sacontala, Damajanti, et l’on serait étonné de voir comment le même sol, les mêmes harmonies, ont produit les mêmes êtres poétiques dans l’esprit des Orientaux et dans celui d’un homme de l’Occident. Virginie est, dans le vrai, de la même famille que les jeunes filles et les Apsaras des poèmes indiens. Même douceur, mêmes instincts, même piété pour les plantes, même tendresse pour toute la nature vivante, seulement tout cela rendu plus touchant par le christianisme. Et s’il fallait parler des Études de la Nature, qui ne sent qu’elles ont été faites dans le voisinage des Grandes-Indes ? Ne retrouve-t-on pas la douceur d’un créole dans cet amour pour les fleurs, pour les eaux, pour les plus petits insectes ? Si l’Indien épargne, dans sa mansuétude universelle, les rameaux des forêts et jusqu’à la rosée des nuits, Bernardin de Saint-Pierre ne fait-il pas éprouver un sentiment tout semblable, recueilli, il semble, à la même source ? Et de tout cela ne résulte-t-il pas l’impression d’un brahmane chrétien ?

Je n’ai encore rien dit du poète souverain, qui a, mieux que tous les autres, cimenté l’union de l’Europe et de l’Asie. Il fut un des admirateurs les plus naïfs de Bernardin de Saint-Pierre, qu’il venait complimenter sur Paul et Virginie, au retour des batailles. Il a marqué l’alliance de l’Occident et de l’Orient, non-seulement par la parole, mais par les faits, par la grandeur des projets, par la vie politique et militaire. N’avait-il pas tracé dans son esprit la route de la France depuis le Nil jusqu’au Gange, à travers la Perse ? Le nouvel Alexandre ne voulait-il pas recommencer le travail de l’ancien ? Il a écrit le poème de l’alliance en traits de sang, depuis les pyramides jusqu’aux frontières de cet autre Orient qui commence au Kremlin. Le connaissez-vous, ce poète qui étouffait en Europe ? Il s’appelait Napoléon. Il a fait passer plus qu’aucun autre dans le cœur de la France l’esprit et l’ame de l’Asie. Ses poèmes écrits sont ses proclamations. Il a changé non-seulement l’esprit et les institutions, mais aussi la langue de ce pays. Lorsqu’il disait : « Vous êtes descendus des Alpes comme un torrent, » ou encore : « Je suis le dieu des armées, » était-ce la langue diplomatique du siècle de Louis XIV ? N’était-ce pas plutôt la parole d’un Mahomet occidental ? Et comment s’en étonner, puisque son éducation s’est faite à Aboukir, au Kaire, au Mont-Thabor ?

