De la recherche de la vérité/Livre VI

Texte établi par Jules SimonCharpentier (Œuvres de Malebranchep. 456-607).


LIVRE SIXIÈME.


DE LA MÉTHODE.




PREMIÈRE PARTIE.




CHAPITRE PREMIER.


Dessein de ce livre, et les deux moyens généraux pour conserver l’évidence dans la recherche de la vérité, qui seront le sujet de ce livre.


On a vu, dans les livres précédents, que de l’homme est extrêmement sujet à l’erreur ; que les illusions de ses sens[1], les visions de son imagination[2] et les abstractions de son esprit[3] le trompent à chaque moment ; que les inclinations de sa volonté[4] et les passions de son cœur[5] lui cachent presque toujours la vérité, et ne la lui laissent paraître que lorsqu’elle est teinte de ces fausses couleurs qui flattent la concupiscence. En un mot, l’on a reconnu en partie les erreurs de l’esprit et les causes de ces erreurs ; il est temps présentement de montrer les chemins qui conduisent à la connaissance de la vérité, et de donner à l’esprit toute la force et toute l’adresse que l’on pourra pour marcher dans ces chemins sans se fatiguer inutilement et sans s’égarer.

Mais afin que l’on ne se donne point une peine inutile il la lecture de ce dernier livre, je crois devoir avertir qu’il n’est fait que pour ceux qui veulent chercher sérieusement la vérité par eux-mêmes, et se servir pour cela des propres forces de leur esprit. Je demande qu’ils méprisent pour un temps toutes les opinions vraisemblables ; qu’ils ne s’arrêtent point aux conjectures les plus fortes ; qu’ils négligent l’autorité de tous les philosophes ; qu’ils soient, autant qu’il leur sera possible, sans préoccupation, sans intérêt, sans passion ; qu’ils se défient extrêmement de leurs sens et de leur imagination ; en un mot, qu’ils se souviennent bien de la plupart des choses que l’on a dites dans les livres précédents.

Le dessein de ce dernier livre est d’essayer de rendre à l’esprit toute la perfection dont il est naturellement capable, en lui fournissant les secours nécessaires pour devenir plus attentif et plus étendu, et en lui prescrivant les règles qu’il faut observer, dans la recherche de la vérité, pour ne se tromper jamais, et pour apprendre avec le temps tout ce que l’on peut savoir.

Si l’on portait ce dessein jusqu’à sa dernière perfection, ce que l’on ne prétend pas, car ceci n’est qu’un essai, on póurrait dire qu’on aurait donné une science universelle, et que ceux qui en sauraient faire usage seraient véritablement savants, puisqu’ils auraient le fondement de toutes les sciences particulières, et qu’ils les acquerraient à proportion de l’usage qu’ils feraient de cette science universelle. Car on tâche par ce traité de rendre les esprits capables de former des jugements véritables et certains sur toutes les questions qui leur seront proportionnées.

Comme il ne sutffit pas, pour être bon géomètre, de savoir par mémoire toutes les démonstrations d’Euclide, de Pappus, d'Archimède, d’Appollonius, et de tout ceux qui ont écrit de la géométrie ; ainsi ce n’est pas assez pour être savant philosophe d’avoir lu Platon, Aristote, Descartes, et de savoir par mémoire tous leurs sentiments sur les questions de philosophie. La connaissance de toutes les opinions et de tous les jugements des autres hommes, philosophes ou géomètres, n’est pas tant une science qu’une histoire, car la véritable science, qui seule peut rendre à l’esprit de l’homme la perfection dont il est maintenant capable, consiste dans une certaine capacité de juger solidement de toutes les choses qui lui sont proportionnées. Mais pour ne point perdre de temps et ne préoccuper personne par des jugements précipités, commençons à traiter d’une matière si importante.

Il faut se ressouvenir d’abord de la règle que l’on a établie et prouvée dès le commencement du premier livre, parce qu'elle est le fondement et le premier principe de tout ce que nous dirons dans la suite. Je la répète : on ne doit jamais donner un consentement entier qu’aux propositions qui paraissent si évidemment vraies qu’on ne puisse le leur refuser sans sentir une peine intérieure et des reproches secrets de la raison, c’est-à-dire sans que l’on connaisse clairement que l’on ferait mauvais usage de sa liberté si l’on ne voulait pas consentir. Toutes les fois que l’on consent aux vraisemblances, on se met certainement en danger de se tromper et l’on se trompe en effet presque toujours ; ou enfin si l’on ne se trompe pas, ce n’est que par hasard et par bonheur. Ainsi la vue confuse d’un grand nombre de vraisemblances sur différents sujets, ue rend point notre raison plus parfaite ; et il n’y a que la vue claire de la vérité qui lui puisse donner quelque perfection et quelque satisfaction solide.

Il est donc facile de conclure que n’y ayant que l’évidence qui, selon notre première règle, nous assure que nous ne nous trompons point, nous devons surtout prendre garde à conserver cette évidence dans toutes nos perceptions, afin que nous puissions juger solidement de toutes les choses qui sont soumises à notre raison et découvrir toutes les vérités dont nous sommes capables.

Les choses qui peuvent produire et conserver cette évidence sont de deux sortes. Il y en à qui sont en nous ou qui dépendent en quelque manière de nous ; d’autres qui n’en dépendent point. Car de même que pour voir distinctement les objets visibles il est nécessaire d’avoir la vue bonne et de l’arrêter fixement sur ces objets, deux choses qui sont en nous ou qui dépendent de nous en quelque manière ; il faut aussi avoir l’esprit bon et l’appliquer fortement pour pénétrer le fond des vérités intelligibles, deux choses qui sont aussi en nous ou qui dépendent de nous en quelque manière.

Mais comme les yeux ont besoin de lumière pour voir, et que cette lumière dépend de causes étrangères, l’esprit aussi a besoin d’idées pour concevoir, et ces idées, comme l’on a prouvé ailleurs, ne dépendent point de nous, mais d’une cause étrangère qui nous les donne néanmoins en conséquence de notre attention. S’il arrivait donc que les idées des choses ne fussent pas présentes à notre esprit toutes les fois que nous souhaitons de les avoir, et si celui qui éclaire le monde nous les voulait cacher, il nous serait impossible d’y remédier et de connaître aucune chose ; de même qu’il ne nous est pas possible de voir les objets visibles lorsque la lumière nous manque. Mais c’est ce qu’on n’a pas sujet de craindre, car la présence des idées à notre esprit étant naturelle et dépendante de la volonté générale de Dieu, qui est toujours constante et immuable, elle ne nous manque jamais pour découvrir les choses qui sont naturellement sujettes à la raison ; car le soleil qui éclaire les esprits n’est pas comme le soleil qui éclaire les corps ; il ne s’éclipse jamais, et il pénètre tout sans que sa lumière soit partagée.

Les idées de toutes choses nous étant donc continuellement présentes dans le temps même que nous ne les considérons pas avec attention, il ne reste autre chose à faire, pour conserver l’évidence dans toutes nos perceptions, qu’a chercher les moyens de rendre notre esprit plus attentif et plus étendu ; de même que pour bien distinguer les objets visibles qui nous sont présents il n’est nécessaire de notre part que d’avoir bonne vue et de les considérer fixement.

Mais parce que les objets que nous considérons ont souvent plus de rapports que nous n’en pouvons découvrir tout d’une vue par un simple effort d’esprit, nous avons encore besoin de quelques règles qui nous donnent l’adresse de développer si bien toutes les difficultés, qu’aidés des secours qui nous rendront l’esprit plus attentif et plus étendu, nous puissions découvrir avec une entière évidence tous les rapports des choses que nous examinons.

Nous diviserons donc ce sixième livre en deux parties. Nous traiterons dans la première des secours dont l’esprit se peut servir pour devenir plus attentif et plus étendu, et dans la seconde nous donnerons les règles qu’il doit suivre dans la recherche des vérités pour former des jugements solides et sans crainte de se tromper.


CHAPITRE II.


Que attention est nécessaire pour conserver l’évidence dans nos connaissances. Que les modifications de l’âme la rendent attentive, mais qu’elles partagent trop la capacité qu’elle a d'apercevoir.


Nous avons montré dès le commencement de cet ouvrage que l’entendement ne fait qu’apercevoir, et qu’il n’y a point de différence de la part de l’entendement entre les simples perceptions, les jugements et les raisonnements, si ce n’est que les jugements et les raisonnements sont des perceptions beaucoup plus composées que les simples perceptions, parce qu’ils ne représentent pas seulement plusieurs choses, mais même les rapports que plusieurs choses ont entre elles. Car les simples perceptions ne représentent à l’esprit que les choses ; mais les jugements représentent à l’esprit les rapports qui sont entre les choses, et les raisonnements représentent les rapports qui sont entre les rapports des choses, si ce sont des raisonnements simples ; mais si ce sont des raisonnements composés, ils représentent les rapports des rapports, ou les rapports composés qui sont entre les rapports des choses, et ainsi à l’infini. Car, à mesure que les rapports se multiplient, les raisonnements qui représentent à l’esprit ces rapports deviennent plus composés. Néanmoins, les jugements, les raisonnements simples et les raisonnements composés ne sont que de pures perceptions de la part de l’entendement, parce que l’entendeïnent ne fait simplement qu’apercevoir, ainsi qu’on l’a déjà dit dès le commencement du premier livre.

Les jugements et les raisonnements n’étant du côté de l’entendement que de pures perceptions, il est visible que l’entendement ne tombe jamais dans l’erreur, puisque l’erreur ne se trouve point dans les perceptions et qu’elle n’est pas même intelligible. Car enfin l’erreur ou la fausseté n’est qu’un rapport qui n’est point, et ce qui n’est point n’est ni visible ni intelligible. On peut voir que 2 fois 2 font 4 ou que 2 fois 2 ne font pas 5 ; car il y a réellement un rapport d’égalité entre 2 fois 2 et 4 et un d’inégalité entre 2 fois 2 et 5 ; ainsi la vérité est intelligible. Mais on ne verra jamais que 2 fois 2 soient 5, car il n’y a point là de rapport d’égalité ; et ce qui n’est point ne peut être aperçu. L’erreur, comme nous avons déjà dit plusieurs fois, ne consiste donc que dans un consentement précipité de la volonté, qui se laisse éblouir à quelque fausse lueur, et qui, au lieu de conserver sa liberté autant qu’elle le peut, se repose avec négligence dans l’apparence de la vérité.

Néanmoins, parce qu’il arrive d’ordinaire que l’entendement n’a que des perceptions confuses et imparfaites des choses, il est véritablement une cause de nos erreurs que l’on peut appeler occasionnelle ou indirecte ; car de même que la vue corporelle nous jette souvent dans l’erreur parce qu’elle nous représente les objets de dehors confusément et imparfaitement ; confusément, lorsqu’ils sont trop éloignés de nous ou faute de lumière ; et imparfaitement, parce qu’elle ne nous représente que les côtés qui sont tournés vers nous ; ainsi l’entendement n’ayant souvent qu’une perception confuse et imparfaite des choses, parce qu’elles ne lui sont pas assez présentes et qu’il n’en découvre pas toutes les parties, il est cause que la volonté tombe dans un grand nombre d’erreurs en se rendant trop facilement à ces perceptions obscures et imparfaites.

Il est donc nécessaire de chercher les moyens d’empêcher que nos perceptions ne soient confuses et imparfaites. Et parce qu’il n’y a rien qui les rende plus claires et plus distinctes que l’attention. comme tout le monde en est convaincu, il faut tâcher de trouver des moyens dont. nous puissions nous servir pour devenir plus attentifs que nous ne sommes. C’est ainsi que nous pourrons conserver l’évidence dans nos raisonnements, et voir même tout d’une vue une liaison nécessaire entre toutes les parties de nos plus longues déductions.

Pour trouver ces moyens, il est nécessaire de se bien convaincre de ce que nous avons déjà dit ailleurs, que l’esprit n’apporte pas une égale attention à toutes les choses qu’il aperçoit ; car il s’applique infiniment plus à celles qui le touchent, qui le modifient et qui le pénètrent, qu’à celles qui lui sont présentes, mais qui ne le touchent pas et qui ne lui appartiennent pas ; en un mot, il s’occupe beaucoup plus de ces propres modifications que des simples idées des objets, lesquelles idées sont quelque chose de différent de lui-même.

C’estpour cela que nous ne considérons qu’avec dégoût et sans beaucoup d’application les idées abstraites de l’entendement pur ; que nous nous appliquons beaucoup davantage aux choses que nous imaginons : principalement lorsque nous avons l’imagination forte et qu’il se trace de grands vestiges dans notre cerveau. Enfin c’est à cause de cela que nous nous occupons entièrement des qualités sensibles sans pouvoir même nous appliquer aux idées pures de l’esprit dans le temps que nous sentons quelque chose de fort agréable ou de fort pénible. Car la douleur, le plaisir et les autres sensations n”étant que des manières d”ètre de l’esprit, il n’est pas possible que nous soyons sans les apercevoir et que la capacité de notre esprit n’en soit occupée, puisque toutes nos sensations ne sont que des perceptions et rien autre chose.

Mais il n’en est pas de même des idées pures de l’esprit : nous pouvons les avoir intimement unies à notre esprit sans les considérer avec la moindre attention ; car encore que Dieu soit très-intimement uni à nous et que ce soit dans lui que se trouvent les idées de tout ce que nous voyons, cependant ces idées, quoique présentes et au milieu de nous-mêmes, nous sont cachées lorsque les mouvements des esprits n’en réveillent point les traces, ou lorsque notre volonté n’y applique pas notre esprit, c’est-à-dire lorsqu’elle ne forme point les actes auxquels la représentation de ces idées est attachée par l’auteur de la nature. Ces choses sont le fondement de tout ce que nous allons dire des secours qui peuvent rendre notre esprit plus attentif. Ainsi ces secours seront appuyés sur la nature même de l’esprit, et il y a lieu d’espérer qu’ils ne seront pas chimériques et inutiles, comme beaucoup d’autres, qui embarrassent beaucoup plus qu’ils ne servent. Mais enfin s’ils n’ont pas tout l’usage que l’on souhaite, on ne perdra pas tout à fait son temps à lire ce que l’on en dira, puisqu’on en connaîtra mieux la nature de son esprit.

Les modifications de l’âme ont trois causes, les sens, l’imagination et les passions. Tout le monde sait par sa propre expérience que les plaisirs, les douleurs et généralement toutes les sensations un peu fortes, que les imaginations vives et que les grandes passions occupent si fort l’esprit qu’il n’est pas capable d’attention dans le temps que ces choses le touchent trop vivement, parce qu’alors sa capacité ou sa faculté d’apercevoir en est toute remplie. Mais quand même ces modifications seraient modérées, elles ne laisseraient pas de partager, du moins en quelque sorte, cette capacité de l’esprit, et il ne pourrait employer tout ce qu’il est pour considérer les vérités un peu abstraites.

Il faut donc tirer cette conclusion importante : que tous ceux qui veulent s’appliquer sérieusement à la recherche de la vérité doivent avoir un grand soin d’éviter, autant que cela se peut, toutes les sensations trop fortes, comme le grand bruit, la lumière trop vive, le plaisir, la douleur, etc. Qu’ils doivent veiller sans cesse à la pureté de leur imagination, et empêcher qu’il ne se trace dans leur cerveau de ces vestiges profonds qui inquiètent et qui dissipent continuellement l’esprit. Enfin qu’ils doivent surtout arrêter les mouvements des passions, qui font dans le corps et dans l’âme des impressions si puissantes qu’il est d’ordinaire comme impossible que l’esprit pense à d’autres choses qu’aux objets qui les excitent. Car encore que les idées pures de la vérité nous soient toujours présentes, nous ne les pouvons considérer lorsque la capacité que nous avons de penser est remplie de ces modifications qui nous pénètrent.

Cependant comme il n’est pas possible que l’âme soit sans passion, sans sentiment ou sans quel qu’autre modification particulière, il faut faire de nécessité vertu, et tirer même de ces modifications des secours pour se rendre plus attentif. Mais il faut bien de l’adresse et de la circonspection dans l’usage de ces secours pour en tirer quelque avantage. Il faut bien examiner le besoin que l’on en a, et ne s’en servir qu’au tant que la nécessité de se rendre attentif nous y contraint.


CHAPITRE III.


De l’usage que l’on peut faire des passions et des sens pour conserver l’attentíon de l’esprit.


Les passions dont il est utile de se servir pour s’exciter à la recherche de la vérité sont celles qui donnent la force et le courage de surmonter la peine que l’ou trouve à se rendre attentif. Il y en a de bonnes et de mauvaises : de bonnes, comme le désir de trouver la vérité, d’acquérir assez de lumière pour se conduire, de se rendre utile au prochain, et quelques autres semblables ; de mauvaises ou dangereuses, comme le désir d’acquérir de la réputation, de se faire quelque établissement, de s’élever au-dessus de ses semblables, et quelques autres encore plus déréglées dont il n’est pas nécessaire de parler.

Dans le malheureux état ou nous sommes, il arrive souvent que les passions les moins raisonnables nous portent plus vivement à la recherche de la vérité et nous consolent plus agréablement dans les peines que nous y trouvons que les passions les plus justes et les plus raisonnables. La vanité, par exemple, nous agite beaucoup plus que l’amour de la vérité, et l’on voit tous les jours que des personnes s’appliquent continuellement à l’étude lorsqu’elles trouvent des gens à qui elles puissent dire ce qu’elles ont appris, et qui l’abandonnent entièrement lorsqu’elles ne trouvent plus personne qui les écoute. La vue confuse de quelque gloire qui les environne lorsqu’elles débitent leurs opinions leur soutient le courage dans les études même les plus stériles et les plus ennuyeuses. Mais si par hasard ou par la nécessité de leurs affaires elles se trouvent éloignées de ce petit troupeau qui leur applaudissait, leur ardeur se refroidit aussitôt ; les études même les plus solides n’ont plus d’attrait pour elles : le dégoût, l’ennuí, le chagrin les prend, elles quittent tout. La vanité triomphait de leur paresse naturelle, mais la paresse triomphe à son tour de l’amour de la vérité ; car la vanité résiste quelquefois à la paresse, mais la paresse est presque toujours victorieuse de l’amour de la vérité.

Cependant la passion pour la gloire se pouvant rapporter à une bonne fin, puisqu’on peut se servir pour la gloire même de Dieu et pour l’utilité des autres de la réputation que l’on a, il est peut-être permis à quelques personnes de se servir en certaines rencontres de cette passion comme d’un secours pour rendre l’esprit plus attentif. Mais il faut bien prendre garde de n’en faire usage que lorsque les passions raisonnables dont nous venons de parler ne suffisent pas, et que nous sommes obligés par devoir à nous appliquer à des sujets qui nous rebutent. Premièrement, parce que cette passion est très-dangereuse pour la conscience ; secondement, parce qu’elle engage insensiblement dans de mauvaises études, et qui ont plus d’éclat que d’utilité et de vérité ; enfin, parce qu’il est très-difficile de la modérer, qu’on en serait souvent la dupe, et que, prétendants éclairer l’esprit, on ne ferait peut-être que fortifier la concupiscence de l’orgueil, qui non seulement corrompt le cœur, mais répang aussi dans l’esprit des ténèbres qu’il est moralement impossible de dissiper.

Car on doit conšidérer que cette passion s’augmente, se fortifie et s’établit insensiblement dans le cœur de l’homme, et que lorsqu’elle est trop violente, au lieu d’aider l’esprit dans la recherche de la vérité, elle l’aveugle étrangement et lui fait même croire que les choses sont comme il souhaite qu’elles soient.

Il est sans doute qu’il ne se trouverait pes tant de fausses inventions et tant de découvertes imaginaires, si les hommes ne se laissaient point étourdir par des désirs ardents de paraître inventeurs. Car la persuasion ferme et obstinée où ont été plusieurs personnes qu’ils avaient trouvé par exemple le mouvement perpétuel, le moyen d’égaler le cercle au carré et celui de doubler le cube par la géométrie ordinaire, leur est venue apparemment du grand désir qu’ils avaient de paraître avoir exécuté ce que plusieurs personnes avaient tenté inutilement.

Il est donc bien plus à propos de s’exciter à des passions qui sont d’autant plus utiles pour la recherche de la vérité qu’elles sont plus fortes, et dans lesquelles l’excès est peu à craindre, comme sont les désirs de faire bon usage de son esprit, de se délivrer de ses préjugés et de ses erreurs, d’acquérir assez de lumière pour se conduire dans l’état dans lequel on est, et d’autres passions semblables qui ne nous engagent point dans des études inutiles, et qui ne nous portent point il faire des jugements trop précipités.

Quand on a commencé à goûter le plaisir qui se trouve dans l’usage de l’esprit, qu’on a reconnu l’utilité qui en revient et qu’on s’est défait des grandes passions et dégoûté des plaisirs sensibles, qui sont toujours, lorsqu’on s’y abandonne indiscrètement, les maîtres ou plutôt les tyrans de la raison ; l’on n’a pas besoin d’autres passions que de celles dont on vient de parler pour se rendre attentif aux sujets que l’on veut méditer.

Mais la plupart des hommes ne sont point dans cet état : ils n’ont du goût, de l’intelligence, de la délicatesse que pour ce qui touche les sens. Leur imagination est corrompue d’un nombre presque infini de traces profondes qui ne réveillent que de fausses idées ; car ils tiennent à tout ce qui tombe sous les sens et sous l’imagination, et ils en jugent toujours selon l’impression qu’ils en reçoivent, c’est-à-dire par rapport à eux. L’orgueil, la débauche, les engagements, les désirs inquiets de faire quelque fortune, si communs dans les gens du monde, obscurcissent en eux la vue de la vérité comme ils étouffent en eux les sentiments de piété, parce qu’ils les séparent de Dieu, qui seul peut nous éclairer comme il peut seul nous régler. Car nous ne pouvons augmenter notre union avec les choses sensibles sans diminuer celle que nous avons avec les vérités intelligibles. puisque nous ne pouvons dans un même temps être unis étroitement à des choses si différentes et si opposées.

Ceux donc qui ont l’imagination pure et chaste, je veux dire dont le cerveau n’est point rempli de traces profondes qui attachent aux choses visibles, peuvent facilement s’unir à Dieu et se rendre attentifs à la vérité qui leur parle ; ils peuvent se passer des secours qu’on tire des passions. Mais ceux qui sont dans le grand monde, qui tiennent à trop de choses, et dont l’imagination est toute salie par les idées fausses et obscures que les objets sensibles ont excitées en eux, ils ne peuvent s’appliquer à la vérité s’ils ne sont soutenus de quelque passion assez forte pour contre-balancer le poids du corps qui les entraîne et pour former dans leur cerveau des traces capables de faire révulsion dans les esprits animaux. Mais, comme toute passion ne peut par elle-même que confondre les idées, ils ne doivent s’en servir qu’au tant que la nécessité le demande ; et tous les hommes doivent s’étudier eux-mêmes, afin de proportionner leurs passions à leur faiblesse.

Il n’est pas difficile de trouver les moyens d’exciter en soi-même les passions que l’on souhaite. La connaissance que l’on a donnée de l’union de l’âme et du corps, dans les livres précédents, donne assez d’ouverture pour cela ; car, en un mot, il suffit de penser avec attention aux objets qui, selon l’institution de la nature, sont capables d’exciter les passions. Ainsi, l’on peut presque toujours faire naître dans son cœur les passions dont on a besoin ; mais si l’on peut presque toujours les faire naître, on ne peut pas toujours les faire mourir ni remédier aux désordres qu’elles ont causés dans l’imagination. On doit donc en user avec beaucoup de modération.

Il faut surtout prendre garde à ne pas juger des choses par passion, mais seulement par la vue claire de la vérité, ce qu’il est presqu’impossible d’observer lorsque les passions sont un peu vives. La passion ne doit servir qu’à réveiller l’attention ; mais elle produit toujours ses propres idées, et elle pousse vivement la volonté à juger des choses par ces idées qui la touchent plutôt que par les idées pures et abstraites de la vérité qui ne la touchent pas. De sorte que l’on forme souvent des jugements qui ne durent qu’au tant que la passion, parce que ce n’est point la vue claire de la vérité immuable, mais la circulation du sang qui les fait former.

Il est vrai que les hommes sont étrangement obstinés dans leurs erreurs, et qu’ils en soutiennent la plupart toute leur vie ; mais c’est que ces erreurs ont souvent d’autres causes que les passions, ou bien elles dépendent de certaines passions durables qui viennent de la conformation du corps, de l’intérêt ou de quelque autre cause qui subsiste long-temps. L’intérêt, par exemple, durant toujours, il produit une passion qui ne meurt jamais, et les jugements que cette passion fait former sont assez durables. Mais tous les autres sentiments des hommes qui dépendent des passions particulières sont aussi incrustants que le peut être la fermentation de leurs humeurs. Ils disent tantôt d’une façon, tantôt d’une autre ; et ce qu’ils disent est assez souvent conforme à ce qu’ils pensent. Comme ils courent d’un faux bien à un autre faux bien par le mouvement de leur passion, et qu’ils s’en dégoûtent lorsque ce mouvement cesse, ils courent aussi de faux système en faux système ; ils embrassent avec chaleur un faux sentiment lorsque la passion le rend vraisemblable ; mais, cette passion éteinte, ils l’abandonnent. Ils goûtent par les passions de tous les biens sans rien trouver de bon ; ils voient par les mêmes passions toutes les vérités sans rien voir de vrai, quoique, dans le temps que la passion dure, ce qu’ils goûtent leur paraisse le souverain bien, et ce qu’ils voient soit pour eux une vérité incontestable.

La seconde source d’où l’on peut tirer quelque secours pour rendre l’esprit attentif sont les sens ; les sensations sont les propres modifications de l'âme, les idées pures de l’esprit sont quelque chose de différent : les sensations réveillent donc notre attention d’une manière beaucoup plus vive que les idées pures. Ainsi il est visible que l’on peut remédier au défaut d’application de l’esprit aux vérités qui ne le touchent pas, en les exprimant par des choses sensibles qui le touchent.

C’est pour cela que les géomètres expriment par des lignes sensibles les proportions qui sont entre les grandeurs qu’ils veulent considérer. En traçant ces lignes sur le papier, ils tracent pour ainsi dire dans leur esprit les idées qui y répondent ; ils se les rendent plus familières parce qu’ils les sentent en même temps qu’ils les conçoivent. C’est de cette manière que l’on peut apprendre plusieurs choses assez difficiles aux enfants qui ne sont pas capables des vérités abstraites à cause de la délicatesse des fibres de leur cerveau. Ils ne voient des yeux que des couleurs, des tableaux, des images ; mais ils considèrent par l’esprit les idées qui répondent à ces objets sensibles.

Il faut surtout prendre garde à ne point couvrir les objets que l’on veut considérer ou que l’on veut faire voir aux autres de tant de sensibilité que l’esprit en soit plus occupé que de la vérité même, car c’est un défaut des plus considérables et des plus ordinaires. On voit tous les jours des personnes qui ne s’attachent qu’à ce qui touche les sens, et qui s’expriment d’une manière si sensible que la vérité est comme étouffée sous le poids des vains ornements de leur fausse éloquence ; de sorte que, ceux qui les écoutent étant beaucoup plus touchés par la mesure de leurs périodes et par les mouvements de leurs figures que par les raisons qu’ils entendent, ils se laissent persuader sans savoir seulement ce qui les persuade ni même de quoi ils sont persuadés.

Il faut donc bien prendre garde à tempérer de telle manière la sensibilité de ses expressions que l’on ne fasse que rendre l’esprít plus attentif. Il n’y a rien de si beau que la vérité : il ne faut pas prétendre qu’on la puisse rendre plus belle en la fardant de quelques couleurs sensibles qui n’ont rien de solide et qui ne peuvent charmer que fort peu de temps. On lui donnerait peut-être quelque délicatesse, mais on diminuerait sa force. On ne doit pas la revêtir de tant d’éclat et de brillant que l’esprit s’arrête davantage à ses ornements qu’à elle-même : ce serait la traiter comme certaines personnes que l’on charge de tant d’or et de pierreries qu’elles paraissent eniin la partie la moins considérable du tout qu’elles composent avec leurs habits. Il faut revêtir la vérité comme les magistrats de Venise, qui sont obligés de porter une robe et une toque toute simple qui ne fait que les distinguer du commun des hommes, afin qu’on les regarde au visage avec attention et avec respect, et qu’on ne s’arrête pas à leur chaussure. Enfin il faut prendre garde à ne lui pas donner une trop grande suite de choses agréables qui dissipent l’esprit et qui l’empêchent de la reconnaître, de peur qu’on ne rende à quel qu’autre les honneurs qui lui sont dus, comme il arrive quelquefois aux princes qu’on ne peut reconnaître dans le grand nombre des gens de cour qui les environnent, et qui prennent trop de cet air grand et majestueux qui n’est propre qu’aux souverains.

Mais, afin de donner un plus grand exemple, je dis qu’il faut exposer aux autres la vérité comme la vérité même s’est exposée. Les hommes, depuis le péché de leur père, ayant la vue trop faible pour considérer la vérité en elle-même, cette souveraine vérité s’est rendue sensible en se couvrant de notre humanité, afin d’attirer nos regards, de nous éclairer et de se rendre aimable à nos yeux. Ainsi on peut, à son exemple, couvrir de quelque chose de sensible les vérités que nous voulons comprendre et enseigner aux autres, afin d’arrêter l’esprit qui aime le sensible et qui ne se prend aisément que par quelque chose qui flatte les sens. La sagesse éternelle s’est rendue sensible, mais non dans l’éclat ; elle s’est rendue sensible, non pour nous arrêter au sensible, mais pour nous élever à l’intelligible ; elle s’est rendue sensible pour condamner et sacrifier en sa personne toutes les choses sensibles. Nous devons donc nous servir, dans la connaissance de la vérité, de quelque chose de sensible qui n’ait point trop d’éclat et qui ne nous arrête point trop au sensible, mais qui puisse seulement soutenir la vue de notre esprit dans la contemplation des vérités purement intelligibles. Nous devons nous servir de quelque chose de sensible, que nous puissions dissiper, anéantir, sacrifier avec plaisir à la vue de la vérité vers laquelle elle nous aura conduits. La sagesse éternelle s’est présentée hors de nous d’une manière sensible, non pour nous arrêter hors de nous, mais afin de nous faire rentrer dans nous mêmes et que, selon l’homme intérieur, nous la pussions considérer d’une manière intelligible. Nous devons aussi, dans la recherche de la vérité, nous servir de quelque chose de sensible qui ne nous arrête point hors de nous par son éclat, mais qui nous fasse rentrer dans nous-mêmes, qui nous rende attentifs et nous unisse à la vérité éternelle, laquelle seule préside à l’esprit et le peut éclairer sur quelque sujet que ce puisse être.

CHAPITRE IV.

De l’usage de l’organisation pour conserver l’attention de l’esprit, et de l’utilité de la géométrie.

Il faut user de grandes circonspections dans le choix et dans l’usage des secours que l’on peut tirer de ses sens et de ses passions pour se rendre attentif à la vérité, parce que nos passions et nos sens nous touchent trop vivement, et qu’ils remplissent de telle sorte la capacité de l’esprit qu’il ne voit souvent que ses propres sensations lorsqu’il pense découvrir les choses en elles-mêmes. Mais il n’en est pas de même des secours que l’on peut tirer de son imagination : ils rendent l’esprit attentif sans en partager inutilement la capacité, et ils aident ainsi merveilleusement à apercevoir clairement et distinctement les objets, de sorte qu’il est presque toujours avantageux de s’en servir. Mais rendons ceci sensible par quelques exemples.

On sait qu’un corps est mu par deux ou par plusieurs causes différentes vers deux ou plusieurs différents côtés ; que ces forces les poussent également ou inégalement ; qu’elles augmentent ou qu’elles diminuent incessamment, selon une proportion connue telle qu’on voudra. Et l’on demande quel est le chemin que doit tenir ce corps, l’endroit où il se doit trouver dans un tel moment, quelle doit être sa vitesse lorsqu’il est arrivé à un tel endroit, et autres choses semblables.

1. Du point A, que l’on suppose être celui d’où ce corps commence à se mouvoir, on doit tirer d’abord les lignes indéfinies, AB, AC, qui font l’angle BAC si elles se coupent ; car AB et AC sont directes et ne se coupent pas lorsque les mouvements qu’elles expriment sont directement opposés. L’on représente ainsi distinctement l’imagination ou, si on le veut, aux sens, le chemin que suivrait ce corps s’il n’y avait qu’une de ces forces qui le poussât vers quelqu’un des côtés A ou B.

2. Si la force qui meut ce corps vers B est égale à celle qui le meut vers C, on doit couper dans les lignes AB et AC des parties 1, 2, 3, 4, et i, ii, iii, iv, également éloignées de A. Si la force qui le meut vers B est double de celle qui le meut vers C, l’on coupe les parties dans AB doubles de celles que l’on coupe dans AC. Si cette force est sous-double, on les coupe sous-doubles ; si trois fois plus grande ou plus petite, on les coupe trois fois plus grandes ou plus petites. Les divisions de ces lignes expriment encore à l’imagination la grandeur des différentes forces qui meuvent ce corps, et en même temps l’espace qu’elles sont capables de lui faire parcourir.

3. L’on tire par ces divisions des parallèles sur AB et sur AC, afin d’avoir les lignes 1X, 2X, 3X, etc. égales à Ai, Aiii, etc., et iX, iiX, iiiX égales à Al, A2, A3, qui expriment les espaces que ces forces sont capables de faire parcourir à ce corps, et par les intersections de ces parallèles on tire la ligne AXYE, laquelle représente à l’imagination : premièrement, la véritable grandeur du mouvement composé de ce corps, que l’on conçoit poussé en même temps vers B et vers C par deux forces différentes, selon une telle proportion ; secondement, le chemin qu’il doit tenir ; enfin tous les lieux où il doit être dans un temps déterminé ; de sorte que cette ligne sert non-seulement à soutenir la vue de l’esprit dans la recherche de toutes les vérités qu’on veut découvrir sur la question proposée, elle en représente même la résolution d’une manière sensible et convaincante.

Premièrement, cette ligne AXYE exprime la véritable grandeur du mouvement composé ; car l’on voit sensiblement que, si les forces qui le produisent peuvent chacune faire avancer ce corps d’un pied en une minute, son mouvement composé sera de deux pieds en une minute si les mouvements composants s’accordent parfaitement ; car, dans ce cas, il suffit d’ajouter AB à AC, parce que les forces des mouvements composants sont entièrement employées à former le mouvement composé ; et si ces mouvements ne peuvent s’accorder entièrement, le composé AE sera plus grand que l’un des composants AB ou AC de la ligne YE. Mais si ces mouvements se font par deux lignes qui fassent l’angle CAB, de 120 degrés, le composé sera égal à chacun des composants égaux. Enfin si ces mouvements sont entièrement opposés, le composé sera nul, parce que les forces des mouvements composants étant égales, elles font équilibre.

Secondement, cette ligne AXYE représente à l’imagination le chemin que doit suivre le corps, et l’on voit sensiblement selon quelle proportion il avance plus d’un côté que de l’autre. On voit aussi que tous les mouvements composés sont droits lorsque chacun des composants est toujours le même, quoiqu’ils soient inégaux entre eux ; ou bien lorsque les composants sont toujours égaux entre eux, quoiqu’ils ne soient pas toujours les mêmes. Enfin il est visible que les lignes que décrivent ces mouvements sont courbes lorsque les composants sont inégaux entre eux, et ne sont pas toujours les mêmes.

Enfin cette ligne représente à l’imagination tous les lieux où ce corps, poussé par deux forces différentes vers deux différents endroits, doit se trouver ; de sorte que l’on peut marquer précisément le point où ce corps doit être dans tel instant qu’on voudra. Si l’on veut savoir, par exemple, où il doit se trouver au commencement de la quatrième minute, il n’y a qu’à diviser les lignes A B ou A C en des parties qui expriment l’espace que ces forces connues seraient capables chacune en particulier de faire parcourir à ce corps dans une minute ; et prendre trois de ces parties dans quel qu’une de ces lignes, et tirer ensuite par le commencement de la quatrième 3 X parallèle à A B, ou iii X parallèle à A C. Car il est évident que le point X, que l’une ou l’autre de ces parallèles détermine dans la ligne AXYE, marque l’endroit où ce corps se trouvera au commencement de la troisième minute de son mouvement. Ainsi cette manière d’examiner les questions ne soutient pas seulement la vue de l'esprit, elle lui en montre même la résolution ; et elle lui donne assez de lumière pour découvrir les choses inconnues par fort peu de choses connues.

Il suffit, par exemple, après ce qu’on a dit, que l’on sache seulement qu’un corps qui était en A dans un tel temps se trouve en E dans un autre, et que les forces différentes le poussent par des lignes qui fassent un angle donné tel que B A C, pour découvrir la ligne de son mouvement composé, et les différents degrés de vitesse des mouvements simples, pourvu que l’on sache que ces mouvements soient égaux entre eux ou uniformes. Car quand on a deux points d’une ligne droite, on l’a tout entière ; et l’on peut comparer la ligne droite A E, ou le mouvement composé qui est connu, avec les lignes A B et A C, c’est-à-dire avec les mouvements simples qui sont inconnus.

Si l’on suppose de nouveau qu’une pierre soit poussée de A[6] vers B par un mouvement uniforme, mais qu’elle descende vers C, infiniment éloigné du point A, par un mouvement inégal, semblable à celui dont on croit ordinairement que les corps pesants tendent au centre de la terre, c’est-à-dire que les espaces qu’elle parcourt soient entre eux comme les carrés des temps qu’elle emploie à les parcourir, la ligne qu’elle décrira sera toujours une parabole, et I’on pourra déterminer dans la dernière exactitude le point où elle sera dans un tel moment de son mouvement.

Car si dans ce premier moment ce corps tombe de deux pieds de A vers C, dans le second de six, dans le troisième de dix, dans le quatrième de quatorze, et qu’il soit poussé par un mouvement uniforme de A vers B, qui est de la longueur de seize pieds, il est visible que la ligne qu’il décrira sera une parabole dont le paramètre sera long de huit pieds. Car le carré des appliquées ou ordonnées au diamètre, lesquelles marquent les temps et le mouvement réglé de A vers B, sera égal au rectangle du paramètre par les lignes qui marquent les mouvements inégaux et accélérés ; et les carrés des appliquées, c’est-à-dire les carrés des temps, seront entre eux comme les parties du diamètre comprises entre le pôle et les appliquées.

16 : 64 :: 2 : 8.      
64 : 144 :: 8 : 18. etc.

Il suffit de considérer la sixième figure pour se persuader de ceci. Car les demi-cercles font connaître que A 2 est à A 4, c’est-à-dire, à l’appliquée 2 X, qui lui est égale, comme 2 X est à A 8 ; que A 18 est A 12, c’est-à-dire à l’appliquée 18 X, comme 18 X est à A 8, etc. ; qu’ainsi les rectangles A 2 par A 8, et A 18 aussi par A 8 sont égaux aux carrés de 2 X, et de 18 X, etc., et par conséquent que ces carrés sont entre eux comme ces rectangles.

Les parallèles sur A B et sur A C qui se coupent aux points X. X. X font encore sensiblement connaître le chemin que doit tenir ce corps. Elles marquent les endroits où il doit être en un tel temps. Elles représentent enfin aux yeux la véritable grandeur du mouvement composé et de son accélération en un temps déterminé.

Supposant de nouveau qu’un corps se meuve de A vers C inégalement, aussi bien que de A vers B, si l’inégalité est pareille au commencement et toujours, c’est-à-dire, si l’inégalité de son mouvement vers C est semblable à celui vers B, ou s’il augmente avec la même proportion, la ligne qu’il décrira sera droite.

Mais si l’on suppose qu’il y ait inégalité dans l’augmentation ou dans la diminution des mouvements simples, quoique l’on suppose cette inégalité telle qu’on voudra, il sera toujours facile de trouver la ligne qui représente à l’imagination le mouvement composé de mouvements simples, en exprimant par des lignes ces mouvements, et en tirant à ces lignes des parallèles qui s’entrecoupent. Car la ligne qui passera par toutes les intersections de ces parallèles représentera le mouvement composé de ces mouvements inégaux, et inégalement accélérés ou diminués.

Par exemple, si l’on suppose qu’un corps soit mu par deux forces égales ou inégales telles qu’on voudra, qu’un de ces mouvements augmente ou diminue toujours selon une progression géométrique ou arithmétique telle qu’on voudra, et que l’autre mouvement augmente ou diminue aussi selon une progression arithmétique ou géométrique telle qu’on voudra ; pour trouver les points par lesquels doít passer la ligne qui représente aux yeux et à l’lmaglnation le mouvement composé de ces mouvements, voici ce qu’il y tu à faire.

Il faut d’abord tirer, comme l’on a dit, les deux lignes A B et A C, pour exprimer les deux mouvements simples ; et diviser ces lignes selon la supposition de l’accélération de ces mouvements. Si l’on suppose que le mouvement exprimé par la ligne A C augmente ou diminue selon une progression arithmétique 1, 2, 3, 4, 5 ; il faut la diviser aux points marqués 1, 2, 3, 4, 5 ; et si l’on suppose que le mouvement exprimé par la ligne A B augmente selon la progression double 1, 2, 4, 8, 16. ou diminue selon la progression sous-double 4, 2, 1, 1/2, 1/4, 1/8, il faut la diviser aux points marqués 1, 2, 4, 8, 16 ; ou 4, 2, 1, 1/2, 1/4, 1/8. Ensuite il faut tirer par ces divisions des parallèles à A B et à A C ; et la ligne A E ; qui doit exprimer le mouvement composé que l’on cherche, passera nécessairement par tous les points où ces parallèles s’entrecouperont. Et ainsi lîon voit le chemin que ce corps mu doit tenir.

Si l’on veut connaître exactement combien il y a de temps que ce corps a commencé d’être remué lorsqu’il est arrivé à un tel point ; les parallèles tirées de ce point sur A B ou sur A C le marqueront, car les divisions de A B et de A C marquent le temps. De même, si l’on veut savoir le point où ce corps sera arrivé en un tel temps, les parallèles tirées des divisions des lignes A B et A C, qui représentent ce temps, marqueront par leur intersection ce point que l’on cherche. Pour l’éloignement du lieu d’où il a commencé à se mouvoir, il sera toujours facile de le connaître en tirant une ligne de ce point vers A, car la longueur de cette ligne se connaîtra par rapport à A B ou à A C qui sont connues. Mais pour la longueur du chemin que ce corps aura fait pour arriver à ce point, il sera difficile de la connaître, à cause que la ligne de son mouvement A E étant courbe, on ne peut la rapporter à aucune de ces lignes droites.

Que si l’on voulait déterminer les points infinis par lesquels ce corps doit passer, c’est-à-dire décrire exactement, et par un mouvement continu, la ligne A E ; il serait nécessaire de se faire un compas dont le mouvement des jambes fût réglé, selon les conditions exprimées dans les suppositions que l’on vient de faire. Ce qui est souvent très-difficile à inventer, impossible à exécuter, et assez inutile pour découvrir les rapports que les choses ont entre elles, puisque l’on n’a pas d’ordinaire besoin de tous les points dont cette ligne est composée, mais seulement de quelques-uns qui servent à conduire l’imagination lorsqu’elle considère de tels mouvements.

Ces exemples suffisent pour faire connaître que l’on peut exprimer par lignes, et représenter ainsi à l’imagination la plupart de nos idées ; et que la géométrie, qui apprend à faire toutes les comparaisons nécessaires pour connaître les rapports des lignes, est d’un usage beaucoup plus étendu qu’on ne le pense ordinairement. Car enfin l’astronomie, la musique, les mécaniques et généralement toutes les sciences qui traitent des choses capables de recevoir du plus ou du moins, et par conséquent que l’on peut regarder comme étendues, c’est-à-dire, toutes les sciences exactes, se peuvent rapporter à la géométrie, parce que toutes les vérités spéculatives ne consistant que dans les rapports des choses et dans les rapports qui se trouvent entre leurs rapports, elles se peuvent toutes rapporter à des lignes. On en peut tirer géométriquement plusieurs conséquences ; et ces conséquences étant rendues sensibles par les lignes qui les représentent, il n’est presque pas possible de se tromper, et l’on peut pousser les sciences fort loin avec beaucoup de facilité.

La raison, par exemple, pour laquelle on reconnaît très-distinctement et l’on marque précisément dans la musique une octave, une quinte, une quarte, c’est que l’on exprime les sons avec des cordes exactement divisées, et que l’on sait que la corde qui sonne l’octa’e est en proportion double avec l’autre avec laquelle se fait l’octave ; que la quinte est en proportion sesquialtère ou de trois à deux, et ainsi des autres. Car l’oreille seule ne peut juger des sons avec la précision et la justesse nécessaire à une science. Les plus habiles praticiens, ceux qui ont l’oreille la plus délicate et la plus fine, ne sont pas encore assez sensibles pour reconnaître la différence qu’il y a entre certains sons ; et ils se persuadent faussement qu’il n’y en a point, parce qu’ils ne jugent des choses que par le sentiment qu’ils en ont. Il y en à qui ne mettent point de différence entre une octave et trois ditons[7]. Quelques-uns même s’imaginent que le ton majeur n’est point différent du ton mineur ; de sorte que le comma, qui en est la différence, leur est insensible, et à plus forte raison le schísma, qui n’est que la moitié du comma.

Il n’y a donc que la raison qui nous fasse manifestement voir que l’espace de la corde, qui fait la différence entre certains sons, étant divisible en plusieurs parties, il peut y avoir encore un très-grand nombre de différents sons utiles et inutiles pour la musique, lesquels l’oreille ne peut discerner. D’où il est clair que sans l’arithmétique et la géométrie la musique régulière et exacte nous serait inconnue, et que nous ne pourrions réussir en cette science que par hasard et par imagination ; c’est-à-dire que la musique ne serait plus une science fondée sur des démonstrations incontestables, quoique les airs que l’on compose par la force de l’imagination soient plus beaux et plus agréables aux sens que ceux que l’on compose par les règles.

De même dans les mécaniques la pesanteur de quelques poids et la distance du centre de pesanteur de ce poids d’avec le soutien étant capable du plus et du moins, l'une et l’autre se peuvent exprimer par des lignes. Ainsi, l’on se sert utilement de la géométrie pour découvrir et pour démontrer une infinité de nouvelles inventions très-utiles à la vie, et même très-agréables à l’esprit à cause de l’évidence qui les accompagne.

