De la religion considérée dans ses rapports avec l’ordre public et civil/I/VII


CHAPITRE VII.

Des libertés gallicanes.


Malgré l’uniformité de la discipline générale, il peut exister en certains lieux quelques usages anciens, quelques coutumes particulières, ou appropriées à des besoins particuliers aussi, ou indifférentes en soi, coutumes très légitimes quand l’autorité les tolère, et plus encore quand elle les approuve, comme les rescrits des papes et les actes des conciles en offrent de nombreux exemples. Mais pour qui conçoit bien l’unité de l’Eglise catholique ou universelle et l’esprit de son gouvernement, c’est un mot, certes, au moins étrange que celui de libertés ; car il suppose d’une part, que quiconque ne jouit pas de ces libertés subit une sorte de servitude, et d’une autre part, que le pouvoir souverain, quel qu’il soit, ne pourroit s’exercer avec une égale étendue dans toute l’Église, ou qu’une portion de l’Église auroit eu le droit que n’a pas l’Église entière, de le limiter arbitrairement.

Or, de ces deux assertions entre lesquelles il semble qu’il faudroit nécessairement se décider si l’on prenoit le mot de libertés en un sens rigoureux, la première est scandaleuse et la seconde hérétique.

Cette simple observation autorise à croire, et impose même le devoir de penser avant tout examen, ou que les libertés qu’on nomme gallicanes ne sont pas, pour ainsi parler, d’origine ecclésiastique, ou que le clergé français, toujours si attaché à l’unité de l’Eglise et au pontife romain qui en est le centre, entendoit par là quelque chose de très différent de ce qu’à plusieurs époques ont voulu entendre des esprits turbulents et emportés. En effet on dispute, depuis plus de deux cents ans, sur ces libertés, pour savoir en quoi elles consistent, question aussi obscure, aussi incertaine aujourd’hui, et plus peut-être, qu’elle ne l’étoit en 1605, lorsque les évêques, alarmés de l’abus qu’on faisoit de ce mot vague, supplièrent le roi de faire régler ce qu’on appelle libertés de l’Eglise gallicane. Ils réitérèrent plusieurs fois cette demande les années suivantes. " vos juges, disoient-ils, ont tellement obscurci les libertés, que ce qui devroit servir de protection se convertit en oppression de l’Eglise ; ... etc. " Les états généraux adressèrent au roi la même prière en 1614 ; tant les abus dont se plaignoient les prélats étoient graves et notoires.

Malheureusement ces sages demandes furent bientôt oubliées, et le désordre alla croissant. Une lutte, qui duroit encore à la fin du dernier siècle, s’établit entre les parlements et l’épiscopat obligé de défendre contre eux ses droits les plus sacrés.

Nulle guerre de ce genre ne fut jamais ni plus continuelle, ni plus vive, et son influence sur nos destinées a été trop grande, pour que nous ne nous arrêtions pas un moment à en considérer la cause, intimement liée d’ailleurs au sujet que nous traitons.

Les parlements formoient d’abord un simple corps judiciaire, établi pour rendre la justice au nom du roi ; et lorsque, dans la suite, ils eurent réussi à se créer peu à peu un autre pouvoir très différent, ils continuèrent toujours d’exercer, d’une manière irréprochable, cette noble fonction.

La gravité des mœurs, l’intégrité, la science, qui distinguoient si éminemment la magistrature française, lui avoient acquis, avec le respect et la confiance des peuples, une haute considération dans l’Europe entière. Elle la dut, ainsi que les vertus qui la lui méritèrent, à l’esprit profondément monarchique et chrétien qui avoit présidé à son institution. Mais cet esprit, il faut le dire, s’altéra progressivement, sous plus d’un rapport, par l’effet des changements qui survinrent dans la société. On a vu qu’en cherchant, et avec trop de succès, à séparer la politique de la religion, en isolant dès lors les unes des autres les nations que le christianisme tendoit à unir, en luttant contre l’ordre de civilisation qu’il avoit produit et que la puissance pontificale s’efforçoit de défendre et de conduire à sa perfection, parceque de cet ordre dépendoient la paix et le bonheur des peuples et l’existence même du christianisme, les princes effectuèrent une véritable révolution dans la chrétienté, et, en matière de gouvernement, substituèrent, sans en avoir conçu le dessein formel, aux lois immuables de la justice le système variable des intérêts. De là une défiance générale, une ambition sans frein, et de perpétuelles entreprises du souverain contre les vassaux et des vassaux contre le souverain. La force, au fond, étoit devenue l’unique arbitre des droits, et le despotisme envahissoit de tous côtés la monarchie. Ce fut sur les débris de son ancienne constitution que les parlements établirent leur puissance politique.

Nécessaires au monarque pour donner un caractère légal aux agressions contre le pouvoir spirituel et contre les institutions de l’état, les parlements virent augmenter leur importance et leur autorité, au point d’en abuser quelquefois contre les rois eux-mêmes, à mesure que les antiques barrières, qu’une justice égale pour tous avoit élevées autour de la souveraineté, tomboient.

On ne sauroit se faire une juste idée de ces grands corps, si l’on ne distingue en eux deux choses tout-à-fait diverses. Comme défenseurs et juges des intérêts privés, rien de plus admirable : comme instruments de la politique du prince, ils hâtèrent la ruine de la monarchie. Dévoués à la puissance royale, fondement de leur propre puissance, ils s’efforcèrent de l’étendre sans aucunes bornes, en lui sacrifiant tous les autres droits. Ils asservirent entièrement la noblesse au trône, c’est-à-dire qu’ils la détruisirent en tant qu’institution politique ; et jusqu’à leur dernier moment, ils travaillèrent avec ardeur à l’oppression de l’Eglise : projet dont le succès complet auroit eu pour résultat de créer, au sein de l’Europe, un despotisme pire que le despotisme oriental.

Les troubles que fit naître le schisme d’occident, la déplorable confusion qu’il introduisit dans l’Eglise, favorisèrent les entreprises des parlements contre son autorité. Elles prirent encore un caractère plus hostile tout ensemble et plus dogmatique vers le commencement du dix-septième siècle, époque où l’esprit du protestantisme envahit la magistrature ; et c’est à cette cause qu’on doit attribuer les dispositions factieuses qu’elle montra bientôt après, au temps de la fronde.

Réprimées sous Louis XIV, le jansénisme les réveilla ; car il eut, dès son origine, une frappante affinité avec le calvinisme, dont il renouvela, sur plusieurs points, les révoltantes doctrines. Il lui ressembloit surtout par son génie remuant, incapable de se plier à l’obéissance, et toujours prêt à la révolte.

" Cette faction dangereuse, disoit l’avocat général Talon, n’a rien oublié, depuis trente ans, pour diminuer l’autorité de toutes les puissances ecclésiastiques et séculières qui ne lui sont pas favorables. " La philosophie vint ensuite achever ce que la réforme et le jansénisme avoient commencé.

Des anciennes institutions monarchiques, l’Eglise seule subsistoit encore ; on poursuivit la guerre contre l’Eglise avec toute la fureur protestante, modifiée par les idées philosophiques du temps. On marchoit à grands pas vers le dernier terme : la hiérarchie politique anéantie, le roi et le peuple se trouvoient en présence : les parlements, secondés d’abord par les principes démocratiques qui se répandoient dans la nation, prétendirent représenter le peuple, et ils s’efforcèrent d’usurper, à ce titre, le pouvoir de législation, c’est-à-dire qu’ils tentèrent de s’emparer de la souveraineté, ou de substituer, à leur profit, un despotisme oligarchique, au despotisme d’un seul. Mais le mouvement de destruction ne pouvoit s’arrêter là.

On avoit miné pendant plusieurs siècles les bases de la société ; elle s’abîma tout entière dans le gouffre que les rois et les parlements avoient eux-mêmes creusé.

Telles furent les destinées de ces grands corps, qui, en nivelant la nation et en affranchissant le monarque de toute loi divine extérieurement obligatoire, marchoient peu à peu à la conquête du pouvoir même qu’ils paroissoient servir : et de là il est aisé de comprendre quelle étoit leur position à l’égard de l’Eglise. Combattre l’autorité de son chef, pour séparer toujours davantage l’état de la religion, ce qu’ils appeloient défendre les droits du roi ; étendre leur propre jurisdiction aux dépens de la jurisdiction spirituelle, voilà le double but qu’ils se proposoient. Ils donnèrent à ces entreprises le nom de libertés de l’Eglise gallicane, et deux hommes suspects de protestantisme, Pithou et Pierre Dupuy, en composèrent un immense recueil, qu’un arrêt du conseil supprima le 20 décembre 1638, et que dix-neuf prélats, assemblés à Paris, condamnèrent l’année suivante, avec une indignation que tout le clergé français partagea. " jamais, disoient-ils, la foi chrétienne, l’Eglise catholique, la discipline ecclésiastique, le salut du roi et du royaume n’ont été attaqués de doctrines plus pernicieuses que celles qui, sous des titres spécieux, sont exposées en ces livres. " puis, après avoir qualifié de fausses et hérétiques servitudes ces libertés prétendues, ils ajoutent : " Nous assurons que ces deux volumes ont été jugés par notre commun avis pernicieux presque partout,... etc. "

L’assemblée du clergé condamna de nouveau, en 1651, l’ouvrage de Dupuy, comme injurieux à la liberté de l’Eglise. M. De Marca ne voyoit dans ce recueil fameux qu’un tissu de sentiments impies et de profanes nouveautés de paroles ; et jamais, dit Bossuet, les évêques n’approuvèrent ce que leurs prédécesseurs ont tant de fois condamné. Ce n’est pas qu’ils ne reconnussent certaines libertés de l’Eglise gallicane : mais qu’entendoient-ils par ce mot ? Des priviléges concédés, comme s’exprimoient, en 1639, les dix-neuf évêques dans leur lettre déjà citée ; et l’auteur même de la défense de la déclaration de 1682 fait remarquer que les prélats françois ont pris la précaution d’avertir qu’ils regardent comme ayant force de loi les seuls statuts et coutumes qui se trouvent établis du consentement du Saint-Siège et des évêques. " et c’est, nous apprend encore Bossuet, que les évêques et les magistrats étoient fort éloignés d’entendre de la même manière les libertés de l’Eglise gallicane, toujours employées contre elle : " en quoi, observoit l’abbé Fleury, l’injustice de Desmoulins est insupportable... etc. "

Il suit de là, premièrement, que ce que la magistrature appeloit des libertés de l’Eglise, l’Eglise l’appeloit des servitudes, et même d’hérétiques servitudes ; et l’expression ne paroît pas trop forte quand on se rappelle les efforts des cours séculières, pendant le cours du dernier siècle, pour soumettre à leur autorité l’administration même des sacrements.

Secondement, que tenter de remettre en vigueur ces libertés, ce seroit tenter de détruire l’Eglise, et par conséquent le christianisme, et par conséquentla société.

Si l’on cherche maintenant quels étoient ces priviléges concédés, ces statuts et ces coutumes établis du consentement du Saint-Siége, dont parle Bossuet, il se trouve qu’on n’a pu jamais les définir avec précision. On ne peut dire, comme quelques uns, que c’étoit le privilége qu’avoit conservé l’Eglise de France de se gouverner par le droit commun ; car ces deux choses privilége et droit commun s’excluent mutuellement.

Sera-ce, comme d’autres l’ont soutenu, le droit de se gouverner par les canons des premiers conciles ?

Pas davantage, car la discipline de l’Eglise de France différoit totalement, sur une multitude de points, de la discipline fixée par ces conciles.