D’autre part, l’Angleterre concourait à cette même renaissance orientale. Aux travaux purement scientifiques des William Jones, des Wilkins, de Colebrooke, répondaient, dans un esprit semblable, les œuvres d’art et d’imagination ; chaque écrivain débutait par un poème asiatique. Dans les poètes de l’école des lacs, dans le panthéiste Schelley, dont les drames semblent calqués sur les drames indiens, il serait si facile de trouver l’influence orientale, qu’il suffirait, pour la montrer, de rappeler le titre et le sujet de la plupart de leurs œuvres ; mais, sans entrer en trop de détails superflus, je m’arrête au poète qui les résume tous. Dès 1809, lord Byron avait projeté une excursion en Perse. Ce voyage fut changé contre un séjour de près de deux ans en Morée et à Constantinople. Voilà un nouveau lien d’or et de diamant qui va unir l’Europe et l’Asie. Combien de fois le poète ne rappelle-t-il pas qu’il a lui-même touché de ses mains, foulé de ses pieds, cette terre où croissent l’olivier et le cyprès, où les femmes sont plus douces que les roses, où la rose est la sultane du rossignol, où tout est divin, excepté la pensée de l’homme ! Le voyage de Childe-Harold, ce pèlerinage de désespoir, qui commence et finit dans les mers et sur les rivages du Levant, montre assez où est la patrie adoptive de son imagination. Il visite la nature immobile, les horizons harmonieux de l’Orient, nobles sépulcres du passé, où tout est redevenu silence, repos, douceur, enchantement. Et d’où vient la beauté de ce poème, qui, dès les premiers mots, a ravi le monde, si ce n’est du contraste de cette paix, de ce repos de la nature orientale, et des pensées troublées, des tortures morales qu’un homme de l’Occident, sorti du milieu de nous, vient y apporter ? Athènes, Troie, Corinthe, dormaient sous les roses et les oliviers. Soudain elles retentissent d’un cri aigu, d’une plainte lamentable. Au loin la mer est calme ; le soleil s’assoupit sur les flancs assombris des montagnes. Un mol enchantement est répandu dans tout l’horizon, et voilà que soudain ce bleu cristal des mers du Levant réfléchit l’image, la tourmente spirituelle des peuples d’Europe. La voix de l’Occident, le cri discordant de nos sociétés s’est échappé d’un cœur brisé, au milieu même des harmonies du climat de l’Asie ; c’est là tout le voyage de Childe-Harold. Il a rempli des cris de détresse de nos sociétés défaillantes les paysages si calmes, si éternellement sereins de l’Attique, des Cyclades, de l’Asie-Mineure ; ces cris ont retenti jusqu’à nous, et plus d’un homme de l’Occident a reconnu l’écho de son cœur dans cet écho parti du Bosphore.

Au reste, Byron ne s’est pas contenté d’exprimer ce mélange, ces noces spirituelles de l’Asie et de l’Europe par des pensées, des réflexions, des considérations. Il a rattaché son île d’Albion au continent asiatique par des chaînes vivantes, c’est-à-dire par des personnages, des êtres qu’il a animés de son propre souffle, le Corsaire, Lara, le Giaour, Mazeppa, la Fiancée d’Abydos, créatures demi-anglaises, demi-asiatiques, qui se soulèvent comme un grand chœur de voix, et s’appellent, se répondent, autour du bassin de la Méditerranée. Le génie anglais est trop insulaire pour se dépouiller, s’oublier jamais au sein d’un autre climat ; c’est même cette permanence du type national qui donne aux compositions orientales de Byron un sens aussi profond. Lara, qui personnifie toute sa poésie, ce grand seigneur féodal, a erré long-temps loin de l’Occident. Son teint s’est bruni sous un ciel brûlant. Il sait les langues du désert. Sous l’aspect glacial des hommes de son pays, il cache l’ardeur de l’Arabie. Ses habitudes sont asiatiques. Bien plus, n’a-t-il pas été pirate dans une île africaine ? N’est-il pas descendu à Coron dans le palais du pacha ? N’a-t-il pas été délivré par Gulnare qui maintenant, sous la figure du jeune page Kaled, veille sur lui à son retour dans son manoir féodal d’Angleterre ? Faut-il un autre exemple de ce mélange de l’Asie et de l’Europe ? Manfred, cet orgueilleux châtelain, au milieu des glaciers de la Suisse, converse avec les esprits des montagnes. Mais quels sont les génies qu’il invoque ? Ceux qui ne hantent que les contrées d’Orient, Ahriman, Ormuzd. Les dieux du culte persan viennent à sa voix effleurer de leurs pieds de feu les neiges des Alpes : étrange préoccupation de l’Asie jusque sous les brumes d’hiver de la Suisse allemande. Telles sont, dans cette poésie, les figures de l’Occident, un mélange du croisé et du pacha, la féodalité anglo-normande jointe au fatalisme musulman, l’Écosse d’Ossian mariée à l’Asie de Mahomet. Parmi les figures orientales, je ne nommerai que le Giaour, demi-chrétien, demi-mahométan, ou plutôt un renégat du christianisme et de l’islamisme, le scepticisme réuni de deux religions, de deux mondes, le double blasphème de l’Europe et de l’Asie. Il s’écrie, en mourant dans le monastère du mont Athos : Je n’ai pas besoin de paradis, mais de repos ! car il n’a que l’apparence du flegme oriental. Le calme est sur son front, la tempête est dans son cœur. Il n’est point assis, à demi enivré d’opium comme ses frères, sur un rivage embaumé. Son cheval fougueux l’emporte ; lui-même est aiguillonné, flagellé, par toutes les passions de notre civilisation haletante. Comme des métaux brûlans et de nature différente, qui se fondent et se tordent dans la fournaise, passions, souvenirs, angoisses, préjugés de notre société chrétienne et de la société musulmane, toutes les douleurs s’unissent dans cette ame à la fois d’or et de bronze. Enfin, s’il faut parler des femmes qui donnent la vie à ces compositions, Gulnare, Medora, Kaled, Zuleïka, Leïla et tant d’autres dont il est difficile de parler sans danger, et sur lesquelles on ne peut se taire, qui sont-elles ? d’où viennent-elles ? où sont-elles nées ? ne sont-elles pas toutes filles de l’Asie ? Gardez-vous cependant de les chercher en Orient ; vous poursuivriez des songes. Si elles portent l’empreinte de l’Orient, elles ont aussi reçu celle de l’Europe. Sous ces fronts impassibles, sous le calme de ces créatures de marbre, couvent les colères, les anxiétés, les tempêtes morales de notre société d’Occident. Où est la résignation, où est l’apathie dans ces cœurs en révolte ? Par l’ame, ce sont nos sœurs. La plus calme de toutes, la plus orientale en apparence, Medora, sur le haut de son rocher, est trop rêveuse, trop pensive, trop promptement brisée, pour être une véritable Algérienne. La mélancolie des lacs d’Écosse est voilée à travers ces paupières sous lesquelles se reflète l’azur de la mer de l’Atlas, et le christianisme bat dans ces cœurs musulmans.