Si, par exemple, on a un poids donné, comme de six livres, que l’on veuille mettre en équilibre avec un poids de trois livres seulement, et que ce poids de six livres soit attaché au bras d’une balance éloigné du soutien de deux pieds ; sachant seulement le principe général de toutes les mécaniques : que les poids pour demeurer en équilibre doivent être en proportion réciproque avec leur distance du soutien, c’est-à-dire qu’un poids doit être à l’autre poids comme la distance qui est entre le dernier et le soutien est à la distance du premier d’avec le même soutien, il sera facile de trouver, par la géométrie, quelle doit être la distance du poids de trois livres afin que tout demeure en équilibre, en trouvant, selon la douzième proposition du sixième livre d’Euclide, une quatrième ligne proportionnelle qui sera de quatre pieds. De sorte que, sachant seulement le principe fondamental des mécaniques, on peut découvrir avec évidence toutes les vérités qui en dépendent en appliquant la géométrie à la mécanique, c’est-à-dire en exprimant sensiblement par des lignes toutes les choses que l’on considère dans les mécaniques.

Les lignes et les figures de géométrie sont donc très-propres pour représenter à l’imagination les rapports qui sont entre les grandeurs ou entre les choses qui diffèrent du plus et du moins. comme les espaces. les temps, les poids, etc., tant à cause que ce sont des objets très-simples qu’a cause qu’on les imagine avec beaucoup de facilité. On pourrait même dire, à l’avantage de la géométrie, que les lignes peuvent représenter à l’imagination plus de choses que l’esprit n’en peut connaître, puisque les ligues peuvent exprimer les rapports des grandeurs incommensurables, c’est-à-dire des grandeurs dont on ne peut connaître les rapports, à cause quelles n’ont aucune mesure par laquelle on en puisse faire la comparaison. Mais cet avantage n’est pas fort considérable pour la recherche de la vérité, puisque ces expressions sensibles des grandeurs incommensurables ne découvrent point distinctement à l’esprit leur véritable grandeur.

La géométrie est donc très-utile pour rendre l’esprit attentif aux choses dont on veut découvrir les rapports ; mais il faut avouer qu’elle nous est quelquefois occasion d’erreur, parce que nous nous occupons si fort des démonstrations évidentes et agréables que cette science nous fournit, que nous ne considérons pas assez la nature. C’est principalement pour cette raison que toutes les machines qu’on invente ne réussissent pas, que toutes les compositions de musique ou les proportions des consonnances sont le mieux observées ne sont pas les plus agréables, et que les supputations les plus exactes dans l’astronomie ne prédisent quelquefois pas mieux la grandeur et le temps des éclipses. La nature n’est point abstraite : les leviers et les roues des mécaniques ne sont pas des lignes et des cercles mathématiques ; nos goûts pour les airs de musique ne sont pas toujours les mêmes dans tous les hommes, ni dans les mêmes hommes en différents temps ; ils changent selon les différentes émotions des esprits, de sorte qu’il n’y a rien de si bizarre. Enfin, pour ce qui regarde l’astronomie. il n’y a point de parfaite régularité dans le cours des planètes ; nageant dans ces grands espaces, elles sont emportées irrégulièrement par la matière fluide qui les environne. Ainsi, les erreurs où l’on tombe dans l’astronomie, les mécaniques, la musique, et dans toutes les sciences auxquelles on applique la géométrie, ne viennent point de la géométrie, qui est une science incontestable, mais de la fausse application qu’on en fait.

On suppose, par exemple, que les planètes décrivent par leurs mouvements des cercles et des ellipses parfaitement régulières ; ce qui n’est point vrai. On fait bien de le supposer, afin de raisonner, et aussi parce qu’il s’en faut peu que cela ne soit vrai ; mais on doit toujours se souvenir que le principe sur lequel on raisonne est une supposition. De même, dans les mécaniques on suppose que les roues et les leviers sont parfaitement durs et semblables à des lignes et à des cercles mathématiques sans pesanteur et sans frottement ; ou plutôt on ne considère pas assez leur pesanteur, leur frottement, leur matière, ni le rapport que ces choses ont entre elles ; que la dureté ou la grandeur augmente la pesanteur, que la pesanteur augmente le frottement, que le frottement diminue la force, qu’elle rompt ou use en peu de temps la machine, et qu’ainsi ce qui réussit presque toujours en petit ne réussit presque jamais en grand.

Il ne faut donc pas s’étonner si on se trompe, puisque l’on veut raisonner sur des principes qui ne sont point exactement connus ; et il ne faut pas s’imaginer que la géométrie soit inutile à cause qu’elle ne nous délivre pas de toutes nos erreurs. Les suppositions établies, elle nous fait raisonner conséquemment. Nous rendant attentifs à ce que nous considérons, elle nous le fait connaître évidemment. Nous reconnaissons même par elle si nos suppositions sont fausses z car étant toujours certains que nos raisonnements sont vrais, et l’expérience ne s’accordant point avec eux, nous découvrons que les principes supposés sont faux. Mais sans la géométrie et l’arithmétique on ne peut rien découvrir dans les sciences exactes qui soit un peu difficile, quoiqu’on ait des principes certains et incontestables.

On doit donc regarder la géométrie comme une espèce de science universelle qui ouvre l’esprit, qui le rend attentif, et qui lui donne l’adresse de régler son imagination et d’en tirer tout le secours qu’il en peut recevoir : car, par le secours de la géométrie, l’esprit règle le mouvement de l’imagination, et l’imagination réglée soutient la vue et l’application de l’esprit.

Mais afin que l’on sache faire un bon usage de la géométrie, il faut remarquer que toutes les choses qui tombent sous l’imagination ne peuvent pas s’imaginer avec une égale facilité ; car toutes les images ne remplissent pas également la capacité de l’esprit. Il est plus difficile d’imaginer un solide qu’un plan, et un plan qu’une simple ligne : car il y a plus de pensée dans la vue claire d’un solide que dans la vue claire d’un plan et d’une ligne. Il en est de même des différentes lignes ; il faut plus de pensée, c’est-à-dire plus de capacité d’esprit, pour se représenter une ligne parabolique ou elliptique, ou quelques autres plus composées, que pour se représenter la circonférence d’un cercle, et plus.pour la circonférence d’un cercle que pour une ligne droite, parce qu’il est plus difficile d’imaginer des lignes qui se décrivent par des mouvements fort composés et qui ont plusieurs rapports, que celles qui se décrivent par des mouvements très-simples ou qui ont moins de rapports. Car les rapports ne pouvant être clairement aperçus sans l’attention de l’esprit à plusieurs choses, il faut d’autant plus de pensée pour les apercevoir qu’ils sont en plus grand nombre. Il y a donc des figures si composées que l’esprit n’a point assez d’étendue pour les imaginer distinctement ; mais il y en a aussi d’autres que l’esprit imagine avec beaucoup de facilité.

Des trois espèces d’angles rectilignes, l’aigu, le droit et l’obtus, il n’y a que le droit qui réveille dans l’esprit une idée distincte et bien terminée. Il y a une infinité d’angles aigus qui diffèrent tous entre eux ; il en est de même de ceux qui sont obtus. Ainsi, lorsqu’on imagine un angle aigu ou un angle obtus, on n’imagine rien d’exact ni rien de distinct. Mais lorsqu’on imagine un angle droit, on ne peut se tromper : l’idée en est bien distincte, et l’image même que l’on s’en forme dans le cerveau est d’ordinaire assez juste.

Il est vrai qu’on peut aussi déterminer l’idée vague d’angle aigu à l’idée particulière d’un angle de trente degrés, et que l’idée d’un angle de trente degrés est aussi exacte que celle d’un angle de 90, c’est-à-dire d’un angle droit. Mais l’image que l’on tâcherait de s’en former dans le cerveau ne serait point, à beaucoup près, si juste que celle d’un angle droit. On n’est point accoutumé à se représenter cette image, et on ne peut la tracer qu’en pensant à un cercle ou à une partie déterminée d’un cercle divisé en parties égales. Mais pour imaginer un angle droit, il n’est point nécessaire de penser à cette division de cercle ; la seule idée de perpendiculaire suffit à l’imagination pour tracer l’image de cet angle, et l’on ne sent aucune difficulté à se représenter des perpendiculaires, parce qu’on est accoutumé à voir toutes choses debout.

Il est donc facile de juger que pour avoir un objet simple, distinct, bien terminé, propre pour être imaginé avec facilité, et par conséquent pour rendre l’esprit attentif et lui conserver l’évidence dans les vérités qu’il cherche, il faut rapporter toutes les grandeurs que nous considérons à de simples surfaces terminées par des lignes et par des angle droits, comme sont les carrés parfaits et les autres figures rectangles, ou bien à de simples lignes droites ; car ces figures sont celles dont on connaît plus facilement la nature.

J’aurais pu attribuer aux sens le secours que l’on tire de la géométrie pour conserver l’attention de l’esprit ; mais j’ai cru que la géométrie appartenait davantage à l’imagination qu’aux sens, quoique les lignes soient quelque chose de sensible. Il serait assez inutile de déduire ici les raisons que j’ai eues, puisqu’elles ne serviraient qu’à justifier l’ordre que j’ai gardé dans ce que je viens de dire, ce qui n’est point essentiel. Je n’ai point aussi parlé de l’arithmétique ni de l’algèbre, parce que les chiffres et les lettres de l’alphabet dont on se sert dans ces sciences ne sont pas si utiles pour augmenter l’attention de l’esprit que pour en augmenter l’étendue, ainsi que nous expliquerons dans le chapitre suivant.

Voilà quels sont les secours généraux qui peuvent rendre l’esprit plus attentif. On n’en sait point d’autres, si ce n’est la volonté d’avoir de l’attention ; de quoi on ne parle pas, parce qu’on suppose que tous ceux qui étudient veulent être attentifs à ce qu’ils étudient.

Il y en a néanmoins encore plusieurs qui sont particuliers à certaines personnes, comme sont certaines boissons, certaines viandes, certains lieux, certaines dispositions du corps, et quelques autres secours dont chacun doit s’instruire par sa propre expérience. Il faut observer l’état de son imagination après le repas et considérer quelles sont les choses qui entretiennent ou qui dissipent l’attention de son esprit. Ce qu’on peut dire de plus général, c’est que l’usage modéré des aliments qui font beaucoup d’esprits animaux est très-propre pour augmenter l’attention de l’esprit et la force de l’imagination dans ceux qui l’ont faible et Ianguissante.


CHAPITRE V.


Des moyens d’augmenter l’étendue et la capacité de l’esprit. Que l’arithmétique et l’algèbre y sont absolument nécessaires.


Il ne faut pas s’imaginer d’abord que l’on puisse jamais augmenter véritablement la capacité et l’étendue de son esprit. L’âme de l’homme est pour ainsi dire une quantité déterminée ou une portion de pensée qui a des bornes qu’elle ne peut passer ; l’âme ne peut devenir plus grande ni plus étendue qu’elle est ; elle ne s’enfle ni ne s’étend pas de même qu’on le croit des liqueurs et des métaux ; enfin il me paraît qu’elle n’aperçoit jamais davantage en un temps qu’en un autre.

Il est vrai que cela semble contraire à l’expérience. Souvent on pense à beaucoup d’objets ; souvent on ne pense qu’à un seul, et souvent même on dit que l’on ne pense a rien. Cependant si l’on considère que la pensée est à l’âme ce que l’étendue est au corps, ou reconnaîtra manifestement que de même qu’en corps ne peut véritablement être plus étendu en un temps qu’en un autre, ainsi à le bien prendre, l’âme ne peut jamais penser davantage en un temps qu’en un autre, soit qu’elle aperçoive plusieurs objets, soit qu’elle n’en aperçoive qu’un seul, soit même dans le temps que l’on dit qu’on ne pense à rien.

Mais la cause pour laquelle on s’imagine que l’on pense plus en un temps qu’en un autre, c’est qu’on ne distingue pas assez entre apercevoir confusément et apercevoir distinctement. Il faut sans doute beaucoup plus de pensée, ou que la capacité qu’on a de penser soit plus remplie, pour apercevoir plusieurs choses distinctement que pour n’en apercevoir qu’une seule ; mais il ne faut pas davantage de pensée pour apercevoir plusieurs choses confusément que pour en apercevoir une seule distinctement. Ainsi, il n’y a pas plus de pensée dans l’âme lorsqu’elle pense à plusieurs objets que lorsqu’elle ne pense qu’a un seul, puisque si elle ne pense qu’à un seul elle aperçoit toujours beaucoup plus clairement que lorsqu’elle s’applique à plusieurs.

Car il faut remarquer qu’une perception toute simple renferme quelquefois autant de pensée, c’est-à-dire qu’elle remplit autant de la capacité que l’esprit a de penser, qu’un jugement et même qu’un raisonnement composé, puisque l’expérience apprend qu’une perception simple, mais vive, claire et évidente d’une seule chose, nous applique et nous occupe autant qu’un raisonnement composé, on que la perception obscure et confuse de plusieurs rapports entre plusieurs choses.

Car de même qu’il y a autant ou plus de sentiment dans la vue sensible d’un objet que je tiens tout proche de mes yeux et que j’examine avec soin que dans la vue d’une campagne entière que je regarde avec négligence et sans attention, de sorte que la netteté du sentiment que j’ai de l’objet qui est tout proche de mes yeux récompense l’étendre du sentiment confus que j’ai de plusieurs choses que je vois sans attention dans une campagne ; ainsi la vue que l’esprit a d’un seul objet est quelquefois si vive et si distincte qu’elle renferme autant ou même plus de pensée que la vue des rapports qui sont entre plusieurs choses.

Il est vrai qu’en certains temps il nous semble que nous ne pensons qu’à une seule chose, et que cependant nous avons de la peine à la bien comprendre ; et que dans d’autres temps nous comprenons cette chose et plusieurs autres avec une très-grande facilité. Et de là nous nous imaginons que l’âme a plus d’étendue ou une plus grande capacité de penser en un temps qu’en un autre. Mais il est visible que nous nous trompons. La raison pour laquelle, en de certains temps, nous avons de la peine à concevoir les choses les plus faciles, n’est pas que la pensée de l’âme, ou sa capacité pour penser, soit diminuée ; mais c’est que cette capacité est remplie par quelque sensation vive de douleur ou de plaisir, ou par un grand nombre de sensations faibles et obscures, qui font une espèce d’étourdissement ; car l’étourdissement n’est d’ordinaire qu’un sentiment confus d’un très-grand nombre de choses.

Un morceau de cire est capable d’une dure bien distincte : il n’en peut recevoir deux que l’une ne confonde l’autre, car il ne peut être entièrement rond dans le même temps ; enfin, s’il en reçoit un million, il n’y en aura aucune de distincte. Or, si ce morceau de cire était capable de connaître ses propres figures, il ne pourrait toutefois savoir quelle figure le terminerait, si le nombre en était trop grand. Il en est de même de notre âme : lorsqu’un très-grand nombre de modifications remplissent sa capacité, elle ne les peut apercevoir distinctement, parce qu’elle ne les sent point séparément. Ainsi, elle pense qu’elle ne sent rien ; Elle ne peut dire qu’elle sente de la douleur, du plaisir, de la lumière, du son, des saveurs : ce n’est rien de tout cela, et cependant ce n’est que cela qu’elle sent.

Mais quand nous supposerions que l’âme ne serait point soumise au mouvement confus et déréglé des esprits animaux, et qu’elle serait tellement détachée de son corps que ses pensées ne dépendraient point de ce qui s’y passe, il pourrait encore arriver que nous comprendrions avec plus de facilité certaines choses en un temps qu’en un autre, sans que la capacité de notre âme diminuât ni qu’elle augmentât ; parce qu’alors nous penserions à d’autres choses en particulier, ou à l’être indéterminé et en général. Je m’explique.

L’idée générale de l’infini est inséparable de l’esprit, et elle en occupe entièrement la capacité lorsqu’il ne pense point à quelque chose de particulier. Car, quand nous disons que nous ne pensons à rien, cela ne veut pas dire que nous ne pensions pas à cette idée mais simplement que nous ne pensons pas à quelque chose en particulier.

Certainement, si cette idée ne remplissait pas notre esprit, nous ne pourrions pas penser à toutes sortes de choses, comme nous le pouvons ; car enfin on ne peut penser aux choses dont on n’a aucune connaissance. Et si cette idée n’était pas plus présente à l’esprit lorsqu’il nous semble que nous ne pensons à rien que lorsque nous pensons à quelque chose en particulier, nous aurions autant de facilité à penser à ce que nous voudrions lorsque nous sommes fortement appliqués à quelque vérité particulière que lorsque nous ne sommes appliqués à rien, ce qui est contre l’expérience. Car, par exemple, lorsque nous sommes fortement appliqués à quelque proposition de géométrie, nous n’avons pas tant de facilité à penser à toutes choses que lorsque nous ne sommes occupés d’aucune pensée particulière. Ainsi, on pense davantage à l’être général et infini quand on pense moins aux êtres particuliers et finis ; et l’on pense toujours autant en un temps qu’en un autre.

On ne peut donc augmenter l’étendue et la capacité de l’esprit en l’enflant, pour ainsi dire, et en lui donnant plus de réalité qu’il n’en a naturellement, mais seulement en la ménageant avec adresse ; ce qui se fait parfaitement par l’arithmétíque et par l’algèbre. Car ces sciences apprennent le moyen d’abréger de telle sorte les idées et de les considérer dans un tel ordre, qu’encore que l’esprit ait peu d’étendue, il est capable, par le secours de ces sciences, de découvrir des vérités très-composées et qui paraissent d’abord incompréhensibles. Mais il faut prendre les choses dans leur principe pour les expliquer avec plus de solidité et de lumière.

La vérité n’est autre chose qu’un rapport réel, soit d’égalité, soit d’inégalíté. La fausseté n’est que la négation de la vérité, ou un rapport faux et imaginaire. La vérité est ce qui est. La faussetè n’est point ; ou, si on le veut, elle est ce qui n’est point. On ne se trompe jamais lorsqu’on voit les rapports qui sont, puisqu’on ne se trompe jamais lorsqu’on voit la vérité. On se trompe toujours quand on juge qu’on voit certains rapports et que ces rapports ne sont point ; car alors on voit la fausseté, on voit ce qui n’est point, ou plutôt on ne voit point, puisque le néant n’est pas visible et que le faux est un rapport qui n’est point. Quiconque voit le rapport d’égalité entre deux fois deux et quatre, voit une vérité, parce qu’il voit un rapport d’égalité qui est tel qu’il le voit. De même. quiconque voit un rapport d’inégalité entre deux fois 2 et 5, voit une vérité, parce qu’il voit un rapport d’inégalité qui est. Mais quiconque juge qu’il voit un rapport d’égalité entre deux fois 2 et 5, se trompe, parce qu’il voit, ou plutôt parce qu’il pense voir un rapport d’égalité qui n’est point. Les vérités ne sont donc que des rapports, et la connaissance des vérités la connaissance des rapports. Mais les faussetés ne sont point, et la connaissance de la fausseté, ou une connaissance fausse, est la connaissance de ce qui n’est point, si cela se peut dire ; car, comme l’on ne peut connaître ce qui n’est point que par rapport à ce qui est, on ne reconnaît l’erreur que par la vérité.

On peut distinguer autant de genres de faussetés que de vérités. Et comme il y a des rapports de trois sortes, d’une idée à une autre idée, d’une chose à son idée ou d’une idée à sa chose, enfin d’une chose à une autre chose, il y a des vérités et des faussetés de trois sortes. Il y en a entre les idées, entre les choses et leurs idées, et entre les choses seulement. Il est vrai que deux fois 2 sont 4 ; il est faux que deux fois 2 soient 5 : voilà une vérité et une fausseté entre les idées. Il est vrai qu’il y a un soleil ; il est faux qu’il y en ait deux : voilà une vérité et une faussete entre les choses et leurs idées. Il est vrai enfin que la terre est plus grande que la lune, et il est faux que le soleil soit plus petit que la terre : voilà une vérité et une fausseté qui est seulement entre les choses.

De ces trois sortes de vérités, celles qui sont entre les idées sont éternelles et immuables, et. À cause de leur immutabilitéâ, elles sont aussi les règles et les mesures de toutes les autres ; car toute règle ou toute mesure doit être invariable. Et c’est pour cela que l’on ne considère dans l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie que ces sortes de vérités, parce que ces sciences générales règlent et renferment toutes les sciences particulières. Tous les rapports ou toutes les vérités qui sont entre les choses créées, ou entre les idées et les choses créées, sont sujettes au changement dont toute créature est capable. Il n’y a que les seules vérités qui sont entre nos idées et l’être souverain qui soient immuables comme celles qui sont entre les seules idées, parce que Dieu n’est point sujet au changement, non plus que les idées qu’il renferme.

Il n’y a aussi que les vérités qui sont entre les idées que l’on tâche de découvrir par le seul exercice de l’esprit ; car on se sert presque toujours de ses sens pour découvrir les autres vérités. On se sert de ses yeux et de ses mains pour s’assurer de l’existence des choses, et pour reconnaître les rapports d’égalité ou d’inégalité qui sont entre elles. Il n’y a que les seules idées dont l’espriL puisse connaître infailliblement les rapports par lui-même et sans l’usage des sens. Mais non-seulement il y a rapport entre les idées, mais encore entre les rapports qui sont entre les idées, entre les rapports des rapports des idées, et enfin entre les assemblages de plusieurs rapports et entre les rapports de ces assemblages de rapports, et ainsi à l’infini ; c’est-à-dire qu’il y a des vérités composées à l’infini. On appelle, en termes de géométrie, une vérité simple, c’est-à-dire le rapport d’une idée tout entière à une autre, le rapport de 4 à 2, où il deux fois 2, une raison géométrique, ou simplement une raison ; car l’excès ou le défaut d’une idée sur une autre, ou, pour me servir des termes ordinaires, l’excès ou le défaut d’une grandeur n’est pas proprement une raison ; ni les excès on les défauts égaux des grandeurs, des raisons égales. Lorsque les idées ou les grandeurs sont égales, c’est une raison d’égalité ; lorsqu’elles sont inégales, la raison est d’inégalité.

Le rapport qui est entre les rapports des grandeurs, c’est-à-dire entre les raisons, s’appelle raison composée, parce que c’est un rapport composé ; le rapport qui est le rapport de 6 à 4 et de 3 á 2 est une raison composée. Et lorsque les raisons composantes sont égales, cette raison composée s’appelle proportion ou raison doublée. Le rapport qui est entre le rapport de 8 à 4 et le rapport de 6 à 3 est une proportion, parce que ces deux rapports sont égaux.

Or, il faut remarquer que tous les rapports ou toutes les raisons, tant simples que composées, sont de véritables grandeurs ; et que le terme même de grandeur est un terme relatif qui marque nécessairement quelque rapport ; car il n’y a rien de grand par soi-même et sans rapport a autre chose, sinon l’infini ou l’unité. Tous les nombres entiers sont même des rapports aussi véritablement que les nombres rompus, ou que les nombres comparés à un autre. ou divisés par quelque autre, quoique l’on puisse n’y pas faire de réflexion, à cause que ces nombres entiers peuvent s’exprimer par un seul chiffre, 4, par exemple, ou 8/2, est un rapport aussi véritable que 1/4 ou 2/8. L’unité à laquelle il a rapport n’est pas exprimée, mais elle est sous-entendue ; car 4 est un rapport aussi bien que 4/1 ou 8/2, puisque 4 est égal à 4/1 ou à 8/2. Toute grandeur étant donc un rapport, ou tout rapport une grandeur, il est visible qu’on peut exprimer tous les rapports par des chitfres, et les représenter à l’imagination par des lignes.

Ainsi, toutes les vérités n’étant que des rapports ; pour connaître exactement toutes les vérités, tant simples que composées, il suffit de connaître exactement tous les rapports tant simples que composés. Il y en a de deux sortes, comme on vient de dire : rapports d’égalité et d’inégalité. Il est visible que tous les rapports d’égalité sont semblables, et que, dès qu’on connaît qu’une chose est égale à une autre connue, l’on en connaît exactement le rapport. Mais il n’en est pas de même de l’inégalité : on sait qu’une tour est plus grande qu’une toise et plus petite que mille toises, et cependant on ne sait point au juste sa grandeur et le rapport qu’èlle a avec une toise.

Pour comparer les choses entre elles, ou plutôt pour mesurer exactement les rapports d’inégalité, il faut une mesure exacte, il faut une idée simple et parfaitement intelligible, une mesure universelle et qui puisse s’accommoder à toute sorte de sujets. Cette mesure est l’unité ; c’est par elle qu’on mesure exactement toutes choses, et sans elle il est impossible de rien connaître avec quelque exactitude. Mais tous les nombres n’étant composés que de l’unité, il est déjà évident que, sans les idées des nombres, et sans la manière ne comparer et de mesurer ces idées, c’est-à-dire sans l’arithmétique, il est impossible d’avancer dans la connaissance des vérités composées.

Les idées ou les rapports entre les idées, en un mot les grandeurs, pouvant être plus grandes et plus petites que d’autres grandeurs, on ne peut les rendre égales que par le plus et par le moins, joints avec l’unité répétée autant de lois qu’il est nécessaire. Ainsi, ce n’est que par l’addition et la soustraction de l’unité et des parties de l’unité (lorsqu’on la conçoit divisée) que l’on mesure exactement toutes les grandeurs et que l’on découvre toutes les vérités. Or, de toutes les sciences, l’arithmétique et l’algèbre principalement sont les seules qui nous apprennent à faire ces opérations avec adresse, avec lumière, et avec un ménagement admirable de la capacité de l’esprit. Ces deux sciences sont donc les seules qui donnent à l’esprit toute la perfection et toute l’étendue dont il est capable, puisque c’est par elles seules que l’on découvre toutes les vérités qui se peuvent connaître avec une entière exactitude.

Car la géométrie ordinaire ne perfectionne pas tant l’esprit que l’imagination, et les vérités que l’on découvre par cette science ne sont pas toujours si évidentes que les géomètres s’imaginent. Ils pensent, par exemple, avoir exprimé la valeur de certaines grandeurs lorsqu’ils ont prouvé qu’elles sont égales à certaines lignes, qui sont les sous-tendues d’angles droits dont les côtés sont exactement connus, ou à d’autres qui sont déterminées par quelqu’une des sections coniques. Mais il est visible qu’ils se trompent ; car ces sous-tendues, par exemple, sont elles-mêmes inconnues. L’on connaît plus exactement V8 ou V20 qu’une ligne que l’on s’imagine ou que l’on décrit sur le papier, pour servir de sous-tendue à un angle droit dont les côtés sont 2, ou dont un côté est 2 et l’autre 4. On sait au moins que V8 approche fort de 3, et que V20 est environ 4 et 1/2 ; et l’on peut, par certaines règles, approcher toujours à l’infini de leur véritable grandeur ; et si l’on ne peut y arriver, c’est que l’esprit ne peut comprendre l’infini. Mais on n’a qu’une idée fort confuse de la grandeur des soutendues, et on est même obligé de recourir à V8 ou V20 pour les exprimer. Ainsi, les constructions géométriques, dont on se sert pour exprimer les valeurs des quantités inconnues, ne sont pas si utiles à régler l’esprit et à découvrir les rapports ou les vérités que l’on cherche qu’a régler l’imagination. Mais comme l’on se plaît beaucoup plus à faire usage de son imagination que de son esprit, les mathématiciens ont d’ordinaire plus d’estime pour la géométrie que pour l’arithmétique et pour l’algèbre.

Pour faire parfaitement comprendre que l’arithmétique et l’algèbre sont ensemble la véritable logique qui sert à découvrir la vérité, et à donner à l’esprit toute l’étendue dont il est capable, il suffit de faire quelques réflexions sur les règles de ces sciences. On vient de dire que toutes les vérités ne sont que des rapports ; que le plus simple et le mieux connu de tous les rapports est celui d’égaIité ; qu’il est le commencement d’où il faut mesurer les autres pour avoir une idée de l’inégalité ; que la mesure dont on est obligé de se servir est l’unité ; et qu’il faut l'ajouter ou l'ôter autant de fois qu’il est nécessaire pour mesurer l’excès ou le défaut de l'inégalité de ces grandeurs ;

De là il est clair que toutes les opérations qui peuvent servir à découvrir les rapports d’égalité ne sont que des additions et des soustractions : additions de grandeurs pour égaler des grandeurs, additions de rapports pour égaler des rapports, ou pour mettre les grandeurs en proportion ; enfin addition de rapports de rapports pour égaler des rapports de rapports, ou pour mettre les grandeur s’en proportion composée.

Pour égaler 4 avec 2, il n’y a qu’à ajouter 2 avec 2, ou retrancher 2 de 4, ou enfin ajouter l’unité à 2 et la retrancher de 4. Cela est clair.

Pour égaler le rapport ou la raison de 8 à 2 au rapport de 6 a 3, il ne faut pas ajouter 3 à 2 ou retrancher 3 de 8, en sorte que l’excès d’un nombre à l’autre soit égal à 3, qui est l’excès de 6 sur 3 ; ce ne serait qu’ajouter et qu’égaler des grandeurs simples, l’excès de 8 sur 5 à celui de 6 sur 3. Il faut chercher d’abord la grandeur du rapport de 8 à 2, ou ce que vaut 8/2 et l’on trouve en divisant 8 par 2 que l’exposant de ce rapport est 4, ou que 8/2 est égal à 4. ll faut de même voir quelle est la grandeur du rapport de 6 à 3, et l’on trouva qu’elle est égale à 2. Ainsi l’on reconnaît que ces deux rapports 8/2 égal à 4, et 6/3 égal à 2, ne sont différents que de 2. De sorte que pour les égaler on peut, ou bien ajouter à 6/3 encore 6/3 égal à 2, car l’on aura 11/3, qui sera un rapport égal à 8/2, ou bien retrancher 4/2 égal à 2, de 8/2, car l’on aura 4/1 qui sera un rapport égal à 6/3 ; ou enfin ajouter l’unité à 6/3 et la retrancher de 2. car l’on aura 9/3 et 6/2 , qui sont des rapports égaux, car 9 est à 3 comme 6 à 2.

Enfin, pour trouver la grandeur de l’inégalité entre les rapports qui résultent, l’un de la raison composée ou du rapport de rapport de 12 à 3 et de 3 à 4, et l’autre de la raison composée ou du rapport de rapport de 8 à 2 et de 2 à 4, il faut suivre la même voie. Premièrement, la grandeur de la raison de 12 à 3 se marque par 4, où 4 est l’exposant de la raison de 12 à 3, et 3 est l’exposant de 3 à 1, et l’exposant de la raison des exposants 4 et 3 est 4/3. Secondement, l’exposant de 8 à 2 est 4, et de 2 à 1 est 2, et l’exposant des exposants 4 et 2 est 2 ; enfin l’inégalité entre les rapports qui résultent des rapports de rapports est la différence entre 4/3 et 2, c’est-à-dire 1/3. Donc 1/3 ajouté au rapport des raisons 12 et 3 et 3 à 1, ou retranchés du rapport des autres raisons 8 à 2 et 2 à 1, met en égalité ces rapports de rapports, et produit une proportion composée. Ainsi l’on peut se servir d’additions et de soustractions pour égaler les grandeurs et leurs rapports, tant simples que composés, et pour avoir une idée exacte de la grandeur de leur inégalité.

Il est vrai que l’on se sert de multiplications et de divisions tant simples que composées, mais ce ne sont que des additions et des soustractions composées. Multiplier 4 par 3, c’est faire autant d’addition de 4 que 3 contient d’additions de l’unité, ou trouver un nombre qui ait même rapport à 4 qu’a 3 avec l’unité ; et diviser 12 par 4. c’est soustraire 4 de 12 autant de fois qu’il se peut, c’est-à-dire trouver un rapport à l’unité égal à celui de 12 à 4 ; car 3, qui en sera l’exposant, a même rapport à l’unité que 12 à 4. Les extractions des racines carrées, cubiques, etc., ne sont que des divisions par lesquelles on cherche une, deux ou trois moyennes proportionnelles.

Il est évident que l’esprit de l’homme est si petit, sa mémoire si peu fidèle, son imagination si peu étendue que, sans l’usage des chiffres et de l’écriture, et sans l’adresse dont on se sert dans l’arithmétique, il serait impossible de faire les opérations nécessaires pour connaître l'inégalité des grandeurs et de leurs rapports.

Lorsqu’il y aurait plusieurs nombres à ajouter ou à soustraire, ou, ce qui est la même chose, lorsque ces nombres sont grands, et qu’on ne les peut ajouter que par parties, on en oublierait toujours quel qu’une. Il n’y a point d’imagination assez étendue pour ajouter ensemble les fractions un peu grandes, comme 1703/4093, 17946103/10431, ou pour soustraire l’une de l’autre

Les multiplications, les divisions et les extractions de racines des nombres entiers sont infiniment plus embarrassantes que les simples additions ou soustractions ; l’esprit seul, sans le secours de l’arithmétique, est trop petit et trop faible pour les faire, et il est inutile que je m’arrête ici à le faire voir.

Cependant l’analyse ou l’algèbre est encore tout autre chose que l’arithmétique ; elle partage beaucoup moins la capacité de l’esprit, elle abrége les idées de la manière la plus simple et la plus facile qui se puisse concevoir. Ce qui se fait en beaucoup de temps par l’arithmétique se fait en un moment par l’algèbre, sans que l’esprit se brouille par le changement de chiffres et par la longueur des opérations. Une opération particulière d’arithmétique ne découvre qu’une vérité ; une semblable opération d’algèbre en découvre une infinité. Enfin il y avait des choses qui se pouvaient savoir, et qu’il était nécessaire de savoir, dont on ne pouvait avoir la connaissance par l’usage de l’aríthmétique seule ; mais je ne crois pas qu’il y ait rien qui soit utile, et que les hommes puissent savoir avec exactitude, dont ils ne puissent avoir la connaissance par l’arithmétique et par l’algèbre. De sorte que ces deux sciences sont le fondement de toutes les autres, et donnent les vrais moyens d’acquérir toutes les sciences exactes, parce qu’on ne peut ménager davantage la capacité de l’esprit que l’on le fait par l’arithmétique, et principalement par l’algèbre.


DEUXIÈME PARTIE.


DE LA MÉTHODE




CHAPITRE PREMIER.


Des règles qu’il faut observer dans la recherche de la vérité.


Après avoir expliqué les moyens dont il faut se servir pour rendre l’esprit plus attentif et plus étendu, qui sont les seuls qui peuvent le rendre plus parfait, c’est-à-dire plus éclairé et plus pénétrant, il est temps de venir aux règles qu’il est absolument nécessaire d’observer dans la résolution de toutes les questions. C’est à quoi je m’arrêterai beaucoup, et que je tâcherai de bien expliquer par plusieurs exemples, afin d’en faire mieux connaître la nécessité, et d’accoutumer l’esprit à les mettre en usage, parce que le plus nécessaire et le plus difficile n’est pas de les bien savoir, mais de les bien pratiquer.

Il ne faut pas s’attendre ici d’avoir quelque chose de fort extraordinaire, qui surprenne et qui applique beaucoup l’esprit ; au contraire, afin que ces règles soient bonnes, il faut qu’elles soient simples et naturelles, en petit nombre, très-intelligibles et dépendantes les unes des autres ; en un mot elles ne doivent que conduire notre esprit et régler notre attention sans la partager, car l’expérience fait assez connaître que la logique d’Aristote n’est pas de grand usage, à cause qu’elle occupe trop l’esprit, et qu’elle le détourne de l’attention qu’il devrait apporter aux sujets qu’il examine. Que ceux donc qui n’aiment que les mystères et les inventions extraordinaires quittent pour quelque temps cette humeur bizarre, et qu’ils apportent toute l’attention dont ils sont capables, afin d’examiner si les règles que l’on va donner suffisent pour conserver toujours l’évidence dans les perceptions de l’esprit et pour découvrir les vérités les plus cachées. S’ils ne se préoccupent point injustement contre la simplicité et la facilité de ces règles, j’espère qu’ils reconnaîtront par l’usage que nous montrerons dans la suite qu’on en peut faire, que les principes les plus clairs et les plus simples sont les plus féconds, et que les choses extraordinaires et difficiles ne sont pas toujours aussi utiles que notre vaine curiosité nous le fait croire.

Le principe de toutes ces règles est qu’il faut toujours conserver l’évidence dans ses raisonnements pour découvrir la vérité sans crainte de se tromper. De ce principe dépend cette règle générale qui regarde le sujet de nos études, savoir : que nous ne devons raisonner que sur des choses dont nous avons des idées claires ; et, par une suite nécessaire, que nous devons toujours commencer par les choses les plus simples et les plus faciles, et nous y arrêter fort longtemps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles.

Les règles qui regardent la manière dont il s’y faut prendre pour résoudre les questions dépendent aussi de ce même principe, et la première de ces règles est : qu’il faut concevoir très-distinctement l’état de la question qu’on se propose de résoudre, et avoir des idées de ses termes assez distinctes’pour les pouvoir comparer, et pour en reconnaître ainsi les rapports que l’on cherche.

Mais lorsqu’on ne peut reconnaître les rapports que les choses ont entre elles en les comparant immédiatement, la seconde règle est : qu’il faut découvrir par quelque effort d’esprit une ou plusieurs idées moyennes qui puissent servir comme de mesure commune pour reconnaître par leur moyen les rapports qui sont entre elles. Il faut observer inviolablement que ces idées soient claires et distinctes à proportion que l’on tâche de découvrir des rapports plus exacts et en plus grand nombre.

Mais lorsque les questions sont difficiles et de longue discussion, la troisième règle est : qu’il faut retrancher avec soin du sujet que l’on doit considérer toutes les choses qu’il n’est point nécessaire d’examiner pour découvrir la vérité que l’on cherche. Car il ne faut point partager inutilement la capacité de l’esprit, et toute sa force doit être employée aux choses seules qui le peuvent éclairer. Les choses que l’on peut ainsi retrancher sont toutes celles qui ne touchent point la question, et qui étant retranchées, la question subsiste dans son entier.

Lorsque la question est ainsi réduite aux moindres termes, la quatrième règle est : qu’il faut diviser le sujet de sa méditation par parties, et les considérer toutes les unes après les autres selon l’ordre naturel, en commençant par les plus simples, c’est-à-dire par celles qui renferment moins de rapports, et ne passer jamais aux plus composées avant que d’avoir reconnu distinctement les plus simples, et se les être rendues familières.

Lorsque ces choses sont devenues familières par la méditation, la cinquième règle est : qu’on doit en abréger les idées et les ranger ensuite dans son imagination, ou les écrire sur le papier, afin qu’elles ne remplissent plus la capacité de l’esprit. Quoique cette règle soit toujours utile, elle n’est absolument nécessaire que dans les questions très-difficiles et qui demandent une grande étendue d’esprit, à cause qu’on n’étend l’esprit qu’en abrégeant ses idées. L’usage de cette règle et de celles qui suivent ne se reconnaît bien que dans l’algèbre.

Les idées de toutes les choses qu’il est absolument nécessaire de considérer étant claires, familières, abrégées et rangées par ordre dans l’imagination ou exprimées sur le papier, la sixième règle est : qu’il faut les comparer toutes selon les règles des combinaisons, alternativement les unes avec les autres, ou par la seule vue de l’esprit, ou par le mouvement de l’imagination accompagné de la vue de l’esprit, ou par le calcul de la plume joint d l’attention de l’esprit et de l’imagination.

Si, de tous les rapports qui résultent de toutes ces comparaisons, il n’y en a aucun qui soit celui que l’on cherche, il faut de nouveau retrancher de tous ces rapports ceux qui sont inutiles à la résolution de la question ; se rendre les autres familiers, les abréger et les ranger par ordre dans son imagination, ou les exprimer sur le papier ; les comparer ensemble selon les règles des combinaisons, et voir si le rapport compose que l’on cherche est quelqu’un de tous les rapports composés qui résultent de ces nouvelles comparaisons.

S’íl n’y a pas un de ces rapports que l’on a découverts qui renferme la résolution de la question, il faut de tous ces rapports retrancher les inutiles, se rendre les autres familiers, etc…… Et en continuant de cette manière, on découvrira la vérité ou le rapport que l’on cherche, si composé qu’il soit, pourvu qu’on puisse étendre suffisamment la capacite de l’esprit en abrégeant ses idées, et que dans toutes ces opérations l’on ait toujours en vue le terme où l’on doit tendre. Car c’est la vue continuelle de la question qui doit régler toutes les démarches de l’esprít, puisqu’il faut toujours savoir où l’on va.

Il faut surtout prendre garde à ne pas se contenter de quelque lueur ou de quelque vraisemblance, et recommencer si souvent les comparaisons qui servent à découvrir la vérité que l’on cherche, qu’on ne puisse s’empêcher de la croire, sans sentir les reproches secrets du maître qui répond à notre demande, je veux dire à notre travail, à l’application de notre esprit et aux désirs de notre cœur. Et alors cette vérité pourra nous servir de principe infaillible pour avancer dans les sciences.

Toutes ces règles que nous venons de donner ne sont pas nécessaires généralement dans toute sorte de questions ; car lorsque les questions sont très-faciles, la première règle suffit ; l’on n’a besoin que de la première et de la seconde dans quelques autres questions. En un mot, puisqu’il faut faire usage de ces règles jusqu’à ce qu’on ait découvert la vérité que l’on cherche, il est nécessaire d’en pratiquer, d’autant plus que les questions sont plus difficiles.

Ces règles ne sont pas en grand nombre. Elles dépendent toutes les unes des autres. Elles sont naturelles, et on se les peut rendre si familières, qu’il ne sera point nécessaire d’y penser beaucoup dans le temps qu’on s’en voudra servir. En un mot, elles peuvent régler l’attention de l’esprit sans le partager, c’est-à-dire qu’elles ont une partie de ce qu’on souhaite. Mais elles paraissent si peu considérables par elles-mêmes, qu’il est nécessaire, pour les rendre recommandables, que je fasse voir que les philosophes sont tombés dans un très-grand nombre d’erreurs et d’extravagances, à cause qu”ils n’ont pas seulement observé les deux premières, qui sont les plus faciles et les principales, et que c’est aussi par l’usage que M. Descartes en a fait qu’il a découvert toutes ces grandes et fécondes vérités dont on peut s’instruire dans ses ouvrages.


CHAPITRE II.


De la règle générale qui regarde le sujet de nos études. Que les philosophes de l’école ne l’observent point ; ce qui est cause de plusieurs erreur dans la physique.


La première de ces règles, et celles qui regardent le sujet de nos études, nous apprend que nous ne devons raisonner que sur des idées claires. De là on doit tirer cette conséquence que, pour étudier par ordre, il faut commencer par les choses les plus simples et les plus faciles à comprendre, et s’y arrêter même longtemps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles.

Tout le monde tombera facilement d’accord de la nécessité de cette règle générale, car on voit assez que c’est marcher dans les ténèbres que de raisonner sur des idées obscures et sur des principes incertains. Mais on s’étonnera peut-être si je dis qu’on ne l’observe presque jamais, et que la plupart des sciences qui sont encore à présent le sujet de l’orgueil de quelques faux savants, ne sont appuyées que sur des idées ou trop confuses ou trop générales pour être utiles à la recherche de la vérité.

Aristote, qui mérite avec justice la qualité de prince de ces philosophes dont je parle, parce qu’il est le père de cette philosophie qu’ils cultivent avec tant de soin, ne raisonne presque jamais que sur les idées confuses que l’on reçoit par les sens, et que sur d’autres idées vagues, générales et indéterminées, qui ne représentent rien de particulier à l’esprit. Car les termes ordinaires à ce philosophe ne peuvent servir qu’à exprimer confusément aux sens et à l’imagination les sentiments confus que l’on a des choses sensibles, ou à faire parler d’une manière si vague et si indéterminée, que l’on n’exprime rien de distinct. Presque tous ses ouvrages, mais principalement ses huit livres de physique, dont il y a autant de commentateurs différents qu’il y a de régents de philosophie, ne sont qu’une pure logique. Il n’y enseigne que des termes généraux dont on se peut servir dans la physique. Il y parle beaucoup et il n’y dit rien. Ce n’est pas qu’il soit diffus, mais c’est qu’il a le secret d’être concis et de ne dire que des paroles. Dans ses autres ouvrages il ne fait pas un si fréquent usage de ses termes généraux, mais ceux dont il se sert ne réveillent que les idées confuses des sens. C’est par ces idées qu’il prétend, dans ses problèmes et ailleurs, résoudre en deux mots une infinité de questions dont on peut donner démonstration qu’elles ne se peuvent résoudre.

Mais afin que l’on comprenne mieux ce que je veux dire, on doit se souvenir de ce que j’ai prouvé ailleurs, que tous les termes qui ne réveillent que des idées sensibles sont tous équivoques, mais ; ce qui est à considérer, équivoques par erreur et par ignorance, et par conséquent cause d’un nombre infini d’erreurs.

Le mot de bélier est équivoque, il signifie un animal qui rumine et une constellation dans laquelle le soleil entre au printemps ; mais il est rare qu’on s’y trompe. Car il faut être astrologue dans l’excès pour s’imaginer quelque rapport entre ces deux choses, et pour croire, par exemple, qu’on est sujet à vomir en ce temps-là les médecines que l’on prend, à cause que le bélier rumine. Mais pour les termes des idées sensibles, il n’y a presque personne qui reconnaisse qu’ils sont équivoques. Aristote et les anciens philosophes n’y ont pas seulement pensé. L’on en tombera d’accord si on lit quelque chose de leurs ouvrages ; et si l’on sait distinctement la cause pour laquelle ces termes sont équivoques. Car il n’y a rien de plus évident que les philosophes ont cru sur ce sujet tout le contraire de ce qu’il faut croire.

Par exemple, lorsque les philosophes disent que le feu est chaud, l’herbe verte, le sucre doux, etc., ils entendent, comme les enfants et le commun des hommes, que le feu contient ce qu’ils sentent lorsqu’ils se chauffent ; que l’herbe a sur elle les couleurs qu’ils y croient voir ; que le sucre renferme la douceur qu’ils sentent en le mangeant, et ainsi de toutes les choses que nous voyons ou que nous sentons. Il est impossible d’en douter en lisant leurs écrits. Ils parlent des qualités sensibles comme des sentiments ; ils prennent de la chaleur pour du mouvement, et ils confondent ainsi, à cause de l'équivoque des termes, les manières d’être des corps avec celles des esprits.