Ce ne pouvoit donc être que des usages particuliers à quelques diocèses, ainsi qu’il en existe dans toutes les parties du monde catholique, des prérogatives accordées par les papes à certains siéges ; et, sous ce rapport, le mot de libertés n’a plus de sens, depuis que l’état entier de l’Eglise de France a été renouvelé par un acte immédiat de la puissance souveraine du pontife romain.

Les maximes théologiques établies dans la déclaration de 1682, ne sauroient être, en aucune manière, des libertés de l’Eglise gallicane.

L’Eglise ne connoît point de libertés de doctrine, et nul catholique ne regardera comme de simples opinions d’école, des propositions formellement réprouvées par le siége apostolique et par le plus grand nombre des Eglises particulières. Il est d’ailleurs très évident que la puissance du pape, instituée par Dieu même, demeure toujours essentiellement, qu’on la reconnoisse ou non, ce que Dieu a voulu qu’elle fût ; qu’aucune autre puissance ne peut ni l’étendre ni la restreindre, et qu’ainsi, de deux choses l’une, ou la déclaration pose avec exactitude les limites de la puissance pontificale, et alors l’Eglise gallicane n’est pas plus libre que les autres Eglises, ou elle prescrit à cette puissance divine des bornes arbitraires, et alors l’Eglise gallicane, si elle mettoit, ce qu’elle ne fit jamais, ses maximes en pratique, tomberoit par cela même dans le schisme, qui n’est pas non plus, que nous sachions, une liberté. considérée sous un autre point de vue, et avant même d’examiner la doctrine qu’elle renferme, la déclaration de 1682 ne peut, pour employer l’expression la plus douce, qu’exciter un grand étonnement. Car, que fait cette déclaration ? Elle apprend au monde entier, qu’en ce qui tient au pouvoir du pape, l’Eglise gallicane ne pense ni comme le pape, ni comme les autres Eglises unies au pape. Or, en supposant, ce que nous sommes assurément fort loin d’accorder, que le sentiment particulier de l’Eglise gallicane pût rendre un seul moment douteux ce qu’enseignent de concert le pape et les autres Eglises, qu’en résulteroit-il ? Que le pouvoir étant incertain dans l’Eglise de Jésus-Christ, l’Eglise elle-même seroit incertaine.

Il faudroit, chose monstrueuse, admettre qu’il existe une société, disons plus, une société divine, dans laquelle on ne sauroit pas, après dix-huit siècles, en qui réside la souveraineté. Si ce n’est pas là détruire la notion même de société, la notion de l’Eglise une, universelle, perpétuelle, qu’on explique comment une souveraineté douteuse peut constituer un gouvernement certain, ou une société certaine ; comment l’Eglise peut être certainement une, universelle, perpétuelle, si l’on ignore quel est le pouvoir suprême dans l’Eglise, et par conséquent s’il est un, universel, perpétuel ?

Et quel droit avoit une assemblée de trente-cinq prélats convoqués par le roi, quel droit auroit eu même toute l’Eglise gallicane réunie en concile national, de décider seule des questions qui intéressent fondamentalement l’Eglise entière, et de fixer sa propre doctrine, ce n’est pas assez dire, de se créer une doctrine particulière, sur des points d’où dépend toute l’économie du gouvernement spirituel, et à l’égard desquels nulle doctrine ne sauroit être vraie, selon les principes des gallicans mêmes, que celle professée par le pape et la majorité des évêques ?

De si étranges égarements ne peuvent s’expliquer que par l’état où se trouvoit alors la France. Les parlements poursuivoient avec activité leur projet d’asservir l’Eglise en la séparant du pontife romain, ou en l’asservissant lui-même, dans l’exercice de sa puissance, à l’autorité temporelle. " le roi dans la pratique est plus chef de l’Eglise que le pape en France. Liberté à l’égard du pape, servitude à l’égard du roi. Autorité du roi sur l’Eglise, dévolue aux juges laïques. Les laïques dominent les évêques. " Ainsi parloit Fénelon. " qui ne voit, s’écrioit-il avec douleur, combien de maux menacent l’Eglise catholique, en butte à la jalousie, aux soupçons, aux disputes. Les évêques n’ont désormais aucun secours à espérer, ni presque plus rien à craindre du siége apostolique ; leur sort dépend entièrement de la seule volonté des rois. La juridiction spirituelle est comme anéantie : excepté les seuls péchés déclarés secrètement au confesseur, il n’est rien dont les magistrats ne jugent au nom du roi, sans égard aux jugements de l’Eglise. Ce recours fréquent et perpétuel au siége apostolique, par lequel les évêques s’approchant de Pierre, avoient coutume de le consulter sur les questions qui intéressoient ou la foi ou les mœurs, est tellement tombé en désuétude, qu’à peine reste-t-il quelque vestige de cette admirable discipline. Et quant à la chose même, les rois gouvernent et règlent tout selon leur bon plaisir. On ne s’adresse au Saint-Siége que rarement, et seulement pour la forme ; son nom, en apparence toujours vénéré, n’est plus que l’ombre d’un grand nom. On ne connoît plus par les effets la puissance de ce siége, que lorsqu’on sollicite de lui quelque dispense des canons. Qu’arrive-t-il de là ?

Que les laïques mêmes accusent et tournent en dérision cette sublime puissance, à laquelle ils n’ont recours que pour en obtenir quelque faveur particulière ; et c’est ainsi que cette aimable et maternelle autorité est devenue l’objet d’une envie maligne. " Le tableau que Fénelon fait du haut clergé à la même époque achève d’éclaircir ce qui se passa en 1682. " la plupart des prélats, dit-il, se précipitent d’un mouvement aveugle du côté où le roi incline : et l’on ne doit pas s’en étonner ; ils ne connoissent que le roi seul, de qui ils tiennent leur dignité, leur autorité, leurs richesses ; tandis que, dans l’état présent des choses, ils pensent n’avoir rien à espérer ni rien à craindre du siége apostolique.

Ils voient toute la discipline entre les mains du roi, et on les entend répéter souvent que, même en matière de dogme, soit pour établir, soit pour condamner, il faut consulter le vent de la cour. Il reste cependant quelques pieux évêques, qui affermiroient dans le droit sentier la plupart des autres, si la foule n’étoit entraînée hors de cette voie par des chefs corrompus dans leurs sentiments. " En cet état de choses, un différent s’élève entre Rome et le roi, à l’occasion d’une affaire où le pape défendoit, de l’aveu d’Arnauld, les droits manifestes et les véritables libertés de l’Eglise.

Les parlements échauffent la querelle, animent le monarque. Il prend la résolution de marquer, par un acte solennel, son ressentiment contre le souverain pontife, et il charge le clergé de sa vengeance. De serviles prélats se précipitent d’un mouvement aveugle du côté le roi incline. En deux mots, voilà l’histoire de la célèbre déclaration de 1682.

Bossuet, qu’on ne soupçonnera point d’avoir partagé ces viles passions, mais qui n’étoit pas non plus tout-à-fait exempt d’une certaine foiblesse de cour, Bossuet essaya de modérer la chaleur de ses confrères.

Il les voyoit près de s’emporter aux plus effrayants excès, et il se jeta comme médiateur entre eux et l’Eglise, oubliant ce qu’en toute autre rencontre, et plus maître de lui-même, il auroit aperçu le premier, que l’Eglise n’accepte point de semblable médiation ; que, n’ayant rien à céder, elle ne traite jamais, et qu’à quelque degré qu’on altère sa doctrine, si elle attend avec patience le repentir, le moment vient où la charité appelle elle-même la justice et la presse de prononcer sa sentence irrévocable.

Afin de laisser aux esprits le temps de se calmer, Bossuet essaya de traîner en longueur ; il proposa d’examiner la tradition sur le sujet soumis aux délibérations de l’assemblée. On ne l’écouta point.

Le roi vouloit une décision prompte ; ses ministres s’opposoient vivement à toute espèce de délai, et les prélats, de leur côté, ne montroient pas moins de zèle à complaire au monarque. Dès lors Bossuet ne songea plus qu’à éloigner le schisme imminent dont la France étoit menacée, en adoucissant, au moins par les formes de l’expression, les maximes qu’il ne pouvoit empêcher qu’on proclamât.

Trompé par le louable désir d’éviter un mal présent, ce grand homme ne prévit pas qu’il en préparoit de plus dangereux dans l’avenir. Quelque chose cependant le tourmentoit et de vagues inquiétudes s’élevoient en son âme, ainsi que l’attestent plusieurs passages de son sermon sur l’unité. en effet tout l’art des paroles ne pouvoit changer le fond de la doctrine que le clergé avoit l’ordre d’adopter solennellement. Cette doctrine imposée par le roi n’étoit nécessairement que les principes mêmes sur lesquels le pouvoir temporel s’appuyoit pour autoriser la guerre que, depuis tant d’années, il faisoit à l’Eglise et à son chef. On pensa, dit Voltaire, " qu’enfin le temps étoit venu d’établir en France une Eglise catholique, apostolique, qui ne seroit point romaine. " Quand on se rappelle en effet et la surprise mêlée d’effroi qu’excita, hors de France, dans toute la catholicité, la doctrine de la déclaration, et le prix que n’ont cessé d’y attacher tous les sectaires, on ne sauroit un seul moment demeurer en doute sur sa véritable nature.

Bien que divisée en quatre articles, la déclaration se réduit à deux propositions. On a montré comment les princes, dont le pouvoir pontifical gênoit les passions, avoient peu à peu miné les bases de la société chrétienne, en séparant de l’ordre religieux l’ordre politique soustrait dès lors à l’influence de la loi divine. Les prélats consacrèrent cette séparation totale, en déclarant dogmatiquement que la souveraineté temporelle, suivant l’institution divine, est complètement indépendante de la puissance spirituelle.

On a montré, en second lieu, que, pour asservir plus aisément l’Eglise, qui n’a de force que par son chef, l’autorité civile avoit constamment cherché, en attaquant le pouvoir monarchique du pape, à rompre ou au moins à relâcher les liens qui l’unissent à l’épiscopat. Les prélats consacrèrent encore cet attentat à la constitution divine de l’Eglise, et leur propre servitude, en déclarant dogmatiquement que le concile est supérieur au pape.

Nous disons ce qu’ils firent, et non ce qu’ils crurent faire ; car il y a des temps de vertige où les hommes vont comme des aveugles et prononcent des paroles dont ils ne comprennent pas le sens. La providence permet, pour des fins qu’elle connoît, ces tristes exemples de not re foiblesse, et si l’on considère combien la plaie de l’orgueil est profonde en nous, on trouvera qu’ils seroient encore assez utiles, quand ils ne serviroient qu’à nous apprendre le peu que nous sommes.

Eclairés par l’expérience de plus d’un siècle, après une révolution qui a mis à nu les fondements de la société, nous allons entreprendre l’examen des deux propositions auxquelles se réduit la déclaration de 1682. Nous ne craindrons point de mettre dans cette discussion une franchise entière, car l’amour de la vérité est aussi l’amour de la paix. L’erreur divise, il n’en sort que des discussions éternelles : la vérité unit, parce qu’elle est de Dieu, ou plutôt Dieu même.

§ I. Examen de cette proposition : la souveraineté temporelle suivant l’institution divine est complètement indépendante de la puissance spirituelle.