L’influence du génie oriental sur le génie allemand ne date pas d’hier ; il est même impossible d’assigner le temps où elle a commencé, puisqu’elle se retrouve dans la constitution même de la langue allemande, qui semble puisée immédiatement aux sources de la parole orientale, dans l’ancienne langue des Mèdes, dont elle a conservé plus qu’aucune autre l’empreinte et les aspirations. Suivre, depuis la Perse jusqu’à la Scandinavie cette langue qui d’orientale devient peu à peu occidentale, changeant de couleur en même temps que de ciel, ce serait suivre pas à pas la migration des peuples germaniques. Dans ce changement de demeure, si les formes antiques ont disparu, le fond des instincts, le génie même de la race, sont restés sur le Rhin ce qu’ils étaient sur la mer Noire. De nos jours même, au milieu du tumulte du monde, l’Allemagne n’a-t-elle pas étonné l’Occident par un génie de contemplation qui l’a fait regarder d’un grand nombre comme une sorte d’Orient chrétien, ou d’Asie dans l’Europe ?

Dans ses anciens poèmes, lorsque la race germanique est encore païenne, elle est presque tout orientale par la pensée. Ses dieux nébuleux, pluvieux, sous les frênes du Nord, appartiennent à la même famille que ceux qui sont nés du premier rayon de l’aurore sur les montagnes sacrées de la Bactriane. Cet Odin, dont le crâne est la voûte des cieux, dont l’œil est le soleil, dont les cheveux épars sont les rameaux chevelus des forêts, dont les ossemens sont les rochers du globe, n’est-il pas allié de près aux divinités indiennes ? Le panthéisme, que le christianisme n’a vaincu qu’à demi, se réveille presque toujours avec le génie germanique. Après avoir reparu timidement au moyen-âge, sous la naïveté virginale des poètes de la chevalerie, il a été encore de nos temps le principe vital de l’esprit allemand dans la poésie comme dans la philosophie.