Ce n’est que depuis Descartes qu’à ces questions confuses et indéterminées, si le feu est chaud, si l’herbe est verte, si le sucre est doux, etc., on répond en distinguant l’équivoque des termes sensibles qui les expriment. Si par chaleur, couleur, saveur, vous entendez un tel ou un tel mouvement de parties insensibles, le feu est chaud, l’herbe verte, le sucre doux. Mais si par chaleur et par les autres qualités vous entendez ce que je sens auprès du feu, ce que je vois lorsque je vois de l’herbe, etc., le feu n’est point chaud, ni l’herbe verte, etc., car la chaleur que l’on sent et les couleurs que l’on voit ne sont que dans l’âme, comme j’ai prouvé dans le premier livre. Or, comme les hommes pensent que ce qu’ils sentent est la même chose que ce qui est dans l’objet, ils croient avoir droit de juger des qualités des objets par les sentiments qu’ils en ont. Ainsi, ils ne disent pas deux mots sans dire quelque chose de faux, et ils ne disent jamais rien sur cette matière qui ne soit obscur et confus. En voici plusieurs raisons.

La première, parce que tous les hommes n’ont point les mêmes sentiments des mêmes objets, ni un même homme en différents temps, ou lorsqμ’il sent ces mêmes objets par différentes parties du corps. Ce qui semble doux à l’un semble amer à l’autre ; ce qui est chaud à l’un est froid à l’autre ; ce qui semble chaud à une personne quand elle a froid, semble froid à cette même personne quand elle a chaud, ou lorsqu’elle sent par différentes parties de son corps. Si l’eau semble chaude par une main, elle semble souvent froide par l’autre, ou si on s’en lave quelque partie proche du cœur. Le sel semble salé à la langue, et cuisant ou piquant à une plaie. Le sucre est doux à la langue et l’aloès extrêmement amer, mais rien n’est doux ni amer par les autres sens. Ainsi, lorsqu’on dit qu’une telle chose est froide, douce, amère, cela ne signifir rien de certain.

La seconde, parce que différents objets peuvent faire la même sensation : le plâtre, le pain, la neige, le sucre, le sel, etc., font même sentiment de couleur ; cependant leur blancheur est différente, si l’on en juge autrement que par les sens. Ainsi, lorsqu’au dit que de la farine est blanche, on ne dit rien de distinct.

La troisième, parce que les qualités des corps qui nous causent des sensations tout à fait différences sont presque les mêmes ; et, au contraire, celles dont nous avons presque les mêmes sensations sont souvent très-différentes. Les qualités de douceur et d’amertume dans les objets ne sont presque point différentes, et les sentiments de douceur et d’amertume sont essentiellement différents. Les mouvements qui causent de la douleur et du chatouillement ne diffèrent que du plus ou du moins, et néanmoins les sentiments de chatouillement et de douleur sont essentiellement différents. Au contraire, l’âpreté d’un fruit ne semble pas, au goût, si différente de l’amertume que la douceur, et cependant cette qualité est la plus éloignée de l’amertume qu’il puisse y avoir ; puisqu’il faut qu’un fruit qui est âpre, à cause qu’il est trop vert, reçoive un très-grand nombre de changements avant qu’il soit amer d’une amertume qui vienne de pourriture ou d’une trop grande maturité. Lorsque les fruits sont mûrs, ils semblent doux ; et lorsqu’ils le sont un peu trop, ils semblent amers. L’amertume et la douceur dans les fruits ne diffèrent donc que du plus et du moins. et c’est pour cela qu’il y a des personnes qui les trouvent doux lorsque d’autres les trouvent amers ; car il y en a même qui trouvent que l’aloès est doux comme du miel : il en est de même de toutes les idées sensibles. Les termes de doux, d’amer, de salé, d’aigre, d’acide, etc ; de rouge, de vert, de jaune, etc. ; de telle ou telle odeur, saveur, couleur, etc., sont donc tous équivoques, et ne réveillent point dans l’esprit d’idée claire et distincte. Cependant les philosophes de l’école et le commun des hommes ne jugent de toutes les qualités sensibles des corps que par les sentiments qu’ils en reçoivent.

Non-seulement ces philosophes jugent des qualités sensibles par les sentiments qu’ils en reçoivent ; ils jugent des choses mêmes en conséquence des jugements qu’ils ont faits touchant les qualités sensibles. Car, de ce qu’ils ont des sentiments essentiellement différents de certaines qualités, ils jugent qu’il y a génération de formes nouvelles, qui produisent ces différences imaginaires de qualités. Du blé paraît jaune, dur, etc. ; la farine, blanche, molle, etc., et de là ils concluent, sur le rapport de leurs yeux et de leurs mains, que ce sont des corps essentiellement différents, supposé qu’ils ne pensent pas ã la manière dont le blé est changé en farine. Cependant de la farine n’est que du blé froissé et moulu ; comme du feu n’est que du bois divisé et agité ; comme de la cendre n’est que le plus grossier du bois divisé sans être agité ; comme du verre n’est que de la cendre dont chaque partie a été polie et quelque peu arrondie par le froissement causé par le feu ; et ainsi des autres transmutations des corps.

Il est donc évident que les termes des idées sensibles sont entièrement inutiles pour proposer nettement et pour résoudre clairement les questions, c’est-à-dire pour découvrir la vérité. Cependant il n’y a point de questions, si embarrassées qu’elles puissent être par les termes équivoques des sens, qu’Aristote et la plupart des philosophes ne prétendent résoudre dans leurs livres, sans ces distinctions que nous venons de donner ; parce que ces termes sont équivoques par erreur et par ignorance.

Si l’on demande, par exemple, à ceux qui ont passé toute leur vie dans la lecture des anciens philosophes ou médecins, et qui en ont entièrement pris l’esprit et les sentiments, si l’eau est humide, si le feu est sec, si le vin est chaud, si le sang des poissons est froid, si l’eau est plus crue que le vin, si l’or est plus parfait que le vif-argent, si les plantes et les bêtes ont des âmes, et un million d’autres questions indéterminées, ils y répondront imprudemment, sans consulter autre chose que les impressions que ces objets ont faites sur leurs sens, ou ce que leur lecture a laissé dans leur mémoire. Ils ne verront point que ces termes sont équivoques ; ils trouveront étrange qu’on les veuille définir, et ils s’impatienteront si l’on tâche de leur faire connaître qu’ils vont un peu trop vite et que leurs sens les séduisent. Ils ne manqueront point de distinctions pour confondre les choses les plus évidentes, et dans ces questions, ou il est si nécessaire d’ôter l’équivoque, ils ne trouvent rien à distinguer. Si l’on considère que la plupart des questions des philosophes et des médecins renferment quelques termes équivoques semblables à ceux dont nous parlons, on ne pourra douter que ces savants, qui n’ont pu les définir, n’ont pu aussi rien dire de solide dans les gros volumes qu’ils ont composés, et ce que je viens de dire suffit pour renverser presque toutes les opinions des anciens. Il n’en est pas de même de M. Descartes : il a su parfaitement distinguer ces choses ; il ne résout point les questions par les idées sensibles, et, si l’on prend la peine de le lire, on verra qu’il explique d’une manière claire, évidente et souvent démonstrative, par les seules idées distinctes d’étendue, de figure et de mouvement, les principaux effets de la nature.

L’autre genre de termes équivoques dont les philosophes se servent comprend tous ces termes généraux de logique par lesquels il est facile d’expliquer toutes choses sans en avoir aucune connaissance. Aristote est celui qui en a le plus fait usage : tous ses livres en sont pleins, et il y en a quelques-uns qui ne sont que pure logique. Il propose et résout toutes choses par ces beaux mots de genre, d’espèce, d’acte, de puissance, de nature, de forme, de facultés, de qualités, de cause par soi, de cause par accident. Ses sectateurs ont de la peine à comprendre que ces mots ne signifient rien, et qu’on n’est pas plus savant qu’on était auparavant quand on leur a ouï dire que le feu dissout les métaux parce qu’il a la faculté de dissoudre, et qu’un homme ne digère pas à cause qu’il a l’estomac faible ou que sa faculté curwoctríce ne fait pas bien ses fonctions.

Il est vrai que ceux qui ne se servent que de ces termes et de ces idées générales pour expliquer toutes choses ne tombent pas d’ordinaire dans un si grand nombre d’erreurs que ceux qui se servent seulement des termes qui ne réveillent que les idées confuses des sens. Les philosophes scolastiques ne sont pas si sujets à l’erreur que certains médecins décisifs, qui dogmatisent et font des systèmes sur quelques expériences dont ils ne connaissent point les raisons, parce que les scolastiques parlent si généralement qu’ils ne se hasardent pas beaucoup.

Le feu échauffe, sèche, durcit et amollit, parce qu’il à la faculté de produire ces effets. Le séné purge par sa qualité purgative ; le pain même nourrit, si on le veut, par sa qualité nutritive : ces propositions ne sont point sujettes à l’erreur. Une qualité est ce qui fait qu’on appelle une chose d’un tel nom, on ne peut le nier à Aristote ; car enfin cette définition est incontestable. Telles ou semblables manières de parler ne sont point fausses, mais c’est qu’en effet elles ne signifient rien. Ces idées vagues et indéterminées n’engagent point dans l’erreur, mais elles sont entièrement inutiles à la découverte de la vérité.

Car, encore que l’oh sache qu’il y a dans le feu une forme substantielle, accompagnée d’un million de facultés semblables à celles d’échauffer, de dilater, de fondre l’or, l’argent et tous les métaux ; d’éclairer, de brûler, de cuire ; si l’on me proposait cette difficulté à résoudre, savoir : si le feu peut durcir de la boue et amollir de la cire, les idées de formes substantielles et des facultés de produire la chaleur, la raréfaction ; la fluidité, etc., ne me serviraient de rien pour découvrir si le feu serait capable de durcir de la boue et d’amollir de la cire, n’y ayant aucune liaison entre les idées de dureté de la boue et de mollesse de la cire et celles de forme substantielle du feu et des qualités de produire la raréfaction, la fluidité ; etc. Il en est de même de toutes les idées générales. Ainsi elles sont entièrement inutiles pour résoudre aucune question.

Mais si l’on sait que le feu n’est autre chose que du bois dont toutes les parties sont en continuelle agitation, et que c’est seulement par cette agitation qu’il excite en nous le sentiment de chaleur ; si l’on sait en même temps que la mollesse de la boue ne consiste que dans un mélange de terre et d’eau : comme ces idées ne sont point confuses et générales mais distinctes et particulières, il ne sera pas difficile de voir que la chaleur du feu doit durcir la boue ; parce qu’il n’y a rien de plus facile à concevoir qu’un corps en peut remuer un autre, si étant agité il le rencontre. On voit sans peine que, puisque la chaleur que l’on ressent auprès du feu est causée par le mouvement des parties invisibles du bois qui heurtent contre les mains ; si l’on expose de la boue à la chaleur du feu, les parties d’eau qui sont jointes à la terre étant plus déliées, et par conséquent plutôt agitées par le choc des petits corps qui sortent du feu que les parties grossières de la terre, elles doivent s’en séparer et la laisser sèche et dure. On verra de même évidemment que le feu ne doit point durcir la cire, si l’on sait que les parties qui la composent sont branchues et à peu près de même grosseur. Ainsi, les idées particulières sont utiles à la recherche de la vérité ; et non-seulement les idées vagues et indéterminées n’y peuvent de rien servir ; mais elles engagent au contraire insensiblement dans l’erreur.

Car les philosophes ne se contentent pas de se servir de termns généraux et d’idées vagues qui y répondent ; ils veulent, outre cela, que ces termes signifient certains êtres particuliers. Ils prétendent qu’il y a quelque substance, distinguée de la matière, qui est la forme de la matière, et une infinité de petits êtres distingués réellement de la matière et de la forme ; et ils en supposent d’ordinaire autant qu’ils ont de différentes sensations des corps et qu’ils pensent que ces corps produisent d’effets différents.

Cependant il est visible à tout homme capable de quelque attention que tous ces petits êtres distingués du feu, par exemple, et que l’on suppose y être contenus pour produire la chaleur, la lumière, la dureté, la lluidité, etc., ne sont que des fictions de l’imagination qui se révolte contre la raison ; car la raison n’a point d’idée particulière qui représente ces petits êtres. Si l’on demande aux philosophes quelle sorte d’entité c’est que la faculté qu’a le feu d’éclairer, ils ne répondront autre chose sinon que c’est un être qui est la cause que le feu est capable de produire la lumière. De sorte que l’idée qu’ils ont de cette faculté d’éclairer n’est pas différente de l’idée générale de la cause et de l’idée confuse de l’effet qu’ils voient. Ils n’ont donc point d’idée claire de ce qu’ils disent. lorsqu’ils admettent de ces êtres particuliers. Ainsi, ils disent ce qu’ils ne conçoivent même pas, et ce qu’il est même impossible de concevoir.


CHAPITRE III.


De l’erreur la plus dangereuse de la philosophie des anciens.


Non-seulement les philosophes disent ce qu’ils ne conçoivent point, lorsqu’ils expliquent les effets de la nature par de certains êtres dont ils n'ont aucune idée particulière ; ils fournissent même un principe dont on peut tirer directement des conséquences très-fausses et très-dangereuses.

Car si on suppose, selon leur sentiment, qu’il y a dans les corps quelques entités distinguées de la matière ; n’ayant point d’idée distincte de ces entités, on peut facilement s’imaginer qu’elles sont les véritables ou les principales causes des elîets que l’on voit arriver. C’est même le sentiment commun des philosophes ordinaires ; car c’est principalement pour expliquer ces effets qu’ils pensent qu'il a des formes substantielles, des qualités réelles et d’autres semblables entités. Que si l’on vient ensuite à considérer attentivement l’idée que l’on a de cause ou de puissance d’agir, on ne peut douter que cette idée ne représente quelque chose de divin. Car l’idée d’une puissance souveraine est l’idée de la souveraine divinité ; et l’idée d’une puissance subalterne est l’idée d’une divinité inférieure, mais d’une véritable divinité, au moins selon la pensée des païens, supposé que ce soit l’idée d’une puissance ou d’une cause véritable. On admet donc quelque chose de divin dans tous les corps qui nous environnent, lorsqu’on admet des formes, des facultés, des qualités, des vertus, ou des êtres réels capables de produire certains effets par la force de leur nature ; et l’on entre ainsi insensiblement dans le sentiment des païens par le respect que l’on a pour leur philosophie. Il est vrai que la foi nous redresse ; mais peut-être que l’on peut dire que si le cœur est chrétien, le fond de l’esprit est païen.

De plus, il est difficile de se persuader que l’on ne doive ni craindre ni aimer de véritables puissances, des êtres qui peuvent agir sur nous, qui peuvent nous punir par quelque douleur ou nous récompenser par quelque plaisir. Et comme l’amour et la crainte sont la véritable adoration, il est encore difficile de se persuader qu’on ne doive pas les adorer. Tout ce qui peut agir sur nous comme cause véritable et réelle est nécessairement au-dessus de nous, selon saint Augustin et selon la raison ; et selon le même saint et la même raison, c’est une loi immuable que les choses inférieures servent aux supérieures. C’est pour ces raisons que ce grand saint reconnaît que le corps ne peut agir sur l’âme[8], et que rien ne peut être au-dessus de l’âme que Dieu[9].

Dans les saintes Écritures, lorsque Dieu prouve aux Israélites qu’ils doivent l’adorer, c’est-à-dire qu’ils doivent le craindre et l’aimer, les principales raisons qu’il apporte sont tirées de sa puissance pour les récompenser et pour les punir. Il leur représente les bienfaits qu’ils ont reçus de lui, les maux dont il les a châtiés, et qu’il a encore la même puissance. Il leur défend d’adorer les dieux des païens, parce qu’ils n’ont aucune puissance sur eux et qu’ils ne peuvent leur faire ni bien ni mal. Il veut que l’on n’honore que lui, parce qu’il n’y a que lui qui soit la véritable cause du bien et du mal, et qu’il n’en arrive point dans leur ville, selon un prophète[10], qu’il ne fasse lui-même ; parce que les causes naturelles ne sont point les véritables causes du mal qu’elles semblent nous faire, en que, comme c’est Dieu seul qui agit en elles, c’est lui seul qu’il faut craindre et qu’il faut aimer en elle : Soli Deo honor et gloria.

Enfin, ce sentiment qu’on doit craindre et qu’on doit aimer ce qui peut être véritable cause du bien et du mal, paraît si naturel et si juste qu’il n’est pas possible de s’en défaire. De sorte que, si l’on suppose cette fausse opinion des philosophes, et que nous tâchons ici de détruire, que les corps qui nous environnent sont les véritables causes des plaisirs et des maux que nous sentons, la raison semble en quelque sorte justifier une religion semblable à celles des païens, et approuver le dérèglement universel des mœurs. Il est vrai que la raison n’enseigne pas qu’il faille adorer les oignons et les poireaux, par exemple, comme la souveraine divinité, parce qu’ils ne peuvent nous rendre entièrement heureux lorsque nous en avons, ou entièrement malheureux lorsque nous n’en avons point. Aussi les païens ne leur ont jamais rendu tant d’honneur qu’au grand Jupiter, duquel toutes leurs divinités dépendaient ; ou qu’au soleil, que nos sens nous représentent comme la cause universelle qui donne la vie et le mouvement à toutes choses, et que l’on ne peut s’empêcher de regarder comme une divinité, si l’on suppose avec les philosophes païens qu’il renferme dans son être les causes véritables de tout ce qu’il semble produire non-seulement dans notre corps et sur notre esprit, mais encore dans tous les êtres qui nous environnent.

Mais si l’on ne doit pas rendre un honneur souverain aux poireaux et aux oignons, on peut toujours leur rendre quelque adoration particulière, je veux dire quon peut y penser et les aimer en quelque manière ; s’il est vrai qu’ils puissent en quelque sorte nous rendre heureux, on doit leur rendre honneur à proportion du bien qu’ils peuvent faire. Et certainement les hommes qui écoutent les rapports de leurs sens pensent que ces légumes sont capables de leur faire du bien. Car les Israélites, par exemple, ne les auraient pas si fort regrettés dans le désert, ils ne se seraient point considérés comme malheureux pour en être privés, s’ils ne se fussent imaginés en quelque façon heureux par leur jouissance. Les ivrognes n’aimeraient peut-être pas si fort le vin, s’ils savaient bien ce que c’est, et que le plaisir qu’ils trouvent à en boire vient du Tout-Puissant qui leur commande la tempérance, et qu’ils font injustement servir à leur intempérance. Voilà les dérèglements où nous engage la raison même, lorsqu’elle est jointe aux principes de la philosophie païenne et lorsqu’elle suit les impressions des sens.

Afin qu’on ne puisse plus douter de la fausseté de cette misérable philosophie et qu’on reconnaisse avec évidence la solidité des principes et la netteté des idées dont on se sert, il est nécessaire d’établir clairement les vérités qui sont opposées aux erreurs des anciens philosophes, et de prouver en peu de mots qu’il n’y a qu’une vraie cause, parce qu’il n’y a qu’un vrai Dieu ; que la nature ou la force de chaque chose n’est que la volonté de Dieu ; que toutes les causes naturelles ne sont point de véritables causes, mais seulement des causes occasionnelles, et quelques autres vérités qui seront des suites de celles-ci.

Il est évident que tous les corps grands et petits n’ont point la force de se remuer. Une montagne, une maison, une pierre, un grain de sable, enfin le plus petit ou le plus grand des corps que l’on puisse concevoir, n’a point la force de se remuer. Nous n’avons que deux sortes d’idées, idées d’esprit, idées de corps ; et ne devant dire que ce que nous concevons, nous ne devons raisonner que suivant ces deux idées. Ainsi, puisque l’idée que nous avons de tous les corps nous fait connaître qu’ils ne se peuvent remuer, il faut conclure que ce sont les esprits qui les remuent. Mais quand on examine l’idée que l’on a de tous les esprits finis, on ne voit point de liaison nécessaire entre leur volonté et le mouvement de quelque corps que ce soit ; on voit au contraire qu’il n’y en a point et qu’il n’y en peut avoir. On doit donc aussi conclure, si on veut raisonner selon ses lumières, qu’il n’y a aucun esprit créé qui puisse remuer quelque corps que ce soit comme cause véritable ou principale, de même que l’on a dit qu’aucun corps ne se pouvait remuer soi-même.

Mais lorsqu’on pense à l’idée de Dieu, c’est-à-dire d’un être infiniment parfait et par conséquent tout-puissant, on connait qu’il y a une telle liaison entre sa volonté et le mouvement de tous les corps, qu’il est impossible de concevoir qu’il veuille qu’un corps soit mu et que ce corps ne le soit pas. Nous devons donc dire qu’il n’y a que sa volonté qui puisse remuer les corps, si nous voulons dire les choses comme nous les concevons et non pas comme nous les sentons. La force mouvante des corps n’est donc point dans les corps qui se remuent, puisque cette force mouvante n’est autre chose que la volonté de Dieu. Ainsi, les corps n’ont aucune action ; et lorsqu’une boule qui se remue en rencontre et en meut une autre, elle ne lui communique rien qu’elle ait, car elle n’a pas elle-même la force qu’elle lui communique. Cependant une boule est cause naturelle du mouvement qu’elle communique. Une cause naturelle n’est donc point une cause réelle et véritable, mais seulement une cause occasionnelle et qui détermine l’auteur de la nature à agir de telle et telle manière en telle et telle rencontre.

Il est constant que c’est par le mouvement des corps visibles ou invisibles que toutes choses se produisent, car l’expérience nous apprend que les corps dont les parties ont plus de mouvement sont toujours ceux qui agissent davantage et qui produisent plus de changement dans le monde. Toutes les forces de la nature ne sont donc que la volonté de Dieu toujours elîicace. Dieu a créé le monde parce qu’il l’a voulu : Dixit, et facta sunt ; et il remue toutes choses et produit ainsi tous les effets que nous voyons arriver, parce qu’il a voulu aussi certaines lois selon lesquelles les mouvements se communiquent à la rencontre des corps ; et parce que ces lois sont efficaces, elles agissent, et les corps ne peuvent agir. Il n’y a donc point de forces, de puissances, de causes véritables dans le monde matériel et sensible ; et il n’y faut point admettre de formes, de facultés et de qualités réelles pour produire des effets que les corps ne produisent point et pour partager avec Dieu la force et la puissance qui lui sont essentielles.

Mais non-seulement les corps ne peuvent être causes véritables de quoi que ce soit, les esprits les plus nobles sont dans une semblable impuissance. Ils ne peuvent rien connaître si Dieu ne les éclaire. Ils ne peuvent rien sentir si Dieu ne les modifie. Ils ne sont capables de rien vouloir si Dieu ne les meut vers le bien en général. c’est-à-dire vers lui. Ils peuvent déterminer l’impression que Dieu leur donne pour lui vers d’autres objets que lui, je l’avoue ; mais je ne sais si cela se peut appeler puissance. Si pouvoir pécher est une puissance, ce sera une puissance que le Tout-Puissant n’a pas, dit quelque part saint Augustin. Si les hommes tenaient d’eux-mêmes la puissance d’aimer le bien, on pourrait dire qu’ils auraient quelque puissance ; mais les hommes ne peuvent aimer que parce que Dieu veut qu’íls aiment et que sa volonté est efficace. Les hommes ne peuvent aimer que parce que Dieu les pousse sans cesse vers le bien en général, c’est-à-dire vers lui ; car Dieu ne les ayant crées que pour lui, il ne les conserve jamais sans les tourner et sans les pousser vers lui. Ce ne sont pas eux qui se meuvent vers le bien en général, c’est Dieu qui les meut. Ils suivent seulement par un choix entièrement libre cette impression selon la loi de Dieu, ou ils la déterminent vers de faux biens selon la loi de la chair ; mais ils ne peuvent la déterminer que par la vue du bien, car, ne pouvant que ce que Dieu leur fait faire, ils ne peuvent aimer que le bien.

Mais quand on supposerait, ce qui est vrai en un sens, que les esprits ont en eux-mêmes la puissance de connaître la vérité et d’aimer le bien ; si leurs pensées et leurs volontés ne produisaient rien au-dehors, on pourrait toujours dire qu’ils ne peuvent rien. Or, il me paraît très-certain que la volonté des esprits n’est pas capable de mouvoir le plus petit corps qu’il y ait au monde ; car il est évident qu’il n’y a point de liaison nécessaire entre la volonté que nous avons, par exemple, de remuer notre bras, et le mouvement de notre bras. Il est vrai qu’il se remue lorsque nous le voulons ; et qu’ainsi nous sommes la cause naturelle du mouvement de notre bras. Mais les causes naturelles ne sont point de véritables causes, ce ne sont que des causes occasionnelles qui n’agissent que par la force et l'efficace de la volonté de Dieu, comme je viens de l’expliquer.

Car comment pourrions-nous remuer notre bras ? Pour le remuer il faut avoir des esprits animaux, les envoyer par de certains nerfs vers de certains muscles pour les enfler et les raccourcir, car c’est ainsi que le bras qui y est attaché se remue, ou selon le sentiment de quelques autres on ne sait encore comment cela se fait. Et nous voyons que les hommes qui ne savent pas seulement s’ils ont des esprits, des nerfs et des muscles remuent leur bras, et le remuent même avec plus d’adresse et de facilité que ceux qui savent le mieux l’anatomie. C’est donc que les hommes veulent remuer leur bras et qu”il n’y a que Dieu qui le puisse et qui le sache remuer. Si un homme ne peut pas renverser une tour, du moins sait-il ce qu’il faut faire pour la renverser ; mais il n’y a point d’homme qui sache seulement ce qu’il faut faire pour remuer un de ses doigts par le moyen des esprits animaux. Comment donc les hommes pourraient-ils remuer leurs bras ? Ces choses me paraissent évidentes et, ce me semble, à tous ceux qui veulent penser, quoiqu’elles soient peut-être incompréhensibles à tous ceux qui ne veulent que sentir.

Mais non-seulement les hommes ne sont point les véritables causes des mouvements qu’ils produisent dans leur corps, il semble même qu’il y ait contradiction qu’ils puissent l’ètre. Une cause véritable est une cause entre laquelle et son effet l’esprit aperçoit une liaison nécessaire, c’est ainsi que je l’entends. Or il n’y a que l’être infiniment parfait entre la volonté duquel et les effets l’esprit aperçoive une liaison nécessaire. Il n’y a donc que Dieu qui soit véritable cause et qui ait véritablement la puissance de mouvoir les corps. Je dis de plus qu’il n’est pas concevable que Dieu puisse communiquer aux hommes ou aux anges la puissance qu’íl a de remuer les corps, et que ceux qui prétendent que le pouvoir que nous avons de remuer nos bras est une véritable puissance, doivent avouer que Dieu peut aussi donner aux esprits la puissance de créer, d’anéantir, de faire toutes les choses possibles, en un mot qu’il peut les rendre tout-puissants, comme je vais le faire voir.

Dieu n'a pas besoin d'instruments pour agir, il suffit qu'il veuille[11] afin qu’une chose soit, parce qu’il y a contradiction qu’il veuille et que ce qu’il veut ne soit pas. Sa puissance est donc sa volonté, et communiquer sa puissance c’est communiquer l'efficace de sa volonté. Mais communiquer cette efficace à un homme ou à un ange ne peut signifier autre chose que vouloir que, lorsqu’un homme ou qu’un ange voudra qu’un tel corps, par exemple, soit mu, ce corps soit effectivement mu. Or, en ce cas, je vois deux volontés qui concourent lorsqu’un ange remuera un corps, celle de Dieu et celle de l'ange ; et afin de connaître laquelle des deux sera la véritable cause du mouvement de ce corps, il faut savoir quelle est celle qui est efficace. Il y a une liaison nécessaire entre la volonté de Dieu et la chose qu’il veut. Dieu veut en ce cas que, lorsqu’un ange voudra qu’un tel corps soit mu, ce corps soit mu. Donc il y a une liaison nécessaire entre la volonté de Dieu et le mouvement de ce corps ; et par conséquent c'est Dieu qui est véritable cause du mouvement de ce corps, et la volonté de l'ange n’est que cause occasionnelle.

Mais pour le faire voir encore plus clairement, supposons que Dieu veuille faire le contraire de ce que voudraient quelques esprits, comme on le peut penser des démons ou de quelques autres esprits qui méritent cette punition ; on ne pourrait pas dire en ce cas que Dieu leur communiquerait sa puissance, puisqu’ils ne pourraient rien faire de ce qu’ils souhaiteraient. Cependant les volontés de ces esprits seraient des causes naturelles des effets qui se produiraient. Tels corps ne seraient mus à droite que parce que ces esprits voudraient qu’ils fussent mus à gauche ; et les désirs de ces esprits détermineraient la volonté de Dieu à agir, comme nos volontés de remuer les parties de notre corps déterminent la première cause à les remuer. De sorte que toutes les volontés des esprits ne sont que des causes occasionnelles.

Que si après toutes ces raisons l’on voulait encore soutenir que la volonté d’un ange qui remuerait quelque corps serait une véritable cause, et non pas une cause occasionnelle, il est évident que ce même ange pourrait être véritable cause de la création et de l’anéantissement de toutes choses. Car Dieu lui pourrait communiquer sa puissance de créer et d’anéantir les corps, comme celle de les remuer, s’il voulait que les choses fussent créées et anéanties ; en un mot, s’il voulait que toutes choses arrivassent comme l’ange le souhaiterait, de même qu’il a voulu que les corps fussent mus comme l’ange le voudrait. Si l’on prétend donc pouvoir dire qu’un ange et qu’un homme soient véritablement moteurs à cause que Dieu remue les corps lorsqu’ils le souhaitent ; il faut dire aussi qu’un homme et qu’un ange peuvent être véritablement créateurs, puisque Dieu peut créer des êtres lorsqu’ils le voudront. Peut-être même qu’on pourrait dire que les plus vils des animaux, ou que la matière toute seule serait effectivement cause de la création de quelque substance, si l’on supposait comme les philosophes qu’à I’exigence de la matière Dieu produisit les formes substantielles. Enfin, parce que Dieu a résolu de toute éternité de créer en certains temps, certaines choses, on pourrait dire aussi que ces temps seraient causes de la création de ces êtres ; de même qu’on prétend qu’une boule qui en rencontre une autre est la véritable cause du mouvement qu’elle lui communique, à cause que Dieu a voulu par sa volonté générale qui fait l’ordre de la nature, que lorsque deux corps se rencontreraient il se fit une telle et telle communication de mouvement.

Il n’y a donc qu’un seul vrai Dieu et qu’une seule cause qui soit véritablement cause, et l’on ne doit pas s’imaginer que ce qui précède un effet en soit la véritable cause. Dieu ne peut même communiquer sa puissance aux créatures, si nous suivons les lumières de la raison, il n’en peut faire de véritables causes, il n’en peut faire des dieux. Mais quand il le pourrait, nous ne pouvons concevoir pourquoi il le voudrait. Corps, esprits, pures intelligences tout cela ne peut rien. C’est celui qui a fait les esprits qui les éclaire et qui les agite. C’est celui qui a créé le ciel et la terre qui en règle les mouvements. Enfin c’est l’auteur de notre être qui exécute nos volontés ; Semel jussít, semper paret. Il remue même notre bras lorsque nous nous en servons contre ses ordres ; car il se plaint par son prophète[12], que nous le faisons servir à nos désirs injustes et criminels.

Toutes ces petites divinités des païens et toutes ces causes particulières des philosophes ne sont que des chimères, que le malin esprit tâche d’établir pour ruiner le culte du vrai Dieu, pour en occuper des esprits et des cœurs que le Créateur n’a faits que pour lui. Ce n’est point la philosophie que l’on a reçue d’Adam qui apprend ces choses, c’est celle que l’on a reçue du serpent, car depuis le péché l’esprit de l’homme est tout païen. C’est cette philosophie qui, jointe aux erreurs des sens, a fait adorer le soleil, et qui est encore aujourd’hui la cause universelle du dérèglement de l'esprit et de la corruption du cœur des hommes. Pourquoi, disent-ils par leurs actions, et quelquefois même par leurs paroles, n’aimerons nous pas le corps, puisque les corps sont capables de nous combler de plaisirs ? Et pourquoi se moque-t-on des Israélites qui regrettaient les choux et les oignons de l’Égypte, puisqu’ils étaient effectivement malheureux, étant privés de ce qui pouvait les rendre en quelque manière heureux ? Mais la philosophie que l’on appelle nouvelle, que l’on représente comme un spectre pour effrayer les esprits faibles, que l’on méprise et que l’on condamne sans l’entendre ; la philosophie nouvelle, dis-je, puisqu’on se plait à l’appeler ainsi, ruine toutes les raisons des libertins par l’établissement du plus grand de ses principes, qui s’accorde parfaitement avec le premier principe de la religion chrétienne : qu’il ne faut aimer et craindre qu’un Dieu, puisqu’il n’y a qu’un Dieu qui nous puisse rendre heureux.

Car, si la religion nous apprend qu’il n’y a qu’un vrai Dieu, cette philosophie nous fait connaître qu’il n'y a qu’une véritable cause. Si la religion nous apprend que toutes les divinités du paganisme ne sont que des pierres et des métaux sans vie et sans mouvement. cette philosophie nous découvre aussi que toutes les causes secondes, ou toutes les divinités de la philosophie, ne sont que de la matière et des volontés inefficaces. Enfin, si la religion nous apprend qu’il ne faut point fléchir le genou devant des dieux qui ne sont point dieux, cette philosophie nous apprend aussi que notre imagination et notre esprit ne doivent point s’abattre devant la grandeur et la puissance imaginaire des causes qui ne sont point causes ; qu’il ne faut ni les aimer, ni les craindre ; qu’il ne faut point s’en occuper ; qu’il ne faut penser qu’à Dieu seul, voir Dieu en toutes choses, adorer Dieu en toutes choses, craindre et aimer Dieu en toutes choses.

Mais ce n’est pas là l’inclination de quelques philosophes, ils ne veulent point voir Dieu, ils ne veulent point penser à Dieu ; car depuis le péché il y a une secrète opposition entre l’homme et Dieu. Ils prennent plaisir à se fabriquer des dieux à leur fantaisie, et ils aiment et craignent volontiers les fictions de leur imagination, comme les païens les ouvrages de leurs mains. Ils sont semblables aux enfants qui tremblent devant leurs compagnons après les avoir barbouillés. Ou si l’on veut une comparaison plus noble, quoiqu’elle ne soit peut-être pas si juste, ils ressemblent à ces fameux Romains qui avaient de la crainte et du respect pour les fictions de leur esprit, et qui adoraient sottement leurs empereurs après avoir lâché l’aigle dans leurs apothéoses.


CHAPITRE IV.


Explication de la seconde partie de la règle générale. Que les philosophes ne l’observent point, et que M. Descartes l’a fort exactement observée.


On vient de faire voir dans quelles erreurs on est capable de tomber, lorsqu’on raisonne sur les idées fausses et confuses des sens, et sur les idées vagues et indéterminées de la pure logique. Par là l’on reconnaît assez que, pour conserver l’évidence dans ses perceptions, il est absolument nécessaire d’observer exactement la règle que nous venons de prescrire, et d’examiner quelles sont les idées claires et distinctes des choses, afin de ne raisonner que suivant ces idées.

Dans cette même règle générale qui regarde le sujet de nos études, il y a encore cette circonstance à bien remarquer, savoir, que nous devons toujours commencer par les choses les plus simples et les plus faciles, et nous y arrêter même long-temps avant que d’entreprendre la recherche des plus composées et des plus difficiles. Car, si l’on ne doit raisonner que sur des idées distinctes, pour conserver toujours l’évidence dans ses perceptions ; il est clair qu’il ne faut jamais passer à la recherche des choses composées, avant que d’avoir examiné avec beaucoup de soin et s’être rendu fort familières les simples dont elles dépendent : puisque les idées des choses composées ne sont point claires et ne peuvent l’être, lorsqu’on ne connaît que confusément et qu’imparfaitement les plus simples qui les composent.

On connaît les choses imparfaitement, lorsqu’on n’est point assuré que l’on en a considéré toutes les parties ; et on les connaît confusément, lorsqu’elles ne sont point assez familières à l’esprit, quoique l’on soit assuré que l’on en a considéré toutes les parties. Lorsqu’on ne les connaît qu’imparfaitement, on ne fait que des raisonnements vraisemblables. Lorsqu’on les aperçoit confusément, il n’y a point d’ordre ni de lumière dans les déductions ; on ne sait souvent où l’on est et où l’on va. Mais lorsqu’on les connaît imparfaitement et confusément tout ensemble, ce qui est le plus ordinaire, on ne sait jamais clairement ni ce qu’on recherche, ni les moyens de le rencontrer. De sorte qu’il est absolument nécessaire de garder cet ordre inviolablement dans ses études : de commencer toujours par les choses les plus simples, en examiner toutes les parties, et se les rendre fmnílières avant que de passer aux plus composées dont elles dépendent.

Mais cette règle ne s’accorde point avec l’inclination des hommes, ils ont naturellement du mépris pour tout ce qui paraît facile ; et leur esprit, qui n’est pas fait pour un objet borné et qu’il soit aisé de comprendre, ne peut s’arrêter long-temps à la considération de ces idées simples, qui n’ont point le caractère de l’intini pour lequel ils sont faits. Ils ont, au contraire, et par la même raison, beaucoup de respect et d’empressement pour les choses grandes et qui tiennent de l’infini, et même pour celles qui sont obscures et mystérieuses. Ce n’est pas dans le fond quiils aiment les ténèbres ; mais e’est qu’ils espèrent trouver dans les ténèbres le bien qu’ils désirent, et qu’au grand jour ils reconnaissent qu’il ne se trouve point ici-bas.

La vanité donne aussi beaucoup de branle aux esprits pour les jeter d’abord dans le grand et l’extraordinaire, et une sotte espérance de bien rencontrer les y fait courir. L’expérience apprend que la connaissance la plus exacte des choses ordinaires ne donne point de réputation dans le monde, et que la connaissance des choses peu communes, quelque confuse et imparfaite qu’elle puisse être, attire toujours l’estime et le respect de ceux qui se font volontiers une haute idée de ce qu’ils n’entendent pas. Et cette expérience détermine tous ceux qui sont plus sensibles à la vanité qu’à la vérité, et par conséquent la plupart des hommes, à une recherche aveugle de ces connaissances spécieuses et imaginaires de tout ce qui est grand. rare et obscur.

Combien de gens rejettent la philosophie de M. Descartes par cette plaisante raison que les principes en sont trop simples et trop faciles ! Il n’y a point de termes obscurs et mystérieux dans cette philosophie ; des femmes et des personnes qui ne savent ni grec ni latin, sont capables de l’apprendre ; il faut donc que ce soit peu de chose, et il n’est pas juste que de grands génies s’y appliquent. Ils s’imaginent que des principes si clairs et si simples ne sont pas assez féconds pour expliquer les effets de la nature qu’ils supposent obscure et embarrassée. Ils ne voient point d’abord l’usage de ces principes, qui sont trop simples et trop faciles pour arrêter leur attention, autant de temps qu’il en faut pour en reconnaître l’usage et l’étendue. Ils aiment donc mieux expliquer des effets dont ils ne comprennent point la cause, par des principes qu’ils ne conçoivent point, et qu’il est absolument impossible de concevoir, que par des principes simples et intelligibles tout ensemble. Car ces philosophes expliquent des choses obscures par des principes qui ne sont pas seulement obscurs, mais entièrement incompréhensibles.

Lorsque quelques personnes prétendent expliquer par des principes clairs et connus de tout le monde des choses extrêmement embarrassées, il est facile de voir s’ils y réussissent, parce que, si l’on conçoit bien ce qu’ils disent, l’on peut reconnaître s’ils disent vrai. Ainsi, les faux savants ne trouvent point leur compte, et ne se font point admirer comme ils le souhaitent, lorsqu’ils se servent de principes intelligibles ; parce que l’on reconnaît évidemment qu’ils ne disent rien de vrai. Mais lorsqu’ils se servent de principes inconnus, et qu’ils parlent des choses fort composées, comme s’ils en connaissaient exactement tous les rapports, on les admire ; parce qu’on ne conçoit point ce qu’ils disent, et que nous avons naturellement du respect pour ce qui passe notre intelligence.

Or, comme les choses obscures et incompréhensibles semblent mieux se lier les unes avec les autres, que les choses obscures avec celles qui sont claires et intelligibles, les principes incompréhensibles sont d’un plus grand usage que les principes intelligibles dans les questions très-composées. Il n’y a rien de si difficile dont les philosophes et les médecins ne prétendent rendre raison en peu de mots par leurs principes ; car leurs principes étant encore plus incompréhensibles que toutes les questions que l’on peut leur faire, lorsqu’on suppose ces principes pour certains il n’y a point de difficulté qui puisse les embarrasser.

Ils répondent, par exemple, hardiment et sans hésiter à ces questions obscures ou indéterminées : D’où vient que le soleil attire les vapeurs, que le quinquina arrête la fièvre quarte, que la rhubarbe purge la bile et le sel polychreste les phlegmes ? et à d’autres questions semblables. Et la plupart des hommes sont assez satisfaits de leurs réponses, parce que l’obscur et l’incompréhensible s’accommodent bien l’un avec l’autre. Mais les principes incompréhensibles ne s’accommodent pas facilement avec les questions que l’on expose clairement, et qu’il est facile de résoudre ; parce qu’on reconnaît évidemment qu’ils ne signifient rien. Les philosophes ne peuvent, par leurs principes, expliquer comment des chevaux tirent un chariot, comment la poussière arrête une montre, comment le tripoli nettoie les métaux et les brosses les habits. Car ils se rendraient ridicules à tout le monde, s’ils supposaient un mouvement d’attraction et des facultés attractrices, pour expliquer d’où vient que les chariots suivent les chevaux qui y sont attelés, et une faculté détersive dans des brosses pour nettoyer des habits. et ainsi des autres questions. De sorte que leurs grands principes ne sont utiles que pour les questions obscures, parce qu’ils sont incompréhensibles.

Il ne faut donc point s’arrêter à aucun de tous ces principes, que l’on ne connaît point clairement et évidemment, et que l’on peut penser que quelques nations ne reçoivent pas. Il faut considérer avec attention les idées que l’on a d’étendue, de figure et de mouvement local, et les rapports que ces choses ont entre elles. Si on conçoit distinctement ces idées, et si on les trouve si claires qu’on soit persuadé que toutes les nations les ont reçues dans tous les temps, il faut s’y arrêter et en examiner tous les rapports ; mais si on les trouve obscures, il en faut chercher d’autres, si l’on en peut trouver. Car si, pour raisonner sans crainte de se tromper, il est nécessaire de conserver toujours l’évidence dans ses perceptions, il ne faut raisonner que sur des idées claires et sur leurs rapports clairement connus.

Pour considérer par ordre les propriétés de l’étendue, il faut, comme a fait M. Descartes, commencer par leurs rapports les plus simples, et passer des plus simples aux plus composés, non seulement parce que cette manière est naturelle et qu’elle aide l’esprit dans ces opérations, mais encore parce que Dieu agissant toujours avec ordre et par les voies les plus simples, cette manière d’examiner nos idées et leurs rapports nous fera mieux connaître ses ouvrages. Et si l’on considère que les rapports les plus simples sont toujours ceux qui se présentent les premiers à l’imagination. lorsqu’elle n’est point déterminée à penser plutôt à une chose qu’a une autre, on reconnaîtra qu’il suíïit de regarder les choses aver attention et sans préoccupation, pour entrer dans cet ordre que nous prescrivons et pour découvrir des vérités très-composées, pourvu qu’on ne veuille point courir trop vite d’un sujet à un autre.

Si l’on considère donc avec attention l'étendue, on conçoit sans peine qu’une partie peut être séparée d’une autre, c’est-à-dire que l’on conçoit sans peine le mouvement local, et que ce mouvement local produit une figure dans l’un et dans l’autre des corps qui sont mus. De tous les mouvements, le plus simple et le premier qui se présente à l’imagination, c’est le mouvement en ligne droite. Supposez donc qu’il y ait quelque partie d’étendue qui se meuve par un mouvement en ligne droite, il est nécessaire que celle qui se trouve dans le lieu où cette première étendue se va rendre, se meuve circulairement pour prendre la place que l’autre quitte, et ainsi qu’il se fasse un mouvement circulaire. Que si l’on conçoit une infinité de mouvements en ligne droite, dans une infinité de semblables parties de cette étendue immense que nous considérons, il est encore nécessaire que tous ces corps s'empèchant les uns les autres conspirent tous par leur mutuelle action et réaction, je veux dire par la mutuelle communication de tous leurs mouvements particuliers, à se mouvoir par un mouvement circulaire.

Cette première considération des rapports les plus simples de nos idées, nous fait déjà reconnaître la nécessité des tourbillons de M. Descartes : que leur nombre sera d’autant plus grand, que, les mouvements en ligne droite de toutes les parties de l'étendue ayant été plus contraires les uns aux autres, ils auront eu plus de difficulté à s’accommoder d’un même mouvement ; et que de tous ces tourbillons ceux-là seront les plus grands où il y aura plus de parties qui auront conspiré au même mouvement, ou dont les parties auront en plus de force pour continuer leur mouvement en ligne droite.

Mais il faut prendre garde à ne pas dissiper ni fatiguer son esprit en s’appliquant inutilement au nombre infini et à la grandeur immense des tourbillons. Il faut d’abord s’arrêter quelque temps à quelqu’un de ces tourbillons et rechercher par ordre, et avec attention, tous les mouvements de la matière qu’il renferme, et toutes les figures dont toutes les parties de cette matière se doivent revêtir.

Comme il n’y a que le mouvement en ligne droite qui soit simple, il faut d’abord considérer ce mouvement, comme celui selon lequel tous les corps tendent sans cesse à se mouvoir, puisque Dieu agit toujours selon les voies les plus simples, et qu’en effet les corps ne se meurent circulairement que parce qu’ils trouvent des oppositions continuelles dans leurs mouvements directs. Ainsi tous les corps n’étant pas d’une égale grandeur, et ceux qui sont les plus grands ayant plus de force à continuer leur mouvement en ligne droite que les autres ; on conçoit facilement que les plus petits de tous les corps doivent être vers le centre du tourbillon, et les plus grands vers la circonférence, puisque les lignes que l’on conçoit être décrites pr les mouvements des corps qui sont à la circonférence approchent plus de la droite que celles que décrivent les corps qui sont proches du centre.