Que Dieu soit l’auteur de la société, on ne pourroit le nier sans nier en même temps que Dieu soit l’auteur de l’homme, et qu’il l’ait fait pour vivre en société ; car l’auteur des êtres est nécessairement l’auteur de l’ordre conservateur des êtres. Mais pour que la société existe, deux choses sont indispensables, une loi qui unisse ses membres entre eux, et un pouvoir qui maintienne l’observation de cette loi. Donc il y a une loi divine, fondement de toute société, loi immuable, imprescriptible, contre laquelle tout ce qui se fait est nul de soi ; loi universelle, perpétuelle, comme la société même. Donc aussi le pouvoir, sans lequel la société n’existeroit pas, est originairement divin, et sa fonction est de conserver l’ordre, ou de faire régner la loi divine. Donc il est essentiellement, suivant l’expression de l’apôtre, le ministre de Dieu pour le bien. On ne sauroit s’en former une autre notion ; car qui pourroit concevoir un pouvoir établi de Dieu pour combattre Dieu, pour substituer sa propre volonté à la volonté ou à la loi de Dieu, et reconnoître un droit divin dans le renversement de tout droit ?

Aussi l’écriture ne dit-elle pas que tout souverain est de Dieu, mais que toute souveraineté, toute puissance est de Dieu, parce que la puissance en elle-même est bonne et nécessaire, que sans elle point de société, sans elle un désordre irrémédiable.

Ainsi la puissance, ordonnée pour une fin qui est la conservation de la société par le règne de la justice ou de la loi divine, implique toujours l’idée de droit et d’un droit divin ; et c’est ce qui la distingue de la force, qui, toute matérielle et dès lors incapable de constituer un droit, ne peut par conséquent être une vraie puissance, une vraie souveraineté.

Sortez de là, vous ne pouvez éviter un abîme qu’en vous jetant dans un autre abîme. Prétendrez-vous que le pouvoir vient originairement du peuple ? Donc, la loi aussi, et il n’y a de juste que ce que veut le peuple. Supposerez-vous que la source de la souveraineté est dans le souverain ? Tout ce qu’on disoit de Dieu, vous voilà contraint de le dire d’un homme. Il est lui-même le principe de son droit, et ce droit n’a point de limites. Sa volonté, c’est l’ordre essentiel, la justice, la loi. Tout lui est permis, et il ne l’est jamais de lui résister en rien. Quoi qu’il commande, on doit obéir ; la plainte même seroit une impiété : enfin que sais-je ? Il n’est point de crime, ni d’oppression, ni de tyrannie que ne légitime cette hypothèse monstrueuse.

Mais qu’importe les systèmes de quelques rêveurs, confondus par les croyances et la raison de tous les âges ? Instruits par la tradition de la nature du pouvoir et de son origine, les peuples ne virent jamais dans la souveraineté qu’une puissance dérivée de Dieu, établie pour maintenir l’ordre, et assujettie, dans son exercice, à la loi donnée primitivement au genre humain : et lorsque cette loi de justice éternelle a été fondamentalement violée, lorsque l’ordre a paru attaqué dans son essence, ils ont cessé de reconnoître le droit dans ce funeste usage de la force ; et toutes les fois que la souveraineté s’est ainsi affranchie de l’obéissance à Dieu, ils se sont crus dégagés eux-mêmes de l’obéissance envers elle. Il ne s’agit pas de savoir si les peuples, qui ont aussi leurs passions, ne furent point, en beaucoup de circonstances, égarés par elles. Laissant à part la discussion des faits particuliers, nous constatons un fait universel, perpétuel, et par conséquent une loi indestructible de l’ordre moral. Or, il est de fait qu’en tous temps, en tous lieux, le pouvoir injuste, oppressif, qui, gouvernant par ses seuls caprices, a foulé aux pieds la loi de Dieu, n’a plus été dès lors regardé comme pouvoir, et que, le supposant déchu, en vertu même de l’institution divine, la société s’est cru le droit, pour assurer son existence, de lui substituer un vrai et légitime pouvoir, ou un pouvoir conservateur : et quand ce sentiment des devoirs des souverains, ce sentiment du juste et de l’injuste, s’est éteint dans un peuple, comme il arriva chez les romains sous les empereurs, ce fut toujours pour ce peuple un signe de mort, et l’annonce de la dissolution prochaine et totale de la société.

Or, la loi divine, qui, comprenant tous les devoirs immuables de l’homme et constituant par là même tous les droits, doit régler l’exercice de la souveraineté, n’est autre chose que la religion.

Il y a donc une loi spirituelle, une loi religieuse, à laquelle Dieu même a soumis la souveraineté ; loi qui oblige non seulement le souverain comme homme, mais aussi comme souverain.

Avant Jésus-Christ, cette loi, purement traditionnelle, n’avoit d’autre interprète que le sentiment général, ni d’autre garantie publique que la résistance immédiate du peuple, lorsqu’elle étoit violée fondamentalement ; et c’est là une des causes, et la principale, du peu de stabilité de la société chez les anciens, et des troubles qui l’agitoient presque sans interruption.

Tout ce qui est divin, tout ce qui exprime les rapports naturels des êtres, étant inaltérable en soi, le christianisme n’abolit point l’ordre primitif, il le perfectionna, et la parole du Christ : je ne suis point venu détruire la loi, mais l’accomplir, est rigoureusement vraie dans tous les sens. L’antique religion, en se développant, demeura toujours la base nécessaire de la société, le fondement du droit et du pouvoir ; mais son action se manifesta sous une forme nouvelle et plus parfaite, dès que le christianisme eut acquis, pour ainsi parler, une existence publique. Jésus-Christ avoit fondé une société spirituelle, gardienne infaillible de la doctrine, et investie, dans l’ordre du salut, d’une puissance indépendante du gouvernement.

Dès lors toutes les grandes questions de justice sociale, tous les doutes sur la loi divine, sur la souveraineté et sur ses devoirs, autrefois décidés par le peuple, durent l’être par l’Eglise, et ne purent l’être que par elle chez les nations chrétiennes, puisque l’Eglise, seule dépositaire de la loi divine, étoit chargée par Jésus-Christ même de la conserver, de la défendre, et de l’interpréter infailliblement. La plus longue durée des empires chrétiens, et leurs révolutions moins fréquentes, sont uniquement dues à cette admirable institution, qui mit le pouvoir des rois à l’abri des erreurs et des passions de la multitude, ainsi que Bossuet lui-même le reconnoît. " on montre plus clair que le jour, dit-il, que s’il falloit comparer les deux sentiments, celui qui soumet le temporel des souverains aux papes, et celui qui le soumet au peuple ; ... etc. "

Il ne faut pas, au reste, s’imaginer que l’Eglise ait jamais prétendu posséder un autre pouvoir que celui que nous venons d’expliquer, ni qu’elle se soit attribué un droit réel, comme on le lui a tant de fois imputé faussement, sur le temporel des rois. On avoit besoin d’un prétexte pour combattre son autorité véritable, on a choisi celui-là, et c’est Fénelon qui nous l’apprend. " il n’y a point d’argument, dit-il, par lequel les critiques excitent une haine plus violente contre l’autorité du siége apostolique, que celui qu’il tirent de la bulle unam sanctam de Boniface Viii. Ils disent que Boniface a défini dans cette bulle, que le pape, en qualité de monarque universel, peut ôter et donner à son gré tous les royaumes de la terre. Mais Boniface, à qui l’on faisoit cette imputation à cause de ses démêlés avec Philippe-Le-Bel, s’en justifia ainsi dans un discours prononcé en 1302 devant le consistoire : il y a quarante ans que nous sommes versés dans le droit, et que nous savons qu’il existe deux puissances ordonnées de Dieu. Qui donc pourroit croire qu’une si grande sottise, une si grande folie, soit jamais entrée dans notre esprit ? Les cardinaux aussi, dans une lettre écrite d’Anagni aux ducs, comtes et nobles du royaume de France, justifièrent le pape en ces termes : nous voulons que vous teniez pour certain, que le souverain pontife notre seigneur n’a jamais écrit audit roi qu’il dût lui être soumis temporellement à raison de son royaume, ni le tenir de lui. " Gerson, d’ailleurs si peu enclin à exagérer les droits de la puissance pontificale, explique nettement sa nature et son étendue par rapport à la souveraineté temporelle. " on ne doit pas dire (ce sont ses paroles) que les rois et les princes tiennent du pape et de l’Eglise leurs terres ou leurs héritages, de sorte que le pape ait sur eux une autorité civile et juridique, comme quelques uns accusent faussement Boniface de l’avoir pensé.

Cependant tous les hommes, princes et autres, sont soumis au pape en tant qu’ils voudroient abuser de leurs juridictions, de leur temporel et de leur souverain domaine contre la loi divine et naturelle ; et cette puissance supérieure du pape peut être appelée directive et ordinative, plutôt que civile ou juridique. " Fénelon adopte cette doctrine et l’applique aux questions qui peuvent naître sur la souveraineté, questions qui intéressent à un si haut degré le salut des peuples. Il montre encore que c’étoit, chez toutes les nations catholiques, un principe reçu et profondément gravé dans les âmes, que le pouvoir suprême ne pouvoit être confié qu’à un prince catholique, et qu’en vertu de la loi même sur laquelle reposoit la société, le peuple n’étoit tenu d’obéir au prince qu’autant que le prince lui-même obéissoit à la religion catholique.

Ainsi, ajoute Fénelon, l’Eglise ne destituoit, ni n’instituoit les princes laïques ; elle répondoit seulement aux peuples qui la consultoient sur ce qui touchoit la conscience, à raison du contrat et du serment. Or, ce n’est pas là une puissance civile et juridique, mais la puissance directive et ordinative qu’approuve Gerson. "

Il rapporte ensuite les exemples du quatrième concile de Latran et du premier concile de Lyon, où l’on voit cette puissance exercée solennellement par l’Eglise. Sur ces paroles du pape qui déclare Frédéric Ii déchu de l’empire : nous absolvons tous ceux qui sont liés à lui par le serment de fidélité, Fénelon observe que c’est comme si le pape disoit : " nous le déclarons indigne, à cause de ses crimes et de son impiété, de gouverner des peuples catholiques. Le pape use en cela de la puissance que Jésus-Christ lui a donnée : tout ce que vous lierez sur la terre, etc. ; c’est-à-dire qu’il déclare les peuples déliés de leur serment de fidélité envers Frédéric lié par ses péchés. " et remarquez que l’Eglise, se renfermant toujours dans les attributions du pouvoir spirituel, ne prononçoit que des peines spirituelles. Elle retranchoit de son sein, par l’excommunication, les violateurs endurcis de la loi divine et naturelle, comme parle Gerson ; et Bossuet avoue que son autorité s’étend, à cet égard, aussi bien sur les rois que sur les autres hommes. Or, s’il arrivoit qu’un roi persistât dans sa rébellion contre l’Eglise, la question devenoit alors politique, ou plutôt sociale ; il s’agissoit de défendre l’existence de la société contre les passions du souverain, qui en violoit la loi première et fondamentale. " il n’est pas étonnant, dit encore Fénelon, que des nations profondément attachées à la religion catholique secouassent le joug d’un prince excommunié : car elles n’étoient soumises au prince qu’en vertu de la même loi qui soumettoit le prince à la religion catholique. Or le prince excommunié par l’Eglise, pour cause d’hérésie, ou de son administration criminelle et impie, n’étoit plus censé ce prince pieux à qui toute la nation s’étoit commise ; et elle se croyoit en conséquence déliée du serment de fidélité. "

Que tel ait été, pendant plusieurs siècles, le droit public des peuples chrétiens, personne ne le conteste ; et, pour peu qu’on y réfléchisse, on reconnoîtra que leur attachement à ce droit régénérateur de la société humaine, étoit justifié par des motifs qu’avoueroit, indépendamment de la foi, une sagesse purement politique ; puisque ébranler la religion qui avoit constitué l’état et qui en demeuroit la première loi, c’étoit ébranler l’état même ; ce qui ne sauroit jamais être le droit de la souveraineté, instituée uniquement pour la conservation de l’état. Aussi, sans la barrière qu’opposèrent les papes à l’ambition effrénée et aux vices monstrueux de quelques princes, tels que les Henri et les Frédéric, un hideux despotisme eût replongé l’Europe, de l’aveu des protestants les plus éclairés, dans une barbarie pire que celle d’où l’avoit tiré la religion chrétienne. Saint Grégoire Vii, aussi grand par le génie que par les vertus, sauva la civilisation, sauva le christianisme, en rétablissant la discipline et en arrêtant les empereurs qui protégeoient la simonie, favorisoient ouvertement le concubinage des clercs, et ne tendoient à rien moins qu’à se rendre maîtres dans l’Eglise. Si la polygamie ne souilla pas les mœurs des nations européennes, on le dut à la vigilance et à la fermeté des pontifes romains. Protecteurs du foible et des opprimés, ils prévenoient ou réprimoient, par un saint usage de leur autorité, les excès du pouvoir temporel ; et si l’on veut voir, dans un seul exemple, quelle étoit l’utilité morale et politique de ces excommunications si odieuses aux flatteurs des princes, il suffit d’ouvrir les actes du dernier concile général, et d’y lire les anathèmes qu’il ordonne de prononcer contre les usurpateurs des biens des pauvres, de quelque dignité qu’ils soient, même impériale ou royale, et contre ceux, non moins criminels, qui abusent de leur puissance pour attenter à la liberté du mariage. Qui ne connoît la trève de Dieu, et qui n’a béni cette loi touchante ? Elle n’avoit pourtant d’autre garantie de son observation, que la crainte qu’inspiroient les censures ecclésiastiques.