Ces observations suffisent pour expliquer le caractère particulier que la renaissance orientale a reçu de l’Allemagne. Celle-ci n’a point eu de Camoëns dans le golfe de Malabar ; ses vaisseaux ne l’ont point transportée sous des cieux éloignés. La plupart de ses poètes, de ses écrivains, sont restés immobiles à ses foyers, et, malgré cette apparente inertie, il n’est aucun peuple qui reproduise avec plus de vérité, plus d’intimité, l’impression du Levant ; phénomène singulier, dont on a vu la cause principale dans ce qui précède. D’une part, l’Allemagne, sans sortir de ses frontières, trouve dans son propre passé l’écho de ce génie asiatique. Elle sent, elle pense, elle imagine naturellement à la manière des Orientaux. D’autre part, le caractère national n’est pas assez fixe pour imprimer sa forme aux objets étrangers. Génie nomade, qui transporte facilement sa tente de siècles en siècles, de régions en régions, il affecte de se dépouiller pour mieux revêtir un autre temps, un autre climat. Son originalité la plus vive est de disparaître, quand il lui plaît, sous l’objet qu’il imite.

Joignez à cela que, la langue de l’Allemagne moderne s’étant formée en partie sur la traduction des Écritures, l’Orient biblique a exercé sur son esprit une action de chaque jour. Pendant le moyen-âge, le nouveau Testament avait, pour ainsi dire, fait oublier l’ancien. Les pères de l’église éclipsaient les prophètes. Le Christ se détachait peu à peu de Jéhovah ; c’est-à-dire que le dieu de l’Occident tendait à se séparer du dieu de l’Orient. Un des résultats de la réformation fut de rétablir le lien entre l’un et l’autre. Réunir dans la même langue vulgaire l’ancien Testament et le nouveau, la lettre de Moïse et de saint Paul, n’était-ce pas montrer à tous les yeux que l’Asie et l’Europe n’ont qu’une seule parole, une seule vie scellée dans un seul livre ? L’alliance renouvelée de Jéhovah et du Christ marqua ainsi celle de l’Orient et de l’Occident.

De plus, le fondement de la réforme reposant en partie sur l’examen des Écritures, le texte de l’ancien Testament attirant en quelque sorte tous les yeux, il était naturel que l’Allemagne abordât l’Asie par la Judée, comme le Portugal y était entré par la presqu’île des Indes. Le moment était venu où, interprétant Moïse et David avec la même impartialité historique qu’Homère et Sophocle, on allait faire servir les monumens, les livres sacrés de Bénarès et de Persépolis, à commenter ceux de Jérusalem. Tous les rayons du soleil d’Asie se concentraient peu à peu pour éclairer les mystères de la Bible. Cet esprit nouveau dans la critique des Écritures parut surtout dans le livre de Herder sur le Génie de la poésie hébraïque. Jamais assurément théologien n’avait encore si bien dépouillé l’esprit et la religion de l’Occident. On dirait qu’il est né sur cette terre de lumière, et que son intelligence est baignée des rayons du Sinaï. Comme Joseph à la cour de Pharaon, il explique à l’Occident, avec la sagesse patriarcale, les songes du vieil Orient. La science, la philologie, relèveront quelques erreurs de détail ; mais ce que nul ne niera, c’est que la poésie hébraïque est interprétée, dévoilée, exaltée, dans ce livre, avec un esprit véritablement hébraïque. Herder redevient un compagnon de Job, d’Ésaïe, de Moïse, et personne ne mérite mieux que lui le nom de prophète du passé. Il ne commente pas la Bible du fond d’une bibliothèque ; mais, avec cette imagination que les Gésénius, les Ewald, ces maîtres de la science, ont presque toujours confirmée, il se transporte sur l’Oreb, dans le désert, sous un palmier, près de Jérusalem. Là il ouvre sa Bible, il évoque les objets qui l’environnent : les palmiers, les lions, les vents qui portent les nuées, rendent témoignage de la poésie des prophètes ; il feuillette, pour ainsi dire, tout ensemble la nature et la Bible, comme un érudit qui compare deux copies d’un même original ; et l’univers entier devient le commentaire des Écritures. Depuis l’apparition de cet ouvrage, la science des langues, de l’histoire, a tout changé, excepté cette première vue, qui, de plus en plus confirmée, a été étendue au reste des livres sacrés de l’Orient. Une sorte de divination lui tenant lieu de science, Herder fut, pour le génie asiatique, ce que l’auteur de Télémaque a été au XVIIe siècle pour la critique et le sentiment de l’antiquité grecque.