Si l’on pense de nouveau que chaque partie de cette matière n’a pu se mouvoir d’abord, et trouver sans cesse quelque opposition à son mouvement, sans s’arrondir et sans rompre ses angles ; on reconnaîtra facilement que toute cette étendue ne sera encore composée que de deux sortes de corps : de boules rondes qui tournent sans cesse sur leur centre en plusieurs façons différentes et qui outre leur mouvement particulier sont encore emportées par le mouvement commun du tourbillon[13] ; et d’une manière très-fluide et très-agitée, qui aura été engendrée par le froissement des houles dont on vient de parler. Outre le mouvement circulaire commun à toutes les parties du tourbillon, cette matière subtile aura encore un mouvement particulier en ligne presque droite du centre du tourbillon vers la circonférence, par les intervalles des boulœ qui leur laissent le passage libre : de sorte que leur mouvement, composé de ces mouvements, sera en ligne spirale. Cette matière fluide que M. Descartes appelle le premier élément étant divisée en des parties beaucoup plus petites, et qui ont beaucoup moins de force pour continuer leur mouvement en ligne droite que les boules, ou le second élément ; il est évident que ce premier élément doit être dans le centre du tourbillon, et dans les intervalles qui sont entre les parties du second, et que les parties du second doivent remplir le reste du tourbillon, et approcher de sa circonférence à proportion de la grosseur ou de à force qu’elles ont pour continuer leur mouvement en ligne droite. Quant à la figure de tout le tourbillon, on ne (peut douter, par les cb0S€S Qu’on vient de dire, que Véloignement’un pôle à l’autre ne soit bien lus petit que la ligne qui traverse l’équateur[14]. Et si l’on considère que les tourbillons s’environnent les uns les autres et se pressent inégalement, on verra encore clairement que leur équateur est une ligne courbe, irrégulière et qui peut approcher de l’ellipse.

Voilà les choses qui se présentent naturellement à l’esprit lorsque l’on considère avec attention ce qui doit arriver aux parties de l’étendue qui tendent sans cesse à se mouvoir en ligne droite ; c’est-à-dire, par le plus simple de tous les mouvements. Si l’on veut maintenant supposer une chose qui semble très-digne de la sagesse et de la puissance de Dieu, savoir : qu’il a formé tout d’un coup l’univers dans le même état, que ses parties se seraient arrangées avec le temps, selon les voies les plus simples, et qu’il les conserve aussi par les mêmes lois naturelles ; en un mot, si l’on veut faire application de nos pensées avec les objets que nous voyons : on pourra juger que le soleil est le centre du tourbillon ; que la lumière corporelle qu’il répand de tous côtés n’est autre chose que l’effort continuel des petites boules qui tendent à s’éloigner du centre du tourbillon ; et que cette lumière doit se communiquer en un instant par des espaces immenses, parce que tout étant piein de ces boules on ne peut en presser une qu’on ne presse toutes les autres qui lui sont opposées.

On pourra encore déduire de ce que je viens de dire plusieurs autres conséquences ; car les principes les plus simples sont les plus féconds, pour expliquer les ouvrages de celui qui agit toujours selon les voies les plus simples. Mais on a besoin de considérer encore certaines choses qui doivent arriver à la matière. Nous devons donc penser qu’il y a plusieurs tourbillons semblables à celui que nous venons de décrire en peu de paroles : que les centres de ces tourbillons sont les étoiles, lesquelles sont autant de soleils : que les tourbillons s’environnent les uns les autres, et qu’ils sont rangés de telle manière, qu’ils se nuisent le moins qu’il se peut dans leurs mouvements, mais que les choses n’ont pu en venir là que les plus faibles des tourbillons n’aient été entraînés et comme engloutis par les plus forts.

Pour comprendre ceci, il n’y a qu’à penser que le premier élément qui est dans le centre d’un tourbillon, peut s’échapper et s’échappe sans cesse par les intervalles des boules, vers la circonférence du même tourbillon ; et que dans le temps que ce centre ou cette étoile se vide par son équateur, il doit y rentrer d’autre premier élément par ses pôles : car cette étoile ne se peut vider d’un côte qu’elle ne se remplisse de l’autre, puisqu’il n’y a point de vide dans le monde comme je le suppose ici, et qu’il est facile de le prouver par les effets naturels, par la transmission, par exemple, de la lumière. Mais, comme il peut y avoir une infinité de causes qui peuvent empêcher qu’il n’entre beaucoup du premier élément dans cette étoile dont nous parlons, il est nécessaire que les parties du premier élément qui sont obligées de s’y arrêter s’accommodent pour se mouvoir dans un même sens. C’est ce qui fait qu’elles s’attachent et se lient les unes aux autres et qu’elles forment des taches qui, s’épaississant en croûtes, couvrent peu à peu ce centre et font du plus subtil et du plus agité de tous les corps, une matière solide et grossière. C’est cette matière grossière, que M. Descartes appelle le troisième élément ; et il faut remarquer que comme elle est engendrée du premier dont les figures sont infinies, elle doit être revêtue d’une infinité de formes différentes.

Cette étoile, ainsi couverte de taches et de croûtes, et devenue comme les autres planètes, n’a plus la force de soutenir et de défendre son tourbillon contre l’effort continuel de ceux qui l’environnent. Ce tourbillon diminue donc peu à peu ; la matière qui le compose se répand de toutes parts : et le plus fort des tourbillons d’alentour en entraîne la plus grande partie, et enveloppe enfin la planète qui en est le centre. Cette planète se trouvant tout entourée de la matière de ce grand tourbillon, elle y nage, en conservant avec quelque peu de la matière de son tourbillon, le mouvement circulaire qu’elle avait auparavant ; et elle y prend enfin une situation qui la met en équilibre avec un égal volume de la matière dans laquelle elle nage. Si elle a peu de solidité et de grandeur, elle descend fort proche du centre du tourbillon qui l’a enveloppée, parce qu’ayant peu de force pour continuer son mouvement en ligne droite, elle doit se placer dans l’endroit de ce tourbillon où un égal volume du second élément a autant de force qu’elle pour s’éloigner du centre ; car elle ne peut être en équilibre qu’en cet endroit. Si cette planète est plus grande et plus solide, elle doit se mettre en équilibre dans un lieu plus éloigné du centre du tourbillon. Et enfin s’il n’y a dans le tourbillon aucun lieu, où un égal volume de sa matière ait autant de solidité que cette planète, et par conséquent autant de force pour continuer son mouvement en ligne droite, à cause que cette planète sera peut-être fort grande et couverte de croùtes fort solides et fort épaisses ; elle ne pourra s’arrêter dans ce tourbillon, puisqu’elle ne pourra s’y mettre en équilibre avec la matière qui le compose. Cette planète passera donc dans les autres tourbillons ; et si elle n’y trouve point son équilibre, elle ne s’y arrêtera point aussi. De sorte qu’on la verra quelquefois passer comme les comètes, lorsqu’elle sera dans notre tourbillon, et assez proche de nous pour cela ; et l’on ne la verra de long-temps lorsqu’elle sera dans les autres tourbillons, ou dans l’extrémité du nôtre.

Si l’on pense maintenant qu’un seul tourbillon, par sa grandeur, par sa force et par sa situation avantageuse peut miner peu à peu, envelopper et entraîner enfin plusieurs tourbillons, et des tourbillons même qui en auraient surmonté quelques autres ; il sera nécessaire que les planètes qui se seront faites dans les centres de ces tourbillons, étant entrées dans le grand tourbillon qui les aura vaincues, s’y mettent en équilibre avec un égal volume de la matière dans laquelle elles nagent. De sorte que si ces planètes sont inégales en solidité, elles seront dans une distance inégale du centre du tourbillon dans lequel elles nageront. Et s’il se trouve que deux planètes aient à peu près la même force pour continuer leur mouvement en ligne droite, ou qu’une planète entraîne dans son petit tourbillon une ou plusieurs autres plus petites planètes, qu’elle aura vaincues selon notre manière de concevoir la formation des choses ; alors ces petites planètes tourneront autour de la plus grande, tandis que la plus grande tournera sur son centre : et toutes ces planètes seront emportées par le mouvement du grand tourbillon dans une distance presque égale de son centre.

Nous sommes obligés, en suivant les lumières de la raison, d’arranger ainsi les parties qui composent le monde, que nous imaginons se former par les voies les plus simples. Car tout ce qu’on vient de dire n’est appuyé que sur l’idée que l’on a de l’étendue, dont on a supposé que les parties tendent à se mouvoir par le mouvement le plus simple, qui est le mouvement en ligne droite. Et lorsque nous examinons par les effets, si nous ne sommes point trompés en voulant expliquer les choses par leurs causes, nous sommes comme surpris de voir que les phénomènes des corps célestes s’accommodent parfaitement avec ce qu’on vient de dire. Car nous voyons que toutes les planètes qui sont au milieu d’un petit tourbillon, tournent sur leur propre centre comme le soleil ; qu’elles nagent toutes dans le tourbillon du soleil et autour du soleil ; que les plus petites ou les moins solides sont les plus proches du soleil, et les plus solides les plus éloignées ; et qu’il y en a aussi, comme les comètes, qui ne peuvent demeurer dans le tourbillon du soleil ; enfin, qu’il y a plusieurs planètes qui en ont encore plusieurs autres petites qui tournent autour d’elles, comme la lune autour de la terre. Jupiter en à quatre et Saturne cinq, aussi est-il le plus grand. Peut-être même que Saturne en a un si grand nombre de si petites, qu’elles font le même effet qu’un cercle continu, qui semble n’avoir point @épaisseur il cause de son grand éloignement. Ces planètes étant les plus grandes que nous voyions, on peut les considérer comme ayant été engendrées de tourbillons assez grands pour en avoir vaincu d’autres avant que d’avoir été enveloppées dans le tourbillon où nous sommes.

Toutes ces planètes tournent sur leur centre, la Terre en vingt—quatre heures, Mars en vingt-cinq ou environ, Jupiter en dix heures ou environ, etc. Elles tournent autour du soleil ; Mercure, qui en est le plus proche, environ en trois mois ; Saturne. qui en est la plus éloignée, environ en trente années ; et celles qui sont entre deux en plus ou moins de temps, mais non pas tout à fait dans la proportion de leur distance. Car toute la matière dans laquelle elles nagent, fait son tour plus vite lorsqu’elle est plus proche du soleil, parce que la ligne de son mouvement est plus petite. Lorsque Mars est opposé au soleil il est assez proche de la terre, et il en est extrêmement éloigné lorsqu’il lui est joint. Il en est de même des planètes supérieures, Jupiter et Saturne ; car les inférieures, comme Mercure et Vénus, ne sont jamais opposées au soleil à proprement parler. Les lignes que toutes les planètes semblent décrire autour de la terre ne sont point des cercles, mais elles approchent fort des ellipses ; et toutes ces ellipses paraissent fort différentes, à cause des différentes situations des planètes à notre égard. Enfin tout ce qu’on remarque dans les cieux, avec certitude, touchant le mouvement des planètes, s’accommode parfaitement avec ce que l’on vient de dire de leur formation suivant les voies les plus simples.

Il y a bien des gens qui regardent les tourbillons de M. Descartes comme de pures chimères. Cependant rien n’est plus facile à démontrer, en supposant : 1° que tout corps mu tend à se mouvoir en ligne droite ; 2° que les planètes ont des mouvements circulaires, deux vérités certaines par l’expérience. Car il est clair que si Jupiter, par exemple, était mu dans le vide, il irait toujours en ligne droite ; et que s’il était mu dans une matière qui ne fît pas un tourbillon ou qui ne tournât point à l’entour du soleil, non-seulement il continuerait toujours d’aller en ligne ou droite ou du moins spirale, mais il perdrait peu à peu son mouvement en le communiquant an fluide qu’il déplacerait. Il faut donc que la matière céleste fasse un tourbillon et que chaque planète s’y place de telle manière que son effort pour s’éloigner du soleil fasse équilibre avec l’effort d’un égal volume de cette matière, c’est-à-dire que la ligne de son mouvement circulaire soit égale à celle de la matière dans laquelle elle nage.

Pour les étoiles fixes, l’expérience apprend qu’il y en à qui diminuent et qui disparaissent entièrement, et qu’il y en a aussi qui paraissent toutes nouvelles, et dont l’éclat et la grandeur augmentent beaucoup. Elles augmentent ou diminuent à mesure que les tourbillons, dont elles sont les centres, reçoivent plus ou moins du premier élément. On cesse de les voir lorsqu’il s’y forme des taches et des croûtes, et l’on commence à les découvrir lorsque ces taches qui en empêchent l’éclat se dissipent entièrement. Toutes ces étoiles gardent toujours entre elles la même distance ; puisqu’elles sont les centres des tourbillons, et qu’elles ne sont point entraînées tant qu’elles résistent aux autres tourbillons ou qu’elles sont étoiles. Elles sont toutes éclatantes comme de petits soleils, parce qu’elles sont comme lui les centres de quelques tourbillons qui ne sont point encore vaincus. Elles sont toutes inégalement distantes de la terre, quoiqu’elles paraissent aux yeux comme attachées à une voûte ; car si l’on n’a point encore remarqué la parallaxe des plus proches avec les plus éloignées, par la différente situation de la terre de six mois en six mois, c’est que cette différence de situation n’est pas assez grande, à cause de l’éloignement immense où nous sommes des étoiles, pour rendre cette parallaxe sensible. Peut-être que, par le moyen des télescopes, on en pourra remarquer quelque peu. Enfin, tout ce qu’on peut observer dans les étoiles par l’usage des sens et par l’expérience, n’est point différent de ce qu’on vient de découvrir par l’esprit, en examinant les rapports les plus simples et les plus naturels qui se trouvent entre es parties et les mouvements de l’étendue.

Si l’on veut examiner la nature des corps qui sont ici-bas, il faut d’abord se représenter que le premier élément étant composé d’un nombre infini de figures différentes, les corps qui auront été formés par l’assemblage des parties de cet élément seront de plusieurs sortes. Il y en aura dont les parties seront branchues, d’autres dont elles seront longues, d’autres dont elles seront comme rondes mais irrégulières en toutes façons. Si leurs parties branchues sont assez grosses, ils seront durs, mais flexibles et sans ressort, comme l’or ; si leurs parties sont moins grosses, ils seront mous ou fluides, comme les gommes, les graisses, les huiles ; mais si leurs parties branchues sont extrêmement délicates, ils seront semblables à l’air. Si les parties longues des corps sont grosses et inflexibles, ils seront piquants, incorruptibles, faciles à dissoudre comme les sels ; si ces mêmes parties longues sont flexibles, ils seront insipides comme les eaux ; s’ils ont des parties grossières et irrégulières en toutes façons, ils seront semblables à la terre et aux pierres. Enfin il y aura des corps de plusieurs différentes natures, et il n’y en aura pas deux qui soient entièrement semblables, parce que le premier élément est capable d’une infinité de figures, et que toutes ces figures ne se combineront jamais de la même manière en deux différents corps. Quelques figures qu’aient ces corps, s’ils ont des pores assez grands pour laisser passer le second élement en tous sens, ils seront transparents comme l’air, l’eau, le verre, etc. Quelques figures qu’aient ces corps, si le premier élément en environne entièrement quelques parties, et les agite assez fort et assez promptement pour repousser le second élément de tous côtés, ils seront lumineux comme la flamme. Si ces corps repoussent tout le second élément qui les choque, ils seront très-blanrs ; s’ils le reçoivent sans le repousser, ils seront très-noirs ; enfin, s’ils le repoussent par diverses secousses ou vibrations, ils paraîtront de différentes couleurs.

Quant à leur situation, les plus pesants ou les moins légers cest-à-dire ceux qui auront moins de force pour continuer leur mouvement en ligne droite, seront les plus proches du centre comme les métaux. La terre, l’eau, l’air en seront plus éloignés. et tous les corps garderont la situation où nous les voyons, parce qu’ils doivent s’être placés d’autant plus loin du centre de la terre qu’ils ont plus de mouvement pour s’en éloigner.

Et l’on ne doit pas être surpris si je dis présentement que les métaux ont moins de force pour continuer leur mouvement en ligne droite que la terre, l’eau et d’autres corps encore moins solides. quoique j’aie dit auparavant que les corps les plus solides ont plus de force à continuer leur mouvement en ligne droite que les autres. Car la raison pour laquelle les métaux ont moins de force pour continuer de se mouvoir que de la terre ou des pierres, c’est que les métaux ont beaucoup moins de mouvement, puisqu’il est toujours vrai que deux corps inégaux en solidité étant mus d’une égale vitesse, le plus solide a plus de force pour aller en ligne droite, parce qu’alors le plus solide a plus de mouvement, et que c’est le mouvement qui fait la force.

Eli si l’on veut savoir la raison pourquoi vers les centres des tourbillons les corps grossiers sont pesants, et légers quand ils en sont fort éloignés (car si la terre, par exemple, était plus proche du soleil, elle remonterait où elle est), on doit penser que les corps grossiers reçoivent leur mouvement de la matière subtile qui les environne et dans laquelle ils nagent. Or, cette matière subtile se meut actuellement en ligue circulaire autour du centre du tourbillon, et c’est ce mouvement commun à toutes ses parties qu’elle communique aux corps grossiers qu’elle environne. Mais elle ne peut leur communiquer les mouvements particuliers à chaque partie qui tend vers différents côtés, en s’éloignant néanmoins du centre du tourbillon. Car on doit prendre garde que les parties de la matière subtile, faisant effort vers différents côtés, ne peuvent que comprimer le corps grossier qu’elles transportent ; car ce corps ne peut pas en même temps aller vers différents côtés. Mais parce que la matière subtile, qui est vers le centre du tourbillon, a beaucoup plus de mouvement qu’elle n’en emploie à circuler ; qu’elle ne communique aux corps grosiers qu’elle entraîne, que son mouvement circulaire et commun à toutes ces parties, et que si les corps grossiers avaient d’ailleurs plus de mouvement que celui qui est commun au tourbillon, ils le perdraient bientôt en le communiquant aux petits corps qu’ils rencontrent ; de là il est évident que les corps grossiers, vers le centre du tourbillon, n’ont point tant de mouvement que la matière dans laquelle ils nagent, dont chaque partie se meut en plusieurs façons différentes outre leur mouvement circulaire ou commun. Or, si les corps grossiers ont moins de mouvement, ils font certainement moins d’effort pour aller en ligne droite et pour s’éloigner du centre ; et s’ils font moins d’effort, ils sont obligés de céder à ceux qui en font davantage et, par conséquent, de se rapprocher vers le centre du tourbillon, c’est-à-dire qu’ils sont d’autant plus pesants qu’ils sont plus solides.

Mais, lorsque les corps grossiers sont fort éloignés du centre du tourbillon, comme le mouvement circulaire de la matière subtile est alors fort grand, à cause qu’elle emploie presque tout son mouvement à tourner autour du centre du tourbillon ; les corps ont d’autant plus de mouvement qu’ils sont plus solides, puisqu’ils vont de la même vitesse que la matière subtile dans laquelle ils nagent ; ainsi ils ont plus de force pour continuer leur mouvement en ligne droite. De sorte que les corps grossiers, dans une certaine distance du centre du tourbillon, sont d’autant plus légers qu’ils sont plus solides.

Cela fait donc voir que la terre est métallique vers le centre, qu’elle n’est pas fort solide vers sa circonférence, que l’eau et l’air doivent demeurer dans la situation où nous les voyons ; mais que tous ces corps sont pesants, l’air aussi bien que l’or et le vif-argent, parce qu’ils sont plus solides et plus grossiers que le premier et le second élément. Cela fait voir que la lune étant un peu trop éloignée du centre du tourbillon de la terre, n’est point pesante quoiqu’elle soit solide ; que Mercure, Vénus, la Terre, Mars, Jupiter et Saturne ne peuvent tomber dans le soleil, qu’ils ne sont point assez solides pour sortir de leur tourbillon comme les comètes, qu’ils sont en équilibre avec la matière dans laquelle ils nagent, et que si l’on pouvait jeter assez haut une balle de mousquet ou un boulet de canon, ces deux corps deviendraient de petites planètes, ou bien ils seraient assez solides pour devenir comme de petites comètes qui ne pourraient plus s’arrêter dans le tourbillon.

le ne prétends pas avoir suffisamment expliqué toutes les choses que je viens de dire, ou avoir déduit des principes simples d’étendue, de figure et de mouvement, ce que l’on en doit infailliblement déduire. Je veux seulement faire voir la manière dont M. Descartes s’est pris pour découvrir les choses naturelles, afin que l’on puisse comparer ses idées et sa méthode avec celles des autres philosophes. Je n’ai point eu ici d’autre dessein ; mais je ne crains point d’assurer que si l’on veut cesser d’admirer la vertu de l’aimant, les mouvements réglés du flux et du reflux de la mer, le bruit du tonnerre, la génération des météores ; enfin si l’on veut s’instruire de la physique, comme l’on ne peut mieux faire que de lire et de méditer ses ouvrages, on ne saurait rien faire si on ne suit sa méthode, je veux dire si on ne raisonne comme lui sur des idées claires, en commençant toujours par les plus simples.

Ce n’est pas que cet auteur soit infaillible, et je crois pouvoir démontrer qu’il s’est trompé en plusieurs endroits de ses ouvrages. Mais il est plus avantageux à ceux qui le lisent de croire qu’il s’est trompé, que s'ils étaient persuadés que tout ce qu’il dit fût vrai. Si on le croyait infaillible, on le lirait sans l’examiner, on croirait ce qu’il dit sans le savoir ; on apprendrait ses sentiments comme on apprend des histoires, ce qui ne formerait point l’esprit. Il avertit lui-même qu’en lisant ses ouvrages, on doit prendre garde s’il ne s’est point trompé, et qu’en ne doit rien croire de ce qu’il dit que lorsqu’on y est forcé par l’évidence. Car il ne ressemble pas à ces faux savants qui, usurpant une domination injuste sur les esprits, veulent qu’on les croie sur leur parole, et qui au lieu de rendre les hommes disciples de la vérité intérieure, en ne leur proposant que des idées claires, les soumettent à l’autorité des païens, et, par des raisons qu’ils n’entendent point, leur font recevoir des opinions qu’ils ne peuvent comprendre.

La principale chose que l’on trouve à redire dans la manière dont M. Descartes fait naître le soleil, les étoiles, la terre et tous les corps qui nous environnent, c’est qu’elle parait contraire à ce que l’Êcriture sainte nous apprend de la création du monde ; et que si l’on en croit cet auteur, il semble que l’univers s’est formé comme de lui-même, tel que nous le voyons aujourd’hui. A cela on peut donner plusieurs réponses.

La première, que ceux qui disent que M. Descartes est contraire à Moïse n’ont peut-être pas tant examiné l’Écriture-sainte et Descartes, que ceux qui ont fait voir par leurs écrits publics que la création du monde s’accommode parfaitement avec les sentiments de ce philosophe.

Mais la principale est que M. Descartes n’a jamais prétendu que les choses se soient faites peu à peu comme il les décrit. Car dans le premier article de la quatrième partie de sa philosophie, qui est, que, pour trouver les vraies causes de ce qui est sur la terre, il faut retenir l'hypothèse déjà prise nonobstant qu’elle soit fausse, il dit positivement le contraire en ces termes :

« Bien que je ne veuille point qu’on se persuade que les corps qui composent ce monde visible aient jamais été produits en la façon que j’ai décrite, ainsi que j'ai ci-dessus averti, je suis néanmoins obligé de retenir ici la même hypothèse pour expliquer ce qui est sur la terre, afin que si je montre évidemment, ainsi que j’espère faire, qu’on peut par ce moyen donner des raisons très-intelligibles et certaines de toutes les choses qui s’y remarquent, et qu’on ne puisse faire le semblable par aucune autre invention, nous ayons sujet de conclure que, bien que le monde n’ait pas été fait au commencement en cette façon, et qu’il ait été immédiatement créé de Dieu, toutes les choses qu’il contient ne laissent pas d’être maintenant de même nature que si elles avaient été ainsi produites. »

Descartes savait que pour bien comprendre la nature des choses, il les fallait considérer dans leur origine et dans leur naissance ; qu’il fallait toujours commencer par celles qui sont les plus simples et aller d’abord au principe ; qu’il ne fallait point se mettre en peine si Dieu avait formé ses ouvrages peu à peu par les voies les plus simples ou s’il les avait produits tout d’un coup ; mais, de quelque manière que Dieu les eût formés, que, pour les bien connaître, il fallait les considérer d’abord dans leurs principes, et prendre garde seulement dans la suite si ce qu’on avait pensé s’accordait avec ce que Dieu avait fait. Il savait que les lois de la nature, par lesquelles Dieu conserve tous ses ouvrages dans l’ordre et la situation où ils subsistent, sont les mêmes lois que celles par lesquelles il a pu les former et les arranger ; car il est évident à tous ceux qui considèrent les choses avec attention, que si Dieu n’avait pas arrangé tout d’un coup son ouvrage de la manière qu’il se serait arrangé avec le temps, tout l’ordre de la nature se renverserait, puisque les lois de la conservation seraient contraires à celles de la première création. Si tout l’univers demeure dans l’ordre où nous le voyons, c’est que les lois des mouvements qui le conservent dans cet ordre eussent été capables de l’y mettre. Et si Dieu les avait mis dans un ordre différent de celui où elles se fussent mises par ces lois du mouvement, toutes choses se renverseraient et se mettraient, par la force de ces lois, dans l’ordre ou nous les voyons présentement.

Un homme veut découvrir la nature d’un poulet : pour cela il ouvre tous les jours des œufs qu’il a mis couver ; il y examine ce qui se meut et ce qui croît le premier ; il voit bientôt que le cœur commence à battre et à pousser de tous côtés des canaux de sang qui sont les artères, que ce sang retourne vers le cœur par les veines, que le cerveau paraît aussi d’abord, et que les os sont les dernières parties qui se forment. Il se délivre par là de beaucoup d’erreurs, et il tire même de ces observations plusieurs conséquences d’un très-grand usage pour la connaissance des animaux. Que peut-on trouver à redire dans la conduite de cet homme ? Peut-ou dire qu’il prétende persuader que Dieu a formé le premier poulet en créant d’abord un œuf et en lui donnant un certain degré de chaleur pour le faire éclore, à cause qu’il tâche de découvrir la nature des poulets dans leur formation ?

Pourquoi donc accuser M. Descartes d’être contraire à l’Écriture, à cause que, voulant examiner la nature des choses visibles, il en examine la formation par les lois du mouvement qui s’observent inviolablement en toutes rencontres ? Il n’a jamais douté : que le monde n’ait été créé au commencement avec autant de perfection qu’il en a ; en sorte que le soleil, la terre, la lune, les étoiles ont été dès lors, et que la terre n’a pas eu seulement en soi les semences des plantes, mais que les plantes mêmes en ont couvert une partie, et qu’Adam et Ève n’ont pas été crées enfants, mais en âge d’hommes parfaits. « La religion chrétienne, dit-il, veut que nous le croyions ainsi, et la raison naturelle nous persuade absolument cette vérité, parce que, considérant la toute-puissance de Dieu, nous devons juger que tout ce qu’il a fait a eu toute la perfection qu’il devait avoir. Mais, comme on connaîtrait beaucoup mieux quelle a été la nature d’Adam et celle des arbres du paradis si l’on avait examiné comment les enfants se forment peu à peu dans le ventre de leurs meres et comment les plantes sortent de leurs semences, que si l’on avait seulement considéré quels ils ont été quand Dieu les a créés, tout de même nous ferons mieux entendre quelle est généralement la nature de toutes les choses qui sont au monde, si nous pouvons imaginer quelques principes qui soient fort intelligibles et fort simples, desquels nous fassions voir clairement que les astres, la terre, et enfin tout le monde visible aurait pu être produit ainsi que de quelques semences, bien que nous sachions qu’il n’a pas été produit en cette façon, que si nous le décrivions seulement comme il est ou bien comme nous croyons qu’il a été créé ; et parce que je pense avoir trouvé des principes qui sont tels, je tâcherai ici de les expliquer[15]. »

M. Dscartes a pensé que Dieu avait formé le monde tout d’un coup ; mais il a cru aussi que Dieu l’avait formé dans le même état, dans le même ordre et dans le même arrangement de parties où il aurait été s’il l’avait formé peu à peu par les voies les plus simples. Et cette pensée est digne de la puissance et de la sagesse de Dieu : de sa puissance, puisqu’il a fait en un moment tous ses ouvrages dans leur plus grande perfection ; de sa sagesse, puisque par là il a fait connaître qu’il prévoyait parfaitement tout ce qui devait arriver nécessairement dans la matière si elle était agitée par les voies les plus simples. et encore parce que l’ordre de la nature n’eût pu subsister si le monde eût été produit d’une manière contraire aux lois de mouvement par lesquelles il est conservé, ainsi que je viens de dire.

Il est ridicule de dire que M. Descartes a cru que le monde se soit pu former de lui-même, puisqu’il a reconnu, comme tous ceux qui suivent les lumières de la raison, qu’aucun corps ne peut même se remuer par ses propres forces, et que toutes les lois naturelles de la communication des mouvements ne sont que des suites des volontés immuables de Dieu, qui agit sans cesse d’une même manière. Ayant prouvé qu’il n’y a que Dieu qui donne le mouvement à la matière, et que le mouvement produit dans tous les corps toutes les différentes formes dont ils sont revêtus, c’en était assez pour ôter aux libertins tout prétexte de tirer aucun avantage de son système. Au contraire, si les athées faisaient quelque réflexion sur les principes de ce philosophe, ils se trouveraient bientôt contraints de reconnaître leurs erreurs, car s'ils peuvent soutenir, comme les païens, que la matière soit incréée, ils ne peuvent pas de même soutenir qu’elle ait jamais été capable de se mouvoir par ses propres forces. Ainsi les athées seraient du moins obligés de reconnaître le véritable moteur s’ils ne voulaient pas reconnaître le véritable créateur. Mais la philosophie ordinaire leur fournit assez de quoi s'aveugler et soutenir leurs erreurs ; car elle leur parle de certaines vertus impresses, de certaines facultés motrices, en un mot, d’une certaine nature qui est le principe du mouvement de chaque chose, et, quoiqu’ils n’en aient aucune idée distincte, ils sont bien aises, à cause de la corruption de leur cœur, de la mettre à la place du vrai Dieu, en s’imaginant que c’est elle qui fait toutes les merveilles que nous voyons.


CHAPITRE V.
Explication des principes de la philosophie d’Aristote, où l’on fait voir qu’il n’a jamais observé la seconde partie de la règle générale, et où l’on examine ses quatre éléments, et ses qualités élémentaires.


Afin que l’on puisse faire quelque comparaison de la philosophie de Descartes avec celle d’Aristote, il est à propos que je représente en abrégé ce que celui-ci a pensé des éléments et des corps uaturels en général, ce que les plus savants croient qu’il a fait dans ses quatre livres Du ciel ; car les huit livres de physique appartiennent plutôt à la logique ou, si l’on veut, à la métaphysique qu'à la physique, puisque ce ne sont que des mots vagues et généraux qui ne représentent point à l’esprit d’idée distincte et particulière. Ces quatre livres sont intitulés Du ciel, parce que le ciel est le principal des corps simples dont il traite.

Ce philosophe commence cet ouvrage par prouver que le monde est parfait, et voici sa preuve. Tous les corps ont trois dimensions ; ils n’en peuvent pas avoir davantage, car le nombre de trois comprend tout, selon les pythagoriciens. Or le monde est l’assemblage de tous les corps : donc le monde est parfait. On pourrait, par cette plaisante preuve, démontrer aussi que le monde ne peut être plus imparfait qu'il est, puisqu'il ne peut être composé de parties qui aient moins de trois dimensions.

Dans le second chapitre, il suppose d’abord certaines vérités peripatétiques. 1°. Que tous les corps naturels ont d’eux-mêmes la force de se remuer : ce qu’il ne prouve point ici ni ailleurs. Il assure au contraire, dans le premier chapitre du second livre de physique, qu’il est ridicule de s’efforcer de le prouver, parce que, dit-il, c’est une chose évidente par elle-même, et qu’il n’y a que ceux qui ne peuvent discerner ce qui est connu de soi-même de ce qui ne l’est pas qui s’arrêtent à prouver ce qui est évident par ce qui est obscur. Mais on a fait voir ailleurs qu’il est absolument faux que les corps naturels aient dans eux-mêmes la force de se remuer, et que cela ne paraît évident qu’à ceux qui, comme Aristote, suivent les impressions de leurs sens et ne font aucun usage de leur raison.

Il dit, en second lieu, que tout mouvement local se fait en ligne droite ou circulaire, ou composée de la droite et de la circulaire. Mais, s’il ne voulait pas penser à ce qu’il avance témérairement, il devait au moins ouvrir les yeux, et il aurait vu qu’il y a des mouvements d’une infinité de façons différentes qui ne sont point composés du droit et du circulaire ; ou plutôt il devait penser que les mouvements composés des mouvements en ligne droite peuvent être d’une infinité de façons si l’on suppose que les mouvements composants augmentent ou diminnept leur vitesse en une infinité de façons différentes, comme l’on peut voir par ce qui a été dit auparavant[16]. Il n’y a, dit-il, que ces deux mouvements simples, le droit et le circulaire : donc tous les mouvements sont composés de ceux-là. Mais il se trompe : le mouvement circulaire n’est point simple ; on ne peut le concevoir sans penser à un point auquel le corps mu plutôt que ce mouvement a rapport, et tout ce qui enferme un rapport est relatif et non pas simple. Mais si l’on définit le mouvement simple, comme on le devrait, celui qui tend toujours vers le même endroit, le mouvement circulaire serait infiniment composé, puisque toutes les tangentes de la ligne circulaire tendent en différents endroits. On peut définir le cercle par rapport au centre ; mais juger de la simplicité du mouvement circulaire par rapport à un point à l’égard duquel il n’y a point de mouvement, ce serait s’y prendre fort mal.

Il dit, en troisième lieu, que tous les mouvements simples sont de trois sortes : l’un du centre, l’autre vers le centre, le troisième autour du centre. Mais il est faux que le dernier soit simple, comme l’on a déjà dit. Il est encore faux qu’il n’y ait de mouvements simples que ceux qui vont de bas en haut et de haut en bas ; car tous les mouvements en ligne droite sont simples, soit qu’ils s'approchent ou s’éloignent du centre, soit qu’ils s’approchent ou s’éloignent des pôles ou de quelque autre point. Tout corps, dit-il, est composé de trois dimensions : donc le mouvement de tous les corps doit avoir trois mouvements simples. Quel rapport de l’un à l’autre des mouvements simples avec des dimensions ! De plus tout corps a trois dimensions, et, nul corps n’a de mouvement composé de ces trois mouvements simples.

En quatrième lieu, il suppose que les corps sont ou simples ou composés : et il dit que les corps simples sont ceux qui ont en eux-mêmes quelque force qui les remue, comme le feu, la terre, etc., et que les composés reçoivent leur mouvement de ceux qui les composent. Mais, en ce sens, il n’y a point de corps simples, car il n’y en a point qui aient en eux-mêmes quelque principe de leur mouvement ; il n’y a point aussi de corps composés, puisque les composés supposent les simples qui ne sont point. Ainsi il n’y aurait point de corps. Quelle imagination de définir la simplicité des corps par une puissance de se remuer ! Quelles idées distinctes peut-on attacher à ces mots de corps simples et de corps composés si les corps simples ne sont définis que par rapport à une force de se mouvoir imaginaire ? Mais voyons les conséquences qu’il tire de ces principes. Le mouvement circulaire est un mouvement simple ; le ciel se meut circulairement : donc son mouvement est simple. Or, le mouvement simple ne peut être que d’un corps simple, c’est-à-dire d’un corps qui se meut par ses propres forces : donc le ciel est un corps simple distingué des quatre éléments, qui se meuvent par des lignes droites. Il est assez évident que tout ce raisonnement ne contient que des propositions fausses et absurdes. Examinons ses autres preuves, car il en apporte beaucoup de méchantes pour prouver une chose aussi inutile que fausse.

Sa seconde raison, pour prouver que le ciel est un corps simple distingué des quatre éléments, suppose qu’il y a deux sortes de mouvements, l’un naturel, et l’autre contre la nature ou violent. Mais il est assez évident à tous ceux qui jugent des choses par des idées claires, que les corps n’ayant point eux-mêmes de nature ou de principe de leur mouvement, comme l’entend Aristote, il n’y a point de mouvement violent ou contre la nature. Il est indifférent à tous les corps d’être mus ou de ne l’être pas : d’être mus d’un côté ou de l’être d’un autre. Mais Aristote, qui juge des choses par les impressions des sens, s’imagine que les corps qui se mettent toujours par les lois de la communication des mouvements en une telle situation à l’égard des autres, s’y mettent par eux-mêmes, parce qu’ils s’y trouvent mieux et que cela est plus conforme à leur nature. Voici donc le raisonnement d’Aristote.

Le mouvement circulaire du ciel est naturel ou contre la nature. S’il lui est naturel comme on vient de dire, le ciel est un corps simple distingué des éléments, puisque les éléments ne se meuvent point circulairement par leur mouvement naturel. Si le mouvement circulaire est contre la nature du ciel, ou le ciel sera quelqu’un des éléments, comme le feu, ou quelque autre chose. Le ciel ne peut être aucun des éléments ; car, par exemple, si le ciel était de leu, le mouvement naturel du leu étant de bas en haut, le ciel aurait deux mouvements contraires, le circulaire et celui de bas en haut ; ce qui ne se peut, puisqu’un corps ne peut avoir deux mouvements contraires. Si le ciel est quelque autre corps qui ne se meuve pas circulairement par sa nature, il aura quelqu’autre mouvement naturel, ce qui ne peut être. Car s’il se meut par sa nature de bas en haut, ce sera du feu ou de l’air ; si de haut en bas, ce sera de l’eau ou de la terre : donc, etc. Je ne m’arrête point à faire remarquer en particulier les absurdités de ces raisonnements, je dis seulement en général que ce que dit ici Aristote ne signifie rien de distinct, et qu’il n’y a rien de vrai ni même de concluant. Sa troisième raison est celle-ci :

Le premier et le plus parfait de tous les mouvements simples doit être le mouvement d’un corps simple, et même du premier et du plus parfait des corps simples. Mais le mouvement circulaire est le premier et le plus parfait des mouvements simples, parce que toute ligne circulaire est parfaite et qu’il n’y a aucune ligne droite qui le soit. Car si elle est finie, on lui peut ajouter quelque chose ; si infinie, elle n’est point encore parfaite, puisqu’elle n’a point de fin[17] et que les choses ne sont parfaites que lorsqu’elles sont finies. Donc le mouvement circulaire est le premier et le plus parfait des mouvements. Donc le corps qui se meut circulairement est simple, et le premier et le plus divin des corps simples. Voici sa quatrième raison.

Tout mouvement est naturel ou ne l’est pas, et tout mouvement qui n’est point naturel à quelques corps est naturel à quelques autres. Nous voyons que les mouvements de haut en bas et de bas en haut qui ne sont point naturels à quelque corps, sont naturels à d’autres, car le feu ne descend point naturellement, mais la terre descend naturellement. Or le mouvement circulaire n’est point naturel aux quatre éléments, il faut donc qu’il y ait un corps simple auquel ce mouvement soit naturel. Donc le ciel qui sc meut circulairement est un corps simple distingué des quatre éléments.

Enfin le mouvement circulaire est naturel ou violent à quelque corps. S’il est naturel, il est évident que ce corps doit être des simples et des plus parfaits. S’il n’est point naturel, il est bien étrange que ce mouvement dure toujours, puisque nous voyons que tous les mouvements qui ne sont point naturels ne durent que l’ort peu de temps. Il faut donc croire après toutes ces raisons qu’il ya quelque autre corps séparé de tous ceux qui nous environnent qui est d’une nature d’autant plus parfaite qu’il est plus éloigné de nous. Voilà comme raisonne Aristote. Mais je défie le plus intelligent de ses interprètes d’attacher des idées distinctes aux termes dont il se sert, et de faire voir que ce philosophe commence par les choses les plus simples avant que de parler des plus composées, ce qui est absolument nécessaire pour raisonner juste, comme je viens de le prouver.

Si je ne craignais point d’être ennuyeux, je traduirais encore quelques chapitres d’Aristote. Mais outre qu’on ne prend guère de plaisir à le lire en français (c’est-à-dire lorsqu’on l’entend) j’ai fait assez voir, par le peu que j'en ai exposé, que sa manière de philosopher est entièrement inutile pour découvrir la vérité. Car puisqu’il dit lui-même dans le cinquième chapitre de ce livre, que ceux qui se trompent d’abord en quelque chose se trompent dix mille fois davantage s’ils avancent beaucoup, étant visible qu’il ne sait ce qu’il dit dans les deux premiers chapitres de son livre, on doit croire qu’il n’œt pas sùr de se rendre à- son autorité sans examiner ses raisons. Mais afin qu’on en soit encore plus persuadé, je vais faire voir qu’il n’y a point de chapitre dans ce premier Livre où il n’y ait quelque impertinence.

Dans le troisième chapitre, il dit que les cieux sont incorruptibles et incapables d’aucune altération ; il en apporte plusieurs preuves assez badines, comme que c’est la demeure des dieux immortels, et que l’on n’y a jamais remarqué de changement. la dernière de ces preuves serait assez bonne s’il disait que quelqu'un en fût revenu, ou qu’il eùt été assez proche des corps célestes pour en remarquer les changements. Mais je ne sais même si présentement on se rendrait à son autorité à cause que les lunettes d’approche nous apprennent le contraire.

Il prétend prouver, dans le quatrième chapitre, que le mouvement circulaire n’a point de contraire. Néanmoins, il est manifeste que le mouvement d’orient en occident est contraire à celui qui se fait d’occident en orient.

Dansle cinquième chapitre il prouve mal que les corps ne sont point infinis, parce qu’il tire sa preuve des mouvements des corps simples. Car qui empéche qu’au-dessus de son premier mobile il n’y ait encore quelque étendue qui soit sans mouvement ? Dans le sixième il s’amuse, inutilement à prouver que les éléments ne sont pas infinis. Car qui en peut douter, lorsqu’on suppose comme lui qu’ils sont renfermés dans le ciel qui les environne ? Mais il se rend ridicule lorsqu’il s’avise de le prouver par leur pesanteur et par leur légèreté. Si les élements étaient infinis, dit-il, il y aurait une pesanteur et une légèreté infinie, cela ne peut ètre. Donc, etc. Ceux qui veulent savoir plus au long sa preuve peuvent la lire dans ses livres. Je croirais perdre le temps de la rapporter. Il continue, dans le septième, de prouver que les corps ne sont pas infinis, et sa première preuve suppose qu’il est nécessaire que tout corps soit en mouvement, ce qu’il ne prouve point et ce qui ne se peut prouver.

Il soutient, dans le huitième, qu’il n’y a point plusieurs mondes de même espèce, par cette plaisante raison, que s’il y avait une autre terre que celle que nous habitons, la terre étant pesante par sa nature, cette terre devrait tomber sur la nôtre, parce que la nôtre est le centre où doivent tomber tous les corps pesants. D’où a-t-il appris cela, que de ses sens ?

Dans le neuvième, il prouve qu’il n’est pas même possible qu’il y ait plusieurs mondes, parce que s’il y avait quelque corps au-dessus du ciel, il serait simple ou composé, dans un état naturel ou violent, ce qui ne peut être, par des raisons qu’il tire des trois espèces de mouvements dont il a déjà parlé.

Il assure, dans le dixième, que le monde est éternel, parce qu’il ne se peut faire qu’il ait commencé d’être et, qu’il dure toujours, puisque nous voyons que tout ce qui se fait se corrompt avec le temps. Il a appris ceci de ses sens. Mais qui lui a appris que le monde durera toujours ?

Il emploie le onzième chapitre à expliquer ce que l’on entend par incorruptible, comme si l’équivoque était fort à craindre et qu’il dùt faire un grand usage de son explication. Cependant ce terme incorruptible est si clair par lui-même, qu’Aristote ne se met point en peine d’expliquer ni en quel sens il le faut prendre, ni en quel sens ille prend. Il aurait été plus à propos qu’il eût défini une ínfinité de termes dont il se sert, qui ne réveillent que des idées sensibles, car on aurait peut-être appris quelque chose en lisant ses ouvrages.

Enfin dans le dernier chapitre de ce premier livre Du ciel, il tâche de faire voir que le monde est incorruptible parce qu’il ne se peut faire qu’il ait commencé et qu’il dure éternellement. Toutes choses, dit-il, subsistent, durant un temps fini ou infini. Mais ce qui n’est infini qu’en un sens n’est ni fini ni infini. Donc rien ne peut subsister en cette manière.

Voilà de quelle manière raisonne le prince des philosophes et le génie de la nature, lequel, au lieu de faire connaître par des idées claires et distinctes la véritable cause des effets naturels, établit une philosophie païenne sur les idées fausses et confuses des sens, ou sur des idées trop générales pour être utiles à la recherche de la vérité.

Je ne reprends pas ici Aristote de ce qu’il n’a pas su que Dieu a créé le monde dans le temps pour faire connaître sa puissance et la dépendance des créatures ; et qu’il ne l’anéantira jamais, afin que l’on sache aussi qu’il est immuable et qu’il ne se repent jamais de ses desseins. Mais je crois pouvoir le reprendre de ce qu’il prouve par des raisons qui n’ont aucune force que le monde est de toute éternité. S’il est quelquefois excusable dans les sentiments qu’il soutient, il n’est presque jamais excusable dans les raisons qu’il apporte lorsqu’il traite des sujets qui renferment quelque difficulté. On en est peut-être déjà persuadé par les choses que je viens de dire, quoique je n’aie pas rapporté toutes les erreurs que j’ai rencontrées dans le livre dont je les ai extraites et que j’aie tàché de le faire parler plus clairement qu’on ne le fait ordinairement.

Mais afin que l’on soit convaincu que le génie de la nature n’en découvrira jamais aux hommes ni les secrets ni les ressorts, il est à propos que je fasse voir que les principes sur lesquels ce philosophe raisonne pour expliquer les effets naturels n’ont aucune solidité.