Long-temps l’humanité ne respira qu’à l’abri du pouvoir spirituel.

Et qu’enseigne l’Eglise sur ce pouvoir qu’elle a reçu de Jésus-Christ ?

Elle dit aux peuples : il y a deux puissances, divines toutes deux par leur origine, car toute puissance est de Dieu ; mais, à raison même de leur nature et de leur fin, il existe entre elles une subordination nécessaire, et autant l’âme est au-dessus du corps, autant le sacerdoce est au-dessus de l’empire. l’obéissance est due à chacune dans son ordre : rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Que s’il s’élève des doutes sur l’usage que César fait de son autorité et sur son autorité même, vous n’êtes pas juges ; adressez vous à la plus haute puissance, et obéissez à ce qu’elle ordonnera.

Voilà ce que l’Eglise dit aux peuples.

Elle dit aux rois : " il est écrit que nous devons être soumis à toute puissance. Ainsi nous sommes soumis aux puissances humaines, en ce qui est de leur ressort, tant qu’elles ne s’élèvent pas contre Dieu. Mais si toute puissance est de Dieu, bien plus donc la puissance préposée aux choses divines.

Obéissez à Dieu en nous, et nous lui obéirons en vous. Que si vous refusez d’obéir à Dieu, vous ne pouvez user du privilége de celui dont vous méprisez les commandements. " Ainsi l’Eglise possède sur tous ses membres, et sur les souverains comme sur les sujets, une puissance coercitive, un pouvoir de coaction pour les forcer à une soumission extérieure, suivant les propres paroles de la faculté de théologie de Paris, qui déclare hérétique la doctrine contraire : et c’est en ce sens que Clément Xi dit que le pontife romain a été établi par Jésus-Christ, le suprême défenseur du droit et de la justice sur la terre.

On voit, dès le sixième siècle, saint Grégoire-Le-Grand user de ce pouvoir à l’égard des rois mêmes, et pour quelle fin ? Pour la même fin que se proposoit, mille ans plus tard, le concile de Trente, pour assurer la conservation du patrimoine des pauvres.

L’histoire, depuis lors, ne cesse de montrer cette juridiction coactive exercée par les papes, exercée par les conciles, non, à la vérité, sans résistance de la part des princes ; mais sans que ni les princes ni leurs flatteurs osassent, jusqu’à la réforme, contester le droit fondamental de l’Eglise. Et c’est qu’en effet l’on ne peut le contester, à moins d’accuser l’Eglise entière d’erreur et d’usurpation, c’est-à-dire, à moins de renoncer à la foi catholique. Leibnitz lui-même en fait la remarque : " les arguments de Bellarmin, dit-il, qui, de la supposition que les papes ont la juridiction sur le spirituel, infère qu’ils ont une juridiction au moins indirecte sur le temporel, n’ont pas paru méprisables à Hobbes même... etc. " Le protestantisme, en attaquant l’autorité de l’Eglise, n’abolit pas, comme on pourroit le croire, le droit général qui toujours avoit soumis, sous différentes formes, la souveraineté temporelle à la loi divine. Les premiers réformateurs le rappellent, au contraire, perpétuellement dans leurs écrits ; et c’est par ce droit, que leurs doctrines les forçoient de dénaturer, qu’ils essayèrent partout de justifier leurs rébellions. écoutons un protestant, l’historien de l’écosse, Robertson : " Knox et Willox se présentèrent comme députés de leur ordre (du clergé presbytérien),... etc. "

En 1596, Jacques IV ayant donné quelque inquiétude aux sectaires, ils se hâtèrent de prendre contre lui des mesures telles que l’histoire de l’Eglise n’en offre aucun exemple. " aussitôt, dit le même écrivain, que le clergé fut informé de ce nouvel acte de clémence de la part du roi, les commissaires nommés par la dernière assemblée se rendirent à Edimbourg ; ... etc. "

Ce fut d’après les mêmes principes que les Provinces-Unies se détachèrent de la domination de l’Espagne, que les guerres civiles désolèrent la France, qu’un roi de la Grande-Bretagne périt sur l’échafaud, qu’un autre fut privé de la couronne, et qu’encore aujourd’hui cette couronne est attachée à la profession de la religion protestante. Partout où l’on cessoit de reconnoître la puissance spirituelle de l’Eglise, le peuple redevenoit juge de toutes les questions qui touchoient la souveraineté. Et lorsque, par le progrès naturel des maximes protestantes, le christianisme n’a plus été la première des lois sociales, l’accomplissement des devoirs de la souveraineté envers les sujets, ou la fidélité à la loi de justice, interprétée selon les passions et les opinions du moment, n’en a pas moins été considérée toujours comme le fondement de son droit ; et c’est de ce principe que partent constamment les ennemis de l’ordre ancien pour justifier les révolutions modernes ; car toute erreur est fondée sur quelque vérité dont on abuse.

Que si maintenant on examine, dans sa généralité, cette proposition : les rois et les souverains ne sont soumis à aucune puissance ecclésiastique, par l’ordre de Dieu, dans les choses temporelles ; comme il est clair qu’il n’existe parmi les chrétiens d’autre puissance spirituelle que la puissance ecclésiastique, il s’ensuit, en premier lieu, que les rois et les souverains ne sont soumis, en tant que souverains, à aucune puissance spirituelle. Et comme il est clair encore, d’un côté, que les rois et les souverains ne peuvent, non plus que les autres hommes, connoître certainement, et d’une manière obligatoire, la loi divine qu’en se soumettant à l’enseignement de la puissance spirituelle ; et d’un autre côté, que cette loi renferme tous les principes de la justice et de l’ordre social, toutes les règles du devoir : il s’ensuit, en second lieu, que les rois et les souverains, sont, en tant que souverains, dispensés de la loi divine, par l’ordre même de Dieu ; qu’ils sont seuls juges du juste et de l’injuste, dans les choses temporelles, c’est-à-dire en tout ce qui est du ressort de la souveraineté, et n’ont d’autres devoirs que ceux qu’ils s’imposent eux-mêmes.

Nous nous hâtons de justifier l’exactitude de ces conséquences par l’aveu formel d’un des défenseurs les plus ardents de cette doctrine. " les princes, dit Pierre Dupuy, font bien quelquefois des choses honteuses, qu’on ne peut blâmer quand elles sont utiles à leurs états ; car la honte étant couverte par le profit, on la nomme sagesse. " voilà donc le système de l’intérêt, qui remplaça le règne du droit, ou l’athéisme politique, consacré dogmatiquement par le premier article de la déclaration de 1682 ; et quiconque y adhère, adhère à cette proposition : le souverain doit, par ordre de Dieu, être athée en tant que souverain. entendez maintenant un évêque : " nous refusons non seulement au pape, mais à l’Eglise universelle, aux conciles oecuméniques, le pouvoir de déposséder un souverain, sous quelque prétexte que ce soit, fût-il tyran, hérétique, persécuteur, impie. " Cela est conséquent, je l’avoue : c’est toujours le cri des juifs : non habemus regem, nisi caesarem ! mais les païens mêmes auroient rougi de dire qu’on doit, par ordre de Dieu, obéissance à un prince ennemi de Dieu, et persécuteur de ceux qui lui demeurent fidèles : et il ne sert de rien d’ajouter que cette obéissance est due seulement dans l’ordre civil et politique, car un prince ne peut, comme prince, être tyran, impie, persécuteur, que dans l’ordre politique et civil. De pareilles maximes, quelque autorité qu’on leur prête, ne trompent point la conscience des peuples ; mais elles endorment celle des rois d’un sommeil funeste, et l’on sait ce qu’il arrive alors.

Remarquez cependant cette expression prodigieuse : nous refusons, non seulement au pape, mais à l’Eglise universelle, aux conciles oecuméniques, le pouvoir, etc. Et qui êtes-vous donc pour refuser, ou pour accorder quoi que ce soit à l’Eglise universelle ? Tout ce qu’elle a ne le tient-elle pas de Dieu seul ? Vous croiriez-vous permis de lui ravir quelques uns de ses dons ? Ou avez-vous un autre moyen de les connoître que son témoignage ? Mais il falloit nécessairement en venir jusqu’à cet excès, puisque enfin l’Eglise universelle n’a cessé de s’attribuer et par ses actes, et par ses décisions, long-temps reconnues des princes mêmes, le droit que vous lui refusez, et que personne, du moins parmi les catholiques, ne doute qu’elle ne possède, dit Leibnitz. Ce droit, qu’est-ce autre chose que la force coactive qui lui appartient de telle sorte qu’on ne peut, selon la faculté de théologie de Paris, la lui refuser sans être hérétique ?

Nierez-vous, ou que le mariage soit une chose temporelle, ou que les souverains soient soumis, en ce qui regarde le mariage, à la puissance de l’Eglise ? Nierez-vous ou que le serment ait une liaison intime avec le temporel de la souveraineté, ou que tous les serments soient soumis au pouvoir de l’Eglise qui lie et délie ? Alors montrez-nous ces exceptions dans la tradition et dans l’évangile. Enfin si l’Eglise s’est trompée, ou a trompé tous les chrétiens, pendant tant de siècles, sur la nature et sur l’étendue de son autorité : apprenez-nous comment nous connoîtrons avec certitude l’autorité réelle de l’Eglise ? à ces questions vous n’aurez jamais à répondre que ce mot. nous refusons ; c’est-à-dire que, sur le point fondamental du pouvoir essentiel de l’Eglise, vous protestez non seulement contre le pape, mais contre l’Eglise universelle et les conciles oecuméniques ; et c’est-à-dire que vous déclarez votre autorité supérieure à cette infaillible autorité. Donc quiconque adhère au premier article de la déclaration de 1682, adhère à cette proposition : l’Eglise gallicane est au-dessus non seulement du pape, mais de l’Eglise universelle et des conciles oecuméniques. Nous n’accusons pas les intentions des auteurs de ces maximes ; mais des intentions, quelque droites qu’elles soient, n’empêchent pas les conséquences de sortir de leur principe, et lorsque la déclaration parut, on sentit universellement, excepté en France, qu’elle renversoit toutes les bases du gouvernement spirituel et de la puissance divine de l’Eglise. Ce fut un de ces moments de vertige où les hommes ne savent ni ce qu’ils disent, ni ce qu’ils font, ni ce qu’ils veulent ; car la fausse doctrine que l’on s’efforçoit de consacrer étoit au fond également fatale et aux peuples et aux rois.