Ce que Herder tentait de faire par la critique, Goethe le réalisait par des poèmes dont il cherchait le sujet dans le fond de l’Asie. Quelquefois, il prenait pour thème une légende indienne, qui devenait l’ode du Dieu et de la Bayadère ; véritable perle du golfe de Golconde ciselée par un lapidaire de Weimar ; d’autres fois, il s’inspirait de l’islamisme. Sous le titre de Divan oriental-occidental, il composait un recueil de poésies asiatiques qui semblent détachées des voûtes de la mosquée de la Mecque. La pensée, l’ame, la couleur même de ses paroles appartiennent si bien à l’Asie, le christianisme surtout y a si peu de part, que le poète d’Occident se trahit seulement par les détails de la forme et du rhythme, jamais par le sentiment ni par les croyances. Où est ce contraste rendu si pathétique dans les écrivains anglais entre le repos des formes orientales et le tumulte des pensées de l’Occident ? On n’en retrouve pas la moindre trace dans l’esprit de l’Allemand. Vous diriez que la société à laquelle il appartient est aussi tranquille, aussi immuable que la société asiatique. Souvent même cet équilibre vous déconcerte comme un déguisement. Vous voudriez qu’un mouvement, une plainte, un sourire, vous fit découvrir un de vos frères sous le turban musulman. D’ailleurs, ces poésies sont toutes lyriques ; aucune ne vous montre un personnage vivant à la manière de Lara, du Giaour ; voix embaumée, privée de corps et de figure, vous ne savez même où est la main qui ébranle cette harpe éolienne dans ce jardin d’Asie.

Ne retrouverons-nous donc, dans la littérature allemande, aucune de ces personnifications saisissantes où respire sous la langue du Nord tout le génie du Midi ? Il en est une seule qui semble le type de toutes les autres, et appartient à Goethe. Je parle de cette jeune Bohémienne qui, enlevée d’une contrée inconnue, a été amenée en Allemagne par une troupe de bateleurs. Sa langue, mêlée d’italien, d’illyrien, et qui est la langue franke, parlée sur tout le littoral de la Méditerranée ; ses cheveux et ses yeux noirs, son salut oriental, son habitude de dormir sur la terre nue, tout annonce que son pays est la terre du Levant : ce qui achève de le montrer, c’est ce mal du pays pour une patrie perdue, et qu’à peine elle se rappelle ; c’est ce regret vague et brûlant pour le pays des citronniers et des oranges d’or. Puis, lorsque, sous le ciel allemand, elle s’écrie : J’ai froid ici ! et que ses larmes coulent par torrens, et qu’elle meurt sans ouvrir les lèvres, n’est-ce pas l’ame du Levant transportée, égarée dans une autre contrée, ou plutôt la poésie de l’Asie elle-même, qui, au moment de fleurir, déracinée de son sol, soustraite à son soleil, vient mourir sur le cœur du poète ?

Si l’influence asiatique est visible dans les ouvrages de Goethe, elle devient une sorte de servitude dans quelques autres. Il est évident que Goerres, dans son Tableau des Religions[3], s’est formé sur le modèle des philosophes du Gange bien plus que sur les écoles grecques ou romaines. Son ouvrage est une sorte de Pouranas occidental. Tel autre écrivain, Rückert, ne se contente pas d’imiter la pensée de l’Orient ; il la reproduit dans le rhythme asiatique, de même qu’au XVIe siècle, on imitait dans notre langue les mètres d’Horace ou de Pindare. Comment retracer l’impression de ces dialogues des perles et des pierreries au bord de l’océan, ou du soleil et de la rose, ou du murmure des fleurs cueillies dans Ispahan ? Il suffit de dire que cette poésie persane, devenue populaire au bord du Rhin, émeut le cœur de l’Allemand, comme par le souvenir d’une seconde patrie.