Il est évident qu’on ne peut rien découvrir dans la physique si l’on ne commence par les corps les plus simples, c’est-à-dire par les éléments[18] ; car les éléments sont les corps dans lesquels tous les autres se résolvent, parce qu’ils sont contenus en eux ou actuellement ou en puissance : c’est ainsi qu’Aristote les définit. Mais on ne trouvera point dans les ouvrages d’Aristote, qu’il ait expliqué par une idée distincte ces corps simples dans lesquels il prétend que les autres se résolvent, et par conséquent ses éléments n’étant point clairement connus, il est impossible de découvrir la nature des corps qui en sont composés.

Ce philosophe dit bien qu’il y a quatre éléments, le feu, l’air, l’eau et la terre, mais il n’en fait point clairement connaître la nature ; il n’en donne point d’idée distincte ; il ne veut pas même que ses éléments soient le feu, l’air, l’eau et la terre que nous voyons ; car enfin si cela était, nous en aurions du moins quelque connaissance par nos sens. Il est vrai qu’en plusieurs endroits de ses ouvrages il tâche de les expliquer par les qualités de chaleur et de froideur, d’humidité et de sécheresse, de pesanteur et de légèreté. Mais cette manière de les expliquer est si impertinente et si ridicule qu’on ne peut concevoir comment tant de savants s’eu sont contentés. C’est ce que je vais faire voir.

Aristote prétend, dans son livre Du ciel, que la terre est au centre du monde, et que tous les corps qu’il lui plait d’appeler simples, à cause qu’il suppose qu’ils se meuvent par leur nature, doivent se remuer par des mouvements simples. Il assure qu’outre le mouvement circulaire qu’il soutient être simple et par qui il prouve que le ciel, qu’il suppose se mouvoir circulairement, est un corps simple, il n’y en a que deux qui soient simples, l’un de haut en bas, ou de la circonférence vers le centre, l’autre de bas en haut, ou du centre vers la circonférence ; que ces mouvements simples conviennent à des corps simples, et par conséquent que la terre et le feu sont des corps simples, dont l’un est tout à fait pesant et l’autre tout à fait léger. Mais parce que la pesanteur et la légèreté peuvent convenir à un corps, ou tout à fait ou en partie, il conclut qu’il y a encore deux éléments ou deux corps simples, dont l’un est léger en partie et l’autre pesant en partie, savoir l’eau et l’air. Voilà comme il prouve qu’il y a quatre éléments et qu’il n’y en a pas davantage.

Il est évident, à ceux qui examinent les opinions des hommes par leur propre raison, que toutes ces propositions sont fausses, ou du moins qu’elles ne peuvent passer pour des principes clairs et incontestables, dont on ait des idées très-claires et très-distinctes et qui puissent servir de fondement à la physique. Il est certain qu’il n’y a rien de plus absurde que de vouloir établir le nombre des éléments par des qualités imaginaires de pesanteur et de légèreté, en disant sans aucune preuve qu’il y a des corps qui sont pesants et d’autres qui sont légers par leur nature. Car, s’il n’y a qu’à parler sans preuve, on pourra dire quetous les corps sont pesants par leur nature et qu’ils sont tous sans efforts pour s’approcher’du centre du monde, comme du lieu de leur repos ; et l’on pourra soutenir au contraire que tous les corps sont légers par leur nature et qu’ils tendent tous à s’élever vers le ciel comme vers le lieu de leur plus grande perfection. Car si l’on objecte à celui qui dira que tous les corps sont pesants, que l’air et le feu sont légers, il n’aura qu’à répondre que le feu et l’air ne sont point légers, mais qu’ils sont moins pesants que l’eau et la terre et que c’est à cause de cela qu’ils semblent légers. Qu’il en est de même de ces éléments que d’un morceau de bois qui semble léger dans l’eau, non qu’il soit léger de lui-même, puisqu’il tombe en bas lorsqu’il est dans l’air, mais parce que l’eau, qui est plus pesante, prend le dessous et le fait monter.

Si, au contraire, l’on objecte à celui qui soutiendra que tous les corps sont légers par leur nature, que la terre et l’eau sont pesantes. il répondra de même, que ces corps semblent pesants á cause qu’ilu ne sont pas si légers que les autres qui l’environnent ; que du bois, par exemple. semble pesant lorsqu’il est dans l’air, non qu’il soit pesant, puisqu’il monte lorsqu’il est dans l’eau, mais parce qu’il n’est pas si léger que l’air.

Il est donc ridicule de supposer comme des principes incontestables, que les corps sont légers ou pesants par leur nature ; au contraire, il est évident que tout corps n’a point en soi-même la force de se remuer, et qu’il lui est indifférent d’être mu de haut en bas, ou de bas en haut ; d’orient en occident, ou d’occident en orient ; du pôle méridional au septentrional, ou de quelque autre manière qu’on le voudra concevoir.

Mais accordons à Aristote qu’il y a quatre éléments tels qu’il le souhaite, dont il y en à deux pesants et deux autres légers par leur nature, savoir : le feu, l’air, l’eau, et la terre. Quelle conséquence en pourra-t-on tirer pour la connaissance de l’univers ? Ces quatre éléments ne sont point le feu, l’air, l’eau, et la terre que nous voyons ; selon lui, c’est autre chose. Nous ne les connaissons point par les sens, et encore moins par la raison, car nous n’en avons aucune idée distincte. Je veux que nous sachions que tous les corps naturels en sont composés, puisqu’Aristote l’a dit ; mais la nature de ces corps composés nous est inconnue, et nous ne les pouvons connaître qu’en connaissant les quatre éléments ou les corps simples qui les composent, car on ne connaît le composé que par le simple.

Le feu, dit Aristote, est léger par sa nature ; le mouvement de bas en haut est un mouvement simple ; le feu est donc un corps simple, puisque le mouvement doit être proportionné au mobile. Les corps naturels sont composés des corps simples, donc il y a du feu dans tous les corps naturels ; mais un feu qui n’est pas semblable à celui que nous voyons, car le feu n’est souvent qu’en puissance dans les corps qui en sont composés. Qu’est-ce que ces discours péripatétismes nous apprennent ? qu’il y a du feu dans tous les corps, soit actuel, soit potentiel, c’est-à-dire que tous les corps sont composés de quelque chose qu’on ne voit point, et dont on ne connaît point la nature. Nous voila donc fort avancés. Mais, si Aristote ne nous fait point connaître la nature du feu et des autres élements dont tous les corps sont composés, on pourrait peut-être s’imaginer qu’il nous en découvre du moins les qualités et les principales propriétés. Il faut encore examiner ce qu’il en dit.

Il nous déclare[19] qu’il y a quatre qualités principales qui appartiennent au toucher, la chaleur, la froideur, l’humidité et la sécheresse, desquelles toutes les autres sont composées ; et il distribue en cette sorte ces qualités premières aux quatre éléments : il donne au feu la chaleur et la sécheresse, à l’air la chaleur et l’humidité, à l’eau la froideur et l’humidité, et à la terre la froideur et la sécheresse[20]. Il assure que la chaleur et la froideur sont des qualités actives, et que la sécheresse et humidité sont des qualités passives. Il définit la chaleur, ce qui assemble les choses de même genre ; la froideur, ce qui assemble toutes choses, soit de même, soit de divers genres ; l’humide, ce qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères ; et le sec, ce qui se contient facilement dans ses propres bornes et ne s’accommode pas facilement aux bornes des corps qui l’environnent.

Ainsi, selon Aristote, le feu est un élément chaud et sec ; c’est donc un élément qui assemble les choses de même nature et qui se contient facilement dans ses propres bornes, et difficilement dans des bornes étrangères. L’air est un élément chaud et humide ; c’est donc un élément qui assemble les choses de même genre, et qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères. L’eau est un élément froid et humide ; c’est donc un élément qui rassemble les choses de même et de différente nature, et qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères. Et enfin, la terre est froide et sèche ; c’est donc un élément qui rassemble les choses de même et de différente nature, qui se contient facilement dans ses propres bornes, et qui ne s’accommode pas facilement à des bornes étrangères.

Voilà les éléments expliqués selon le sentiment d’Aristote, ou selon les définitions qu’il a données de leurs qualités principales et parce que, si nous l’en croyons, les éléments sont les corps simples dont tous les autres sont composés, et leurs qualités des qualités simples dont toutes les autres sont composées, la connaissance de ces éléments et de leurs qualités doit être très-claire et très-distincte, puisque toute la physique, c’est-à-dire la connaissance des corps sensibles qui en sont composés, en doit être déduite.

Voyons donc ce qui peut manquer à ces principes. Premièrement, Aristote n’attache point d’idée distincte au mot de qualité : on ne sait si, par qualité, il entend un être réel distingué de la matière, ou seulement la modification de la matière ; Il semble quelquefois qu’il l’entende en un sens, et quelquefois en un autre. Il est vrai que dans le huitième chapitre des catégories, il définit la qualité : ce qui fait que les choses sont appelées telles, mais ce n’est pas tout à fait ce qu’on demande. Secondement, les définitions qu’il donne des quatre premières qualités, la chaleur, la froideur, l’humidité et la sécheresse sont toutes fausses ou inutiles. Voici sa définition de la chaleur : La chaleur, c’est ce qui assemble les choses de même nature.

Premièrement, on ne voit pas que cette définition explique parfaitement la nature de la chaleur, quand même il serait vrai que la chaleur assemblerait toujours les choses de même nature.

Secondement, il est faux que la chaleur assemble les choses de même nature. La chaleur n’assemble point les parties de l’eau ; elle les dissipe plutôt en vapeur. Elle n’assemble point les parties du vin, ni celles de toute autre liqueur ou corps fluide qu’il vous plaira, ni même celles du vif-argent ; elle résout, au contraire, et elle sépare tous les corps solides et fluides de même et de différente nature ; et, s’il y en a quelques-unes dont le feu ne puisse dissiper les parties, ce n’est point quelles soient de même nature, mais c’est qu’elles sont trop grosses et trop solides pour être enlevées Par le mouvement des parties du feu.

En troisième lieu, la chaleur selon la vérité ne peut ni assembler ni dissiper les parties d’aucun corps de même ou de différente nature ; car, pour assembler, pour séparer, pour dissiper les parties de quelque corps, il faut les remuer : or la chaleur ne peut rien remuer, ou du moins il n’est pas évident que la chaleur puisse remuer les corps ; car, quoique l’on considère la chaleur avec toute l’attention possible, on ne peut découvrir qu’elle puisse communiquer au corps du mouvement qu’elle n’a point. On voit bien que le feu remue et sépare les parties des corps qui lui sont exposées, il est vrai, mais ce n’est peut-être point par sa chaleur, car il n’est pas même évident qu’il en ait. C’est plutôt par l’action de ses parties qui sont visiblement dans un mouvement continuel. Il est évident que les parties du feu venant à heurter contre quelque corps lui doivent communiquer une partie de leur mouvement, soit qu’il y ait de la chaleur dans le feu, soit qu’il n’y en ait point. Si les parties de ce corps sont peu solides, le feu les doit dissiper ; si elles sont fort solides et fort grossières, le feu ne peut que les remuer et les faire glisser les unes sur les autres ; enfin, si elles sont mêlées de subtiles et de grossières, le feu ne doit dissiper que celles qu’il peut pousser assez fort pour les séparer entièrement des autres. Ainsi le feu ne peut que séparer ; et s’il assemble, ce n’est que par accident. Mais Aristote prétend tout le contraire. Séparer, dit-il, que quelques-uns attribuent au feu, n’est que rassembler les choses qui sont de même genre, car ce n’est que par accident que le feu enlève les choses de diffèrent genre[21].

Si Aristote avait d’abord distingué le sentiment de chaleur d’avec le mouvement des petites parties dont sont composés les corps qu’on appelle chauds, et qu’il eût ensuite défini la chaleur prise pour le mouvement des parties, en disant que la chaleur est ce qui agite et qui sépare les parties invisibles dont les corps visibles sont composés, il aurait donné une définition assez supportable de la chaleur. Néanmoins on ne serait pas encore tout à fait content, parce qu’elle ne ferait point connaître précisément la nature des mouvements des corps chauds.

Aristote définit la froideur, ce qui assemble les corps de même ou de différente nature. Cette définition ne vaut encore rien, car il est faux que la froideur assemble les corps. Pour les assembler, il faut les remuer ; mais si l’on interroge sa raison, il est évident que le froid ne peut rien remuer. En effet, par la froideur, on entend, ou ce que l’on sent quand on a froid, ou ce qui cause le sentiment de froideur : or, il est clair que le sentiment de froideur ne peut rien remuer, puisqu’il ne peut rien pousser. Pour ce qui cause le sentiment, on ne peut douter, lorsqu’on examine les choses par la raison, que ce n’est que le repos ou la cessation du mouvement. Ainsi la froideur dans les corps n’étant que la cessation de cette sorte de mouvement qui accompagne la chaleur, il est évident que si la chaleur sépare, la froideur ne sépare pas. Ainsi la froideur n’assemble ni les choses de même ni de différente nature, car ce qui ne peut rien pousser ne peut rien assembler ; en un mot, comme elle ne fait rien, elle n’assemble rien.

Aristote jugeant des choses par les sens, s’imagine que la froideur est aussi positive que la chaleur, parce que les sentiments de chaleur et de froideur sont l’un et l’autre réels et positifs ; et il pense aussi que ces deux qualités sont actives. En effet, si l’on suit les impressions des sens, on a raison de croire que le froid est une qualité fort active, puisque l’eau froide congèle, rassemble et durcit en un moment l’or et le plomb fondus, après qu’on les a versés d’un creuset sur quelque peu d’eau, quoique la chaleur de ces métaux soit encore assez grande pour séparer les parties des corps qu’ils touchent.

Il est évident par les choses que nous avons dites des erreurs les sens, dans le premier livre, que si l’on ne s’appuie que sur les sens pour juger des qualités des corps sensibles, il est impossible de découvrir quelque vérité certaine et incontestable qui puisse servir de principe pour avancer dans la connaissance de la nature, car on ne peut pas seulement découvrir par cette voie quelles sont les choses qui sont chaudes, et quelles sont celles qui sont froides[22]. De plusieurs personnes qui touchent à de l’eau un peu tiède, les unes la trouvent chaude, et les autres froide. Ceux qui ont chaud la trouvent froide, et ceux qui ont froid la trouvent chaude ; et si l’on suppose que les poissons soient capables de sentiment, il y a toutes les apparences qu’ils la trouvent encore chaude lorsque tous les hommes la trouvent froide. Il en est de même de l’air ; il semble chaud ou froid, selon les différentes dispositions du corps de ceux qui y sont exposés. Aristote prétend qu’il est chaud, mais je ne pense pas que ceux qui habitent vers le nord soient de son sentiment, puisque même plusieurs habiles gens, dont le climat n’est pas moins chaud que celui de la Grèce, ont soutenu qu’il est froid. Mais cette question, qui a toujours été considérable dans l’école, ne se résoudra jamais tant que l’on n’attachera point d’idée distincte au mot de chaleur.

Les définitions qu’Aristote donne de la chaleur et de la froideur ne peuvent en fixer l’idée. L’air, par exemple, et l’eau même quelque chaude et brûlante qu’elle soit, rassemblent les parties du plomb fondu avec celles de quel qu’autre métal que ce soit. L’air rassemble toutes les graisses jointes aux résines et à tous les autres corps solides qu'on voudra ; et il faudrait être bien péripatéticien pour s’aviser d’exposer à l’air du mastic pour séparer la cendre d’avec la poix, ou quelques autres corps composés pour les décomposer. L’air n’est donc pas chaud selon la déñnition que donne Aristote de la chaleur. L’air sépare les liqueurs des corps qui en sont imbibés ; il durcit la boue, il sèche des linges étendus, quoiqu’Aristote le fasse humide : l’air est donc chaud selon cette définition. On ne peut donc déterminer par cette définition si l’air est chaud, ou s’il n’est pas chaud. On peut bien assurer que l’air est chaud à l’égard de la boue, puisqu’il sépare l’eau de la terre qui lui est jointe ; mais faudra-t-il éprouver les divers effets de l’air sur tous les corps pour savoir s’il y a de la chaleur dans l’air que nous respirons ? si cela est, on n’en saura jamais rien. De sorte que le plus court est de ne point philosopher sur l’air que nous respirons, mais sur un certain air pur et élémentaire qui ne se trouve point ici bas, et d'assurer positivement, comme Aristote, qu’il est chaud, sans en donner de preuve, ni même sans savoir distinctement ce qu’on entend et par cet air et par sa chaleur ; car c’est ainsi qu’on donnera des principes qu’il ne sera pas facile de renverser, non pas à cause de leur évidence et de leur solidité, mais à cause qu’ils sont obscurs et semblables aux fantômes que l’on ne peut blesser, parce qu’ils n’ont point de corps.

Je ne m’arréte point aux définitions que donne Aristote de l’humidité et de la sécheresse, parce qu’il est assez évident qu’elles n’en expliquent point la nature : car selon ces définitions le feu n’est point sec, puisqu’il ne se contient pas facilement dans ses propres bornes ; et la glace n’est point humide, puisqu’elle se contient dans ses propres bornes, et qu’elle ne s’accommode pas facilement à des bornes étrangères. Il est vrai que la glace n’est point humide, si par humide l’on entend fluide ; mais si on l’entend ainsi, il faut dire que la flamme est fort humide, aussi bien que l’or et le plomb fondus. Il est vrai aussi que la glace n’est point humide, si par humide l’on entend ce qui s’attache aisément aux choses qui en sont touchées ; mais en ce sens, la poix, la graisse et l’huile sont beaucoup plus humides que l’eau, puisqu’elles s’attachent plus fortement que l’eau. En ce sens le vif-argent est humide, car il s’attache aux métaux ; et l’eau même n’est point parfaitement humide, car elle ne s’attache pas facilement aux métaux. Il ne faut donc pas recourir au témoignage des sens pour défendre les opinions d’Aristote.

Mais n’examinons pas davantage les merveilleuses définitions que ce philosophe nous a données des quatre qualités élémentaires, et Supposons aussi que tout ce que les sens nous apprennent de ces qualités est incontestable. Excitons encore notre foi, et croyons Que toutes ces définitions sont très-justes. Voyons seulement s’il est vrai que toutes les qualités des corps sensibles sont composées de ces qualités élémentaires : Aristote le prétend, et il doit lo prétendre, puisqu’il regarde ces quatre premières qualités comme les principes des choses qu’il veut nous expliquer dans ses livres de physique.

ll nous apprend donc que les couleurs l’engendrent du mélange des quatre qualités élémentaires : que le blanc se fait lorsque l’humidité surmonte la chaleur, comme dans les vieillards qui blanchissent ; le noir, lorsque l’humidité se sèche, comme dans les murs des citernes ; et toutes les autres couleurs, par de semblables mélanges : que les odeurs et les saveurs se font aussi par le différent mélange du sec et de l’humide causé par la chaleur et par la froideur, que la pesanteur même et la légèreté en dépendent. En un mot il est nécessaire, selon Aristote, que toutes les qualités sensibles soient produites par les deux qualités actives, la chaleur et la froideur, et soient composées des deux passives, l’humidité et la sécheresse, afin qu’il y ait quelque connexion vraisemblable entre ses principes et les conséquences qu’il en tire.

Cependant il est encore plus difficile de se persuader toutes ces choses que toutes celles qu’on a jusqu’ici rapportées d’Aristote. On a de la peine à croire que la terre et les autres éléments ne seraient point colorés ou visibles s’ils étaient dans leur pureté naturelle et sans aucun mélange des qualités élémentaires, quoique de savants commentateurs de ce philosophe nous en assurent. On ne comprend pas ce que veut dire Aristote lorsqu’il assure que la blancheur des cheveux est produite par l’humidité, à cause que l’humidité des vieillards est plus forte que leur chaleur, quoique, pour tâcher de s’éclaircir de sa pensée, l’on mette la définition à la place du défini. Car il semble que ce soit un galimatias incompréhensible de dire que les cheveux blanchissent aux vieillards à cause que ce qui ne se contient pas facilement dans ses propres bornes, mais dans des bornes étrangères, surmonte ce qui assemble les choses de même nature. On n’a pas moins de peine à croire que la saveur soit bien expliquée, lorsqu’il dit qu’elle consiste dans le mélange de la sécheresse, de l’humidité et de la chaleur, principalement quand on met en la place de ces mots les définitions que ce philosophe leur donne, comme il serait utile de le faire si elles étaient bonnes. Et peut-être même qu’on ne pourrait s’empêcher de rire, si au lieu des définitions de la faim et de la soif que[23] donne Aristote, en disant que la faim est le désir du chaud et du sec, et la soif le désir du froid et de l’humide, on substituait les définitions de ces mots, appelant la faim le désir de ce qui assemble les choses de même nature et de ce qui se tient facilement dans ses propres bornes, et difficilement dans des bornes étrangères, et définissant la soif le désir de ce qui assemble les choses de même et de différente nature, et de ce qui ne se pouvant contenir facilement dans ses propres bornes, se contient facilement dans des bornes étrangères.

Certainement c’est une règle fort utile pour reconnaître si l’on a bien défini les termes, et pour ne se point tromper dans ses raisonnements, que de mettre souvent la définition à la place du défini ; car on connaît par là si les termes sont équivoques et les mesures des rapports fausses et imparfaites, ou si l’on raisonne conséquemment. Cela étant, que peut-on dire des raisonnements d’Aristote, qui deviennent un galimatias impertinent et ridicule lorsqu’on se sert de cette règle ? Et que doit-on dire aussi de tous ceux qui ne raisonnent que sur les idées fausses et confuses des sens, puisque cette règle, qui conserve la lumière et l’évidence dans tous les raisonnements justes et solides, n’apporte que de la confusion dans leurs discours ?

ll n’est pas possible d’exposer la bizarrerie et l’extravagance des explications que donne Aristote sur toutes sortes de matières. Lorsque les sujets qu’il traite sont simples et faciles, ses erreurs sont simples, et il est assez facile de les découvrir. Mais lorsqu’il prétend expliquer des choses composées et qui dépendent de plusieurs causes, ses erreurs sont pour le moins autant composées que les sujets qu’il traite, et il est impossible de les développer toutes pour les exposer aux autres.

Ce grand génie que l’on prétend avoir si bien réussi dans les règles qu’il a données pour bien définir, ne sait seulement quelles sont les choses qui peuvent être définies, parce que ne mettant point de distinction entre une connaissance claire et distincte et une connaissance sensible, il s’imagine pouvoir connaître et expliquer aux autres des choses dont il n’a pas seulement d’idée distincte. Les définitions doivent expliquer la nature des choses, et les termes qui les composent doivent réveiller dans l’esprit des idées distinctes et particulières. Mais il est impossible de définir de cette sorte les qualités sensibles de chaleur, de froideur, de couleur, de saveur, etc., lorsque l’on confond la cause avec l’effet, le mouvement des corps avec la sensation qui l’accompagne, parce que les sensations étant des modifications de l’âme, lesquelles on ne connaît point par des idées claires, mais seulement par sentiment intérieur, ainsi que j’ai expliqué dans le troisième livre[24], il est impossible d’attacher à des mots des idées que l’on n’a point.

Comme l’on a des idées distinctes d’un cercle, d’un carré, d’un triangle, et qu’ainsi l’on en connaît distinctement la nature, on en peut donner de bonnes définitions ; on peut même déduire des idées que l’on a de ces figures toutes leurs propriétés, et les expliquer aux autres par des termes auxquels on attache ces idées. Mais on ne peut définir la chaleur ni la froideur en tant que qualités sensibles ; car on ne les connaît point distinctement et par idée, on ne les connaît que par conscience ou par sentiment intérieur.

On ne doit point aussi définir la chaleur, qui est hors de nous, par quelques effets ; car si l’on substitue à sa place la définition qu’on lui donnera, l’on verra bien que cette définition ne sera propre qu’à nous jeter dans l’erreur. Si, par exemple, on définit la chaleur ce qui assemble les choses de même genre, sans rien dire davantage, on pourra, en suivant cette définition, prendre pour de la chaleur des choses qui n’y ont aucun rapport. On pourra dire que l’aimant assemble la limure de fer et la sépare de celle de l’argent, parce qu’il est chaud ; qu’un pigeon mange le chénevis et laisse I’autre grain parce qu’un pigeon est chaud ; qu’un avare sépare ses louis d’or d’avec son argent parce qu’il est chaud. Enfin il n’y a point d’extravagance où cette définition n’engageât, si l’on était assez stupide pour la suivre. Cette définition n’explique donc point la nature de la chaleur, et l’on ne peut s’en servir pour en déduire toutes les propriétés, puisque si l’on s’arrête précisément à ses termes on conclut des impertinences, et que si on la met à la place du défini on tombe dans le galimatias.

Cependant si on a soin de distinguer la chaleur de ce qui la cause, quoique l’on ne puisse pas la définir, puisqu’elle est une modification de l’âme dont on n’a point d’idée claire, on peut en définir la cause, puisqu’on à une idée distincte du mouvement. Mais il faut prendre garde que la chaleur prise pour un tel mouvement ne cause pas toujours le sentiment de chaleur en nous. Car l’eau, par exemple, est chaude, puisque ses parties sont fluides et en mouvement, qu’apparemment les poissons la trouvent chaude, et qu’elle est au moins plus chaude que la glace, dont les parties sont plus en repos ; mais elle est froide par rapport à nous, parce qu’elle a moins de mouvement que les parties de notre corps : ce qui a moins de mouvement qu’un autre étant en quelque manière en repos à son égard. Ainsi ce n’est point par rapport au mouvement des fibres de notre corps qu’il faut définir la cause de la chaleur ou le mouvement qui l’excíte ; il faut, si on le peut, définlr ce mouvement absolument et en lui-même, et alors les définitions qu’un en donnera pourront servir à faire connaître la nature et les propriétés de la chaleur.

Je ne me crois pas obligé d’examiner davantage la philosophie d’Aristote, ni de démêler les erreurs extrêmement confuses et embarrassées de cet auteur. J’ai, ce me semble, fait voir qu’il ne prouve point ses quatre élements, et qu’il les définit mal ; que ses qualités élémentaires ne sont pas telles qu’il le prétend. qu’il n’en connait point la nature, et que toutes les qualités secondes n’en sont point composées ; et enfin, qu’encore qu’on lui accordât que tous les corps fussent composés des quatre éléments, comme les qualités secondes, des premiers, tout son système serait inutile à la recherche de la vérité, puisque ses idées ne sont pas assez claires pour conserver toujours l’évidence dans nos raisonnements.

Si on ne croit pas que j’aie exposé les véritables opinions d’Aristote, on peut s’en éclaircir dans les livres qu’il a faits Du ciel et De la génération et corruption ; car c’est de là que j’ai pris presque tout ce que j’en ai dit. Je n’ai rien voulu rapporter de ses huit livres de physique, parce que ce n’est proprement qu’une espèce de logique, et que l’on n’y trouve que des mots vagues et indéterminés par lesquels il apprend comment on peut parler de la physique sans y rien comprendre.

Comme Aristote se contredit souvent et qu’on peut appuyer presque toutes sortes de sentiments par quelques passages tirés de lui, je ne doute point que l’on ne puisse prouver par Aristote même quelques sentiments contraires à ceux que je lui ai attribués ; mais je n’en suis pas garant. Il suffit que j’aie les livres que je viens de citer pour preuve de ce que j’ai dit ; et même je ne me mets guère en peine de discuter si ces livres sont ou ne sont pas d’Aristote, s’ils sont ou ne sont pas corrompus. Je prends Aristote tel qu’il est et qu’on le reçoit ordinairement, car on ne doit pas se mettre fort en peine de savoir la généalogie véritable des choses dont on n’a pas grande estime ; outre que c’est un fait qu’il est impossible de bien éclaircir, comme on le peut voir par les Discussions péripatétiques de Patritius.


CHAPITRE VI.
Avis généraux qui sont nécessaires pour se conduire par ordre dans la recherche de la vérité et dans le choix des sciences.


Afin qu’on ne dise pas que je ne fais que détruire sans rien établir de certain et d’incontestable dans cet ouvrage, il est à propos que j’expose ici en peu de mots l’ordre que l’on doit garder dans ses études pour ne se point tromper, et que je marque même quelques vérités et quelques sciences très-nécessaires dans lesquelles il se rencontre une évidence telle qu’on ne peut s’empêcher d’y consentir sans souffrir les reproches secrets de sa raison. Je n’expliquerai pas ces vérités et ces sciences fort au long, c’est une chose déjà faite ; je ne prétends pas faire imprimer de nouveau les ouvrages des autres, je me contenterai d’y renvoyer. Je montrerai seulement l’ordre qu’on doit tenir dans l’étude qu’on en voudra faire pour conserver toujours l’évidence dans ses perceptions.

De toutes nos connaissances, la première c’est l’existence de notre âme ; toutes nos pensées en sont des démonstrations incontestables, car il n’y a rien de plus évident que ce qui pense actuellement est actuellement quelque chose. Mais s’il est facile de connaître l’existence de son âme, il n’est pas si facile d’en connaître l’essence et la nature. Si l’on veut savoir ce qu’elle est, il faut surtout bien prendre garde à ne la pas confondre avec les choses auxquelles elle est unie. Si l’on doute, si l’on veut, si l’on raisonne, il faut seulement croire que l’âme est une chose qui doute, qui veut, qui raisonne, et rien davantage, pourvu qu’on n’ait point éprouvé en elle d’autres propriétés ; car on ne connaît son âme que par le sentiment intérieur qu’on en a. Il ne faut pas prendre son âme pour son corps, ni pour du sang. ni pour des esprits animaux, ni pour du feu, ni pour une infinité d’autres choses pour lesquelles les philosophes l’ont prise. Il ne faut croire de l’âme que ce qu’on ne saurait s’empêcher d’en croire, et ce dont on est pleinement convaincu par le sentiment intérieur qu’on a de soi-même ; car autrement on se tromperait. Ainsi l’on connaîtra par simple vue ou par sentiment intérieur tout ce que l’on peut connaître de l’âme, sans être obligé à faire des raisonnements dans lesquels l’erreur se pourrait trouver. Car lorsque l’on raisonne, la mémoire agit ; et où il y a mémoire il peut y avoir erreur, supposé qu’il y ait quelque mauvais génie de qui nous dépendions dans nos connaissances et qui se divertisse à nous tromper.

Si je supposais, par exemple, un Dieu qui se plût à me séduire, je suis très-persuadé qu’il ne pourrait me tromper dans mes connaissances de simple vue, comme dans celle par laquelle je connais que je suis, de ce que je pense, ou que2 fois deux font 4 ; car quand même je supposerais effectivement un tel Dieu si puissant que je puisse me le feindre, je sens que dans cette supposition extravagante je ne pourrais douter que je fusse, ou que 2 fois 2 ne fussent égaux à 4, parce que j’aperçois ces choses de simple vue sans l’usage de la mémoire.

Mais lorsque je raisonne, ne voyant point évidemment les principes de mes raisonnements, et me souvenant seulement que je les ai vus avec évidence, si ce Dieu trompeur joignait ce souvenir à de faux principes, comme il pourrait le faire s’il le voulait, je ne ferais que de faux raisonnements. De même que ceux qui font de longues supputations s’imaginent se bien souvenir qu’ils ont connu que 9 fois 9 font 72, ou que 21 est un nombre premier, ou quelque semblable erreur de laquelle ils tirent de fausses conclusions.

Ainsi il est nécessaire de connaître Dieu et de savoir qu’il n’est point trompeur, si l’on veut être pleinement convaincu que les sciences les plus certaines, comme l’arithmétique et la géométrie, sont de véritables sciences ; car sans cela l’évidence n’étant point entière, on peut retenir son consentement. Et il est encore nécessaire de savoir par simple vue et non point par raisonnement que Dieu n’est point. trompeur ; puisque le raisonnement peut toujours être faux, si l’on suppose Dieu trompeur.

Toutes les preuves ordinaires de l’existence et des perfections de Dieu, tirées de l’existence et des perfections de ses créatures, ont, ce me semble, ce défaut : qu’elles ne convainquent point l’esprit par simple vue. Toutes ces preuves sont des raisonnements qui sont convaincants en eux-mêmes ; mais étant des raisonnements, ils ne sont point convaincants dans la supposition d’un mauvais génie qui nous trompe. Ils convainquent suffisamment qu’il y a une puíssance supérieure à nous, car même cette supposition extravagante l’établit ; mais ils ne convainquent pas pleinement qu’il y a un Dieu ou un être infiniment parfait. Ainsi dans ces raisonnements la conclusion est plus évidente que le principe.

Il est plus évident qu’il y a une puissance supérieure à nous, qu’il n’est évident qu’il y a un monde ; puisqu’il n’y a point de supposition qui puisse empècher qu’on ne démontre cette puissance supérieure : au lieu que dans la supposition d’un mauvais génie qui se plaise à nous tromper, il est impossible de prouver qu’il y ait un monde. Car on pourrait toujours concevoir que ce mauvais génie nous donnerait les sentiments des choses qui n’existeraient point, comme le sommeil et certaines maladies nous font voir des choses qui ne furent jamais, et nous font même sentir effectivement de la douleur dans des membres imaginaires que nous n’avons plus ou que nous n’avons jamais eus.

Mais les preuves de l’existence et des perfections de Dieu, tirées de l’idée que nous avons de l’intini, sont preuves de simple vue. On voit qu’il y a un Dieu des que l’on voit l’infini ; parce que l’existence nécessaire est renfermée dans l’idée de l’infini, et qu’il n’y a rien que l’infini qui nous puisse donner l’idée que nous avons d’un être infini[25]. Le premier principe de nos connaissances est que le néant n’est pas visible ; d’où il suit que si l’on pense à l’infini, il faut qu’il soit. On voit aussi que Dieu n’est point trompeur, parce que, sachant qu’il est íntiniment parfait et que l’infini ne peut manquer d’aucune perfection, on voit clairement qu’il ne veut pas nous séduire, et même qu’il ne le peut pas, puisqu’il ne peut que ce qu’il veut ou que ce qu’il est capable de vouloir. Ainsi il y a un Dieu et un Dieu véritable qui ne nous trompe jamais, quoiqu’il ne nous éclaire pas toujours et que nous nous trompions souvent lorsqu’il ne nous éclaire pas. Toutes ces vérités se voient de simple vue par des esprits attentifs, quoiqu’il semble que nous fassions ici des raisonnements pour les exposer aux autres. On peut les supposer comme des principes incontestables sur lesquels on peut raisonner ; car ayant reconnu que Dieu ne se plait point à nous tromper, il nous est alors permis de raisonner.

Il est évident que la certitude de la foi dépend aussi de ce principe qu’il y a un Dieu qui n’est point capable de nous tromper. Car l’existence d’un Dieu et l’infaillibilité de l’autorité divine sont plutôt des connaissances naturelles et des notions communes à des esprits capables d’une sérieuse attention, que des articles de foi ; quoique ce soit un don particulier de Dieu que d’avoir l’esprit capable d’une attention snñisante pour comprendre comme il faut ces vérités, et pour vouloir bien s’appliquer à les comprendre.

De ce principe, que Dieu n’est point trompeur, on pourrait aussi conclure que nous avons effectivement un corps auquel nous sommes unis d’une façon particulière, et que nous sommes environnés de plusieurs autres. Car nous sommes intérieurement convaincus de leur existence par des sentiments continuels que Dieu produit en nous, et que nous ne pouvons corriger par la raison sans blesser la foi ; quoique nous puissions corriger par la raison les sentimens qui nous les représentent avec certaines qualités et certaines perfections qu’ils n’ont point. De sorte que nous ne devons pas croire qu’ils sont tels que nous les voyons, ou que nous les imaginons, mais seulement qu’ils existent et qu’ils sont tels que nous les concevons par la raison.

Mais, afin de raisonner par ordre, nous ne devons point encore examiner si nous avons un corps et s’il y en a d’autres autour de nous, ou si nous en avons seulement les sentiments quoique ces corps n’existent point. Cette question renferme de trop grandes difficultés, et il n’est peut-être pas si nécessaire de la résoudre pour perfectionner ses connaissances, qu’on pourrait se l’imaginer. ni même pour avoir une connaissance exacte de la physique, de la morale et de quelques autres sciences.

Nous avons en nous les idées des nombres et de l’étendue, desquelles l’existence est incontestable et la nature immuable, qui nous fourniraient éternellement de quoi penser, si nous en voulions connaître tous les rapports. Et il est nécessaire que nous commencions à faire usage de notre esprit sur ces idées pour des raisons qu’il ne sera pas inutile d’exposer. Il y en à trois principales.

La première est que ces idées sont les plus claires et les plus évidentes de toutes. Car si, pour éviter l’erreur, on doit toujours conserver l’évidence dans ses raisonnements, il est clair que l’on doit plutôt raisonner sur les idées des nombres et de l’étendue, que sur les idées confuses ou composées de physique, de morale, de mécanique, de chimie et de toutes les autres sciences.

La seconde est que ces idées sont les plus distinctes et les plus exactes de toutes, principalement celles des nombres. De sorte que l’habitude qu’on prend dans l’arithmétique et dans la géométrie de ne se point contenter qu’on ne connaisse précisément les rapports des choses, donne à l’esprit une certaine exactitude que n’ont point ceux qui se contentent des vraisemblances dont les autres sciences sont remplies.

La troisième et la principale est que ces idées sont les règles immuables et les mesures communes de toutes les autres choses que nous connaissons et que nous pouvons connaître. Ceux qui connaissent parfaitement les rapports des nombres et des figures, ou plutôt l’art de faire les comparaisons nécessaires pour en connaître les rapports, ont une espèce de science universelle et un moyen très-assuré pour découvrir avec évidence et certitude tout ce qui ne passe point les bornes ordinaires de l’esprit. Mais ceux qui n’ont point cet art ne peuvent découvrir avec certitude les vérités un peu composées, quoiqu’ils aient des idées très-claires des choses dont ils tâchent de connaître les rapports composés.

Ce sont ces raisons ou de semblables qui ont porté quelques anciens à faire étudier l’arithmétique, l’algèbre et la géométrie aux jeunes gens. Apparemment ils savaient que l’arilhmétique et l’algèbre donnent de l’étendue à l’esprit et une certaine pénétration qu’on ne peut acquérir par d’autres études, et que la géométrie règle si bien l’imagination, qu’elle ne se brouille pas facilement ; car cette faculté de l’âme, si nécessaire pour les sciences, acquiert par l’usage de la géométrie une certaine étendue de justesse qui pousse et qui conserve la vue claire de l’esprit jusque dans les difficultés les plus embarrassées.

Si l’on veut donc conserver toujours l’évidence dans ses perceptions, et découvrir la vérité toute pure sans mélange de quelque obscurité ou de quelque erreur, on doit d’abord étudier l’arithmétique, l’algebre et la géométrie, après avoir acquis au moins quelque connaissance de soi-même et de l’Être souverain. Et si l’on veut avoir quelque livre qui facilité ces sciences, je crois que, comme l’on a du se servir des Méditations de M. Descartes pour la connaissance de Dieu et de soi-même, on peut, pour apprendre l’arithmétique et l’algèbre, se servir des Éléments des Mathématíques du P. Prestet, prêtre de l’oratoire ; et pour la géométrie ordinaire. des Nouveaux Éléments de Géométrie, imprimés en 1683, ou des Éléments du P. Tarquet, jésuite, imprimés à Anvers en 1665. A l’égard des sections coniques, des lieux géométriques et de leur usage pour la résolution des problêmes, il faut se servir des traités que M. le marquis de l’Hôpital en a composés, et qu’il va donner incessamment au public, auxquels on peut ajouter la Géométrie de M. Descartes avec les commentaires de Schooten. Enfin-on s’appliquera au calcul différentiel et aux méthodes qu’on en tire pour l’intelligence des lignes courbes, ce qu’on trouvera traité à fond et avec beaucoup d’ordre et de netteté dans l’excellent ouvrage du marquis de l’Hôpital, intitulé Analyse des infiniment petits.

On trouvera aussi le calcul différentiel et ses usages dans la 2° partie du 2* volume de l’Analyse démontrée, et le calcul intégral avec la manière de l’appliquer aux lignes courbes, aux problèmes mêlés de physique et de mathématique, dans la 3° partie., Par la lecture de ces ouvrages, on se mettra en état de faire soi-même des découvertes et d’entenrlre celles qui se trouvent dans les Mémoires de l’Acaclémie des sciences et dans les ouvrages des étrangers.

Lorsque l’on aura étudié avec soin et avec application ces sciences générales, on connaîtra avec évidence un très-grand nombre de vérités fécondes pour toutes les sciences exactes et particulières. Mais je crois devoir dire qu’il est dangereux de s’y arrêter trop long-temps. On doit pour ainsi dire les mépriser on les négliger pour étudier la physique et la morale, parce que ces sciences sont beaucoup plus utiles, quoiqu’elles ne soient pas si propres pour rendre l’esprit juste et pénétrant. Et si l’on veut toujours conserver l’évidence dans ses perceptions, on doit bien prendre garde à ne se pas laisser entêter de quelque principe qui ne soit pas évident, c’est-à-dire de quelque principe dont on peut concevoir que les Chinois ne tomberaient point d’accord après qu’ils l’auraient bien considéré.

Ainsi pour la physique il ne faut admettre que les notions communes à tous les hommes, c’est-à-dire les axiomes des géomètres et les idées claires d’étendue, de figure, de mouvement et de repos, et, s’il y en a, d’autres aussi claires que celles-là. On dira peut-être que l’essence de la matière n’est point l’étendue, mais qu’importe ? Il suffit que le monde que nous concevrons être forme d’étendue, paraisse semblable à celui que nous voyons, quoiqu’il ne soit point matériel de cette manière qui n’est bonne à rien. dont on ne connaît rien, et de laquelle cependant on fait tant de bruit.

Il n’est pas absolument nécessaire d’examiner s’il y a effectivement au-dehors des êtres qui répondent à ces idées, car nous ne raisonnons pas sur ces êtres, mais sur leurs idées. Nous devons seulement prendre garde que les raisonnements que nous faisons sur les propriétés des choses s’accordent avec les sentiments que nous en avons, c’est-à-dire que ce que nous pensons s’accorde parfaitement avec l’expérience, parce que nous tâchons dans la physique de découvrir l’ordre et la liaison des effets avec leurs causes, ou dans les corps, s’il y en a, ou dans les sentiments que nous en avons, s’ils n’existent point.

Ce n’est pas que l’on puisse douter qu’il y ait actuellement des corps, lorsque l’on considère que Dieu n’est point trompeur, et l’ordre réglé de nos sentiments, dans les rencontres naturelles et dans celles qui n’arrivent que pour nous faire croire ce que nous ne pouvons naturellement comprendre ; mais c’est qu’il n’est pas nécessaire d’examiner d’abord par de grandes réflexions une chose dont personne ne doute, et qui ne sert pas de beaucoup à la connaissance de la physique considérée comme une véritable science.

Il ne faut point aussi se mettre en peine de savoir s’il y a ou s’il n’y a pas dans les corps qui nous environnent quelques autres qualités que celles dont on a des idées claires, car nous ne devons raisonner que selon nos idées ; et s’il y a quelque autre chose dont nous n’ayons point d’idée claire, distincte et particulière, jamais nous n’en connaîtrons rien et jamais nous n’en raisonnerons juste. Peut-être qu’en raisonnant selon nos idées, nous raisonnerons selon la nature, et que nous reconnaîtrons qu’elle n’est peut-être pas aussi cachée qu’on se l’imagine ordinairement.

De même que ceux qui n’ont point étudié les propriétés des nombres, s’imaginent souvent qu’il n’est pas possible de résoudre certains problèmes quoique très-simples et très-faciles ; ainsi ceux qui n’ont point médité sur les propriétés de l’étendue, des figures et des mouvements, sont extrêmement portés à croire et à soutenir que toutes les questions que l’on forme dans la physique sont inexplicables. Il ne faut point s’arrêter aux sentiments de ceux qui n’ont rien examiné, ou qui n”ontrien examiné avec l’application nécessaire. Car encore qu’il y’ait peu de vérités touchant les choses de la nature qui soient pleinement démontrées, il est certain qu’il y en a quelques-unes de générales dont il n’est pas possible de douter, quoiqu’il soit fort possible de n’y pas penser, de les ignorer et de les nier.

Si l’on veut méditer avec ordre et avec tout le temps et toute l’application nécessaire, on découvrira beaucoup de ces vérités certaines dont je parle. Mais, afin qu’en puisse les découvrir avec plus de facilité, il est nécessaire de lire avec soin les principes de Ja philosophie de M. Descartes, sans rien recevoir de ce qu’il dit que lorsque la force et l’évidence de ses raisons ne nous permettront point d’en douter.

Comme la morale est la plus nécessaire de toutes les sciences, il faut aussi l’étudier avec plus de soin ; car c’est principalement dans cette science qu’il est dangereux de suivre les opinions des hommes. Mais afin de ne s’y point tromper et de conserver l’évidence dans ses perceptions, il ne faut méditer que sur des principes incontestables pour tous ceux dont le cœur n’est point corrompu par la débauche et dont l’esprit n’est point aveuglé par l’orgueil ; car il n’y a point de principe de morale incontestable pour les esprits de chair et de sang, et qui aspirent la qualité d’esprit fort. Ces sortes de gens ne comprennent pas les vérités les plus simples, ou, s’ils les comprennent, ils les contestent toujours par esprit de contradiction et pour conserver leur réputation d’esprits forts.

Quelques-uns de ces principes de morale les plus généraux sont : que Dieu ayant fait toutes choses pour lui, il a fait notre esprit pour le connaître et notre cœur pour l’aimer ; qu’étant aussi juste et aussi puissant qu’il est, on ne peut être heureux si l’on ne suit ses ordres, ni malheureux si on les suit ; que notre nature est corrompue, que notre esprit dépend de notre corps, notre raison de nos sens, notre volonté de nos passions ; que nous sommes dans l’impuissance de faire ce que nous voyons clairement être de notre devoir, et que nous avons besoin d’un libérateur. Il y a encore plusieurs autres principes de morale, comme : que la retraite et la púnitence sont nécessaires pour diminuer notre union avec les objets sensibles, et pour augmenter celle que nous avons avec les biens intelligibles, les vrais biens, les biens de l’esprit ; qu’on ne peut goûter de plaisir violent sans en devenir esclave ; qu’il ne faut jamais rien entreprendre par passion ; qu’il ne faut point chercher d’établissement en cette vie, etc. Mais parce que ces derniers principes dépendent des précédents et de la connaissance de l’homme, ils ne doivent point passer d’abord pour incontestables. Si l’on médite sur ces principes avec ordre et avec autant de soin et d’application que la grandeur du sujet le mérite, et si l’on ne reçoit pour vrai que les conclusions tirées conséquemment de ces principes, on aura une morale certaine et qui s’accordera parfaitement avec celle de l’Évangile, quoiqu’elle ne soit pas si achevée ni si étendue. l’ai tâche de démontrer par ordre les fondements de la morale dans un traité particulier, maisje souhaite, et pour moi et pour les autres, qu’on donne un ouvrage et plus exact et plus achevé.