Elle établissoit, à l’égard des peuples, un despotisme illimité, en affranchissant les souverains de toute règle et de toute loi extérieurement obligatoire, et en déclarant que ni la tyrannie, ni l’impiété, ni la persécution, à quelque excès qu’elles pussent être portées, ne préjudicioient, selon l’ordre établi de Dieu, à la souveraineté, et n’altéroient ce que ses droits avoient originairement de sacré et d’inviolable : que les sujets, quelque injustice qu’ils éprouvassent de la part du prince, n’avoient ni le droit de lui résister, ni le droit de recourir à aucune autre puissance, et que Dieu même leur commandoit une obéissance éternelle sous une éternelle oppression. Jamais on n’avoit encore osé rien dire de semblable aux hommes, jamais on n’avoit protesté avec cette hardiesse dogmatique, contre le sentiment du juste et de l’injuste, tel qu’il se conserva toujours dans la conscience du genre humain, et contre la loi divine, telle que l’Eglise l’entendit perpétuellement et la fit exécuter en vertu de l’autorité qui lui est propre, sitôt qu’il exista une société chrétienne dans son chef et dans ses membres.

Mais, comme en refusant de reconnoître l’autorité de l’Eglise, on n’étouffe point le sentiment du juste et de l’injuste dans le cœur des peuples, et que seulement on détruit le moyen de prévenir ses écarts ; dès qu’on soustrait les rois au pouvoir de l’Eglise, on les soumet au pouvoir du peuple, et les trônes tombent ou s’élèvent au gré de ses passions. La monarchie spirituelle du pape est le fondement et la garantie des monarchies temporelles des rois : voilà pourquoi l’Europe penche chaque

jour davantage à l’état populaire ; et les princes après s’être trouvés seuls en présence de la multitude, peuvent comprendre, que " ce dernier parti où la fureur, où le caprice, où l’ignorance et l’emportement dominent le plus, est aussi sans hésiter le plus à craindre. " ces derniers temps n’ont été pour eux que trop fertiles en instructions sévères : et nunc reges intelligite. Les nations ont aussi reçu de terribles avertissements. Si la raison, si l’expérience ont quelque empire sur cette terre, et les rois et les peuples doivent être las de se disputer un pouvoir sans règle et sans frein, un pouvoir impossible à établir, impossible à maintenir tel qu’ils le conçoivent, et qui finit infailliblement par conduire tôt ou tard les rois à l’échafaud, les peuples à l’anarchie et à toutes les calamités.

Nous venons de faire voir comment le premier article de la déclaration de 1682 renverse le principe fondamental de toute société humaine, livre l’état au despotisme et aux révolutions, détruit ses rapports avec l’Eglise, avec la religion, avec Dieu même, ébranle l’autorité de la tradition et par conséquent la base de la foi catholique, et enfin ôte tout moyen de connoître avec certitude l’étendue du pouvoir spirituel. Nous allons maintenant montrer que les trois derniers articles, qui se réduisent à la supériorité du concile sur le pape, renversent également le principe fondamental de l’Eglise, l’Eglise elle-même, et sont, dans leur essence, opposés à ce qu’enseigne la foi sur son gouvernement.

§ II. Examen de cette proposition : Le concile est supérieur au pape.

Toute puissance dont les décrets ne sont pas irréformables a au-dessus d’elle une autre puissance qui peut les réformer. Donc, puisque les décrets du pape, selon le quatrième article, ne sont pas irréformables, il y a au-dessus du pape une autre puissance qui peut les réformer ; et cette puissance supérieure au pape, d’après la déclaration, est le concile, ainsi que l’exprime très clairement le deuxième article.

Mais de deux puissances du même ordre, l’une supérieure, l’autre inférieure, la première est sans contredit la puissance suprême, ou la puissance véritablement souveraine : donc, d’après la déclaration, la souveraineté réside dans le concile ; seul il possède la puissance suprême.

Et comme le concile se compose de plusieurs, et non pas d’un seul, quoiqu’il puisse être présidé par un seul, distingué de tous les autres par l’éminence de son rang, de ses fonctions et de son autorité, néanmoins la souveraineté qui réside dans le concile est une souveraineté collective, pareille à celle qui auroit pu appartenir au sénat de Rome ou au conseil de Venise : donc, d’après la déclaration, l’Eglise n’est pas une monarchie, mais une république. et comme le concile, qui ne peut se convoquer lui-même et qui ne s’assemble qu’à des intervalles quelquefois de plusieurs siècles, n’est pas par son institution une puissance permanente et perpétuelle dans l’Eglise, donc, d’après la déclaration, il n’existe point dans l’Eglise de puissance suprême, ou de souveraineté permanente et perpétuelle.

Reprenons ces conséquences.

1) le concile possède seul la puissance suprême ou la souveraineté. c’est ce que Bossuet, d’accord avec la déclaration, exprime d’une autre manière en ces termes : " la puissance qu’il faut reconnoître dans le Saint-Siège est si haute et si éminente, si chère et si vénérable à tous les fidèles, qu’il n’y a rien au-dessus que toute l’Eglise catholique ensemble : " ou, suivant le deuxième article, le concile qui représente toute l’Eglise catholique ensemble. " Il ne s’agit pas, dit M. l’évêque d’Hermopolis, de juger la constitution de l’Eglise d’après de vaines théories, mais d’après la volonté même de son divin fondateur... etc. "

Un autre écrivain, dans un ouvrage récent, dédié à monseigneur l’évêque d’Aire et de Dax, parle ainsi : " Parmi toutes les Eglises de la chrétienté, l’Eglise gallicane s’est toujours distinguée dans cette authentique déclaration, qu’à raison de sa primauté, le pontife de Rome avoit dans l’Eglise une autorité prééminente ; qu’il pouvoit et devoit pourvoir, d’office et d’autorité, à la propagation et à la conservation de la foi catholique ; ... etc. "

Dire que l’Eglise catholique, ou le concile qui la représente est au-dessus du pape ; ou que l’autorité suprême réside dans l’épiscopat ; ou que le pape ne peut exercer son autorité que dans la dépendance du corps épiscopal : c’est affirmer que la puissance suprême réside dans le concile ou l’épiscopat, et non dans le pape.

Il est clair, comme le reconnoît M. l’évêque d’Hermopolis, qu’il s’agit ici du fondement même de la constitution de l’Eglise, c’est-à-dire, de la question dogmatique la plus importante, puisque de sa solution dépend la solution de toutes les autres : et il est clair encore qu’elle doit être décidée, comme le dit aussi M. l’évêque d’Hermopolis, non d’après de vaines théories, mais d’après la volonté même du divin fondateur de l’Eglise, d’après l’institution de Jésus-Christ. Or, comment connoîtrons-nous avec certitude l’institution de Jésus-Christ, et sa volonté touchant la constitution de son Eglise ? Sans doute par les définitions des conciles généraux, dont les gallicans avouent l’infaillibilité. Tout ce que les conciles généraux ont défini sur la question présente, est donc vérité de foi ; et toute proposition contraire à ce qu’ils ont défini, une hérésie. On ne sauroit contester ceci sans cesser d’être catholique. Il ne reste donc qu’à chercher, dans les actes des conciles, ce qu’ils ont défini sur le pouvoir du pape ou sur la constitution de l’Eglise.

Ecoutons d’abord celui de Florence. " nous définissons que le Saint-Siège et le pontife romain possèdent la primauté sur tout l’univers, et que le même pontife romain est le successeur du bienheureux Pierre, prince des apôtres, le vrai vicaire de Jésus-Christ, le chef de toute l’Eglise, le père et le docteur de tous les chrétiens ; et qu’il a reçu de Jésus-Christ, dans la personne de Saint-Pierre, une pleine puissance pour paître, régir et gouverner l’Eglise de Jésus-Christ, ainsi qu’il est marqué dans les actes des conciles oecuméniques et dans les sacrés canons. " près de deux siècles auparavant, le deuxième concile général de Lyon, avant d’admettre les grecs dans la communion de l’Eglise, fit souscrire et jurer par leurs ambassadeurs, autorisés des évêques, la profession de foi suivante : " La sainte Eglise romaine possède une primauté et une souveraineté pleine et suprême sur toute l’Eglise catholique ; souveraineté qu’elle a reçue de Jésus-Christ même, avec la plénitude de la puissance, dans la personne de Saint Pierre, dont le pontife romain est le successeur. étant tenue plus que les autres de défendre la vérité de la foi, les questions qui naissent sur la foi doivent être décidées par son autorité. Tout le monde peut appeler à elle et recourir à son jugement dans les causes qui dépendent du for ecclésiastique.

Toutes les Eglises lui sont soumises, et tous les évêques lui doivent respect et obéissance ; car la plénitude de la puissance lui appartient de telle sorte, qu’elle admet à une partie de sa sollicitude les autres Eglises, dont plusieurs, et surtout les patriarcales, ont été honorées de divers priviléges par l’Eglise romaine, sans néanmoins que sa prérogative puisse être violée, soit dans les conciles généraux, soit dans les autres. " que, par l’institution de Jésus-Christ, le pontife romain possède une pleine puissance de gouvernement, une suprême souveraineté sur toute l’Eglise catholique, c’est donc une vérité de foi. donc, soutenir que le concile est au-dessus du pape, ou que la puissance suprême réside dans l’épiscopat, ou que le souverain pontife ne peut exercer son autorité que dans la dépendance du corps épiscopal, c’est soutenir des propositions hérétiques : et l’on ne doit pas s’étonner qu’Alexandre VIII, par son décret du 7 décembre 1696, ait défendu d’enseigner et de soutenir, soit en public, soit en particulier, une pareille doctrine, sous peine d’excommunication encourue ipso facto.

2) l’Eglise n’est pas une monarchie : telle est la seconde conséquence de la supériorité du concile sur le pape, établie par la déclaration. " à nos yeux, dit m l’évêque d’Hermopolis, l’Eglise n’est ni une monarchie pure, ni une démocratie ; c’est une monarchie tempérée par l’aristocratie ; " mais tempérée, comme on vient de le voir, de telle manière que la puissance suprême réside dans l’épiscopat, c’est-à-dire dans cette aristocratie. Et, en effet, il est impossible que l’Eglise soit autre chose qu’une aristocratie, si plusieurs y possèdent l’autorité suprême, si la souveraineté réside dans le corps épiscopal. Or, sans rappeler ici les témoignages déjà cités de Gerson, d’Almain, de Fénélon, de Bossuet, et les aveux des protestants même, nous observerons seulement que la faculté de théologie de Paris a condamné comme hérétique cette proposition : la forme monarchique n’a pas été instituée dans l’Eglise immédiatement par Jésus-Christ. L’erreur qui, en mettant la souveraineté dans le concile, fait de l’Eglise une république aristocratique et renverse ainsi sa constitution divine instituée immédiatement par Jésus-Christ ; cette erreur, opposée à une vérité de foi, détruit encore le dogme de l’unité de l’Eglise, puisqu’elle n’est une évidemment que par l’unité de son chef, de la puissance suprême qui a précédé toutes les autres et de qui toutes les autres émanent, comme l’enseigne toute la tradition. Saint Cyprien pose pour fondement de cette unité sainte la promesse que Jésus-Christ fait à Pierre, de bâtir sur lui son Eglise, le pouvoir des clefs qu’il lui confère universellement et sans restriction, l’ordre qu’il lui donne de paître et de gouverner les pasteurs comme les brebis. Ainsi, tout sort de l’unité qui commence elle-même dans un seul : il n’y a qu’un chef, une origine, une Eglise mère. donc point d’unité sans un centre où tous les rayons viennent aboutir. Mais le centre d’autorité ne peut être manifestement que la puissance suprême qui domine toutes les autres, et au-dessus de laquelle il n’y a rien ; le centre de vérité ne peut être que l’autorité qui ne sauroit errer, et dont les jugements sont irréformables.