De ce qui précède, il résulte que le trait particulier de l’influence du génie oriental sur le génie allemand est l’harmonie tranquille et continue de l’un et de l’autre. L’art, pour les associer, n’a besoin que de les rapprocher. Ces deux génies s’appellent aux deux extrémités du temps. L’Himalaya a son écho dans les Alpes ; et si la civilisation gallo-romaine semblait se retrouver au XVIe siècle dans les monumens de l’antiquité classique, de même le génie germanique semble aujourd’hui se compléter, se confirmer par ceux de la Perse et de l’Inde. Cette alliance naturelle explique même une des plus grandes énigmes de notre temps ; car, si l’on demande pourquoi l’Allemagne de nos jours a seule évité ce que l’on a appelé la littérature du désespoir, pourquoi elle n’a pas répété à son tour la plainte que l’Occident a fait entendre par la bouche de Byron, pourquoi des figures aussi calmes que celles de Herder, de Goethe, ont paru chez elle au milieu de la tourmente du siècle, dira-t-on qu’elle seule est sur les roses et l’Europe sur les charbons ardens ? Croit-on qu’elle n’aurait pas aussi d’étonnantes plaintes à faire entendre si elle ouvrait la bouche ? Ne se sent-elle pas désabusée, menacée, ébranlée comme les autres ? Assurément. La vraie différence à cet égard vient de ce que le scepticisme allemand a un tout autre caractère que celui du reste de l’Occident. L’Allemagne, en effet, ne s’est pas arrêtée dans le pyrrhonisme de la société grecque et romaine, tel qu’il a été résumé par Lucien, par Lucrèce et par Voltaire. Elle a douté de tout, excepté de la pensée. Son doute, moins tranchant, n’a pas été jusqu’à nier la vie en soi, l’être lui-même. Le panthéisme l’a préservée de l’athéisme. Quand elle a le mieux ébranlé la tradition, elle l’a plutôt transformée que détruite ; car le christianisme, étant entré presque tout entier dans les théories de ses métaphysiciens, n’a jamais été aboli, même un seul jour, dans les esprits ; en sorte qu’elle a passé de la religion à la philosophie, de la croyance au système, sans secousse, sans violence, sans traverser, par-delà les limites de la science et de la foi, ces régions du vide absolu, habitacle des morts, qui brûlent la plante des pieds et dessèchent jusqu’au cœur des vivans. Jamais elle ne s’est trouvée un seul moment en face du néant, et ce souvenir n’empoisonne pas le présent pour elle. Lorsqu’elle s’est égarée, c’est qu’elle a voulu étreindre l’incommensurable, aspirer à l’inaccessible. Or, cette douleur de l’orgueil vaincu dans la lutte avec l’infini, est celle de Jacob terrassé sous les genoux de l’archange ; ce n’est pas celle de l’ame qui vient de se démettre devant le ver de terre ou l’atome des épicuriens. Comment donc s’étonner qu’étant restée orientale dans son scepticisme, l’Allemagne n’ait pas senti, autant que les autres, la douleur attachée au scepticisme de l’Occident ? Elle n’avait pas connu le rire de l’esprit de ruine ; devait-elle connaître le désespoir, compagnon de cette joie ? Rassasiée du dieu des brahmes, des Alexandrins, de Spinosa, où est la merveille, qu’elle n’ait pas jeté ce cri d’un peuple entier, qui, mené dans le désert, hors de l’enceinte de toutes les traditions, a perdu dans le sable la trace et les pas du genre humain.