Il est vrai que dans les raisonnements de morale, il n’est pas si facile de conserver l’évidence et l’exactitude que dans quelques autres sciences, et que la connaissance de l’homme est absolument nécessaire à ceux qui veulent pousser un peu loin cette science, et c’est pour cela que la plupart des hommes n’y réussissent pas. Ils ne veulent pas se consulter eux-mêmes pour reconnaître les faiblesses de leur nature. Ils se lassent d’interroger le Maître qui nous enseigne intérieurement ses propres volontés, lesquelles sont les lois immuables et éternelles et les vrais principes de la morale. Ils n’écoutent point avec plaisir celui qui ne parle point à leurs sens, qui ne répond point selon leurs désirs, qui ne flatte point leur orgueil secret ; ils n’ont aucun respect pour des paroles qui ne frappent point l’imagination par leur éclat, qui se prononcent sans bruit, et que l’on n’entend jamais clairement que dans le silence des créatures. Mais ils consultent avec plaisir et avec respect Aristote, Sénèque, ou quelques nouveaux philosophes qui les séduisent ou par obscurité de leurs paroles, ou par le tour de leurs expressions, ou par la vraisemblance de leurs raisons.

Depuis le péché du premier homme nous n’estimons que ce qui a rapport à la conservation du corps et à la commodité de la vie, et parce que nous découvrons ces sortes de biens par le moyen des sens, nous en voulons faire usage en toutes rencontres. La sagesse éternelle qui est notre véritable vie, et*la seule lumière qui puisse nous éclairer, ne luit souvent qu’à des aveugles et ne parle souvent qu’à des sourds lorsqu’elle ne parle que dans le secret de la raison, car nous sommes presque toujours répandus au dehors. Comme nous interrogeons sans cesse toutes les créatures pour apprendre quelque nouvelle du bien que nous cherchons, il fallait, comme j’ai déjà dit ailleurs, que cette sagesse se présentât devant nous, sans toutefois sortir hors de nous, afin de nous apprendre, par des paroles sensibles et par des exemples convaincants, le chemin pour arriver à la vraie félicité. Dieu imprime sans cesse en nous un amour naturel pour lui, afin que nous l’aimions sans cesse ; et par ce même mouvement d’amour, nous nous éloignons sans cesse de lui en courant de toutes les forces qu’il nous donne vers les biens sensibles qu’il nous défend. Ainsi, voulant être aimé de nous, il fallait qu’il se rendît sensible et se présentât devant nous. pour arrêter, par la douceur de sa grâce, toutes nos vaines agitations, et pour commencer notre guérison par des sentiments ou des délectations semblables aux plaisirs prévenants qui avaient commencé notre maladie.

Ainsi, je ne prétends pas que les hommes puissent facilement découvrir par la force de leur esprit toutes les règles de la morale qui sont nécessaires au salut, et encore moins qu’ils puissent agir selon leur lumière, car leur cœur est encore plus corrompu que leur esprit. Je dis seulement que s’ils n’admettent que des principes évidents, et que s’ils raisonnent conséquemment sur ces principes, ils découvriront les mêmes vérités que nous apprenons dans l’Évangile ; par ce que c’est la même sagesse qui parle immédiatement par elle-même à ceux qui découvrent la vérité dans l’évidence des raisonnements, et qui parle par les saintes écritures à ceux qui en prennent bien le sens.

Il faut donc étudier la morale dans l’Évangile pour s’épargner le travail de la méditation, et pour apprendre avec certitude les lois selon lesquelles nous devons régler nos mœurs. Pour ceux qui ne se contentent point de la certitude, à cause qu’elle ne fait que convaincre l’esprit sans l’éclairer, ils doivent méditer avec soin sur ces lois, et les déduire de leurs principes naturels. afin de connaître par la raison avec évidence ce qu’ils savaient déjà par la foi avec une entière certitude. C’est ainsi qu’ils se convaincront que l’Évangile est le plus solide de tous les livres, que Jésus-Christ connaissait parfaitement la maladie et le désordre de la nature, qu’il y a remédié de la manière la plus utile pour nous, et la plus digne de lui qui se puisse concevoir ; mais que les lumières des philosophes ne sont que d’épaisses ténèbres ; que leurs vertus les plus èclatantes ne sont qu’un orgueil insupportable ; en un mot, qu’Aristote, Sénèque et les autres ne sont que des hommes, pour ne rien dire davantage.


CHAPITRE VII.
De l’usage de la première règle, qui regarde les questions particulières.


Nous nous sommes suffisamment arrêtes à expliquer la règle générale de la méthode, et à faire voir que M. Descartes l’a suivie assez exactement dans son système du monde, et qu’Aristote et ses sectateurs ne l’ont point du tout observée. Il est maintenant à propos de descendre aux règles particulières qui sont nécessaires pour résoudre toutes sortes de questions.

Les questions que l’on peut former sur toute sorte de sujets, sont de plusieurs espèces dont il n’est pas facile de faire le dénombrement ; mais voici les principales : quelquefois on cherche les causes inconnues de quelques effets connus ; quelquefois on cherche les effets inconnus par leurs causes connues. Le feu brûle et dissipe le bois : on en cherche la cause. Le feu consiste dans un très-grand mouvement des parties du bois ; on veut savoir quels effets ce mouvement est capable de produire, s’il peut durcir la boue, fondre le fer, etc.

Quelquefois on cherche la nature d’une chose par ses propriétés ; quelquefois on cherche les propriétés d’une chose dont on connaît la nature. On sait ou l’on suppose que la lumière se transmet en un instant, que cependant elle se réfléchit et se réunit par le moyen d’un miroir concave, en sorte qu’elle dissipe ou qu’elle fond les corps les plus solides, et l’on veut se servir de ces propriétés pour en découvrir la nature. On sait au contraire, ou l’on suppose que tous les espaces, qui sont depuis la terre jusques au ciel, sont pleins de petits corps sphériques extrêmement agités, et qui tendent sans cesse à s’éloigner du soleil ; et l’on veut savoir si l’effort de ces petits corps se pourra transmettre en un instant, et s’ils doivent, en se refléchissant d’un miroir concave, se réunir, et dissiper ou fondre les corps les plus solides.

Quelquefois on cherche toutes les parties d’un tout ; quelquefois on cherche un tout par ses parties. On cherche toutes les parties inconnues d’un tout connu, lorsqu’on cherche toutes les parties aliquotes d’un nombre, toutes les racines d’une équation, tous les angles droits que contient une figure, etc. Et l’on cherche un tout inconnu dont toutes les parties sont connues, lorsqu’on cherche la somme de plusieurs nombres, l’aire de plusieurs figures, la capacité de plusieurs vases ; ou un tout dont une partie est connue, et dont les autres, quoique inconnues, renferment quelque rapport connu avec ce qui est inconnu : comme lorsqu’on cherche quel est le nombre dont on à une partie connue 15, et dont l’autre qui le compose est la moitié ou le tiers du nombre inconnu ; ou lorsqu’on cherche un nombre inconnu qui soit égal à 15, et à deux fois la racine de ce nombre inconnu.

Enfin on cherche quelquefois si certaines choses sont égales ou semblables à d’autres, ou de combien elles’sont inégales ou diflerentes. On veut savoir si Saturne est plus grand que Jupiter, ou à peu près de combien ; si l’air de Rome est plus chaud que celui de Marseille, ou de combien.

Ce qui est général dans toutes les questions, c’est qu’on ne les forme que pour connaître quelque vérité ; et parce que toutes les vérités ne sont que des rapports, on peut dire généralement que dans toutes les questions on ne cherche que la connaissance de quelques rapports, soit de rapports entre les choses, soit de rapports entre les idées, soit de rapports entre les choses el leurs idées. Il 3’a des rapports de plusieurs espèces, il y en a entre la nature des choses, entre leur grandeur, entre leurs parties, entre leurs attributs, entre leurs qualités. entre leurs effets, entre leurs causes, etc. Mais on peut les réduire tous à deux, savoir, à des rapports de grandeur et à des rapports de qualité ; en appelant rapports de grandeur tous ceux qui sont entre les choses considérées comme capables du plus et du moins, et rapports de qualité tous les autres. Ainsi, l’on peut dire que toutes les questions tendent à découvrir quelques rapports, soit de grandeur, soit de qualité.

La-première et la principale de toutes les règles est qu’il faut connaître très-distinctement l’état de la question qu’on se propose de résoudre, et avoir des idées de ses termes assez distinctes, pour les pouvoir comparer, et pour-en reconnaître ainsi les rapports inconnus.

Il faut donc premièrement apercevoir très-clairement le rapport inconnu que l’on y cherche, car il est évident que si l’on n’avait point de marque certaine pour reconnaître ce rapport inconnu lorsqu’on le cherchait, ou lorsqu’on l’aurait trouvé, ce serait en vain qu’on le chercherait.

Secondement, il faut autant qu’on le peut se rendre distinctes les idées qui répondent aux termes de la question, en ôtant l’équivoque des termes, et claires, en les considérant avec toute l’attention possible. Car si ces idées sont si confuses et si obscures, qu’on ne puisse faire les comparaisons nécessaires pour découvrir les rapports que l’on cherche, l’on n’est point encore en état de résoudre la question.

En troisième lieu, il faut considérer avec toute l’attention possible les conditions exprimées dans une question, s’il y en a quelques-unes, parce que sans cela l’on n’entend que confusément l’état de cette question, outre que les conditions marquent ordinairement la voie pour la résoudre. De sorte que lorsqu’on a une fois bien conçu l’état d’une question et ses conditions, on sait et ce qu’on cherche, et quelquefois même par où il s’y faut prendre pour le découvrir.

Il est vrai qu’il n’y a pas toujours quelques conditions exprimées dans les questions ; mais c’est que ces questions sont indéterminées. et que l’on peut les résoudre en plusieurs manières, comme si un demandait un nombre carré, un triangle, etc, sans rien spécifier davantage ; ou bien c’est que celui qui les propose ne sait point les moyens de les résoudre, ou qu’il les cache à dessein d’embarrasser ; comme si on demandait que l’on trouvât deux moyennes proportionnelles entre deux lignes, sans ajouter par l’intersection du cercle et de la parabole, ou du cercle et de l’ellipse, etc.

Il est donc absolument nécessaire que la marque par laquelle on connaît ce qu’on cherche soit fort distincte, qu’elle ne soit point équivoque, et qu’elle ne puisse désigner que ce que l’on cherche ; autrement on ne pourrait s’assurer d’avoir résolu la question proposée. De même il faut avoir soin de retrancher de la question toutes les conditions qui Pembarrassent, et sans lesquelles elle subsiste dans son entier ; car elles partagent inutilement la capacité de l’esprit ; et même on ne connait point encore distinctement l’état d’une question, lorsque les conditions qui l’accompagnent sont inutiles.

Si l’on proposait, par exemple, une question en ces termes : faire en sorte qu’un homme étant arrosé de quelques liqueurs et couvert d’une couronne de fleurs, ne puisse demeurer en repos, quoiqu’il ne voie rien qui soit capable de l’agiter. Il faut savoir si le mot d’homme n’est point métaphorique ; si le mot de repos n’est point équivoque, s’il n’est point pris par rapport au mouvement local, ou par rapport aux passions, comme ces paroles : quoiqu’il ne voie rien qui soit capable de l’agiter, semblent le marquer. Il faut savoir si les conditions, étant arrosé de quelque liqueur, et couvert d’une couronne de fleurs, sont essentielles. Ensuite l’état de cette question ridicule et indéterminée étant clairement connu, l’on pourra facilement la résoudre, en disant qu’il n’y a qu’à mettre un homme dans un vaisseau selon les conditions exprimées dans la question.

L’adresse de ceux qui proposent de semblables questions est d’y joindre les conditions qui semblent être nécessaires quoiqu’elles ne le soient pas, afin de tourner l’esprit de ceux à qui ils les proposent, vers des choses inutiles pour la résoudre. Comme dans cette question que les servantes font d’ordinaire aux enfants : J’ai vu, leur disent-elles, des chasseurs, ou plutôt des pêcheurs qui emportaient avec eux ce qu’ils ne prenaient pas, et qui jetaient dans l’eau ce qu’ils prenaient. L’esprit, étant préoccupé de l’idée de pêcheurs qui pêchent du poisson, il ne peut concevoir ce que l’on veut dire ; et toute la difficulté qu’il y a pour résoudre cette question badine, vient de ce-qu’un ne la conçoit pas clairement, et qu’un ne pense pas que des chasseurs et des pêcheurs, aussi bien que d’autres hommes, cherchent quelquefois dans leurs habits certains petits animaux qu’ils rejettent s’ils les attrapent, et qu’ils emportent avec eux s’ils ne peuvent les attraper.

Quelquefois aussi l’on ne met pas dans les questions toutes les conditions nécessaires pour les résoudre, et cela les rend pour le moins aussi difficiles que lorsque l’on en joint d’inutiles comme dans celle-ci : Rendre un homme immobile sans le lier ni le blesser, ou plutôt ayant mis le petit doigt d’un homme dans l’oreille de ce même homme, le rendre par cette posture comme immobile, en sorte qu’il ne puisse sortir du lieu où on l’aura mis jusqu’à ce qu’il ôte son petit doigt de son oreille. Cela paraît impossible d’abord, et cela l’est en effet, car on peut fort bien marcher quoique l’on ait le petit doigt dans l’oreille. Aussi y manque-t-il encore une condition, qui ôterait toute la difficulté si elle était exprimée. Cette condition est que l’on doit faire embrasser quelque colonne de lit ou quelque chose de semblable à celui qui met son petit doigt dans son oreille, en sorte que cette colonne soit enfermée entre son bras et son oreille, car il ne pourra sortir de sa place sans se débarrasser, et tirer son doigt de son oreille. L’on n’ajoute point pour une condition de la question, qu’il y a encore quel qu’autre chose si faire, afin que l’esprit ne s’arrète point à le chercher, et qu’on ne puisse ainsi le découvrir. Mais ceux qui entreprennent de résoudre ces sortes de questions doivent faire toutes les demandes nécessaires pour s’éclaircir du point où consiste la difficulté.

Ces questions arbitraires semblent être badines, et elles le sont en effet en un sens, car on n’apprend rien lorsqu’on les résout. Cependant elles ne sont pas si différentes des questions naturelles qu’on pourrait peut-être se l’imaginer. Il faut faire à peu près des mêmes choses pour résoudre les unes et les autres. Car si l’adresse ou la malice des hommes rend les questions arbitraires embarrassantes et difficiles à résoudre, les effets naturels sont aussi par leur nature environnés d’obscurités et de ténèbres. Et il faut dissiper ces ténèbres par l’attention de l’esprit et par des expériences qui sont des espèces de demandes que l’on fait à l’auœur de la nature, de même qu’on ôte les équivoques et les circonstances inutiles des questions arbitraires par l’attention de l’esprit et par les demandes adroites que l’on fait à ceux qui nous les proposent. Expliquons ces choses par ordre et d’une manière plus sérieuse et plus instructive.

Il y a un très-grand nombre de questions qui semblent très-difficiles parce qu’on ne les entend pas, et qui devraient plutôt passer pour des axiomes qui auraient pourtant besoin de quelque explication que pour de véritables questions : car il me semble qu’on ne doit pas mettre au nombre des questions certaines propositions qui sont incontestables, lorsqu’on en conçoit distinctement les termes.

On demande, par exemple, comme une question difficile à résoudre, si l’âme est immortelle, parce que ceux qui font cette question ou qui prétendent la résoudre n’en conçoivent pas distinctement les termes. Comme les mots d’áme et d’immortel signifient différentes choses et qu’ils ne savent comment ils l’entendent, ils ne peuvent résoudre si l’âme est immortelle : car ils ne savent précisément ni ce qu’ils demandent ni ce qu’ils cherchent.

Par ce mot âme on peut entendre une substance qui pense, qui veut, qui sent, etc. On peut prendre l’âme pour le mouvement ou la circulation du sang, et pour la configuration des parties du corps ; enfin ou peut prendre l’âme pour le sang même et les esprits animaux. De même par ce mot immortel on entend ce qui ne peut périr par les forces ordinaires de la nature, ou bien ce qui ne peut changer, ou enfin ce qui ne peut se corrompre ni se dissiper. comme une vapeur ou de la fumée. Ainsi, supposé que l’on prenne les mots d’áme et d’immortel en quelqu’une de ces significations, la moindre attention d’esprit fera juger si elle est immortelle ou si elle ne l’est pas.

Car, premièrement, il est clair que l’âme, prise dans le premier sens, c’est-à-dire pour une substance qui pense, est immortelle, si l’on prend aussi immortel dans le premier sens et pour ce qui ne peut périr par les forces ordinaires de la nature ; car il n’est pas même concevable qu’aucune substance puisse devenir rien. Il faut recourir à une puissance de Dieu tout extraordinaire pour concevoir que cela soit possible.

Secondement, l’âme est immortelle, si l’on prend immortel dans le second sens, et pour ce qui ne peut se corrompre ni se résoudre en vapeur ou en fumée : car il est évident que ce qui ne peut se diviser en une infinité de parties peut se corrompre ou se résoudre en vapeur.

Troisièmement, l’âme n’est point immortelle, en prenant immortel dans le troisième sens, et pour ce qui ne peut changer : car nous avons assez de preuves convaincantes des changements de notre âme ; que tantôt elle sent de la douleur et tantôt du plaisir ; qu’elle veut quelquefois certaines choses et qu’elle cesse de les vouloir ; qu’étant unie au corps elle en peut être séparée, etc.

Si l’on prend le mot d’âme dans quelqu’autre signification, il sera de même très-facile de voir si elle est immortelle en prenant le mot d’immortel en un sens fixe et arrêté. De sorte que ce qui rend ces questions difficiles, c’est qu’on ne les conçoit pas distinctement, et que les termes qui les expriment sont équivoques : si bien qu’elles ont plutôt besoin d’explication que de preuve.

Il est vrai qu’il y a quelques personnes assez stupides et quelques autres assez imaginatives pour prendre sans cesse l’âme pour une certaine configuration des parties du cerveau et pour le mouvement des esprits ; et il est certainement. impossible de prouver à ces sortes de gens que l’âme est immortelle et qu’elle ne peut périr : car il est au contraire évident que l’âme, prise au sens qu’ils l’entendent, est mortelle.

Ainsi, ce n’est point une question qu’íl soit difficile de résoudre, mais c’est une proposition qu’il est difficile de faire entendre à des gens qui n’ont point les mêmes idées que nous, et qui font tous leurs efforts pour ne les point avoir pour s’aveugler.

Lors donc qu’on demande si l’âme est immortelle ou quelque autre question que ce soit, il faut d’abord ôter l’équivoque des termes et savoir en quel sens on les prend, afin de concevoir distinctement l’état de la question ; et si ceux qui la proposent ne savent comment ils l’enlendent, il faut les interroger pour les éclairer et pour les déterminer : si en les interrogeant on reconnaît que leurs idées ne s’accommodent point avec les nôtres, il est inutile de leur répondre. Car, que répondre à un homme qui s’imagine qu’un désir par exemple n’est autre chose que le mouvement de quelques esprits ; qu’une pensée n’est qu’une trace ou qu’une image que les objets ou les esprits ont formée dans le cerveau, et que tous les raisonnements des hommes ne consistent que dans la différente situation de quelques petits corps qui s’arrangent diversement dans la tête ? lui répondre que l’âme, prise dans le sens qu’il l’entend, est immortelle, c’est le tromper ou se rendre ridicule dans son esprit ; mais lui répondre qu’elle est mortelle, c’est en un sens le confirmer dans une erreur de très-grande conséquence. Il ne faut donc point lui répondre, mais seulement lâcher de le faire rentrer en lui-même, afin qu’il reçoive les mêmes idées que nous, de celui qui est seul capable de l’éclairer.

C’est encore une question qui parait assez difficile à résoudre, savoir si les bêtes ont une âme ; cependant, lorsqu’on ôte l’équivoque, elle ne paraît plus difficile, et la plupart de ceux qui pensent qu’elles en ont, sont, sans le savoir, du sentiment de ceux qui pensent qu’elles n’en ont pas.

L’on petit prendre l’âme pour quelque chose de corporel répandu par tout le corps qui lui donne le mouvement et la vie, ou bien pour quelque chose de spirituel. Ceux qui disent que les animaux n’ont point d’âme l’entendent dans le second sens ; car jamais homme ne nia qu’il y eût dans les animaux quelque chose de corporel qui fùt le principe de leur vie ou de leur mouvement, puisqu’on ne peut même le nier des montres. Ceux, au contraire, qui assurent que les animaux ont des âmes, l’entendent dans le premier sens ; car il y en a peu qui croient que les animaux aient une âme spirituelle et indivisible. De sorte que les péripatéticiens et les cartésiens croient que les bêtes ont une âme, c’est-à-dire un principe corporel de leur mouvement ; et les uns et les autres croient qu’elles n’en ont point, c’est-à-dire qu’il n’y a rien en elles de spirituel et d’indivisible.

Ainsi, la différence qu’il y a entra les péripatéticiens et ceux que l’on appelle cartésiens n’est pas en ce que les premiers croient que les bêtes ont des âmes et que les autres ne le croient pas ; mais seulement en ce que les premiers croient que les animaux sont capables de sentir de la douleur, du plaisir, de voir les couleurs, d’entendre les sons, et d’avoir généralement toutes les sensations et toutes les passions que nous avons, et que les cartésiens croient le contraire. Les cartésiens distinguent les mots de sentiment pour en ôter l’équivoque. Car, par exemple, ils disent que lorsqu’on est trop proche du feu, les parties du bois viennent heurter contre la main ; qu’elles en ébranlent les fibres, que cet ébranlement se communique jusqu’au cerveau, qu’il détermine les esprits animaux qui y sont contenus à se répandre dans les parties extérieures du corps d’une manière propre pour le faire retirer. Ils demeurent d’accord que toutes ces choses ou de semblables se peuvent rencontrer dans les animaux, et qu’elles s’y rencontrent effectivement, parce qu’elles ne sont que des propriétés de corps. Et les péripatéticiens en conviennent.

Les cartésiens disent de plus que, dans les hommes, l’ébranlement des fibres du cerveau est accompagné du sentiment de chaleur et que le cours des esprits animaux vers le cœur et vers les viscères est suivi de la passion de haine ou d’aversion ; mais ils nient que ces sentiments et ces passions de l’âme se rencontrent dans les bêtes. Les péripatéticiens assurent au contraire que les bêtes sentent aussi bien que nous cette chaleur ; qu’elles ont comme nous de l’aversion pour tout ce qui les incommode ; et généralement qu’elles sont capables de tous les sentiments et de toutes les passions que nous ressentons. Les cartésiens ne pensent pas que les bêtes sentent de la douleur ou du plaisir, ni qu’elles aiment ou qu’elles haïssent aucune chose, parce qu’ils n’admettent rien que de matériel dans les bêtes et qu’ils ne croient pas que les sentiments ni les passions soient des propriétés de la matière telle qu’elle puisse être. Quelques péripatéticiens, au contraire, pensent que la matière est capable de sentiment et de passion lorsqu’elle est, disent-ils, subtilisée ; que les bêtes peuvent sentir par le moyen des esprits animaux, c’est-à-dire par le moyen d’une matière extrêmement subtile et délicate, et que l’âme même n’est capable de sentiment et de passion qu’à cause qu’elle est unie à cette matière.

Ainsi, pour résoudre la question si les bêtes ont une âme, il faut rentrer en soi-même et considérer avec toute l’attention dont on est capable l’idée que l’on a de la matière. Et si l’on conçoit que la matière, figurée d’une telle manière, comme en carré, en rond, en ovale, soit de la douleur, du plaisir, de la chaleur, de la couleur, de l’odeur, du son, etc., on peut assurer que l’âme des bètes, quelque matérielle qu’elle soit, est capable de sentir. Si on ne le conçoit pas, il ne le faut pas dire, car il ne faut assurer que ce que l’on conçoit. De même si l’on conçoit que de la matière agitée de bas en haut, de haut en bas. en ligne circulaire, spirale, parabolique, elliptique, etc., soit un amour, une haine, une joie, une tristesse, etc., on peut dire que les bêtes ont les mêmes passions que nous ; si on ne le voit pas, il ne le faut pas dire, à moins qu’on ne veuille parler sans savoir ce qu’on dit. Mais je pense pouvoir assurer qu’on ne croira jamais qu’aucun mouvement de matière puisse être un amour ou une joie, pourvu que l’on y pense sérieusement. De sorte que pour résoudre cette question, si les bêtes sentent, il ne faut qu’avoir soin d’en ôter l’équivoque, comme font ceux qu’on se plaît d’appeler cartésiens ; car on la réduira ainsi à une question si simple qu’une médiocre attention d’esprit suffira pour la résoudre.

Il est vrai que saint Augustin, supposant selon le préjugé commun à tous les hommes que les bêtes ont une âme, au moins n’ai-je point lu qu’il l’ait jamais examiné sérieusement dans ses ouvrages, ni qu’il l’ait révoqué en doute ; et s’apercevant bien qu’il y a contradiction de dire qu’une âme ou une substance qui pense, qui sent, qui désire, etc., soit matérielle, il a cru que l’âme des bêtes était effectivement spirituelle et indivisible[26]. Il a prouvé par des raisons très-évidentes que toute âme, c’est-à-dire tout ce qui sent, qui s’imagine, qui craint, qui désire, etc., est nécessairement spirituel ; mais je n’ai point remarqué qu’il ait eu quelque raison d’assurer que les bêtes ont des âmes. Il ne se met pas même en peine de le prouver, parce qu’il y a bien de l’apparence que de son temps il n’y avait personne qui en doutât.

Présentement qu’il y a des gens qui tâchent de se délivrer entièrement de leurs préjugés, et qui révoquent en doute toutes les opinions qui ne sont point appuyées sur des raisonnements clairs et démonstratifs, on commence à douter si les animaux ont une âme capable des mêmes sentiments et des mêmes passions que les nôtres. Mais il se trouve toujours plusieurs défenseurs des préjugés, qui prétendent prouver que les bètes sentent, veulent, pensent et raisonnent même comme nous, quoique d’une manière beaucoup plus imparfaite.

Les chiens, disent-ils, connaissent leurs maîtres, ils les aiment, ils souffrent avec patience les coups qu’ils en reçoivent, parce qu’ils jugent qu’il leur est avantageux de ne point les abandonner ; mais pour les étrangers ils les haïssent de telle sorte qu’ils ne peuvent même souffrir d’en être caresses. Tous les animaux ont de l’amour pour leurs petits ; et ces oiseaux qui font leurs nids à l’extrémité des branches font assez connaître qu’ils appréliendent que certains animaux ne les dévorent : ils jugent que ces branches sont trop faibles pour porter leur ennemis, et assez fortes pour soutenir leurs petits et leurs nids tout ensemble. Il n’y a pas jusqu’aux araignées et jusqu’aux plus vils insectes qui ne donnent des marques qu’il y a quelque intelligence qui les anime : car on ne peut s’empêcher d’admirer la conduite d’un animal qui, tout aveugle qu’il est, trouve moyen d’en surprendre dans ses filets d’autres qui ont des yeux et des ailes, et qui sont assez hardis pour attaquer les plus gros animaux que nous voyions.

Il est vrai que toutes les actions que font les bêtes marquent qu’il y a une intelligence, car tout ce qui est réglé le marque. Une montre même le marque : il est impossible que le hasard en compose les roues, et il faut que ce sont une intelligence qui en ait réglé les mouvements. Ou plante une graine à contre-sens, les racines qui sortaient hors de la terre s’y enfoncent d’elles-mêmes, et le germe qui était tourné vers la terre se détourne aussi pour en sortir ; cela marque une intelligence. Cette plante se noue d’espace en espace pour se fortifier ; elle couvre sa graine d’une peau qui la conserve ; elle l’environne de piquants pour la défendre : cela marque une intelligence. Enfin tout ce que nous voyons que font les plantes aussi bien que les animaux, marque certainement une intelligence. Tous les véritables cartésiens l’accordent. Mais tous les véritables cartésiens distinguent, car ils ôtent, autant qu’ils peuvent, l’équivoque des termes.

Les mouvements des bêtes et des plantes marquent une intelligence, mais cette intelligence n’est point de la matière, elle est distinguée des bêtes, comme celle qui arrange les roues d’une montre est distinguée de la montre. Car enfin cette intelligence paraît infiniment sage, infiniment puissante, et la même qui nous a formés dans le sein de nos mères, et qui nous donne l’accroissement auquel nous ne pouvons, par tous les efforts de notre esprit et de notre volonté, ajouter une coudée. Ainsi, dans les animaux, il n’y a ni intelligence ni âme, comme on l’entend ordinairement. Ils mangent sans plaisir, ils crient sans douleur, ils croissent sans le savoir ; ils ne désirent rien, ils ne craignent rien, ils ne connaissent rien ; et s’ils agissent d’une manière qui marque intelligence, c’est que Dieu les ayant faits pour les conserver, il a formé leur corps de telle façon qu’ils évitent machinalement et sans crainte tout ce qui est capable de les détruire. Autrement il faudrait dire qu’il y a plus d’intelligence dans le plus petit des animaux ou même dans une seule graine que dans le plus spirituel des hommes ; car il est constant qu’il ya plus de différentes parties, et qu’il s’y produit plus de mouvements réglés que nous ne sommes capables d’en connaître.

Mais comme les hommes sont accoutumés à confondre toutes choses, et qu’ils s’imaginent que leur âme produit dans leur corps presque tous les mouvements et tous les changements qui lui arrivent ; ils attachent faussement au mot d’àme l’idée de productrice et de conservatrice du corps. Ainsi pensant que leur âme produit en eux tout ce qui est absolument nécessaire à la conservation de leur vie, quoiqu’elle ne sache pas même comment le corps qu’elle anime est composé, ils jugent qu’il faut nécessairement qu’il y ait une âme dans les bètes pour y produire tous les mouvements et tous les changements qui leur arrivent, à cause qu’ils sont assez semblables à ceux qui se font dans notre corps. Car les bêtes l’engendrent, se nourrissent, se fortifient comme notre corps ; elles boivent, mangent, dorment comme nous, parce que nous sommes entièrement semblables aux bêtes par le corps, et que toute la différence qu’il y a entre nous et elles, c’est que nous avons une âme et qu’elles n’en ont pas. Mais l’âme que nous avons ne forme point notre corps, elle ne digère point nos aliments, elle ne donne point le mouvement et la chaleur à notre sang. Elle sent, elle veut, elle raisonne ; elle anime le corps en ce sens qu’elle a des sentiments et des passions qui ont rapport à lui. Mais ce n’est point qu’elle se répande dans nos membres pour leur communiquer le sentiment et la vie, car notre corps ne peut rien recevoir de ce qui se rencontre dans notre esprit. Il est donc clair que la raison pour laquelle on ne saurait résoudre la plupart des questions, c’est qu’on ne distingue pas et qu’on ne pense pas même à distinguer différentes choses qu’un même mot signifier.

Ce n’est pas que l’on ne s’avise quelquefois de distinguer, mais souvent on le fait si mal, qu’au lieu d’ôter l’équivoque des termes par les distinctions que l’on donne, on ne fait que les rendre plus obscurs. Par exemple, lorsqu’on demande si le corps vit, comment il vit, et de quelle manière l’âme raisonnable l’anime, si les esprits animaux, le sang et les autres humeurs vivent ; si les dents, les cheveux, les ongles sont animés, etc. ; on distingue les mots de vivre et d’être animé, en vivre ou être animé d’une âme raisonnable, ou d’une âme sensitive ou d’une âme végétative. Mais cette distinction ne fait que confondre l’état de la question, car ces mots ont eux-mêmes besoin d’explication, et peut-être même que les deux derniers, âme végétative, âme sensitive sont inexplicables et incompréhensibles de la manière qu’on l’entend ordinairement.

Mais, si l’on veut attacher quelque idée claire et distincte au mot de vie, on peut dire que la vie de l’àme est la connaissance de la vérité et l’amour du bien, ou plutôt que sa pensée est sa vie, et que la vie du corps consiste dans la circulation du sang et dans le juste tempérament des humeurs, ou plutôt que la vie du corps est le mouvement de ses parties propre pour sa conservation. Et alors les idées attachées au mot de vie étant claires, il sera assez évident : 1° que l’âme ne petit communiquer sa vie au corps ; car elle ne peut le faire penser ; 2° qu’elle ne peut lui donner la vie par laquelle il se nourrit, il croît, etc., puisqu’elle ne sait pas même ce qu’il faut faire pour digérer ce que l’on mange ; 3° qu’elle ne peut le faire sentir, puisque la matière est incapable de sentiment, etc. On peut enfin résoudre sans peine toutes les autres questions que l’on peut faire sur ce sujet, pourvu que les termes qui les énoncent réveillent des idées claires ; et il est impossible de les résoudre, si les idées des termes qui les expriment sont confuses et obscures.

Cependant il n’est pas toujours absolument nécessaire d’avoir des idées qui représentent parfaitement les choses dont on veut examiner les rapports ; il suffit souvent d’en avoir une connaissance imparfaite ou commencée, parce que souvent l’on ne recherche point d’en connaître exactement les rapports. J’explique ceci.

Il y a des vérités ou des rapports de deux sortes : il y en a d’exactement connus et d’autres qu’on ne connaît qu’imparfaitement. On connait exactement le rapport entre un tel carré et un tel triangle, mais on ne connait qu’imparfaitement le rapport qui est entre Paris et Orléans ; on sait que le carré est égal au triangle, ou qu’il en est double, triple, etc., mais on sait seulement que Paris est plus grand qu’Orléans sans savoir au juste de combien.

De plus, entre les connaissances imparfaites. il y en a d’une infinité de degrés, et même toutes ces connaissances ne sont imparfaites que par rapport aux connaissances plus parfaites. Par exemple, on sait parfaitement que Paris est plus grand que la place Royale ; et cette connaissance n’est imparfaite que par rapport à une connaissance exacte, selon laquelle on saurait au juste de combien Paris est plus grand que cette place qu’il renferme.

Ainsi il y a des questions de plusieurs sortes :

1° Il y en a dans lesquelles on recherche une connaissance parfaite de tous les rapports exacts que deux ou plusieurs choses ont entre elles ;

2° Il y en a dans lesquelles on recherche la connaissance parfaite de quelque rapport exact qui est entre deux ou plusieurs choses ;

3° Il y en a dans lesquelles on recherche une connaissance parfaite de quelque rapport assez approchant du rapport exact qui est entre deux ou plusieurs choses ;

4° Il y en a dans lesquelles on recherche seulement de reconnaître un rapport assez vague et indéterminé.

Il est évident, 1° que pour résoudre des questions du premier genre et pour connaître parfaitement tous les rapports exacts de grandeur et de qualité qui sont entre deux ou plusieurs choses, il en faut avoir des idées distinctes qui les représentent parfaitement, et comparer ces choses selon toutes les manières possibles. On peut. par exemple, résoudre toutes les questions qui tendent à découvrir les rapports exacts qui sont entre 2 et 8, parce que 2 et 8 étant exactement connus, on peut les comparer ensemble en toutes les manières nécessaires pour en reconnaître les rapports exacts de grandeur ou de qualité. On peut savoir que 8 est quadruple de 2, que 8 et 2 sont des nombres pairs, que 8 et 2 ne sont point des nombres carrés.

Il est clair, en second lieu, que pour résoudre des questions du second genre, et pour connaître exactement quelque rapport de grandeur ou de qualité qui est entre deux ou plusieurs choses, il est nécessaire et il suffit d’en connaître très-distinctement les faces selon lesquelles on doit les comparer pour en découvrir le rapport que l’on cherche. Par exemple, pour résoudre quelques-unes des questions qui tendent à découvrir quelques rapports exacts entre 4 et 16, comme 4 et 16 sont des nombres pairs et des nombres carrés, il suffit de savoir exactement que 4 et 16 se peuvent diviser sans fraction par la moitié, et que l’un et l’autre est le produit d’un nombre multiplié par lui-même, et il est inutile d’examiner quelle est leur véritable grandeur. Car il est évident que pour reconnaître les rapports exacts de qualité qui sont entre les choses, il suffit d’avoir une idée très-distincte de leur qualité sans penser à leur grandeur ; et que pour connaître leurs rapports exacts de grandeur, il suffit de connaître exactement leur grandeur sans rechercher leur véritable qualité.

Il est clair, en troisième lieu, que pour résoudre des questions du troisième genre et pour connaître quelque rapport assez approchant du rapport exact qui est entre deux ou plusieurs choses, il suffit d’en connaitre à peu près les faces ou les côtes selon lesquels on doit les comparer pour découvrir le rapport approchant que l’on cherche soit de grandeur, soit de qualité. Par exemple, je puis savoir évidemment que V 8 est plus grand que 2, parce que je puis savoir à peu près la véritable grandeur de V 8, mais je ne puis connaître de combien V 8 est plus grand que 2, parce que je ne puis connaître exactement la véritable grandeur de V 8.

Enfin il est évident que, pour résoudre des questions du quatrième genre, et pour découvrir des rapports vagues et indéterminés, il suffit de connaître les choses d’une manière proportionnée au besoin que l’on a de les comparer pour découvrir les rapports que l’on cherche. De sorte qu’il n’est pas toujours nécessaire, pour résoudre toutes sortes de questions, d’avoir des idées très-distinctes de leurs termes, c’est-à-dire de connaître parfaitement les choses que leurs termes signifient. Mais il est nécessaire de les connaître d’autant plus exactement, que les rapports qu’on tâche de découvrir sont plus exacts et en plus grand nombre. Car comme nous venons de voir, il suffit, dans les questions imparfaites, d’avoir des idées imparfaites des choses que l’on considère, afin de résoudre ces questions parfaitement, c’est-à-dire selon ce qu’elles contiennent. Et l’on peut même résoudre fort bien des questions quoique l’on n’ait aucune idée distincte des termes qui les expriment. Car lorsqu’on demande si le feu est capable de fondre du sel, de durcir de la boue, de faire évaporer du plomb et mille autres choses semblables, on entend parfaitement ces questions, et l’on peut fort bien les résoudre quoiqu’on n’ait aucune idée distincte du feu, du sel, de la boue, etc. Parce que ceux qui font ces demandes veulent seulement savoir si l’on a quelque expérience sensible que le feu ait produit ces effets ; c’est pourquoi, selon les connaissances que l’on a tirées de ses sens, on leur répond d’une manière capable de les contenter.


CHAPITRE VIII.
Application des autres règles à des questions particulières.


Il y a des questions de deux sortes, de simples et de composées. La résolution des premières ne dépend que de la seule attention de l’esprit aux idées claires des termes qui les expriment. Les autres ne se peuvent résoudre que par comparaison à une troisième on à plusieurs autres idées ; on ne peut découvrir les rapports inconnus qui sont exprimés par les termes de la question, en comparant immédiatement los idées de ces termes, car elles ne peuvent se joindre ou se comparer. Il faut donc une ou plusieurs idées moyennes afin de faire les comparaisons nécessaires pour découvrír ces rapports, et observer exactement que ces idées moyennes soient claires et distinctes, à proportion que l’on tâche de découvrir des rapports plus exacts et en plus grand nombre.

Cette règle n’est qu’une suite de la première, et elle est d’une égale importance. Car s’il est nécessaire, pour connaître exactement les rapports des choses que l’on compare, d’en avoir des idées claires et distinctes ; il est nécessaire, par la même raison, de bien connaître les idées moyennes par lesquelles on prétend faire ces comparaisons, puisqu’il faut connaître distinctement le rapport de la mesure avec chacune des choses que l’on mesure pour en découvrir les rapports. Voici des exemples.

Lorsqu’on laisse nager librement un petit vase fort léger, dans lequel il y a une pierre d’aimant ; si l’on vient à présenter au pôle septentrional de cet aimant le même pôle d’un autre aimant que l’on tient entre ses mains, aussitôt ou voit que le premier aimant se retire comme s’il était poussé par quelque vent violent. Et l’on désire savoir la cause de cet effet.

Il est assez visible que, pour rendre raison du mouvement de cet aimant, il ne suffit pas de connaître les rapports qu’il a avec l’autre ; car, quand même on les connaîtrait parfaitement tous, on ne pourrait pas comprendre comment ces deux corps se pourraient pousser sans se rencontrer.

ll faut donc examiner quelles sont les choses que l’on connait distinctement être capables, selon l’ordre de la nature, de remuer quelque corps ; car il est question de découvrir la cause naturelle du mouvement de l’aimant, qui est certainement un corps. Ainsi. il ne faut point recourir in quelque qualité, à quelque forme ou a quelque entité que l’on ne connait point clairement être capable de remuer les corps, ni même à quelque intelligence, car on ne sait point avec certitude que les intelligences soient les causes ordinaires des mouvements naturels des corps, ni même si elles peuvent produire du mouvement.

Un sait évidemment que c’est une loi de la nature que les corps se remuent les uns les autres lorsqu’ils se rencontrent ; il faut donc tâcher d’expliquer le mouvement de l’aimant par le moyen de quelque corps qui le rencontre. Il est vrai qu’il se peut faire qu’il y ait quelque autre chose qu’un corps qui le remue ; mais, si l’on n’a point d’idée distincte de cette chose, il ne faut point s’en servir comme d’un moyen recevable pour découvrir ce qu’on cherche, ni pour l’expliquer aux autres ; car ce n’est pas rendre raison d’un effet que d’en donner pour cause une chose que personne ne conçoit clairement. Il ne faut donc point se mettre en peine s’il y a, ou s’il n’y a pas, quelque autre cause naturelle du mouvement des corps que leur mutuelle rencontre ; il faut plutôt supposer qu’il n’y en a point, et considérer avec attention quel corps peut rencontrer et remuer cet aimant.

On voit d’abord que ce n’est point l’aimant qu’on tient en main, puisqu’il ne touche pas celui qui est remué. Mais parce qu’il n’est remue qu’à l’approche de celui qu’on tient en main, et qu’il ne se remue pas de lui-même, on doit conclure que, bien que ce ne soit pas l’aimant qu’on tient qui le remue, ce doit être quelques petits corps qui en sortent et qui sont poussés par lui vers l’autre aimant.

Pour découvrir ces petits corps il ne faut pas ouvrir les yeux et s’approcher de cet aimant, car les sens imposeraient à la raison, et l’on jugerait peut-être qu’il ne sort rien de l’aimant, à cause qu’on n’en voit rien sortir ; ou ne se souviendrait peut-être pas qu’on ne voit pas les vents, même les plus impétueux, ni plusieurs autres corps qui produisent des effets extraordinaires. Il faut se tenir ferme à ce moyen très-clair et très-intelligible, et examiner avec soin tous les effets de l’aimant, afin de découvrir comment il peut sans cesse pousser hors de lui ces petits corps sans qu’il diminue ; car les expériences que l’on fera découvriront que ces petits corps, qui sortent par un côté, rentrent incontinent par l’autre. et elles serviront à expliquer toutes les difficultés que l’on peut former contre la manière de résoudre cette question. Mais il faut bien remarquer qu’on ne devrait pas abandonner ce moyen, quand même on ne pourrait répondre à quelques difficultés appuyées sur l’ignorance où l’on est de beaucoup de choses.

Si l’on ne souhaite pas d’examiner d’où vient que les aimants se repoussent lorsqu’on leur oppose les mêmes pôles, mais plutôt d’où vient qu’ils s’approchent et qu’ils se joignent l’un à l’autre lorsqu’on présente le pôle septentrional de l’un au pôle méridional de l’autre, la question sera plus difficile et un seul moyen ne suffira pas pour la résoudre. Ce n’est point assez de connaître exactement les rapports qui sont entre les pôles de ces deux aimants, ni de recourir au moyen que l’on a pris pour la question précédente, car ce moyen semble au contraire empêcher l’effet dont on chercherait la cause. Il ne faut point aussi recourir à aucune des choses que nous ne connaissons point clairement être les causes naturelles et ordinaires des mouvements corporels, ni nous délivrer de la difficulté de la question par l’idée vague et indéterminée d’une qualité occulte dans les aimants, par laquelle ils s’attirent l’un l’autre ; car l’esprit ne peut concevoir clairement qu’un corps en puisse attirer un autre.

L’impénétrabilité des corps fait clairement concevoir que le mouvement se peut communiquer par impulsion, et l’expérience prouve, sans aucune obscurité, qu’effectivement il se communique par cette voie. Mais il n’y a aucune raison ni aucune expérience qui démontre clairement le mouvement d’attraction ; car dans les expériences qui semblent les plus propres à prouver cette espèce de mouvement, on reconnaît visiblement, lorsqu’on en découvre la cause véritable et certaine, que ce qui paraissait se faite par attraction ne se fait que par impulsion. Ainsi, il ne faut point s’arrêter à d’autre communication de mouvement qu’à celle qui se fait par impulsion, puisque cette manière est certaine et incontestable, et qu’il y a du moins quelque obscurité dans les autres qu’on pourrait imaginer. Mais, quand on pourrait même démontrer qu’il y a dans les choses purement corporelles d’autres principes de mouvement que la rencontre des corps, on ne pourrait raisonnablement rejeter celui-ci ; l’on doit même s’y arrêter préférablement à tout autre, puisqu’il est le plus clair et le plus évident, et qu’il paraît si incontestable, qu’on ne craint point d’assurer qu’il a été reçu de tous les peuples et dans tous les temps.

L’expérience fait connaître qu’un aimant qui nage librement sur I’eau s’approche de celui qu’on tient en sa main lorsqu’on lui présente un certain côté ; il faut donc conclure qu’il est poussé vers lui. Mais, comme ce n’est pas l’aimant que l’on tient qui pousse celui qui nage, puisque celui qui nage s’approche de celui que l’on tient, et que cependant celui qui nage ne se remuerait point si l’on ne lui présentait celui que l’on tient, il est évident qu’il faut recourir au moins à deux moyens pour expliquer cette question, si l’on veut la résoudre par le principe reçu de la communication des mouvements.