Ainsi premièrement, si le concile est supérieur au pape, si la souveraineté, la puissance suprême réside dans l’épiscopat, il n’est pas vrai que l’Eglise romaine soit le centre de l’unité ; il n’est pas vrai qu’elle ait été choisie de Dieu pour unir ses enfants dans la même foi, puisque l’épiscopat doit, au contraire, en réformant ses décrets, l’unir elle-même aux enfants de Dieu, et la ramener, avec toute la force de la puissance suprême, à la véritable foi, lorsqu’elle s’en écarte.

La déclaration, sous ce nouveau rapport, contient donc, sans toutefois l’exprimer formellement, une proposition hérétique ; savoir, l’Eglise romaine n’est pas le centre de l’unité. mais secondement, toute unité disparoît, comme nous allons le prouver, en examinant la troisième conséquence de la déclaration, établie précédemment.

3) il n’existe point dans l’Eglise de puissance suprême ou de souveraineté permanente et perpétuelle. L’épiscopat dispersé ne forme pas plus qu’un sénat dispersé, un corps souverain capable d’exercer la puissance suprême collective ; et en effet quelle puissance exerce l’épiscopat dispersé, et quelles lois a-t-il jamais faites ? Il ne peut même parler, car qui seroit son organe ? Bien moins encore peut-il délibérer, juger ; qui proposeroit le sujet des délibérations ? à qui les proposeroit-il ?

Comment chaque évêque pourroit-il délibérer avec lui-même ? Qui recueilleroit les voix ? Qui constateroit la majorité ? Qui prononceroit le jugement ? Donc si la puissance suprême réside dans l’épiscopat, l’épiscopat, en tant que puissance suprême, n’existe lui-même que lorsqu’il est assemblé en concile : d’où, pour

l’observer en passant, il résulte que la puissance supérieure du concile seroit dépendante de la puissance inférieure du pape, puisque le concile, de l’aveu de Bossuet et de l’école de Paris, ne peut être légitimement convoqué que par le pape, qui le dissout en se retirant. Toujours est-il, que la souveraineté, la puissance suprême ne pouvant de fait résider que dans le concile, toutes les fois que le concile n’est pas assemblé, il n’existe de fait dans l’Eglise ni souveraineté, ni puissance suprême.

Or, point d’unité, comme on l’a vu, sans un centre d’unité ; point d’autre centre d’unité possible que la puissance suprême : donc point d’unité dans l’Eglise, hors le temps où le concile est assemblé : proposition encore formellement hérétique. de plus, car les erreurs s’enchaînent, ce qui constitue essentiellement la société, ce qui lui donne l’existence, c’est la souveraineté, la puissance suprême : donc, s’il n’existe point dans l’Eglise, par l’institution divine, de puissance suprême ou de souveraineté permanente et perpétuelle, l’Eglise elle-même n’est ni ne peut être permanente et perpétuelle, et Jésus-Christ, qui a promis qu’elle subsisteroit tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, est un imposteur. Ici l’hérésie va jusqu’au blasphème.

M. l’évêque d’Hermopolis, effrayé peut-être des conséquences hérétiques, impies, qu’entraîneroit nécessairement la supériorité du concile sur le pape, ne laisse pas à la vérité d’établir cette doctrine, mais cherche ensuite à la modifier, en proposant une opinion qui lui est exclusivement propre. " Faisons, dit-il, une troisième supposition.

Un concile général est très régulièrement assemblé sous un pape très légitime ; un différent s’élève entre les évêques présents et le pape : de quel côté est la plus grande autorité ? Du côté du pape, diront les ultramontains ; du côté des évêques, diront les gallicans... etc. "

Avec son idée de gouvernement mixte, qui ne seroit plus dès lors la police véritablement monarchique et royale instituée par Jésus-Christ suivant Gerson, M. l’évêque d’Hermopolis suppose qu’il peut exister dans l’Eglise deux puissances égales, n’ayant chacune aucune autre puissance au-dessus d’elles, ce qui détruit la notion même de l’unité de l’Eglise. De plus, jusqu’à ce que ces deux puissances, momentanément divisées, s’accordent, il n’existera point dans l’Eglise de puissance suprême ou de véritable souveraineté, ce qui détruit la notion même de l’Eglise. Exprimée en ces termes : il est possible que l’Eglise, ayant à sa tête un pape très légitime, avec un concile très régulièrement assemblé, soit néanmoins dépourvue, pendant quelque temps, de l’autorité suprême qui donne la dernière force à ses décisions : cette proposition est hérétique.

Ainsi, quand M. l’évêque d’Hermopolis, offrant à l’Eglise et aux gallicans sa médiation, leur adresse ces pacifiques paroles : " ne pourroit-on pas dire que, dans ce cas unique, ce sont deux autorités qui se balancent, et que la décision demeure en suspens jusqu’au moment de leur accord ? " c’est comme s’il disoit : dans la diversité de sentiments qui sépare les partisans de la déclaration du pape et de l’immense majorité des Eglises unies au pape, sur le moyen de reconnoître avec certitude les vérités de foi ou d’éviter toute hérésie, ne pourroit-on pas, pour concilier ces sentiments divers, et pour satisfaire tout le monde, dire qu’il y a des temps où l’Eglise avec un pape très légitime et un concile très régulièrement assemblé, manque de l’autorité nécessaire pour décider ce qui est de foi ; ne pourroit-on pas, en un mot, convenir d’une hérésèe ? Ne pouvant justifier la doctrine écrite de M. l’évêque d’Hermopolis, nous sommes heureux de pouvoir au moins justifier sa pensée réelle. Lorsque nous publiâmes nos observations sur la promesse d’enseigner les quatre articles, exigée par M Laîné, il voulut bien permettre qu’elles lui fussent communiquées, et à cette occasion il nous dit ces propres mots, que nous n’oublierons jamais : à Rome je serois ultramontain. comme cela ne signifioit sûrement pas que ce qui étoit vérité à Rome cessât de l’être à Paris, on ne peut que regretter, pour m l’évêque d’Hermopolis, qu’il ne soit pas à Rome.

Nous avons, ce nous semble, prouvé, avec la dernière évidence, que soutenir la supériorité du concile sur le pape, c’est attribuer la puissance suprême ou la souveraineté au concile, et que dès lors on est invinciblement forcé de nier des vérités de foi, et de se précipiter dans des hérésies manifestes ; comme aussi l’on ne peut reconnoître dans le pontife romain la plénitude de puissance ou la souveraineté monarchique qu’il a reçue de JésusChrist même, suivant les décisions des conciles oecuméniques, sans avouer qu’il possède toutes les prérogatives que lui refuse la déclaration de 1682.

Cette souveraineté pleine et suprême, pour user des paroles du deuxième concile général de Lyon, comprend en effet deux choses, l’autorité qui décide infailliblement les questions de foi, et conserve ainsi l’unité de doctrine, et la puissance propre du gouvernement qui s’étend à tout le reste.

L’infaillibilité que les catholiques reconnoissent dans le pape, consiste en ce que le pape ne peut, en aucune manière, définir rien d’hérétique dans ce qu’il ordonne à toute l’Eglise de croire. " Or, il est plus clair que le jour, dit Fénélon, que le Saint-Siége ne seroit point le fondement éternel, le chef et le centre de la communion catholique, s’il pouvoit définir quelque chose d’hérétique dans ce qu’il ordonne à toute l’Eglise de croire. "

S’il est un fait certain, c’est que jamais les papes ne souffrirent qu’on tînt douteuse un seul moment l’autorité de leurs décisions adressées à l’Eglise entière. " Juge de toute l’Eglise, le siège de Pierre n’est lui-même soumis au jugement de personne. " Ainsi parle le grand saint Gélase, et, de siècle en siècle, la même maxime inviolablement maintenue, a retenti dans l’univers catholique. Toujours les pontifes romains ont dit : " il est manifeste que les jugements du siége apostolique sont irréformables, et qu’il n’est permis à qui que ce soit de se rendre juge de ses sentences, parce qu’il n’y a point d’autorité au-dessus de la sienne : et c’est pour cela que les canons ont voulu que, de toutes les parties du monde, on appelât à ce siége éminent, duquel il n’est permis à personne d’appeler. " Telle est la doctrine invariable et la constante tradition de ce premier siége, sur lequel Bossuet s’exprime en ces termes, dans sa défense même : " je déclare que, sur ce qui concerne la dignité du Saint-Siège apostolique, je m’en tiens à la tradition et à la doctrine des pontifes romains. "

Or c’est un point de la foi catholique, que quiconque n’est pas dans la communion du Saint-Siège, est hors de la communion de l’Eglise. " qui oseroit se croire dans l’Eglise, après avoir abandonné la chaire de Pierre, sur laquelle l’Eglise est fondée ? " Celui qui n’adhère pas à cette chaire n’appartient point à Jésus-Christ, mais à l’antéchrist, selon saint Jérôme. décidez, écrit-il à saint Damase, et je ne craindrai pas de dire qu’il y à trois hypostases. Pourquoi ? Parce que le successeur du prince des apôtres est, dit saint Augustin, la pierre que les portes de l’enfer ne peuvent vaincre. Ce qu’il dit, ce n’est pas lui qui le dit, mais Dieu même, qui a mis la doctrine de vérité dans la chaire d’unité. Ceux donc qui sont séparés de cette pierre, sans aucun doute sont hors de l’Eglise, car Jésus-Christ a dit : sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. Veut-on entendre à la fois tout l’orient et tout l’occident ? " Au temps de saint Hormisdas et de l’empereur Justin, dit Bossuet, les Eglises orientales souscrivirent, par ordre du pape, un formulaire qu’il leur envoya, contre Acace, défenseur d’Eutychès... etc. "

Que tout chrétien, tout catholique apprenne donc, en lisant cet acte solennel, quelle est la doctrine qu’il doit professer sur l’autorité du Saint-Siège. " Le premier fondement du salut est de garder la règle de la droite foi, et de ne s’écarter en rien de la tradition des pères ; car on ne peut déroger à la parole de notre seigneur Jésus-Christ, qui a dit : tu es pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise. La vérité de cette parole est prouvée par le fait même, puisque la religion a toujours été conservée pure et sans aucune tache dans le siége apostolique. C’est pourquoi, suivant en tout le siége apostolique, et souscrivant à tous ses décrets, j’espère mériter toujours de demeurer dans une même communion avec vous, qui est celle du siége apostolique, dans lequel réside l’entière et vraie solidité de la religion chrétienne, promettant de ne point réciter dans les sacrés mystères les noms de ceux qui sont séparés de la communion de l’Eglise catholique, c’est-à-dire qui n’ont pas en tout les mêmes sentiments que le siége apostolique. "

Observez que c’est ici une règle de foi, fondée sur les paroles mêmes de Jésus-Christ, consacrée par un concile oecuménique, par l’approbation de toute l’Eglise, et que cette règle n’est autre chose que l’enseignement perpétuel du siége apostolique. Refuser d’obéir à un seul de ses décrets, avoir sur aucun point des sentiments contraires aux siens, c’est cesser d’être catholique. Et puisqu’il n’est pas un seul moment où tout chrétien ne puisse et ne doive, selon Bossuet, adhérer à cette profession, il n’est pas un seul moment où tout chrétien ne puisse et ne doive croire que l’entière et vraie solidité de la religion chrétienne réside dans le siége apostolique, et que, par conséquent, il est impossible que le siége apostolique erre un seul moment.