Dans le vrai, son scepticisme est personnifié par Faust, lequel n’a rien de commun avec la philosophie de Lucien, de Montaigne ou de Voltaire. Étrange sceptique, que dévore la soif de tout savoir ! Le breuvage du spiritualisme l’a enivré. Il aspire avec une ardeur désespérée au principe de vie, de vérité. Il le convoite, le poursuit, il prétend le posséder dans chaque objet. Il le demande à la nature, à la science, aux passions humaines, au monde, à la solitude. De cieux en cieux, son esprit effréné poursuit la lumière des lumières. De ce faîte souverain il est précipité. Il succombe sous une doctrine qui ressemble plus à celles du haut Orient qu’à celles du XVIIIe siècle ; car il ne s’est pas découronné de ses mains dans une obscure rivalité avec le grain de sable ; il a au contraire lutté contre l’Éternel dont il voulait usurper l’auréole. Deviendra-t-il tel que les dieux ? Voilà toute la question. Est-ce la maladie des encyclopédistes ? N’est-ce pas plutôt l’orgueil du premier homme sous l’arbre de la science du bien et du mal ?

Voulez-vous, en effet, mesurer les degrés différens de cette échelle du doute ? avancez encore de quelques pas. Vous êtes descendus de cercle en cercle dans la nuit orageuse de Faust. Croyez-vous que nulle part il n’y ait par delà cet abîme un abîme plus profond ? Descendez encore. Sous cet enfer, il y a l’enfer de Méphistophélès. Là est vraiment la borne du néant. Il n’est permis à personne d’entrer plus avant dans la demeure du vide. La logique, la dialectique occidentale, ont tout détruit jusqu’à la place de l’espérance. Arrêtez-vous et saluez le dieu des éternelles ténèbres. Le scepticisme de l’Orient et celui de l’Occident sont aux prises dans le double blasphème de Faust et de Méphistophélès. Chez l’un se mêlent encore à l’impiété l’enthousiasme, l’ardeur de l’ame, l’hymne né de l’aurore, je ne sais quel éclair de désir qui, par intervalle, s’allume dans le chaos. Chez l’autre, tout est subtilité bysantine, ironie, nuit sans chaleur et sans orage, dégoût incurable, poison, sophisme, ennui d’une société vieillie. Deux génies, deux philosophies, deux mondes s’entrechoquent dans ce dialogue maudit. L’Europe a heurté l’Asie. L’air a retenti encore une fois du choc d’Ormuzd et d’Ahriman.

C’est, en effet, dans le principe même de la philosophie, dans l’habitude générale de la pensée, que semblent surtout revivre aujourd’hui l’esprit et la tradition de l’Orient. Comparez à cet égard les systèmes actuels de métaphysique allemande avec ceux de l’Inde : vous trouverez entre eux de telles ressemblances, que ce sera souvent un effort de découvrir en quoi ils diffèrent. Ces analogies, ces traits de ressemblance peuvent tous se résumer sous le nom de panthéisme, qui lui-même résume tout le génie de l’Asie. Ne croyez pas expliquer le renouvellement de ce système seulement par un concours fortuit de circonstances, ni par le génie particulier des institutions civiles. En même temps que l’Asie pénètre dans la poésie, dans la politique de l’Occident, elle s’insinue aussi dans ses doctrines ; la métaphysique scelle à son tour l’alliance des deux mondes. Voilà la grande affaire qui se passe aujourd’hui dans la philosophie. Le panthéisme de l’Orient, transformé par l’Allemagne, correspond à la renaissance orientale, de même que l’idéalisme de Platon, corrigé par Descartes, a couronné, au XVIIe siècle, la renaissance grecque et latine.


Edgar Quinet.
  1. Au moment où l’Europe étudie l’Orient avec une ardeur toute nouvelle, il convenait dans cette Revue, où la question orientale a été tant de fois discutée au point de vue politique, d’en indiquer le côté littéraire et philosophique. M. Quinet, qui a essayé de remplir cette tâche, y était à la fois conduit et préparé par ses travaux sur le génie des religions, que le public sera bientôt à même d’apprécier dans le livre qui doit les contenir et les résumer.
  2. « Ceux du royaume de Mexico étaient aucunement plus civilisés et plus artistes que n’étaient les autres nations de là. » (Montaigne.)
  3. Mythengeschichte der Asiatischen welt. 1810.