L’aimant c s’approche de l’aimant C ; donc l’air, ou la matière fluide et invisible qui l’environne, le pousse, puisqu’il n’y a point d’autre corps qui le puisse pousser, et c’est là le premier moyen.

L’aimant c ne s’approche qu’à la présence de l’aimant C ; donc il est nécessaire que l’aimant C détermine l’air à pousser l’aimant c, et c’est là le second moyen. Il est évident que ces deux moyens sont absolument nécessaires. De sorte que la difficulté est présentement réduite à joindre ensemble ces deux moyens, ce que l’on peut faire en deux manières ; ou en commençant par quelque chose de connu dans l’air qui environne l’aimant c, ou en commençant par quelque chose de connu dans l’aimant C.

Si l’on connait que les parties de l’air et de tous les corps fluides sont en continuelle agitation, l’on ne pourra douter qu’elles ne heurtent sans cesse contre l’aimant c qu’elles environnent ; et, parce qu’elles le heurtent également de tous côtés, elles ne le poussent pas plus d’un côté que de l’autre, tant qu’il y a autant d’air d’un côté que de l’autre. Les choses étant ainsi, il est facile de juger que l’aimant C empêche qu’il n’y ait autant de cet air dont nous parlons vers a que vers b. Mais cela ne se peut faire qu’en répandant quelques autres corps dans l’espace qui est entre C et c : il doit donc sortir des petits corps des aimants pour occuper cet espace. Et c’est aussi ce que l’expérience fait voir, lorsqu’on répand de la limaille de fer[27] autour d’un aimant ; car cette limaille rend visible le cours de ces petits corps invisibles. Ainsi ces petits corps, chassant l’air qui est vers a, l’aimant c en est moins poussé par ce côté que par l’autre ; et par conséquent il doit s'approcher de l’aimant C, puisque tout corps doit se mouvoir du côté d’où il est moins poussé.

Mais si l’aimant c n’avait, vers le pôle a, plusieurs pores propres à recevoir les petits corps qui sortent du pole B de l’autre aimant, et trop petits pour recevoir ceux de l’air, tant grossier que subtil, il est évident que ces petits corps, étant plus agités que cet air. puisqu’ils le doivent chasser d’entre les aimants, ils pousseraient l’aimant c et l’éloigneraient de C. Ainsi, puisque l’aimant c s’approche ou s’éloigne de C, lorsqu’on lui présente différents pôles, il est nécessaire de conclure que les petits corps, qui sortent de l’aimant C, passent librement et sans repousser l’aimant c par le côté n, et le repoussent par le côté b. Ce que je dis d’un de ces aimants se doit aussi entendre de l’autre.

Il est visible que l’on apprend toujours quelque chose par cette manière de raisonner sur des idées claires et des principes incontestables. Car l’on a découvert que l’uir qui environne l’aimant c était chassé d’entre les aimants par des corps qui sortent sans cesse le leurs pôles, et qui trouvent leur passage libre par un côté et fermé par l’autre. Et, si l’on voulait découvrir quelle està peu près la grandeur et la figure des pores de l’aimant par lesquels ces petits corps traversent, il faudrait encore faire d’autres expériences ; mais cela nous conduirait où nous ne voulons pas aller, et où nous pourrions bien nous ógarer. On peut consulter sur ces questions les principes de la philosophie de M. Descartes, non pour suivre aveuglément les sentiments «le ce savant philosophe, mais pour s’accoutumer à sa méthode de philosopher. Je dis seulement, pour répondre à une objection qui frappe d’abord, d’où vient que ces petits corps ne peuvent rentrer par les pores d’où ils sont sortis ; qu’outre une grandeur ou une figure déterminée capable de produire cet effet, l’inflexion «les petites branches qui composent ces pores peut obéir en un sens aux petits corps qui les traversent, et se hérisser et leur fermer le passage en un autre sens. Le courant continuel de la matière subtile d’un pôle à l’autre, dans les pores de l’aimant, suffit même pour empêcher qu’elle ne rentre par les pores dont elle est sortie ; car une partie de cette matière ne peut pas vaincre ce courant pour se faire passage dans les pores dont elle est sortie, ni dans ceux du pôle de même nom, qui ont un courant contraire. De sorte qu’il ne faut point être trop surpris de la différence des pôles de l’aimant ; car cette différence peut être expliquée en bien des manières, et il n’y a de la difficulté qu’a reconnaître la véritable.

Si l’on avait tâché de résoudre la question que l’on vient d’examiner, en commençant par les petits corps qu’on suppose sortir de l’aimant C, on aurait trouvé la même chose, et l’on aurait aussi découvert que l’air est composé d’une infinité de parties qui sont dans une agitation continuelle ; car sans cela il serait impossible que l’aimant c pût s’approcher de l’aimant C. Je ne m’arrète pas à expliquer ceci, parce que cela n’est pas difficile.

Voici une question plus composée que les précédentes et dans laquelle il faut faire usage de plusieurs règles. On demande quelle peut être la cause naturelle et mécanique du mouvement de nos membres.

L'idée de cause naturelle est claire et distincte, si on l’entend comme je l’ai explique dans la question précédente ; mais le terme de mouvement de nos membres est équivoque et confus, car il y il plusieurs sortes de ces mouvements : il y en a de volontaires, de naturels et de convulsifs. Il y a aussi différents membres dans le corps de l’homme. Ainsi, selon la première règle, je dois demander auquel de ces mouvements on souhaite de savoir la cause. Mais si on laisse la question indéterminée, afin que j’en use à mon choix. j’examine la question de cette sorte.

Je considère avec attention les propriétés de ces mouvements : et parce que je découvre d’abord que les mouvements volontaires se font d’ordinaire plus promptement que les convulsifs, j’en conclus que leur cause en peut être différente. Ainsi je puis et je dois par conséquent examiner la question par parties ; car elle paraît être de longue discussion.

Je me restreins à ne considérer d’abord que le mouvement volontaire ; et parce que nous avons plusieurs parties qui servent à ces mouvements, je ne m’attache qu’au bras. Je considère donc que le bras est composé de plusieurs muscles qui ont presque tous quelque action lorsqu’on lève de terre ou qu’on remue diversement quelque corps ; mais je ne m’arrête qu’à un seul, voulant bien supposer que les autres sont à peu près formés d’une même manière. Je n’instruis de sa composition par quelque livre d’anatomie ou plutôt par la vue sensible de ses fibres et de ses tendons que je me fais disséquer par quelque habile anatomiste à qui je fais toutes les demandes qui pourront dans la suite me faire naître dans l’esprit quelque moyen de trouver ce que je cherche.

Considérant donc toutes choses avec attention, je ne puis douter que le principe du mouvement de mon bras ne dépende de l’accourcissement des muscles qui le composent. Et si je veux bien, pour ne pas m’embarrasser de trop de choses, supposer, selon l’opinion commune, que cet accourcissement se fait par le moyen des esprits animaux qui remplissent le ventre de ces muscles et qui en approchent ainsi les extrémités, toute la question qui regarde le mouvement volontaire sera réduite à savoir comment le peu d’esprits animaux qui sont contenus dans un bras peuvent en enfler subitement les muscles selon les ordres de la volonté avec une force suffisante pour lever un fardeau de cent pesant et davantage.

Quand on médite ceci avec quelque application, le premier moyen qui se présente à l’imagination est d’ordinaire celui de quelque effervescence prompte et violente semblable à celle de la poudre à canon ou de certaines liqueurs remplies de sels alcalis, lorsqu’on les mêle avec celles qui sont roides ou pleines de sel acide. Quelque peu de poudre à canon est capable, lorsqu’elle s’allume. d’enlever non-seulement un fardeau de cent livres, mais une tour et même une montagne. Les tremblements de terre qui renversent des villes et qui secouent des provinces entières se font aussi par des esprits qui s’allument sous terre à peu près comme la poudre à canon. Ainsi, en supposant dans le bras une cause de la fermentation et de la dilatation des esprits, on pourra dire qu’elle est le principe de cette force qu’ont les hommes pour faire des mouvements si prompts et si violents.

Cependant comme on doit se défier de ces moyens qui n’entrent dans l’esprit que par les sens et dont on n’a point de connaissance claire et évidente, on ne doit pas si facilement se servir de celui-ci. car enfin il ne suffit pas de rendre raison de la force et de la promptitude de nos mouvements par une comparaison. Cette raison est confuse, mais de plus elle est imparfaite ; car on doit expliquer ici un mouvement volontaire, et la fermentation n’est pas volontaire. Le sang se fermente avec excès dans les fièvres, et l’on ne peut l’en empêcher. Les esprits s’enflamment et s’agitent dans le cerveau, et leur agitation ne diminue pas selon nos désirs. Quand un homme remue le bras en diverses façons, il faudrait, selon cette explication, qu’il se fit un million de fermentations grandes et petites, promptes et lentes, qui commençassent, et, ce qui est encore plus difficile à expliquer selon cette supposition, qui finissent dans le moment qu’il le veut. Il faudrait que ces fermentations ne dissipassent point toute leur matière et que cette matière fut toujours prête à prendre feu. Lorsqu’un homme a fait dix lieues, combien de mille fois faut-il que les muscles qui servent à marcher se soient emplis et vidés ? et çombien faudrait-il d’esprits si la fermentation les dissipait et les amortissait à chaque pas ? Cette raison est donc imparfaite pour expliquer les mouvements de notre corps qui dépendent entièrement de notre volonté.

Il est évident que la question présente consiste dans ce problème des mécaniques : Trouver par des machines pneumatiques le moyen de vaincre telle force, comme de cent pesant, par une autre force si petite que l’on voudra, comme celle du poids d’une once, et que l’application de cette petite force pour produire son effet dépende de la volonté. Or, ce problème est facile à résoudre et la démonstration en est claire.

On peut le résoudre par un vase qui ait deux ouvertures dont l’une soit un peu plus de 1600 fois plus grande que l’autre, et dans lesquelles on insère les canons de deux soufflets égaux, et que l’on applique une force 1600 fois seulement plus grande que l’autre au soufflet de la plus grande ouverture, car alors la force 1600 fois plus petite vaincra la plus grande. Et la démonstration en est claire par les mécaniques, puisque les forces ne sont point justement en proportion avec les ouvertures, et que le rapport de la petite force à la petite ouverture est plus grand que le rapport de la grande force à la grande ouverture.

Mais pour résoudre ce problème par une machine qui représente mieux l’effet des muscles que celle qu’on vient de donner, il faut souffler quelque peu dans un hallon et appuyer ensuite, sur ce ballon à demi enflé de vent, une pierre de 5 ou 6 cents pesant, ou, l’ayant mis sur une table, le couvrir d’un ais, et cet ais d’une fort grosse pierre, ou faire asseoir un homme des plus pesants sur cet ais, en lui donnant même la liberté de se retenir à quelque chose afin de résister à l’enflure du ballon ; car si quelqu’un souffle de nouveau seulement avec la bouche dans ce ballon, il soulèvera la pierre qui le comprime ou l’homme qui est assis dessus, pourvu que le canal par lequel le vent entre dans le ballon ait une soupape qui l’empêche de sortir lorsqu’il faut reprendre haleine. La raison de ceci est que l’ouverture du ballon est si petite ou doit être supposée si petite par rapport à toute la capacité du même ballon qui résiste par le poids de la pierre qu’une très-petite force est capable d’en vaincre une très-grande par cette manière.

Si l’on considère aussi que le souffle seul est capable de pousser une balle de plomb avec violence par le moyen des sarbacanes, à cause que la force du souffle ne se dissipe point et se renouvelle sans cesse, on reconnaîtra visiblement que la proportion nécessaire entre l’ouverture et la capacité du ballon étant supposée, le souffle seul peut vaincre facilement de très-grandes forces.

Si donc l’on conçoit que les muscles entiers ou chacune des fibres qui les composent ont comme ce ballon une capacité propre à recevoir les esprits animaux ; que les pores par où les esprits s’y insinuent sont peut-être encore plus petits à proportion que le col d’une vessie ou le trou d’un ballon ; que les esprits sont retenus et poussés dans les nerfs à peu près comme le souffle dans les sarbacanes, et que les esprits sont plus agités que l’air des poumons et poussés avec plus de force dans les muscles qu’il ne l’est dans les ballons ; on reconnaîtra que le mouvement des esprits qui se répandent dans les muscles peut vaincre la force des plus pesants fardeaux que l’on porte ; et que si on ne peut en porter de plus pesants, le défaut de force ne vient point tant du côté des esprits que de celui des fibres et des peaux qui composent les muscles, lesquels crèveraient si on faisait trop d’effort. D’ailleurs, si l’on prend garde que par les lois de l’union de l’âme et du corps les mouvements de ces esprits, quant à leur détermination, dépendent de la volonté des hommes, on verra bien que les mouvements des bras doivent être volontaires.

Il est vrai que nous remuons notre bras avec une telle promptitude qu’il semble d’abord incroyable que l’épanchement des esprits dans les muscles qui le composent puisse être assez prompt pour cela. Mais nous devons considérer que ces esprits sont extrêmement agités, toujours prêts à entrer d’un muscle dans l’autre, et qu’il n’en faut pas beaucoup pour les enfler aussi peu qu’il est nécessaire afin de les remuer seuls, ou lorsque nous levons de terre quelque chose de fort léger ; car lorsque nous avons quelque chose de pesant à lever, nous ne le pouvons pas faire avec beaucoup de promptitude. Les fardeaux étant pesants, il faut beaucoup enfler et bander les muscles ; pour les enfler en cette sorte, il faut davantage d’esprits qu’il n’y en a dans les muscles voisins ou antagonistes. Il faut donc quelque peu de temps pour faire venir ces esprits de loin et pour en pousser une quantité capable de résister à la pesanteur. Ainsi ceux qui sont chargés ne peuvent courir, et ceux qui lèvent de terre quelque chose de pesant ne le font pas avec autant de promptitude que ceux qui lèvent une paille.

Si l’on fait encore réflexion que ceux qui ont plus de feu ou un peu de vin dans la tête sont bien plus prompte que les autres : qu’entre les animaux ceux qui ont les esprits plus agités, comme les oiseaux, se remuent avec plus de promptitude que ceux qui ont le sang froid, comme les grenouilles, et qu’il y en a même quelques-uns, comme le caméléon, la tortue et quelques insectes dont les esprits sont si peu agités que leurs muscles ne se remplissent pas plus promptement qu’un petit ballon dans lequel on soufflerait. Si l’on considère bien toutes ces choses, on pourra peut-être croire que l’explication que nous venons de donner est recevable.

Mais encore que cette partie de la question proposée qui regarde les mouvements volontaires soit suffisamment résolue, on ne doit pas cependant assurer qu’elle le soit entièrement et qu’il n’y ait rien davantage dans notre corps qui contribue à ces mouvements que ce qu’on a dit ; car apparemment il y a dans nos muscles mille ressorts qui facilitent ces mouvements, lesquels seront éternellement inconnus à ceux mêmes qui devinent le mieux sur les ouvrages de Dieu.

La seconde partie de la question qu’il faut examiner regarde les mouvements naturels ou ces sortes de mouvements qui n’ont rien d’extraordinaire, comme ont les mouvements convulsifs, mais qui sont absolument nécessaires à la conservation de la machine, et qui, par conséquent, ne dépendent point entièrement de nos volontés.

Je considère donc d’abord avec toute l’attention dont je suis capable quels sont les mouvements qui ont ces conditions, et s’ils sont entièrement semblables. Mais, parce que je reconnais d’abord qu’ils sont presque tous différents les uns des autres ; pour ne me pas embarrasser de trop de choses, je ne m’arrète qu’au mouvement du cœur. Cette partie est la plus connue, et ses mouvements sont les plus sensibles. J’examine donc sa structure, et je remarque deux choses entre plusieurs autres : la première, qu’il est composé de fibres comme les autres muscles ; la seconde, qu’il a deux cavités très-considérables. Je juge donc que son mouvement se peut faire par le moyen des esprits animaux, puisque c’est un muscle ; et que le sang s’y fermente et s’y dilate, puisqu’il y a des cavités. Le premier de ces jugements est appuyé sur ce que je viens de dire, et le second sur ce que le cœur est beaucoup plus chaud que toutes les autres parties du corps ; que c’est lui qui répand la chaleur avec le sang dans tous nos membres ; que ces deux cavités n’ont pu se conserver que par la dilatation du sang, et qu’ainsi elles servent à la cause qui les a produites. Je puis donc rendre suffisamment raison du mouvement du cœur par les esprits qui l’agitent et par le sang qui le dilate lorsque ce sang se fermente ; car encore que la cause que j’apporte de son mouvement ne soit peut-être pas la véritable, il me paraît certain qu’elle est suffisante pour le produire.

Il est vrai que le principe de la fermentation ou de la dilatation des liqueurs n’est peut-être pas assez connu à tous ceux qui liront ceci pour prétendre avoir expliqué un effet lorsqu’on a fait voir en général que sa cause est la fermentation ; mais on ne doit pas résoudre toutes les questions particulières en remontant jusques aux premières causes. Ce n’est pas que l’on n’y puisse remonter et découvrir ainsi le véritable système dont tous les effets particuliers dépendent, pourvu que l’on ne s’arrète qu’aux idées claires ; mais c’est que cette manière de philosopher n’est pas la plus juste ni la plus courte.

Pour faire comprendre ce que je veux dire, il faut savoir qu’il y a des questions de deux sortes. Dans les premières, il s’agit de découvrir la nature et les propriétés de quelque chose ; dans les autres, on souhaite seulement de savoir si une telle chose a ou n’a pas une telle propriété : ou, si l’on sait qu’elle à une telle propriété, on veut seulement découvrir quelle en est la cause.

Pour résoudre les questions du premier genre il faut considérer les choses dans leur naissance, et les concevoir toujours d’engendrer par les voies les plus simples et les plus naturelles. Pour résoudre les autres, il faut s’y prendre d’une manière bien différente : il faut les résoudre par des suppositions, et examiner si ces suppositions font tomber dans quelque absurdité ou si elles conduisent à quelque vérité clairement connue.

On veut, par exemple, découvrir quelles sont les propriétés de la roulette ou de quelqu’une des sections coniques, il faut considérer res lignes dans leur génération, et les former selon les voies les plus simples et les moins embarrassées ; car c’est là le meilleur et le plus court chemin pour en découvrir la nature et les propriétés. Un voit sans peine que la sous-tendante de la roulette est égale au cercle qui l’a formée ; et, si l’on n’en découvre pas facilement beaucoup de propriétés par cette voie, c’est que la ligne circulaire qui sert à la former n’est pas assez connue. Mais pour les lignes purement mathématiques, ou dont on peut connaître plus clairement les rapports, telles que sont les sections coniques, il suffit, pour en découvrir un très-grand nombre de propriétés, de considérer ces lignes dans leur génération. Il faut seulement prendre garde que, pouvant engendrer par des mouvements réglés en plusieurs manières, toute sorte de génération n’est pas également propre à éclairer l’esprit ; que les plus simples sont les meilleures. et qu’il arrive cependant que certaines manières particulières sont plus propres que les autres à démontrer quelques propriétés particulières.

Mais s’il n’est pas question de découvrir en général les propriétés d’une chose, mais de savoir si une chose à une telle propriété. alors il faut supposer qu’elle l’a effectivement, et examiner avec attention ce qui doit suivre de cette supposition, si elle conduit à une absurdité manifeste ou bien a quelque vérité incontestable qui puisse servir de moyen pour découvrir ce qu’on cherche ; et c’est là la manière dont les géomètres se servent pour résoudre leurs problèmes. Ils supposent ce qu’ils cherchent et ils examinent ce qui en doit arriver ; ils considèrent attentivement les rapports qui résultent de leur supposition ; ils représentent tous ces rapports, qui renferment les conditions du problème, par des équations, et ils réduisent ensuite ces équations selon les règles qu’ils en ont, en sorte que ce qu’il y a d’inconnu se trouve égal à une ou plusieurs choses entièrement connues.

S’il est donc question de découvrir en général la nature du feu et des différentes fermentations qui sont les causes les plus universelles des effets naturels, je dis que la voie la plus courte et la plus sûre est de l’examiner dans son principe. Il faut considérer la formation des corps les plus agités et dont le mouvement se répand dans ceux qui se fermentent ; il faut, par des idées claires et par les voies les plus simples, examiner ce que le mouvement est capable de produire dans la matière ; et, parce que le feu et les différentes fermentations sont des choses fort générales, et qui dépendent par conséquent de peu de causes, il ne sera pas nécessaire de considérer long-temps ce dont la matière est capable. lorsqu’elle est animée par le mouvement, pour reconnaître la nature de la fermentation dans son principe ; et l’on apprendra en même temps plusieurs autres choses absolument nécessaires à la connaissance de la physique. Au lieu que, si l’on voulait raisonner dans cette question par suppositions, afin de remonter ainsi jusques aux premières causes et jusques aux lois de la nature selon lesquelles toutes choses se forment, on ferait beaucoup de fausses suppositions qui ne serviraient à rien.

On pourrait bien reconnaître que la cause de la fermentation est le mouvement d’une matière invisible qui se communique aux parties de celle qui s’agite ; car on sait assez que le feu et les différentes fermentations des corps consistent dans leur agitation, et que, par les lois de la nature, les corps ne reçoivent immédiatement leur mouvement que par la rencontre de quelques autres plus agités. Ainsi on pourrait découvrir qu’il y a une matière invisible dont l’agitation se communique par la fermentation aux corps visibles. Mais il serait moralement impossible, par la voie des suppositions, de découvrir comment cela se fait ; et il n’est pas de beaucoup si difficile de le découvrir lorsqu’on examine la formation des éléments ou des corps, dont il y a un plus grand nombre de même nature, comme on le peut voir en partie par le système de M. Descartes.

La troisième partie de la question, qui est des mouvements convulsifs, ne sera pas extrêmement difficile à résoudre, pourvu que l’on suppose qu’il y a dans le corps des esprits animaux capables de quelque fermentation et des humeurs assez pénétrantes pour s’insinuer dans les pores des nerfs par où les esprits se répandent dans les muscles, pourvu aussi que l’on ne prétende point déterminer quelle est la véritable disposition des parties invisibles qui contribuent à ces mouvements convulsifs.

Lorsque l’on a séparé un muscle du reste du corps, et qu’on le tient par les extrémités, on voit sensiblement qu’il fait effort pour se raccourcir lorsqu’on le pique par le ventre. Il y a de l’apparence que ceci dépend de la construction des parties ímperceptibles qui le composent, lesquelles, comme autant de ressorts, sont déterminées à de certains mouvements par celui de la piqûre. Mais qui pourrait s’assurer d’avoir trouvé la véritable disposition des parties qui servent à produire ce mouvement, et qui pourrait en donner une démonstration incontestable ? Certainement cela paraît impossible, quoique peut-être, à force d’y penser, l’on puisse imaginer une construction de muscles propres à faire tous les mouvements dont nous les voyons capables. Il ne faut donc point penser à déterminer quelle est la véritable construction des muscles. Mais, parce qu’on ne peut raisonnablement douter qu’il n’y ait des esprit susceptibles de quelque fermentation par le mélange de quelque matière subtile, et que les humeurs acres et piquantes ne puissent s’insinuer dans les nerfs, on peut le supposer.

Pour résoudre la question proposée, il faut donc examiner d’abord combien il y a de sortes de mouvements convulsifs ; et, parce que le nombre en paraît indéfini, il faut s’arrêter aux principaux, dont les causes semblent être dilîérentes. Il faut considérer les parties dans lesquelles ils se font, les maladies qui les pré cet lent et qui les suivent ; s’ils se font avec douleur ou sans douleur ; et, sur toutes choses, quelle est leur promptitude et leur violence : car il y en à qui se font avec promptitude et violence, d’autres avec promptitude sans violence, et d’autres avec violence sans promptitude, et d’autres enfin sans violence et sans promptitude ; il y en a qui finissent et qui recommencent sans cesse ; il y en à qui tiennent les parties roides et sans mouvement pour quelque temps, et il y en a qui en ôtent entièrement l’usage et qui les défigurent.

Toutes ces choses considérées, il n’est pas difficile d’expliquer en général comment ces mouvements convulsifs se peuvent faire après ce qu’on vient de dire des mouvements naturels et des mouvements volontaires ; car si l’on conçoit qu’il se mêle avec les esprits qui sont contenus dans un muscle quelque matière capable de les fermenter, ce muscle s’enflera et produira dans cette partie un mouvemrnt convulsif.

Si l’on peut facilement résister à ce mouvement, ce sera une marque que les nerfs ne seront point bouchés par quelque humeur. puisque l’on peut vider le muscle des esprits qui y sont entrés et les déterminer à enfler le muscle antagoniste ; mais si l’on ne le peut, il faudra conclure que les humeurs piquantes et pénétrantes ont au moins quelque part à ce mouvement. Il peut même quelquefois arriver que ces humeurs soient la seule cause de ces mouvements convulsifs ; car elles peuvent déterminer le cours des esprits vers certains muscles, en ouvrant les passages qui les y portent et en fermant les autres, outre qu’elles peuvent en raccourcir les tendons et les fibres en pénétrant leurs pores.

Lorsqu’un poids fort pesant pend au bout d’une corde, on l’élève notablement si l’on mouille seulement cette corde, parce que les parties de l’eau, s’insinuant comme autant de petits coins entre les filets dont la corde est composée, elles l’accourcissent en l’élargissant. De même les humeurs pénétrantes et piquantes s’insinuant dans les pores des nerfs, les raccourcissent, tirent les parties qui y sont attachées, et produisent dans le corps des mouvements convulsifs qui sont extrêmement lents, violents et douloureux, et laissent souvent la partie dans une contorsion extraordinaire pendant un temps considérable.

Pour les mouvements convulsifs qui se font avec promptitude, ils sont causés par les esprits ; mais il n’est pas nécessaire que ces esprits reçoivent quelque fermentation, il suffit pour cela que les conduits par où ils passent soient plus ouverts par un côté que par un autre.

Quand toutes les parties du corps sont dans leur situation naturelle, les esprits animaux s’y répandent également et promptement par rapport au besoin de la machine, et ils exécutent fidèlement les ordres de la volonté ; mais lorsque les humeurs troublent la disposition du cerveau. et qu’elles changent ou remuent diversement les ouvertures des nerfs, ou que, pénétrant dans les muscles, elles en agitent les ressorts, les esprits se répandent dans les parties d’une manière toute nouvelle, et produisent des mouvements extraordinaires sans que la volonté y ait part.

Cependant on peut quelquefois, par une forte résistance, empêcher quelques-uns de ces mouvements, et diminuer même peu à peu les traces qui servent à les produire, quoique l’habitude soit toute formée. Ceux qui prennent garde à eux s’empêchent assez facilement de faire des grimaces ou de prendre un air ou une posture indécence, quoique le corps y soit disposé ; ils surmontent même ces choses, quoiqu’elles soient fortifiées par l’habitude, mais avec beaucoup plus de peine, car il faut toujours les combattre dans leur naissance et avant que le cours des esprits se soit fait un chemin trop difficile à fermer.

La cause de ces mouvements est quelquefois dans le muscle qui est agité, c’est quelque humeur qui le pique ou quelques esprits qui s’y fermement ; mais on doit juger qu’elle est dans le cerveau, principalement lorsque les convulsions n’agitent pas seulement une ou deux parties du corps en particulier, mais presque toutes, et encore dans plusieurs maladies qui changent la constitution naturelle du sang et des esprits.

Il est vrai qu’un seul nerf ayant quelquefois différentes branches qui se répandent dans des parties du corps assez éloignées, comme sur le visage et dans les entrailles, il arrive assez souvent que la convulsion. ayant sa cause dans une partie dans laquelle quelqu’une de ces branches s’insinue, peut se communiquer à celles où les autres branches répondent sans que le cerveau en soit la cause et que les esprits soient corrompus.

Mais, lorsque les mouvements convulsifs sont communs à presque toutes les parties du corps, il est nécessaire de dire ou que les esprits se fermentent d’une manière extraordinaire, ou que l’ordre et l’arrangement des parties du cerveau est troublé, ou que toutes ces deux choses arrivent. Je ne m’arrête pas davantage à cette question, car elle devient si composée et dépend de tant de choses, lorsqu’on descend dans le particulier, qu’elle ne peut pas facilement servir à expliquer clairement les règles que l’on a données.

Il n’y a point de science qui fournisse davantage d’exemples propres pour faire voir l’utilité de ces règles que la géométrie, et principalement l’algèbre ; car ces deux sciences en font un usage continuel. La géométrie fait clairement connaître la nécessité qu’il y a de commencer toujours par les choses les plus simples et qui renferment le moins de rapports. Elle examine toujours ces rapports par des mesures clairement connues ; elle retranche tout ce qui est inutile pour les découvrir ; elle divise en parties les questions composées ; elle range ces parties et les examine par ordre ; enfin, le seul défaut qui se rencontre dans cette science c’est, comme j’ai déjà dit ailleurs, qu’elle n’a point de moyen fort propre pour abréger les idées et les rapports qu’on a découverts. Ainsi, quoiqu’elle règle l’imagination et qu’elle rende l’esprit juste, elle n’en augmente pas de beaucoup l’étendue et elle ne le rend point capable de découvrir des vérités fort composées.

Mais l’algèbre apprenant à abreger continuellement, et de la manière du monde la plus courte, les idées et leurs rapports, elle augmente extrêmement la capacité de l’esprit ; car on ne peut rien concevoir de si composé dans les rapports des grandeurs que l’esprit ne puisse, avec le temps, le découvrir par les moyens qu’elle fournit lorsqu’on sait la voie dont il s’y faut prendre.

La cinquième règle et les autres, où il est parlé de la manière d’abréger les idées, ne regardent que cette science, car l’on n’a point dans les autres sciences de manière commode de les abréger. Ainsi je ne m’arrêterai pas à les expliquer. Ceux qui ont beaucoup l’inclination pour les mathématiques et qui veulent donner à leur esprit toute la force et toute l’étendue dont il est capable, et se mettre ainsi en état de découvrir par eux-mêmes une infinité de nouvelles vérités, s’étant sérieusement appliqués à l’algèbre, reconnaitront que si cette science est si utile à la recherche de la vérité, c’est parce qu’elle observe les règles que nous avons prescrites. Mais j’avertis que par l’algèbre j’entends principalement celle dont M. Descartes et quelques autres se sont servis.

Avant que de finir cet ouvrage, je vais donner un exemple un peu étendu pour faire mieux connaître l’utilité que l’on peut retirer de tout ce livre. Je représente, dans cet exemple, les démarches d’un esprit qui, voulant examiner une question assez importante, fait effort pour se délivrer de ses préjugés. Je le fais même tomber d’abord dans quelque faute afin que cela réveille le souvenir de ce que j’ai dit ailleurs. Mais, son attention le conduisant enfin à la vérité qu’il cherche, je le fais parler positivement comme un homme qui prétend avoir résolu la question qu’il a examinée.


CHAPITRE IX.
Dernier exemple pour faire connaître l’utilité de cet ouvrage. L’on recherche dans cet exemple la cause physique de la dureté ou de l’union des parties des corps les unes avec les autres.


Les corps sont unis ensemble en trois manières, par la continuité, par la contiguïté, et par une troisième manière qui n’a point de nom particuler à cause qu’elle arrive rarement, et que j’appellerai du terme général d’union.

Par la continuité, ou par la cause de la continuité, j’entends ce je ne sais quoi que je tâche de découvrir, qui fait que les parties d’un corps tiennent si fort les unes aux autres qu’il faut faire effort pour les séparer, et qu’on les regarde comme ne faisant ensemble qu’un tout.

Par la contiguïté, j’entends ce je ne sais quoi qui me fait juger que deux corps se touchent immédiatement, en sorte qu’il n’y ait rien entre eux, mais que je ne juge pas étroitement unis, à cause que je les puis facilement séparer.

Par ce troisième terme, union, j’entends encore un je ne sais quoi qui fait que deux verres ou deux marbres, dont on a usé et poli les surfaces en les frottant l’une sur l’autre, s’attachent de telle sorte, qu’encore qu’on les puisse très-facilement séparer en les faisant glisser, on a pourtant quelque peine à le faire en un autre sens.

Or ceci n’est pas continuité, puisque ces deux verres ou ces deux marbres étant unis de cette manière ne sont point conçus comme ne faisant qu’un tout, à cause qu’on les peut séparer en un sens avec beaucoup de facilité. Œ n’est pas aussi simplement contiguïté, quoique cela en approche fort, parce que ces deux parties de verre ou de marbre sont assez étroitement unies et même beaucoup plus que les parties des corps mous et liquides, comme celles du beurre et de l’eau.

Ces termes ainsi expliqués, il faut présentement chercher la cause qui unit les corps et les différences qui se trouvent entre la continuité, la contiguïté et l’union, des corps selon le sens que j’ai déterminé. Je vais chercher d’abord la cause de la continuité, ou quel est ce je ne sais quoi qui fait que les parties d’un corps se tiennent si fort les unes aux autres qu’il faut faire effort pour les séparer. et qu’on les regarde comme ne faisant ensemble qu’un tout. Peepère que cette cause étant trouvée, il n’y aura pas grande difficulté à découvrir le reste.

Il me semble présentement qu’il est nécessaire que ce je ne sais quoi qui lie les parties mêmes les plus petites de ce morceau de fer que je tiens entre mes mains, soit quelque chose de bien puissant, puisqu’il faut que je fasse un très-grand effort pour en rompre une petite partie. Mais ne me trompé-je point ? ne se peut-il pas faire que cette difficulté que je trouve à rompre le moindre petit morceau de fer vienne de ma faiblesse et non pas de la résistance de ce fer : car je me souviens que j’ai fait autrefois plus d’effort que je n’en fais maintenant pour rompre un morceau de fer pareil à celui que je tiens ; et si je tombais malade il pourrait arriver que même avec de très-grands efforts je n’en pourrais venir à bout. Je vois bien que je ne dois pas juger absolument de la fermeté dont les parties du fer sont jointes ensemble par les efforts que je fais a les désunir. Je dois seulement juger qu’elles tiennent très-fort les unes aux autres par rapport à mon peu de force ; ou qu’elles se tiennent plus fort que les parties de ma chair, puisque les sentiments de douleur que j’ai en faisant trop d’efforts m’avertissent que je désunirai plutôt les parties de mon corps que celles du fer.

Je reconnais donc que de même que je ne suis point fort ou faible absolument, le fer ou les autres corps ne sont point durs ou flexiblea absolument, mais seulement par rapport à la cause qui agit contre eux ; et que les efforts que je fais ne peuvent me servir de règle pour mesurer la grandeur de la force qu’il faut employer pour vaincre la résistance et la dureté du fer. Car les règles doivent être invariables, et ces efforts varient selon les temps, selon l’abondance des esprits animaux et la dureté des chairs, puisque je ne puis pas toujours produire les mêmes effets en faisant les mêmes efforts.

Cette réflexion me délivre d’un préjugé que j’avais qui me faisait imaginer de forts liens pour unir les parties des corps ; lesquels liens ne sont peut-être point ; et j’espère qu’elle ne me sera pas inutile dans la suite, car j’ai une pente étrange à juger de tout par rapport à moi et à suivre les impressions de mes sens, à quoi je prendrai garde avec plus de soin. Mais continuons.

Après avoir pensé quelque temps et cherché avec quelque application la cause de cette étroite union sans avoir pu rien découvrir, je me sens porté par ma négligence et par ma nature à juger comme plusieurs autres, que c’est la forme des corps qui conserve l’union entre leurs parties, ou l’amitié et l’inclination qu’elles ont pour leurs semblables, car il n’y a rien de plus commode que de se laisser quelquefois séduire et devenir ainsi tout d’un coup savant à peu de frais.

Mais puisque je ne veux rien croire que je ne sache, il ne faut pas que je me laisse ainsi abattre par ma propre paresse ni que je me rende à de simples lueurs. Quittons donc ces formes et ces inclinations dont nous n’avons point d’idées distinctes et particulières. mais seulement de confuses et générales que nous ne formons ce me semble que par rapport à notre nature, et de l’existence même desquelles plusieurs personnes et peut-être des nations entières ne conviennent pas.

Il me semble que je vois la cause de cette étroite union des parties qui composent les corps durs sans y admettre autre chose que tout ce que tout le monde convient y être, ou tout au moins tout ce que le monde conçoit distinctement pouvoir y être. Car tout le monde connait distinctement que tous les corps sont composés ou peuvent être composés de petites parties. Ainsi il se pourra faire qu’il y en aura qui seront crochus et branchus, et comme de petits liens capables d’arrêter fortement les autres, ou bien qu’elles s’entrelaceront toutes dans leurs branches, de sorte qu’on ne pourra pas facilement les désunir.

J’ai une grande pente à me laisser aller à cette pensée, et d’autant plus grande que je vois que les parties visibles des corps grossiers s’arrêtent et s’unissent les unes avec les autres de cette manière. Mais je ne saurais trop me défier des préoccupations et des impressions de mes sens. Il faut donc que j’examine encore la chose de plus près, et que je cherche même la raison pourquoi les plus petites et les dernières parties solides des corps, en un mot les parties mêmes de chacun de ces liens se tiennent ensemble, car elles ne peuvent être unies par d’autres liens encore plus petits puisque je les suppose solides. Ou bien si je dis qu’elles sont unies de cette sorte, on me demandera avec raison qui unira ensemble ces autres et ainsi à l’infini.

De sorte que présentement le nœud de la question est de savoir comment les parties de ces petits liens ou de ces parties branchues peuvent être aussi étroitement unies ensemble qu’elles le sont, A par exemple avec B, que je suppose parties d’un petit lien. Ou bien ce


qui est la même chose, les corps étant d’autant plus durs qu’ils sont plus solides et qu’ils ont moins de pores, la question est à présent de savoir comment les parties d’une colonne composée d’une matière qui n’aurait aucun pore peuvent être fortement jointes ensemble et composer un corps très-dur, car on ne peut pas dire que les parties de cette colonne se tiennent par de petits liens, puisque, étant supposées sans pores, elles n’ont point de figure particulière.

Je me sens encore extrêmement porté à dire que cette colonne est dure par sa nature, ou bien que les petits liens dont sont composés les corps durs, sont des atomes dont les parties ne se peuvent diviser comme étant les parties essentielles et dernières des corps, et qui sont essentiellement crochus ou branchus, ou d’une figure embarrassante.

Mais je reconnais franchement que ce n’est point expliquer la difficulté et que quittant les préoccupations et les illusions de mes sens j’aurais tort de recourir à une forme abstraite et d’embrasser un fantôme de logique pour la cause que je cherche ; je veux dire que j’aurais tort de concevoir comme quelque chose de réel et de distinct, l’idée vague de nature ou d’essence qui n’exprime que ce que l’on sait, et de prendre ainsi une forme abstraite et universelle comme une cause physique d’un effet très-réel. Car il y a deux choses desquelles je ne me saurais trop défier. La première est l’impression de mes sens, et l’autre est la facilité que j’ai de prendre les natures abstraites et les idées générales de logique pour celles qui sont réelles et particulières, et je me souviens d’avoir été plusieurs fois séduit par ces deux principes d’erreur.

Car, pour revenir à la difficulté, il ne m’est pas possible de concevoir comment ces petits liens seraient indivisibles par leur essence et par leur nature, ni par conséquent comment ils seraient inflexibles, puisqu’au contraire je les conçois très-divisibles et nécessairement divisibles par leur essence et par leur nature. Car la partie A est très-certainement une substance aussi bien que B, et par conséquent il est clair que A peut exister sans B ou séparé de B, puisque les substances peuvent exister les unes sans les autrœ. parce que autrement elles ne seraient pas des substances.

De dire que A ne soit pas une substance, cela ne se peut ; car je le puis concevoir sans penser à B, et tout ce qu’on peut concevoir seul n’est point un mode, puisqu’il n’y a que les modes ou manières d’être qui ne se puissent concevoir seuls ou sans les êtres dont ils sont les manières. Donc A n’étant point un mode c’est une substance, puisque tout être est nécessairement ou une substance ou bien une manière d’être. Car enfin tout ce qui est se peut concevoir seul ou ne le peut pas ; il n’y a pas de milieu dans les propositions contradictoires, et l’on appelle être ou substance ce qui peut être conçu et par conséquent créé seul. La partie A peut donc exister sans la partie B, et à plus forte raison elle peut exister séparément de B. De sorte que ce lien est divisible en A et en B.

De plus, si ce lien était indivisible ou crochu par sa nature et par son essence, il arriverait tout le contraire de ce que nous voyons par l’expérience, car on ne pourrait rompre aucun corps. Supposons, comme auparavant, qu’on morceau de fer est composé d’une infinité de petits liens qui s’entrelacent les uns dans les autres, dont A, a, et B, b, en soient deux. Je dis qu’on ne pourrait les



décrocher, et par conséquent qu’on ne pourrait rompre ce fer ; car pour le rompre il faudrait plier les liens qui le composent, lesquels cependant sont supposés inflexibles par leur essence et par leur nature.

Que si on ne les suppose point inflexibles, mais seulement indivisibles par leur nature, la supposition ne servira de rien pour résoudre la question ; car alors la difficulté sera de savoir d’où vient que ces petits liens n’obéissent pas à l’effort que l’on fait pour ployer une barre de fer. Cependant, si l’on ne les suppose point inflexibles on ne doit pas les supposer indivisibles ; car si les parties de ces liens pouvaient changer de situation les unes à l’égard des autres, il est visible qu’elles se pourraient séparer, puisqu’il n’y a point de raison pourquoi si une partie peut un peu s’éloigner de l’autre elle ne le pourra pas tout à fait. Soit donc que l’on suppose ces petits liens inflexibles, soit qu’on les suppose indivisibles, on ne peut par ce moyen résoudre la question ; car si on ne les suppose qu'indivisibles, on doit rompre sans peine un morceau de fer ; et si on les suppose inflexibles, il sera impossible de le rompre ; puisque les petits liens qui composent le fer étant embarrassés les uns dans les autres, il sera impossible de les décrocher. Tâchons donc de résoudre la difficulté par des principes clairs et incontestables et de trouver la raison pourquoi ce petit lien à ces deux parties, A, B, si fort attachées l’une à l’autre.

Je vois bien qu’il est nécessaire que je divise le sujet de ma méditation par parties, aiin que je l’examine plus exactement et avec moins de contention d’esprit, puisque je n’ai pu d’abord, d’une simple vue et avec toute l’attention dont je suis capable, découvrir ce que je cherchais. Et c’est ce que je pouvais faire dès le commencement, car quand les sujets que l’on considère sont un peu cachés, c’est toujours le meilleur de ne les examiner que par parties, et de ne se point fatiguer inutilement sur de fausses espérances de rencontrer heureusement.

Ce que je cherche est la cause de l’étroite union qui se trouve entre les petites parties qui composent le petit lien A, B. Or, il n’y a que trois choses que je conçoive distinctement pouvoir être la cause que je cherche, savoir : les parties mêmes de ce petit lien, ou bien la volonté de l’auteur de la nature, ou enfin les corps invisibles qui environnent ces petits liens. Je pourrais encore apporter pour cause de ces choses la forme des corps, les qualités de dureté, ou quelque qualité occulte, la sympathie qui serait entre les parties de même genre, etc. Mais parce que je n’ai point d’idée distincte de ces belles choses, je ne dois ni ne puis y appuyer mes raisonnements ; de sorte que, si je ne trouve pas la cause que je cherche dans les choses dont j’ai des idées distinctes, je ne me peinerai pas inutilement à la contemplation de ces idées vagues et générales de logique, et je cesserai de vouloir parler de ce que je n’entends point. Mais examinons la première de ces choses qui peuvent être cause que les parties de ce petit tien sont si fort attachées, savoir les petites parties dont il est composé.

Quand je ne considère que les parties dont les corps durs sont composés, je me sens porté à croire qu’on ne peut imaginer aucun ciment qui unísse les parties de ce lien, qu’elles-mêmes et leur propre repos ; car de quelle nature pourrait-il être ? Il ne sera pas une chose qui subsiste de soi-même ; car toutes ces petites parties étant des substances, pour quelle raison seraient-elles unies par d’autres substances que par elles-mêmes ? Il ne sera pas aussi une qualité différente du repos, parce qu’íl n’y a aucune qualité plus contraire au mouvement qui pourrait séparer ces parties que le repos qui est en elles ; mais outre les substances et leurs qualités, nous ne connaissons point qu’íl y ait d’autres genres de choses[28].

Il est bien vrai que les parties des corps durs demeurent unies, tant qu’elles sont en repos les unes auprès des autres ; et que lorsqu’elles sont une fois en repos, elles continuent par elles-mêmes d’y demeurer autant qu’il se peut. Mais ce n’est pas ce que je cherche, je prends le change. Je ne cherche pas d’où vient que les parties des corps durs sont en repos les unes auprès des autres : je tâche ici de découvrir d’où vient que les parties de ces corps ont force pour demeurer en repos les unes auprès des autres, et qu’elles résistent à l’effort que l’on fait pour les remuer ou les séparer.

Je pourrais[29] pourtant me répondre que chaque corps a véritablement de la force pour continuer de demeurer dans l’état où il est, et que cette force est égale pour le mouvement et pour le repos ; mais que ce qui fait que les parties des corps durs demeurent en repos les unes auprès des autres, et qu’on a de la peine à les séparer et à les agiter, c’est qu’on n’emploie pas assez de mouvement pour vaincre leur repos[30]. Cela est vraisemblable, mais je cherche la certitude, si elle se peut trouver, et non pas la seule vraisemblance. Et comment puis-je savoir avec certitude et avec évidence que chaque corps à cette force pour demeurer en l’état qu’il est, et que cette force est égale pour le mouvement et pour le repos, puisque la matière parait au contraire indifférente au mouvement et au repos, et absolument sans aucune force ? Venons donc, comme a fait M. Descartes, à la volonté du Créateur, laquelle est peut-être la force que les corps semblent avoir dans eux-mêmes. C’est la seconde chose que nous avons dite auparavant pouvoir conserver les parties de ce petit lien dont nous parlions, si fort attachées les unes aux autres.

Certainement il se peut faire que Dieu veuille que chaque corps demeure dans l’état où il est, et que sa volonté soit la force qui en unit les parties les unes aux autres ; de même que je sais d’ailleurs que c’est sa volonté qui est la force mouvante, laquelle met les corps dans le mouvement. Car, puisque la matière ne se peut pas mouvoir par elle-même, il me semble que je dois juger que c’est un esprit, et même que c’est l’auteur de la nature qui la conserve. et qui la met en mouvement, en la conservant successivement en plusieurs endroits par sa simple volonté, puisqu’un être infiniment puissant n’agit point avec des instruments, et que les effets suivent nécessairement de sa volonté.