Qui ne voit en effet que, puisqu’il est nécessaire, sous peine de ne plus appartenir ni à l’Eglise ni à Jésus-Christ, d’être constamment en communion de foi avec le Saint-Siége, le Saint-Siége ne peut jamais s’écarter de la vraie foi ?

L’indéfectibilité soutenue par Bossuet, qui, en distinguant le siége de celui qui y est assis, suppose la possibilité que le pontife romain enseigne momentanément l’erreur, est donc incompatible avec les décisions des conciles oecuméniques, avec la doctrine de toute l’Eglise, et conduit, comme Fénelon le prouve, à des conséquences absurdes et impies. " à Dieu ne plaise, dit-il, qu’on nie jamais que toutes les Eglises catholiques puissent cesser d’adhérer, par la communion de la foi, tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, au siége apostolique, comme chef, centre, racine et fondement de cette communion, sans devenir schismatiques et hérétiques.

Quiconque croit ainsi, bien qu’il refuse d’admettre de nom l’infaillibilité pontificale, il croit cependant tout ce que nous disons de l’indéfectibilité dans l’enseignement de la foi. Que s’il nie qu’il le croie, il ne s’entend pas lui-même : car vouloir que tous les catholiques adhèrent au Saint-Siège par la communion de la foi, tous les jours jusqu’à la consommation des siècles, et vouloir qu’on croie que ce siége ne peut jamais errer dans l’enseignement de la foi, est une seule et même chose : à moins qu’on ne veuille dire qu’on doit adhérer au centre et au chef, en ce qui touche la foi, quand il s’écarteroit de la foi par une définition hérétique, ce qui est évidemment absurde et impie. " aussi le Saint-Siège a-t-il condamné comme hérétique cette proposition de Pierre D’Osma : l’Eglise romaine peut errer. La déclaration s’appuie sur ce qu’a décidé, suivant elle, le concile de Constance, dans ses sessions IV et V : mais on n’est pas d’accord sur l’oecuménicité du concile pendant ces sessions ; mais on n’est pas d’accord sur le sens même de ses décrets, et Bossuet y attache une autorité si foible, qu’en défendant l’interprétation qu’il en fait, tout ce qu’il demande, dit-il, c’est d’être exempt de censures.

Quoi qu’il en soit de ces décrets de Constance, ils ne peuvent donc en aucune façon préjudicier à ce qu’ont décidé d’autres conciles universellement reconnus pour oecuméniques, à des professions de foi approuvées par l’Eglise entière ; car, ou le concile de Constance étoit oecuménique aussi dans ses sessions IV et V, et alors sa doctrine, dont on dispute, doit être entendue dans un sens parfaitement conforme aux définitions des conciles précédents, sans quoi aucun concile ne seroit infaillible : ou le concile de Constance n’étoit pas oecuménique dans ses sessions ive et ve, et alors les décrets rendus pendant ces sessions ne prouvent rien.

Qu’on ne croie pas au reste que l’Eglise de France ait eu jusqu’au dix-septième siècle, une doctrine différente de celle que professa toujours l’Eglise catholique sur l’infaillibilité pontificale.

Voici comment s’exprimoit encore, en 1625, l’assemblée du clergé : " les évêques seront exhortés d’honorer le siége apostolique et l’Eglise romaine, fondée sur la promesse infaillible de Dieu, sur le sang des apôtres et des martyrs, la mère des Eglises, et laquelle, pour parler avec saint Athanase, est comme la tête sacrée par laquelle les autres Eglises, qui ne sont que ses membres, se relèvent, se maintiennent et se conservent... etc. " C’est ce qu’ils avoient fait toujours et ce qu’ils firent encore trente ans après, lors de la condamnation des cinq propositions de Jansénius, par Innocent X. " dès les premiers temps, écrivoient-ils à ce sujet au pontife romain, l’Eglise catholique, appuyée sur la communion et l’autorité seule de Pierre, souscrivit sans hésiter à la condamnation de l’hérésie pélagienne, prononcée par Innocent dans son décret adressé aux évêques d’Afrique, et qui fut suivie d’une autre lettre du pape Zozime, adressée à tous les évêques de l’univers... etc. "

Dans une autre lettre, adressée, l’année suivante, aux évêques et archevêques du royaume, on lit ces paroles : " il n’est besoin ni de raisons, ni d’aucunes recherches ; il ne faut que lire la constitution pontificale, qui seule suffit par elle-même pour décider toute la question. "

Au temps de Richelieu, la doctrine de l’Eglise de France n’avoit pas encore changé. Il dicta lui-même à Richer la rétractation où ce docteur déclare, " qu’il se soumet au jugement de l’Eglise catholique romaine et du Saint-Siége apostolique, qu’il reconnoît pour la mère et la maîtresse de toutes les Eglises, et pour juge infaillible de vérité. "

" L’opinion qui attache l’infaillibilité au pontife romain, est, dit M De Marca, la seule qui soit enseignée en Espagne, en Italie et dans toutes les autres provinces de la chrétienté ; ... etc. " le même prélat ajoute qu’en France, " la plus grande partie des docteurs, soit en théologie, soit en droit, adhèrent à l’opinion commune dont les fondements sont excessivement difficiles à ébranler, et se moquent de l’opinion de l’ancienne Sorbonne. "

Toutefois, par les causes indiquées au commencement de ce chapitre, les maximes des parlements se répandirent peu à peu dans une certaine classe de théologiens, que Fénelon appelle les critiques.

" Il n’est, dit-il, aucun égarement, aucun excès qui ne leur sourie, et qu’ils n’osent défendre. Ils sont, à mes yeux, plus à craindre que les sectes des hérétiques ; parce que, couverts du nom de catholiques, comme d’un masque, ils pénètrent impunément dans l’enceinte de l’Eglise. Combien de fois ne les ai-je pas entendu dire que la grandeur de Rome païenne, devenue le siége de l’empire, étoit la cause qui avoit porté les pontifes romains à s’arroger la primauté dans la république chrétienne, et que le vulgaire crédule s’étoit, par un respect superstitieux, laissé persuader que cet envahissement étoit une institution de Jésus-Christ.

Qu’un autre espère ramener ces hommes à de meilleurs sentiments ; pour moi, certes, je ne l’espère pas. " Telles furent les idées qui préparèrent la déclaration de 1682, laquelle, en renversant la constitution divine de l’Eglise, détruit non seulement son unité, et, par une conséquence inévitable, son infaillibilité permanente et perpétuelle, mais encore sa juridiction souveraine, sa puissance de gouvernement. Ici nous n’avons qu’à citer les défenseurs des quatre articles.

" De là vient que le clergé ne peut s’assembler sans la permission du roi,... etc. " les conséquences de la première maxime sont donc, premièrement, de rendre le roi maître absolu du clergé, qui ne peut s’assembler sans sa permission, des conciles provinciaux et des conciles nationaux, qu’il convoque, et qu’il dissout comme bon lui semble ; secondement, de mettre l’Eglise entière dans la dépendance des princes. Car les gallicans soutenant, d’une part, que la souveraineté ou la puissance suprême réside dans le concile général, et avouant, d’une autre part, que c’est au pape qu’il appartient de convoquer le concile général ; si les évêques, mandés par le pape, ne peuvent sortir du royaume sans le congé du prince, il est évident que nul concile général ne peut s’assembler sans le congé du prince, et que par conséquent l’Eglise dépend complètement des princes, qui peuvent suspendre à leur volonté l’exercice de sa puissance suprême.

Ce n’est pas tout : en vertu des mêmes maximes, on s’affranchit d’abord de l’autorité du pape en ce qui tient à la discipline, comme on s’en est affranchi en matière de foi. " nous ne croyons donc pas que les nouvelles constitutions des papes, faites depuis trois cents ans, obligent, sinon en tant que notre usage les a approuvées. " ainsi c’est notre usage qui donne, ou qui ôte l’autorité aux constitutions des papes ; nous n’obéissons qu’à nous-mêmes ; il n’y a point pour nous de premier pasteur, et quand Jésus-Christ a dit à Pierre, pasce oves meas, il a excepté l’Eglise gallicane !

Mais au moins reconnoîtra-t-on à l’Eglise entière assemblée en concile, le pouvoir qu’on refuse au pape ? Y aura-t-il une autorité à qui l’Eglise gallicane doive obéissance ? écoutez la réponse : " comme l’Eglise est reçue dans l’état, elle est censée avoir consenti à ce qu’aucun nouveau décret positif, comme les décrets sur la discipline, ou tous autres qui ne sont pas nécessaires à la conservation du dépôt de la foi, n’ ait force de loi qu’autant qu’il est sanctionné par l’autorité civile, quand bien même ce décret auroit été rendu par un concile général. "

" Tous les nouveaux décrets sur la discipline, toutes les règles nouvelles pour la réforme des abus, ou pour confirmer les anciens canons, doivent être publiés par les déclarations impériales ou royales, et il faut en France que tous les conciles, soit provinciaux, soit nationaux, ou généraux, soient confirmés par le monarque, en tout ce qui regarde la discipline... etc. "

A quels excès pourtant on en peut venir, lorsqu’une fois entré dans la voie de l’erreur, on n’a plus aucune règle ! Rien n’étonne, rien n’arrête : ce que Jésus-Christ lui-même a donné à son vicaire, on le lui ravit ; ce qu’on ravit au pontife, on le donne au prince : c’est lui qui désormais abolit, ou remet en vigueur les canons, c’est lui qui les modifie, qui en fixe le vrai sens, c’est lui qui est le chef de l’Eglise ! Et cette Eglise qui a précédé, qui a formé tous les états chrétiens, est censée avoir consenti, pour être reçue dans l’état, à soumettre entièrement sa discipline à l’autorité de l’état, à élever les princes temporels au-dessus de ses pontifes et de ses conciles, à renoncer à son indépendance, à abdiquer sa puissance divine, à détruire ce que Dieu même a établi !

Est-il assez clair maintenant que, lorsqu’on déclaroit le concile supérieur au pape, c’étoit pour se mettre soi-même au-dessus du concile, pour asservir aux rois de la terre l’épouse du roi des cieux ?

En veut-on une autre preuve trop frappante et trop mémorable ? Voici comme s’exprimoit, dans un discours prononcé devant les députés de la France, le 10 mai 1824, M. l’évêque d’Hermopolis.

" Il y aura des abus tant qu’il y aura des hommes ; tel est l’apanage de notre foible nature... etc. " Que les pouvoirs ecclésiastiques soient si susceptibles, si inquiets, il étoit réservé à un évêque de nous l’apprendre ; et dans quel moment ?

On le sait. Enfin des querelles s’élèvent entre ces pouvoirs et les pouvoirs civils, entre l’Eglise et l’état, attendu que pour eux, la paix perpétuelle est impossible. cependant, qui terminera ces démêlés ? Le législateur,

c’est-à-dire l’état. Il est la dernière autorité à qui tout doit se soumettre. Ainsi, par exemple, lorsqu’en France le roi et les chambres auront plané et considéré avec calme, l’Eglise n’aura plus qu’à se laisser reprendre, corriger et réprimer. telles sont les maximes gallicanes, telles sont la sagesse et la mesure que commande l’amour du bien à tout homme public. M. l’évêque d’Hermopolis établit dans le même discours, comme il l’avait déjà fait ailleurs, une très fausse doctrine, lorsqu’il dit : " veut-on savoir avec précision jusqu’où s’étend la puissance ecclésiastique, ... etc. "

Que l’Eglise, société divine, ait reçu de Jésus-Christ, au moment il la fonda, tous les pouvoirs qui lui sont essentiels, rien au monde de plus vrai ; mais qu’elle ait, dès son origine et pendant les persécutions des empereurs, exercé ces pouvoirs dans toute leur étendue, rien au monde de plus faux, et rien même de plus impossible, puisqu’il est évident que, la société publique n’étant pas encore chrétienne, l’Eglise ne pouvoit, en aucune façon, exercer le pouvoir qui lui est propre, dans ses rapports avec la société publique : et il est étrange qu’au dix-neuvième siècle, un évêque aille chercher les monuments de la puissance législative de l’Eglise dans les catacombes.

Nul pouvoir ne se déploie d’abord dans toute son étendue, et même nul pouvoir n’est jamais déployé de fait dans toute son étendue, parce qu’en demeurant toujours le même, il se déploie selon les besoins perpétuellement variables de la société, selon les temps et les conjonctures ; et ainsi il est absurde de prétendre en fixer avec précision les bornes, d’après, je ne dis pas un certain nombre d’actes particuliers, mais d’après tous les actes particuliers ; car ce qu’il n’avoit pas fait encore, il peut le faire plus tard très légitimement ; et le concordat de 1801 en offre, pour ce qui tient au pouvoir pontifical, un remarquable exemple.

Et maintenant, pour résumer ce qu’on a prouvé dans ce chapitre, il est manifeste que quiconque adhère à la déclaration de 1682, adhère aux propositions suivantes :

1. Le concile est supérieur au pape : donc

2. La puissance suprême ou la souvera ineté réside dans le concile, et non pas dans le pape : donc

3. L’Eglise n’est pas une monarchie, mais une république aristocratique : donc

4. Quand les conciles oecuméniques ont dit que la plénitude de la puissance, la souveraineté pleine et suprême appartient au pape, en vertu de l’institution même de Jésus-Christ, les conciles oecuméniques ont erré : donc

5. Il n’existe point dans l’Eglise, par l’institution divine, de puissance suprême ou de souveraineté permanente et perpétuelle : donc

6. Ou il n’existe point dans l’Eglise d’unité permanente et perpétuelle, ou la puissance suprême n’est pas le centre d’unité : donc

7. L’Eglise elle-même n’est pas, par l’institution divine, permanente et perpétuelle, ou elle peut exister comme Eglise, quoique dépourvue habituellement de la souveraineté ou de la puissance suprême qui seule la constitue Eglise ou société. Et puisque l’infaillibilité n’appartient qu’à la puissance suprême : donc 8. Le pontife romain n’est point infaillible, ou il peut définir comme de foi des hérésies, et ordonner à toute l’Eglise de les croire : donc

9. Il n’est pas vrai que, pour être dans l’Eglise, il faille nécessairement être en communion de foi

avec le pontife romain ; et les conciles oecuméniques qui ont défini le contraire, ont erré ; à moins qu’on ne préfère dire que

10. Il y a des cas où Dieu lui-même ordonne d’adhérer à l’hérésie, sous peine d’être séparé de l’Eglise.

11. Il n’y a dans l’Eglise de puissance suprême ou d’autorité infaillible que celle du concile, et les princes ont le droit d’empêcher que le concile s’assemble.

12. Le pouvoir de l’Eglise sur sa discipline ou sa puissance de législation et de gouvernement, est soumise aux princes de telle sorte, qu’aucun décret des conciles oecuméniques sur la discipline n’a de force qu’autant qu’il est confirmé par le prince.

En voyant tout ce que renferment de principes hérétiques et schismatiques les quatre articles de 1682, qui s’étonnera que Bossuet lui-même les appelât des propositions odieuses ? Elles doivent l’être bien plus encore à tous les catholiques, aujourd’hui qu’on en voit clairement les funestes conséquences, et Bossuet lui-même n’a pu essayer de les défendre, sans attaquer, suivant l’expression de deux grands pontifes, la doctrine professée sur l’autorité du Saint-Siège, par toute l’Eglise catholique, la France seule exceptée. il faut donc opter nécessairement entre la doctrine de toute l’Eglise catholique, et la doctrine de la déclaration.

Rejetée, dès qu’elle parut, de toutes les Eglises unies au pape, flétrie en Espagne par des censures expresses, flétrie également en Hongrie, comme absurde et détestable, par un concile national, qui en défendit la lecture jusqu’à ce que le siége apostolique, à qui seul appartient le privilège immuable et divin de terminer les controverses de la foi, eût prononcé son jugement infaillible, elle fut condamnée, cassée et déclarée nulle par Innocent XI, Innocent XIIi et Alexandre VIII, dont Pie VI rappelle les décrets dans la bulle auctorem fidei. en France même, la Sorbonne refusa de l’enregistrer, et ce fut le parlement qui, s’étant fait apporter les registres de cette compagnie, y fit transcrire les quatre articles. Loin d’obtenir jamais un assentiment général, la force et la violence étoient presque leur seul appui. " il ne faut pas se dissimuler, dit un de nos plus habiles théologiens que dans cette masse imposante de témoignages qu’ont rassemblés Bellarmin et autres, il ne soit difficile de ne pas reconnoître l’autorité certaine et infaillible du siége apostolique ou de l’Eglise romaine ; ... etc. "

Les hérétiques se réjouirent de voir l’Eglise gallicane, placée entre les ultramontains et les protestants, recevoir les coups des deux partis. On rougit pour les auteurs de la déclaration, en lisant les observations que leur adressèrent à ce sujet les calvinistes de France. " on voit en premier lieu, disoient-ils aux prélats, que les différents de religion n’ont eu aucune part au dessein de votre assemblée... etc. "

Parlant ensuite des motifs de leur séparation de l’Eglise romaine, ils ajoutent : " la cinquième raison, et l’une des plus remarquables, est l’autorité du pape, qui prétend être infaillible et au-dessus des conciles, des princes, des rois, de sorte qu’il peut délier les sujets du serment de fidélité : les exemples en sont fréquents dans les différents « siècles.

« Quand nous nous plaignons sur ce point, vous répondez que ce sont des choses que les ministres allèguent pour rendre odieuse la puissance du Pape ; qu’il est inutile d’en parler. Avec tout cela on voit maintenant, Messeigneurs, que c’est vous-mêmes qui les alléguez, sans aucune crainte de rendre les Papes odieux. Tous avez cru nécessaire « non seulement d’en parler, mais de vous déclarer formellement contre tout cela. Vous direz peut-être que c’est en partie pour nous édifier ; et il est vrai que c’est une espèce d’édification pour nous, de voir qu’au moins en cela vous justifiez nos plaintes et notre réforme. Mais ce qui rend notre édification imparfaite, c’est que ni tous vos peuples de deçà et d’au-delà des monts, ni les communautés religieuses, ni tous vos docteurs, ni peut-être tous ceux de votre corps, ne souscrivent unanimement à toutes vos décisions.

» Il est constant aussi, et vos propres expressions le laissent entrevoir, qu’en déclarant que le Pape peut se tromper, ou que son jugement peut être réformé, si le consentement de l’Église n’intervient, votre sentiment est que cependant le Pape a toujours ce qu’on appelle le provisoire, qu’il peut toujours ordonner ce qui regarde la foi, et que son jugement doit être suivi et observé jusqu’à ce que le concile ou l’Église juge à propos de le confirmer, ou de le réformer. Ainsi, d’une part, tous laissez encore au Pape ce que vous paraissez lui ôter ; et de l’autre, vous convenez non seulement que le Pape peut errer dans les choses de foi, mais que l’Église entière peut errer avec lui sur les mêmes choses, au moins provisoirement, pendant quelques siècles, et que non seulement elle peut être dans l’erreur, mais qu’elle est obligée d’y rester par devoir et par soumission. C’est d’après ces principes qu’Alexandre VII, ayant jugé que les cinq propositions qui ont fait tant de bruit parmi vous étoient dans Jansénius, et les ayant condamnées comme hérétiques, beaucoup de personnes doctes de votre communion et même de votre ordre, ont eu beau soutenir ce que vous déclarez « maintenant, que le Pape pouvoit se tromper, au moins sur le fait : vous avez voulu et vous voulez encore que tous fassent profession de croire les mêmes choses tant sur le fait que sur le droit, comme si le Pape eût été infaillible sur l’un et sur l’autre.

» Donc la foi, la conscience et le salut des fidèles dépend d’un jugement sujet à l’erreur, jusqu’à ce que ce jugement soit réformé. Donc 6i « lés Papes eussent été ariens ou monothélites, non « seulement l’Église pouvoit, mais devoit être hérétique avec eux. Donc, Messeigneurs, le Pape n'a qu'à continuer d'être, comme il est public qu'il l'est, d’un sentiment contraire au vôtre, pour que toutes vos déclarations soient inutiles. Elles ne feront qu'éveiller de nouveaux scrupules dans les consciences. Finalement, quoi qu'il ordonne aux peuples, vous serez, Messeigneurs, tenus d’obéir et de vous soumettre, au moins provisoirement, en attendant qu'il lui plaise de rassembler l'Église en plein concile, et qu'il plaise au concile de le réformer. Si ce n’est pas là votre pensée, Messeigneurs, comme il semble que ce ne devroit pas l'être, parce que les conséquences en sont terribles ; permettez-moi de vous le dire, vous n'êtes pas d'accord avec vous-mêmes : et vous voilà pareillement, sous ce rapport, dans une espèce de schisme ou de séparation entre vous et votre propre chef. »

Il dut être pénible pour les prélats de 1682, d’avoir donné à l’hérésie de semblables avantages. Au reste, l’inconséquence que leur reprochoient les calvinistes est l’unique cause qui ait empêché la consommation du schisme en France. On soutenoit en théorie une doctrine de révolte, et dans la pratique on obéissoit. Le fond des cœurs étoit catholique. Ni le roi, ni les corps de l’état ne désiroient une rupture complète avec Rome : elle auroit trouvé d’ailleurs trop d’obstacles dans la nation. On alloit en avant sans se demander où l’on arriveroit. Le clergé posoit des principes dont il repoussoit les conséquences, et les parlements eux-mêmes ne vouloient que les conséquences dont ils avoient besoin dans les cas particuliers qui se présentoient successivement.

Il n’en est plus ainsi maintenant. Fort peu importe la déclaration à ceux qui en font tant de bruit : ce sont ses conséquences seules, ses conséquences tout entières qu’ils veulent. Ils aspirent au schisme ; dans leurs vœux insensés et criminels, ils rêvent une Eglise nationale, avec laquelle ils en auroient bientôt fini du christianisme. Qu’on ne s’y trompe pas, voilà leur but ; et le moyen qu’ils ont choisi pour y parvenir seroit infaillible, si le clergé, fidèle à sa foi, à la foi catholique, apostolique, romaine, ne leur opposoit une barrière insurmontable. Oui, certes, le sacerdoce a aujourd’hui de grands devoirs, et plus que jamais il doit se presser autour de celui de qui seul il emprunte sa force. Qu’il tourne les yeux vers son chef : c’est là qu’est l’espérance. Gardien de la religion qui ne périra point, la providence le charge encore, en ces jours de destruction, de veiller sur les débris de la société humaine. Elle lui en confie le soin, jusqu’au moment où il lui plaira de féconder de nouveau ces ruines. L’avenir du monde est dans ses mains : les ennemis de Dieu le sentent ; pour lui, qu’il le sache, et qu’il remplisse avec confiance ses hautes destinées !

Mais, puisque les projets de l’impiété sont connus, puisqu’elle travaille ouvertement à précipiter la France dans le schisme, sous le prétexte de défendre les libertés gallicanes, il convient de montrer ce que c’est qu’une Eglise nationale, et quelles conséquences auroit pour nous une pareille révolution, s’il étoit possible qu’on réussît à l’accomplir jamais.