Je reconnais donc qu'il se peut faire que Dieu veuille que chaque chose demeure en l’état où elle est[31], soit qu’elle soit en repos, ou qu’elle soit en mouvement ; et que cette volonté soit la puissance naturelle qu’ont les corps pour demeurer dans l’état où ils ont une fois été mis[32]. Si cela est, il faudra, comme a fait M. Descartes, mesurer cette puissance, conclure quels en doivent être les effets, et donner ainsi des règles de la force et de la communication des mouvements à la rencontre des différents corps, par la proportion de la grandeur qui se trouve entre ces corps ; puisque nous n’avons point d’autre moyen d’entrer dans la connaissance de cette volonté générale et immuable de Dieu, qui fait la différente puissance que les corps ont pour agir et pour se résister les uns aux autres, que leur différente grandeur et leur différente vitesse.

Cependant je n’ai point de preuve certaine que Dieu veuille, par une volonté positive, que les corps demeurent en repos ; et il semble qu’il suffit que Dieu veuille qu’il y ait de la matière, afin que non-seulement elle existe, mais aussi afin qu’elle existe en repos.

Il n’en est pas de même du mouvement, parce que l’idée d’une matière mue renferme certainement deux puissances ou efficaces, auxquelles elle a rapport, savoir, celle qui l’a créée et de plus celle qui l’a agitée. Mais l’idée d’une matière en repos ne renferme que l’idée de la puissance qui l’a créée, sans qu’il soit nécessaire d’une autre puissance pour la mettre en repos ; puisque si on conçoit simplement de la matière sans songer à aucune puissance, on la concevra nécessairement en repos. C’est ainsi que je conçois les choses, j’en dois juger selon mes idées ; et, selon mes idées, le repos n’est que la privation du mouvement : je veux dire que la force prétendue qui fait le repos n’est que la privation de celle qui fait le mouvement ; car il suffit, ce me semble, que Dieu cesse de vouloir qu’un corps soit mu, afin qu’il cesse de l’être, et qu’il soit en repos.

En effet, la raison et mille et mille expériences m’apprennent que si de deux corps égaux en masse, l’un se meut avec un degré de vitesse et l’autre avec un demi-degré, la force du premier sera double de la force du second. Si la vitesse du second n’est que le quart, la centième, la millionième de celle du premier ; le second n’aura que le quart, la centième, la millionième partie de la force du premier. D’où il est aisé de conclure que si la vitesse du second est infiniment petite, ou enfin nulle, comme dans le repos, la force du second sera infiniment petite. ou enfin nulle, s'il est en repos. Ainsi, il me paraît évident que le repos n’a nulle force pour résister à celle du mouvement.

Mais je me souviens d’avoir ouï dire à plusieurs personnes très-éclairées, qu’il leur paraissait que le mouvement était aussi bien la privation du repos, que le repos la privation du mouvement. Quelqu’un même assura, par des raisons que je ne pus comprendre, qu’il était plus probable que le mouvement fût une privation que le repos. Je ne me souviens pas distinctement des raisons qu’ils apportaient, mais cela me doit faire craindre que mes idées ne soient fausses. Car encore que la plupart des hommes disent tout ce qui leur plait, sur des matières qui paraissent peu importantes, néanmoins j’ai sujet de croire que les personnes dont je parle prenaient plaisir à dire ce qu’ils concevaient. Il faut donc que j’examine encore mes idées avec soin.

C’est une chose qui me paraît indubitable, et ces messieurs dont je parle en tombaient d’accord, savoir que c’est la volonté de Dieu qui meut les corps. La force donc qu’a cette boule que je vois rouler, c’est la volonté de Dieu qui la fait rouler ; que faut-il présentement que Dieu fasse pour l'arrêter ? faut-il qu’il veuille par une volonté positive qu’elle soit en repos, ou bien s’il suffit qu’il cesse de vouloir qu’elle soit agitée[33] ? Il est évident que si Dieu cesse seulement de vouloir que cette boule soit agitée, la cessation de cette volonté de Dieu fera la cessation du mouvement de la boule, et par conséquent le repos. Car la volonté de Dieu, qui était la force qui remuait la boule, n’étant plus, cette force ne sera plus, la boule ne sera donc plus mue. Ainsi la cessation de la force du mouvement fait le repos. Le repos n’a donc point de force qui le cause. Ce n’est donc qu’une pure privation qui ne suppose point en Dieu de volonté positive. Ainsi ce serait admettre en Dieu une volonté positive sans raison et sans nécessité, que de donner aux corps quelque force pour demeurer dans le repos.

Mais renversons s’il est possible cet argument. Supposons présentement une boule en repos, au lieu que nous la supposions en mouvement ; que faut-il que Dieu fasse pour l’agíter ? Suffit-il qu’il cesse de vouloir qu”elle soit en repos ? Si cela est je n'ai encore rien avancé ; car le mouvement sera aussitôt la privation du repos, que le repos la privation du mouvement. Je suppose donc que Dieu cesse de vouloir qu’elle soit en repos. Mais, cela supposé, je ne vois pas que la boule se remue ; et, s'il y en a qui conçoivent qu’elle se remue, je les prie qu’ils me disent de quel côté, et selon quel degré de mouvement elle est mue. Certainement, il est impossible qu’elle soit mue et qu’elle n’ait point quelque détermination et quelque degré de mouvement ; et de cela seul qu’on conçoit que Dieu cesse de vouloir qu’elle soit en repos, il est impossible de concevoir qu’elle aille avec quelque degré de mouvement, parce qu’il n’en est pas de même du mouvement comme du repos. Les mouvements sont d’une infinité de façons, ils sont capables du plus et du moins ; mais le repos n’étant rien, ils ne peuvent différer les uns des autres. Une même boule, qui va deux fois plus vite en un temps qu’en un autre, à deux fois plus de force ou de mouvement en un temps qu’en un autre ; mais on ne peut pas dire qu’une même boule ait deux fois plus de repos en un temps qu’en un autre.

Il faut donc en Dieu une volonté positive pour mettre une boule en mouvement, ou pour faire qu’une boule ait une telle force pour se mouvoir, et il suffit qu’il cesse de vouloir qu’elle soit mue afin qu’elle ne remue plus, c’est-à-dire, afin qu’elle sont en repos. De même qu’afin que Dieu crée un monde, il ne subit pas qu’il cesse de vouloir qu’il ne soit pas, mais il est nécessaire qu’il veuille positivement la manière dont il doit être. Mais pour l’anéantir il ne faut pas que Dieu veuille qu’il ne soit pas, parce que Dieu ne peut pas vouloir le néant par une volonté positive, il suffit seulement que Dieu cesse de vouloir qu’il soit.

Je ne considère pas ici le mouvement et le repos selon leur être relatif ; car il est visible que des corps en repos ont des rapports aussi réels à ceux qui les environnent que ceux qui sont en mouvement. Je conçois seulement que les corps qui sont en mouvement ont une force mouvante, et que ceux qui sont en repos, n’ont point de force pour leur repos ; parce que, le rapport des corps mus à ceux qui les environ ment changeant toujours, il faut une force continuelle pour produire ces changements continuels, car en effet ce sont ces changements qui font tout ce qui arrive de nouveau dans la nature. Mais il ne faut point de force pour ne rien faire. Lorsque le rapport d’un corps à ceux qui l’environnent est toujours le même, il ne se fait rien ; et la conservation de ce rapport, je veux dire l’action de la volonté de Dieu qui conserve ce rapport, n’est point différente de celle qui conserve le corps même.

S’il est vrai, comme je le conçois, que le repos ne soit que la privation du mouvement, le moindre mouvement, je veux dire celui du plus petit corps agité, renfermera plus de force et de puissance que le repos du plus grand corps. Ainsi le moindre effort ou le plus petit corps que l’on concevra agité dans le vide contre un corps très-grand et très-vaste[34], sera capable de le mouvoir quelque peu, puisque ce grand corps étant en repos il n’aura aucune puissance pour résister à celle de ce petit corps, qui viendra frapper contre lui. De sorte que la résistance que les parties des corps durs font pour empêcher leur séparation, vient nécessairement de quelque autre chose que de leur repos.

Mais il faut démontrer par des expériences sensibles ce que nous venons de prouver par des raisonnements abstraits, afin de voir si nos idées s’accordent avec les sensations que nous recevons des objets ; car il arrive souvent que de tels raisonnements nous trompent, ou pour le moins qu’ils ne peuvent convaincre les autres, et ceux-là principalement qui sont préoccupés du contraire. L’autorité de M. Descartes fait un si grand effort sur la raison de quelques personnes, qu’il faut prouver en toutes manières que ce grand homme s’est trompé, efin de pouvoir les désabuser. Ce que je viens de dire entre bien dans l’esprit de ceux qui ne l’ont point rempli de l’opinion contraire, et même je vois bien qu’ils trouveront à redire que je m’arréte trop à prouver des choses qui leur paraissent incontestables. Mais les cartésiens méritent bien que l’on fasse effort pour les satisfaire. Les autres pourront passer ce qui sera capable de les ennuyer.

Voici donc quelques expériences qui prouvent sensiblement que le repos n’a aucune puissance pour résister au mouvement, et qui par conséquent font connaître que la volonté de l’auteur de la nature, qui fait la puissance et la force que chaque corps a pour continuer dans l’état dans lequel il est, ne regarde que le mouvement et non point le repos ; puisque les corps n’ont aucune force par eux-mêmes.

L’expérience apprend que de fort grands vaisseaux, qui nagent dans l’eau, peuvent être agités par de très-petits corps qui viennent heurter contre eux. De là je prétends malgré toutes les défaites de M. Descartes et des cartésiens, que si ces grands corps étaient dans le vide ils pourraient encore être agitée avec plus de facilité. Car la raison pour laquelle il y a quelque légère difficulté à remuer un vaisseau dans l’eau, c’est que l’eau résiste à la force du mouvement que l’on lui imprime, ce qui n’arriverait pas dans le vide. Et ce qui fait manifestement voir que l’eau résiste au mouvement qu’on imprime au vaisseau, c’est que le vaisseau cesse d’être agité quelque temps après qu’il n été mu ; car cela n’arriverait pas, si le vaisseau ne perdait son mouvement en le communiquant à l’eau, ou si l’eau lui cédait sans lui résister, ou enfin si elle lui donnait de son mouvement. Ainsi, puisqu’un vaisseau agité dans l’eau cesse peu à peu de se mouvoir, c’est une marque indubitable que l’eau résiste à son mouvement au lieu de le faciliter comme le prétend M. Descartes ; et par conséquent il serait encore infiniment plus facile d’agiter un grand corps dans le vide que dans l’eau, puisqu’il n’y aurait point de résistance de la part des corps d’alentour. Il est donc évident que le repos n’a point de force pour résister au mouvement, et que le moindre mouvement contient plus de puissance et plus de force que le plus grand repos ; et qu’ainsi on ne doit point comparer la force du mouvement et du repos, par la proportion qui se trouve entre la grandeur des corps qui sont en mouvement et enrepos, comme a fait M. Descartes.

Il est vrai qu’il y a quelque raison de croire, qu’un vaisseau est agité dès qu’il est dans l’eau, à cause du changement continuel qui arrive aux parties de l’eau qui l’environnent, quoiqu’il nous semble qu’il ne change point de place. Et c’est ce qui fait croire à M. Descartes et à quelques autres que ce n’est pas la force toute seule de celui qui le pousse, laquelle le fait avancer dans l’eau, mais qu’ayant déjà reçu beaucoup de mouvement des petites parties du corps liquide qui l’environnent et qui le poussent également de tous côtés, ce mouvement est seulement déterminé par un nouveau mouvement de celui qui le pousse, de sorte que ce qui agite un corps dans l’eau ne le pourrait par faire dans le vide. C’est ainsi que M. Descartes et ceux qui sont de son sentiment, défendent les règles du mouvement qu’il nous a données.

Supposons, par exemple, un morceau de bois de la grandeur d’un pied en carré dans un corps liquide, toutes les petites parties du corps liquide agissent et se remuent contre lui ; et parce qu’ils le poussent également de tous côtés, autant vers A que vers B, il ne peut avancer vers aucun côté. Que si je pousse donc un autre morceau de bois de demi-pied contre le premier du côté A, je vois qu’il avance. Et de là je conclus qu’on le pourrait remuer dans le vide avec moins de force que celle dont ce morceau de bois le pousse, pour les raisons que je viens de dire. Mais les personnes dont je parle le nient, et ils répondent que ce qui fait que le grand morceau de bois avance dès qu’il est poussé par le petit, c’est que le petit qui ne pourrait le remuer s’il était seul, étant joint avec les parties du corps liquide qui sont agitées, les détermine à le pousser et à lui communiquer une partie de leur mouvement. Mais il est visible que suivant cette réponse, le morceau de bois étant une fois agité ne devrait point diminuer son mouvement, et qu’il devrait au contraire l’augmenter sans cesse. Car selon cette réponse le morceau de bois est plus poussé par l’eau du côté A que du côté B, donc il doit toujours s’avancer. Et parce que cette impulsion est continuelle, son mouvement doit toujours croître. Mais, comme j’ai déjà dit, tant s’en faut que l’eau facilite son mouvement qu’elle lui résiste sans cesse et que sa résistance le diminuant toujours, le rend enfin tout à fait insensible.

Il faut prouver à présent que le morceau de bois qui est également poussé par les petites parties de l’eau qui l’environne, n’a point du tout de mouvement ou de force qui soit capable de le mouvoir, quoiqu’il change continuellement de lieu immédiat, ou que la surface de l’eau qui l’environne ne soit jamais la même en différents temps. Car s’il est ainsi, qu’un corps également poussé de tous côtés comme ce morceau de bois, n’ait point de mouvement, il sera indubitable que c’est seulement la force étrangère qui heurte contre lui qui lui en donne, puisque dans le temps que cette force étrangère le pousse, l’eau lui résiste et dissipe même peu à peu le mouvement qui lui est imprimé, car il cesse peu à peu de se mouvoir. Or cela paraît évident, car un corps également poussé de tous côtés peut être comprimé ; mais certainement il ne peut être transporté ; puisque plus et moins une égale force est égal à zéro.

Ceux à qui je parle soutiennent qu’il n’y a jamais dans la nature plus de mouvement en un temps qu’en un autre, et que les corps en repos ne sont mus que par la rencontre de quelques corps agités qui leur communiquent de leur mouvement. De là je conclus qu’un corps que je suppose créé parfaitement en repos au milieu de l’eau, ne recevra jamais aucun degré de mouvement ni aucun degré de force pour se mouvoir, des petites parties de l’eau qui l’entourent et qui viennent continuellement heurter contre lui, pourvu qu’elles le poussent également de tous côtés, parce que toutes ces petites parties qui viennent heurter contre lui également de tous côtés, rejaillissant avec tout leur mouvement, elles ne lui en communiquent point ; et par conséquent ce corps doit toujours être considéré comme en repos et sans aucune force mouvante, quoiqu’il change continuellement de surface.

Or, la preuve que j’ai que ces petites parties rejaillissent ainsi avec tout leur mouvement, c’est qu’outre qu’on ne peut pas concevoir la chose autrement, l’eau qui touche ce corps devrait se refroidir beaucoup ou même se glacer, et devenir à peu près aussi dure qu’est le bois en sa surface, puisque le mouvement des parties de l’eau devrait se répandre également dans les petites parties du corps qu’elles environnent.

Mais pour m’accommoder à ceux qui défendent le sentiment de M. Descartes, je veux bien accorder que l’on ne doit point considérer un bateau dans l’eau comme en repos. Je veux aussi que toutes les parties de l’eau qui l’environnent s’accordent toutes au mouvement nouveau que le batelier lui imprime, quoiqu’il ne soit que trop visible, par la diminution du mouvement du bateau, qu’elles lui résistent davantage du côté où il va que de celui d’où il a été poussé. Cela toutefois supposé, je dis que, de toutes les parties l’eau qui sont dans la rivière, il n’y a, selon M. Descartes, que celles qui touchent immédiatement le bateau du côté d’où il a été poussé, qui puissent aider à son mouvement. Car, selon ce philosophie, l’eau étant fluide, toutes les parties dont elle est composée n’agissent pas ensemble contre le corps que nous voulons mouvoir. Il n’y a que celles qui, en le touchant, s’appuient conjointement sur lui[35]. Or, celles qui appuient conjointement sur le bateau, et le batelier ensemble, sont cent fois plus petits que tout le bateau. Il est donc visible, par l’explication que M. Descartes donne dans cet article sur la difficulté que nous avons de rompre un clou entre nos mains, qu’un petit corps est capable d’en agiter un beaucoup plus grand que lui[36]. Car enfin nos mains ne sont pas si fluides que de l’eau ; et lorsque nous voulons rompre un clou, il y a plus de parties jointes ensemble qui agissent conjointement dans nos mains que dans l’eau qui pousse un bateau.

Mais voici une expérience plus sensible. Si l’on prend un ais bien uni, ou quelque autre plan extrêmement dur, que l’on y enfonce un clou a moitié, et que l’on donne à ce plan quelque peu d’inclination. Je dis que, si l’on met une barre de fer cent mille fois plus grosse que ce clou, un pouce ou deux au-dessus de lui, et qu’on la laissé glisser, ce clou ne se rompra point[37]. Et il faut cependant remarquer que, selon M. Descartes, toutes les parties de la barre appuient et agissent conjointement sur ce clou, car cette barre est dure et solide[38]. Si donc il n’y avait point d’autre ciment que le repos pour unir les parties qui composent le clou, la barre de fer étant cent mille fois plus grosse que le clou, devrait, selon la cinquième règle de M. Descartes et selon la raison, communiquer quelque peu de son mouvement à la partie du clou qu’elle choquerait, c’est-à-dire le rompre et passer outre, quand même cette barre glisserait par un mouvement très-lent. Ainsi, il faut chercher une autre cause que le repos des parties pour rendre les corps durs ou capables de résister à l’effort que l’on fait, lorsqu’on les veut rompre, puisque le repos n’a point de force pour résister au mouvement, et je crois que ces expériences suffisent pour faire connaître que les preuves abstraites que nous avons apportées ne sont point fausses.

Il faut donc examiner lu troisième chose que nous avons dite auparavant pouvoir être la cause de l’union étroite qui se trouve entre les parties des corps durs ; savoir, une matière invisible qui les environne, laquelle étant extrêmement agitée, pousse avec beaucoup de violence les parties extérieures et intérieures de ces corps, et les comprime ainsi de telle sorte, que pour les séparer il faut avoir plus de force que n’en à cette matière invisible, laquelle est extrêmement agitée.

Il semble que je puis conclure que l’union des parties, dont les corps durs sont composés, dépend de la matière subtile qui les environne et qui les comprime, puisque les deux autres choses que l’on peut penser être les causes de cette union, ne le sont véritablement point comme nous venons de voir. Car, puisque je trouve de la résistance à rompre un morceau de fer, et que cette résistance ne vient point du fer ni de la volonté de Dieu, comme je crois l’avoir prouvé, il faut nécessairement qu’elle vienne de quelque matière invisible, qui ne peut être autre que celle qui l’environne immédiatement et qui le comprime. J’explique et je prouve ce sentiment[39].

Lorsqu’on prend une boule de quelque métal, creuse au dedans et coupée en deux hémisphères, que l’on joint ces deux hémisphères en collant une petite bande de cire à l’endroit de leur union, et que l’on en tire l’air ; l’expérience apprend que ces deux hémisphères se joignent l’une à l’autre de telle sorte que plusieurs chevaux, que l’on y attelle par le moyen de quelques boucles, les uns d’un côté les autres de l’autre, ne peuvent les séparer, supposé que les hémisphères soient grandes à proportion du nombre des chevaux. Cependant, si l’on y laisse rentrer l’air. une seule personne les sépare sans aucune difficulté. Il est facile de conclure de cette expérience que ce qui unissait si fortement ces deux hémisphères l’une avec l’autre, venait de ce qu’étant comprimées à leur surface extérieure et convexe par l’air qui les environnait, elles ne l’étaient point en même temps dans leur surface concave et intérieure. De sorte que l’action des chevaux qui tiraient les deux hémisphères de deux côtés, ne pouvait pas vaincre l’effort d’une infinité de petites parties d’air qui leur résistaient en pressant ces deux hémisphères. Mais la moindre force est capable de les séparer, lorsque l’air étant rentré dans la sphère de cuivre, pousse les surfaces concaves et intérieures, autant que l’air de dehors presse les surfaces extérieures et convexes.

Que si au contraire on prend une vessie de carpe et qu’on la mette dans un vase dont on tire l’air, cette vessie étant pleine d’air crève et se rompt, parœ qu’alors il n’y a point d’air au dehors de la vessie qui résiste à celui qui est dedans, C’est encore pour cela que deux plans de verre ou de marbre ayant été usés les uns sur les autres, se joignent, en sorte qu’on sent de la résistance à les séparer en un sens, parce que ces deux parties de marbre sont pressées et comprimées par l’air de dehors qui les environne, et ne sont point si fort poussées par le dedans. Je pourrais apporter une infinité d’autres expériences pour prouver que l’air grossier qui appuie sur les corps qu’il environne unit fortement leurs parties ; mais ce que j’ai dit suffit pour expliquer nettement ma pensée sur la question présente.

Je dis donc que ce qui fait que les parties des corps durs, et de ces petits liens dont j’ai parlé auparavant, sont si fort unies les unes avec les autres, c’est qu’il y a d’autres petits corps au dehors infiniment plus agités que l’air grossier que nous respirons, qui les poussent et qui les compriment, et que ce qui fait que nous avons de la peine à les séparer n’est pas leur repos, mais l’agitation de ces petits corps qui les environnent et qui les compriment. De sorte que ce qui résiste au mouvement n’est pas le repos, qui n’en est que la privation et qui n’a de soi aucune force, mais quelque mouvement contraire qu’il faut vaincre.

Cette simple exposition de mon sentiment paraît peut-être raisonnable ; néanmoins je prévois bien que plusieurs personnes auront beaucoup de peine à y entrer. Les corps durs font une si grande impression sur nos sens lorsqu’ils nous frappent, ou que nous faisons effort pour les rompre, que nous sommes portés à croire que leurs parties sont unies bien plus étroitement qu’elles ne le sont en effet. Et au contraire les petits corps que j’ai dits les environner, auxquels j’ai donné la force de pouvoir causer cette union, ne faisant aucune impression sur nos sens, semblent être trop faibles pour produire un effet si sensible.

Mais, pour détruire ce préjugé qui n’est fondé que sur les impressions de nos sens et sur la difficulté que nous avons d’imaginer des corps plus petits et plus agités que ceux que nous voyons tous les jours, il faut considérer que la dureté des corps ne se doit pas mesurer par rapport à nos mains ou aux efforts que nous sommes capables de faire, qui sont différents en divers temps. Car enfin, si la plus grande force des hommes n’était presque rien en comparaison de celle de la matière subtile, nous aurions grand tort de croire que les diamants et les pierres les plus dures ne peuvent avoir pour cause de leur dureté la compression des petits corps très-agités qui les environnent. Or, on reconnaîtra visiblement que la force des hommes est très-peu de chose, si l’on considère que la puissance qu’ils ont de mouvoir leur corps en tant de manières, ne vient que d’une très-petite fermentation de leur sang, laquelle en agite quelque peu les petites parties et produit ainsi les espríts animaux. Car c’est l’agitation de ces esprits qui fait la force de notre corps, et qui nous donne le pouvoir de faire ces efforts que nous regardons sans raison comme quelque chose de fort grand et de fort puissant.

Mais il faut bien remarquer que cette fermentation de notre sang n’est qu’une fort petite communication du mouvement de cette matière subtile dont nous venons de parler ; car toutes les fermentations des corps visibles ne sont que des communications du mouvement des corps invisibles, puisque tout corps reçoit son agitation de quelque autre. Il ne faut donc pas s’étonner si notre force n’est pas si grande que celle de cette même matière subtile dont nous la recevons. Mais si notre sang se fermentait aussi fort dans notre cœur, que la poudre à canon se fermente et s’agite lorsqu’on y met le feu, c’est-à-dire, si notre sang recevait une communication du mouvement de la matière subtile aussi grande que celle que la poudre à canon reçoit, nous pourrions faire des choses extraordinaires avec assez de facilité, comme rompre du fer, renverser une maison, etc., pourvu que l’ou suppose qu’il y eût une proportion convenable entre nos membres et du sang agité de cette sorte. Nous devons donc nous défaire de notre préjugé, et ne nous point imaginer selon l’impression de nos sens, que les parties des corps durs soient si fort unies les unes avec les autres, à cause que nous avons bien de la peine à les rompre.

Que, si nous considérons d’ailleurs les effets du feu dans les mines, dans la pesanteur des corps, et dans plusieurs autres effets de la nature, qui n’ont point d’autre cause que l’agitation de ces corps invisibles, comme M. Descartes l’a prouvé en plusieurs endroits, nous reconnaîtrons manifestement qu’il n’est point au-dessus de leur force d’unir et de comprimer ensemble les parties des corps durs aussi fortement qu’elles le font. Car enfin, je ne crains point de dire qu’un boulet de canon, dont le mouvement parait si extraordinaire, ne reçoit pas même la millième partie du mouvement de la matière subtile qui l’environne.

On ne doutera pas de ce que j’avance si l’on considère premièrement, que la poudre à canon ne s’enflamme pas toute, ni dans le même instant ; secondement, que quand elle prendrait feu toute et dans le même instant, elle nage fort peu de temps dans la matière subtile : or, les corps qui nagent très-peu de temps dans les autres n’en peuvent pas recevoir beaucoup de mouvement, comme on le peut voir dans les bateaux qu’on abandonne au cours de l’eau, lesquels ne reçoivent que peu à peu leur mouvement. En troisième lieu, et principalement, parce que chaque partie de la poudre ne peut recevoir que le mouvement auquel la matière subtile s’accorde ; car l’eau ne communique au bateau que le mouvement direct qui est commun à toutes les parties, et ce mouvement là est d’ordinaire très-petit par rapport aux autres.

Je pourrais encore prouver la grandeur du mouvement de la matière subtile à ceux qui reçoivent les principes de M. Descartes, par le mouvement de la terre et la pesanteur des corps, et je tirerais même de là des preuves assez certaines et assez exactes, mais cela n’est pas nécessaire à mon sujet. Il suffit, afin que, sans avoir vu les ouvrages de M. Descartes, on ait une preuve suffisante de agitation de la matière subtile, que je donne pour cause de la dureté des corps, il suffit, dis-je, de lire avec quelque application ce que j’en ai déjà dit.

Étant donc présentement délivrés des préjugés qui nous portaient à croire que nos efforts sont bien puissants, et que celui de la matière subtile qui environne les corps durs et qui les comprime est fort faible, étant d’ailleurs persuadés de l’agitation violente de cette matière par les choses que j’ai dites de la poudre à canon ; il ne sera pas difficile de voir qu’il est absolument nécessaire que cette matière, agissant infiniment plus sur la surface des corps durs qu’elle environne et qu’elle comprime, qu’au dedans des mêmes corps, elle doit être cause de leur dureté ou de cette résistance que nous sentons lorsque nous nous efforçons de les rompre.

Or, comme il y a toujours beaucoup de parties de cette matière invisible qui passe par les pores des corps durs, elles ne les rendent pas seulement durs comme nous venons d’expliquer, mais de plus elles sont causes qu’il y en a quelques-uns qui font ressort et se redressent, d’autres qui demeurent ployés, d’autres qui sont fluides et liquides ; et enfin, elles sont cause non-seulement de la force que les parties des corps durs ont pour demeurer les unes auprès des autres. mais aussi de celle que les parties des corps fluides ont de s’en séparer, c’est-à-dire que c’est elle qui rend quelques corps durs, et quelques autres fluides ; durs, lorsque leurs parties se touchent immédiatement ; fluides, lorsque leurs parties ne se touchent point.

Mais, parce qu’il est absolument nécessaire de savoir distinctement la physique de M. Descartes. la figure de ses éléments et des parties qui composent les corps particuliers, pour rendre raison d’où vient que de certains corps sont roides, et que quelques autres sont pliants, je ne m’arrêterai point à l’expliquer. Ceux qui ont lu les ouvrages de ce philosophe, imagineront assez facilement ce qui peut en être la cause, ce que je ne pourrais expliquer que très-difficilement ; et ceux qui ne savent pas le même auteur, n’entendraient que confusément les raisons que je pourrais en apporter.

Je ne m’arrêterai point aussi à résoudre un très-grand nombre de difficultés que je prévois pouvoir être faites contre ce que je viens d’établir, parce que, si ceux qui les font n’ont point de connaissance de la véritable physique, je ne ferais que les ennuyer et les fâcher au lieu de les satisfaire ; mais si ce sont des personnes éclairées, leurs objections étant très-fortes, je ne pourrais y répondre qu’avec un grand nombre de figures et de longs discours. De sorte que je crois devoir prier ceux qui trouveront quelque difficulté dans les choses que je viens de dire, de relire avec plus de soin ce chapitre ; car j’espère que s’ils le lisent et s’ils le méditent comme il faut, toutes leurs objections s’évanouiront ; mais enfin, s’ils trouvent que ma prière soit incommode, qu’ils se reposent, car il n’y a pas grand danger d’ignorer la cause de la dureté des corps.

Je ne parle point ici de la contiguïté, car il est visible que les choses contiguës se touchent si peu, qu’il y a toujours beaucoup de matière subtile qui passe entre elles, et qui faisant elïort pour continuer son mouvement en ligne droite les empêche de s’unir.

Pour l’uníon qui se trouve entre deux marbres qui ont été polis 1’un sur l’autre, je l’ai expliquée ; et il est facile de voir que, quoique la matière subtile passe toujours entre ces deux parties si unies qu’elles soient, l’air n’y peut passer, et qu’ainsi c’est son poids qui comprime et qui presse ces deux parties de marbre l’une sur l’autre, et qui fait qu’on a quelque peine à les désunir, si l’on ne les lait glisser de travers.

ll est visible de tout ceci que la continuité, la contiguïté et l’union des deux marbres ne seraient que la même chose dans le vide, car nous n’en avons point aussi d’idées différentes, de sorte que c’est dire ce qu’on n’entend point que de les faire différer absolument, et non par rapport aux corps qui les environnent.

Voici présentement quelques réflexions sur le sentiment de M. Descartes, et sur l’origine de son erreur. J’appelle son sentiment une erreur, parce que je ne trouve aucun moyen de défendre ce qu’il dit des règles du mouvement, et de la cause de la dureté des corps vers la fin de la seconde partie de ses Principes en plusieurs endroits, et qu’il me semble avoir assez prouvé la vérité du sentiment qui lui est contraire.

Ce grand homme concevant très-distinctement que la matière ne peut pas se mouvoir par elle-même, et que la force mouvante naturelle de tous les corps n’ost autre chose que la volonté générale de l’auteur de la nature, et qu’ainsi la communication des mouvements des corps à leur rencontre mutuelle ne peut venir que de cette même volonté, il s’est laissé aller à cette pensée qu’on ne pouvait donner les règles de la différente communication des mouvements que par la proportion qui se trouve entre les différentes grandeurs des corps qui se choquent, puisqu’il n’est pas possible de pénétrer les desseins et la volonté de Dieu : et parce qu’il a jugé que chaque chose avait de la force pour demeurer dans l’état où elle était, soit qu’elle fût en mouvement, soit qu’elle fût en repos, à cause que Dieu, dont la volonté fait cette force, agit toujours de la même manière, il a conclu que le repos avait autant de force que le mouvement ; ainsi, il a mesuré les effets de la force du repos par la grandeur du corps en repos, comme ceux de la force du mouvement, ce qui lui a fait donner les règles de la communication du mouvement qui sont dans ses Principes, et la cause de la dureté des corps que j’ai tâché de réfuter.

ll est assez difficile de ne se point rendre à l’opinion de M. Descartes, quand on l’envisage du même côté que lui ; car, encore une fois, puisque la communication des mouvements ne vient que de la volonté de l’auteur de la nature, et que nous voyons que tous les corps demeurent dans l’état où ils ont été une fois mis, soit en mouvement, soit en repos, il semble que nous devions chercher les règles de la différente communication des mouvements à la rencontre des corps, non dans la volonté de Dieu qui nous est inconnue, mais dans la proportion qui se trouve entre les grandeurs de ces corps.

Je ne m’étonne donc pas de ce que M. Descartes a eu cette pensée, mais je m’étonne seulement de ce qu’il ne l’a pas corrigée. lors qu’ayant poussé plus avant ses connaissances, il a reconnu l’existence et quelques effets de la matière subtile qui environne les corps.

Je suis surpris de ce que, dans l’article 132 de la quatrième partie, il attribue la force qu’ont certains corps pour se redresser ai cette matière subtile, et que dans les articles 55 et 43 de la deuxième partie et ailleurs, il ne lui attribue pas leur dureté, ou la résistance qu’ils font lorsqu’on tâche de les ployer et de les rompre, mais seulement au repos de leurs parties. Il me parait évident que la cause qui redresse et qui rend roides certains corps, est la même que celle qui leur donne la force de résister lorsqu’on les veut rompre, car enfin la force qu’on emploie pour rompre de l’acier ne diffère qu’insensiblement de celle par laquelle on le ploie.

Je ne veux point apporter ici beaucoup de raisons que l’on peut dire pour prouver ces choses, ni répondre à quelques difficultés qu’on pourrait former sur ce qu’il y a des corps durs qui ne font point sensiblement ressort, et que l’on a cependant quelque difficulté à ployer ; car il suffit, pour faire évanouir ces difficultés, de considérer que la matière subtile ne peut pas facilement se faire des chemins nouveaux dans les corps qui se rompent lorsqu’on les ploie, comme dans le verre et dans l’acier trempé, et qu’elle le peut plus facilement dans les corps qui sont composés de parties branchues et qui ne sont point cassants, comme dans l’or et dans le plomb, et qu’enfin il n’y a aucun corps dur qui ne fasse quelque peu de ressort.

Il est assez difficile de se persuader que M. Descartes ait cru positivement que la cause de la dureté fût différente de celle qui fait le ressort ; et ce qui paraît plus vraisemblable, c’est qu’il n’a pas fait assez de réflexion sur cette matière. Quand on a médité long-temps sur quelque sujet et que l’on s’est satisfait sur les choses que l’on voulait savoir, souvent on n’y pense plus. On croit que les pensées que l’on en a eues sont des vérités incontestables qu’il est inutile d’examiner davantage. Mais il y a dans l’homme tant de choses qui le dégoûtent de l’application, qui le portent à des consentements trop précipités et qui le rendent sujet à l’erreur, qu’encore que l’esprit demeure apparemment satisfait, il n’est pas toujours bien informé de la vérité. M. Descartes était homme comme nous ; on ne vit jamais plus de solidité, plus de justesse, plus d’étendue et plus de pénétration d’esprit que celle qui paraît dans ses ouvrages ; je l’avoue, mais il n’était pas infaillible. Ainsi, il y a apparence qu’il est demeuré si fort persuadé de son sentiment, qu’il n’a pas fait réflexion qu’il assurait quelque chose dans la suite de ses Principes qui y était contraire. Il l’avait appuyé sur des raisons très-spécieuses et très-vraisemblables ; mais telles cependant qu’il n’était point comme forcé par elles de s’y rendre. Il pouvait encore suspendre son jugement, et par conséquent il le devait. Il ne suffisait pas d’examiner dans un corps dur ce qui peut y être qui le rende tel, il devait aussi penser aux corps invisibles qui peuvent le rendre dur, comme il y a pensé à la fin de ses Principes de philosophie, lorsqu’il leur attribue la cause du ressort ; il devait faire une division exacte et qui comprit tout ce qui pouvait contribuer à la dureté des corps. Il ne suffisait pas encore d’en chercher la cause dans la volonté de Dieu ; il fallait aussi penser à la matière subtile qui les environne. Car quoique existence de cette matière extrêmement agitée ne fût pas encore prouvée dans l’endroit de ses Principes, où il parle de la dureté ; elle n’était pas aussi rejetée : il devait donc suspendre son jugement et se bien ressouvenir que ce qu’il écrivait de la cause de la dureté des règles du mouvement, devait être revu tout de nouveau, ce que je crois qu’il n’a pas fait avec assez de soin. Ou bien il n’a pas assez considéré la véritable raison d’une chose qu’il est très-facile de reconnaître, et qui cependant est de la dernière conséquence dans la physique ; je l’explique.

M. Descartes savait bien que pour soutenir son système de la vérité duquel il ne pouvait peut-être pas douter, il était absolument nécessaire que les grands corps communiquassent toujours de leur mouvement aux petits qu’ils rencontreraient et que les petits rejaillissent à la rencontre des plus grands, sans une perte pareille du leur. Car sans cela le premier élément n’aurait pas tout le mouvement qu’il est nécessaire qu’il ait par-dessus le second, ni le second par-dessus le troisième ; et tout son système serait absolument faux, comme le savent assez ceux qui l’ont un peu médité. Mais en supposant que le repos ait force pour résister au mouvœ ment et qu’un grand corps en repos ne puisse être remué par un autre plus petit que lui, quoiqu’il le heurte avec une agitation lurieuse ; il est visible que les grands corps doivent avoir beaucoup moins de mouvement qu’un pareil volume de plus petits, puisqu’ils peuvent toujours, selon cette supposition, communiquer celui qu’ils ont, et qu’ils n’en peuvent pas toujours recevoir des plus petits. Ainsi, cette supposition n’étant point contraire à tout ce que M. Descartes avait dit dans ses principes depuis le commencement jusqu’à l’établissement de ses règles du mouvement, et s’accommodant fort bien avec la suite de ces mêmes principes, il croyait que les règles du mouvement qu’il pensait avoir démontrées dans leur cause étaient encore suffisamment confirmées par leurs effets.

Je tombe d’accord avec M. Descartes du fond de la chose que les grands corps communiquent beaucoup plus facilement leur mouvement que les petits, et qu’ainsi son premier élément est plus agité que le second, et le second que le troisième. Mais la cause en est claire sans avoir égard à sa supposition. Les petits corps et les corps fluides, l’eau, l’air, etc., ne peuvent communiquer à de grands corps que leur mouvement uniforme et commun à toutes leurs parties ; l’eau d’une rivière ne peut communiquer à un bateau que le mouvement de la descente qui est commun à toutes les petites parties dont l’eau est composée, et chacune de ces petites parties, outre ce mouvement commun, en a encore une infinité d’autres particuliers Ainsi, il est visible par cette raison qu’un bateau, par exemple, ne peut jamais avoir autant de mouvement qu’un égal volume d’eau, puisque le bateau ne peut recevoir de l’eau que le mouvement direct et commun à toutes les parties qui la composent. Si vingt parties d’un corps fluide poussent quelque corps d’un côté, il y en a autant qui le poussent de l’autre ; il demeure donc immobile et toutes les petites parties du corps fluide dans lequel il nage rejaillissent sans rien perdre de leur mouvement. Ainsi, les corps grossiers et dont les parties sont unies les unes avec les autres ne peuvent recevoir que le mouvement circulaire et uniforme du tourbillon de la matière subtile qui les environne.

Il me semble que cette raison suffit pour faire comprendre que les corps grossiers ne sont point si agiles que les petits et qu'il n’est point nécessaire pour expliquer ces choses de supposer que le repos ait quelque force pour résister au mouvement. La certitude des principes de la philosophie de M. Descartes ne peut donc servir de preuve pour défendre ses règles du mouvement ; et il y a lieu de croire que si M. Descartes lui-même avait examiné de nouveau ses Principes sans préoccupation et en pesant des raisons semblables à celles que j’ai dites, il n’aurait pas cru que les effets de la nature eussent confirmé ses règles et ne serait pas tombé dans la contradiction en attribuant la dureté des corps durs seulement au repos de leurs parties, et leur ressort à l'effort ne la matière subtile.


CONCLUSION DES TROIS DERNIERS LIVRES.


J’ai, ce me semble, assez fait voir, dans le quatrième et cinquième livre, que les inclinations naturelles et les passions des hommes les tout souvent tomber dans l’erreur, parce quelles ne les portent pas tant à examiner les choses avec soin, qu’à en juger avec précipitation.

Dans le quatrième livre, j’ai montré que l'inclination pour le bien en général est cause de l’inquiétude de la volonté, que l’inquiétude de la volonté met l’esprit dans une agitation continuelle, et qu’un esprit incessamment agité est entièrement incapable de découvrir les vérités un peu cachées ; que l’amour des choses nouvelles et extraordinaires nous préoccupe souvent en leur faveur, et que tout ce qui porte le caractère de l’infini est capable d’éblouir notre imagination et de nous séduire. J’ai expliqué comment l'inclination que nous avons pour la grandeur, l'élévation et l’independance nous engage insensiblement dans la fausse érudition, ou dans l’étude de toutes ces sciences vaines et inutiles qui flattent notre orgueil secret, parce qu’elles nous font admirer du commun des hommes. J’ai montré que l’inclination pour les plaisirs détourne sans cesse la vue de l’esprit de la contemplation des vérités abstraites, qui sont les plus simples et les plus fécondes, et qu’elle ne lui permet pas de considérer aucune chose avec assez d’attention et de désintéressement pour en bien juger ; que les plaisirs étant des manières d’être de notre âme, ils partagent nécessairement la capacité de l’esprit, et qu’un esprit partagé ne peut pleinement comprendre ce qui a quelque étendue. Enfin j’ai fait voir que le rapport et l’union naturelle que nous avons avec tous ceux avec qui nous vivons est l’occasion de beaucoup d’erreurs dans lesquelles nous tombons, et que nous communiquons aux autres, comme les autres nous communiquent celles dans lesquelles ils sont tombés.

Dans le cinquième, en tâchant de donner quelque idée de nos passions, j’ai ce me semble assez fait voir qu’elles sont établies pour nous unir à toutes les choses sensibles, et pour nous faire prendre parmi elles la disposition que nous devons avoir pourleur conservation et pour la nôtre ; que de même que nos sens nous unissent à notre corps et répandent pour ainsi dire notre âme dans toutes les parties qui le composent, ainsi nos émotions nous font comme sortir hors de nous-mêmes, pour nous répandre dans tout ce qui nous environne ; qu’enfin elles nous représentent sans cesse les choses, non selon ce qu’elles sont en elles-mêmes pour former des jugements de vérité, mais selon le rapport qu’elles ont avec nous, pour former des jugements utiles à la conservation de notre être et de ceux avec lesquels nous sommes unis ou par la nature ou par notre volonté.

Après avoir essayé de découvrir les erreurs dans leurs causes, et de délivrer l’esprit des préjugés auxquels il est sujet, j’ai cru qu’enfin il était temps de le préparer à la recherche de la vérité. Ainsi j’ai expliqué dans le sixième livre les moyens qui me semblent les plus naturels pour augmenter l’attention et l’étendue de l’esprit, en montrant l’usage que l’on peut faire de ses sens, de ses passions et de son imagination, pour lui donner toute la force et toute la pénétration dont il est capable. Ensuite j’ai établi certaines règles qu’il faut nécessairement observer pour découvrir quelque vérité que ce soit ; je les ai expliquées par plusieurs exemples pour les rendre plus sensibles, et j’ai choisi ceux qui m’ont paru les plus utiles ou qui renfermaient des vérités plus fécondes et plus générales, afin qu’on les lût avec plus d’application, et qu’on se les rendit plus sensibles et plus familières.

Peut-être qu’on reconnaîtra par cet essai de méthode la nécessité qu’il y a de ne raisonner que sur des idées claires et évidentes, et dont on est intérieurement convaincu que toutes les nations en conviennent, et de ne passer jamais aux choses composées avant que d’avoir suffisamment examiné les simples dont elles dépendent.

Que si l’on considère qu’Aristote et ses sectateurs n’ont point observé les règles que j’ai expliquées, comme l’on en doit être convaincu, tant par les preuves que j’en ai apportées que par la connaissance des opinions des plus zélés défenseurs de ce philosophe, peut-être qu’on méprisera sa doctrine, malgré toutes les impressions avantageuses que nous en donnent ceux qui se laissent étourdir par des mots qu’ils n’entendent point.

Mais si l’on prend garde à la manière de philosopher de M. Descartes, on ne pourra douter de sa solidité ; car j’ai suffisamment montré qu’il ne raisonne que sur des idées claires et évidentes, et qu’il commence par les choses les plus simples avant que de passer aux plus composées qui en dépendent. Ceux qui liront les ouvrages de ce savant homme se convaincront pleinement de ce que je dis de lui, pourvu qu’ils les lisent avec toute l’application nécessaire pour les comprendre, et ils sentiront une secrète joie d’être nés dans un siècle et dans un pays assez heureux pour nous délivrer de la peine d’aller chercher dans les siècles passés parmi les païens, et dans les extrémités de la terre parmi les barbares ou les étrangers, un docteur pour nous instruire de la vérité, ou plutôt un moniteur assez fidèle pour nous disposer à en être instruits.

Néanmoins, comme on ne doit pas se mettre fort en peine de savoir les opinions des hommes, quand même on serait convaincu d’ailleurs qu'ils auraient découvert la vérité, je serais bien fâché que l’estime que je parais avoir ici pour M. Descartes préoccupât personne en sa faveur, et que l’on se contentât de lire et de retenir ses opinions, sans se soucier d’être éclairé de la lumière de la vérité. Ce serait alors préférer l’homme à Dieu, le consulter à la place de Dieu, et se contenter des réponses obscures d’un philosophe qui ne nous éclaire point, pour éviter la peine qu’il y a d’interroger par la méditation celui qui nous répond et qui nous éclaire tout ensemble.

C’est une chose indigne que de se rendre partisan de quelque secte que ce soit, et que d’en regarder les auteurs comme s’ils étaient infaillibles. Aussi M. Descartes, voulant plutôt rendre les hommes disciples de la vérité que sectateurs entêtes de ses sentiments, avertit expressément : Qu’on n’ajoute point du tout foi à ce qu’il a écrit, et qu’on n’en reçoive que ce que la force et l’évidence de la raison poussa contraindre d’en croire[40]. Il ne veut pas, comme quelques philosophes. qu’on le croie sur sa parole ; il se souvient toujours qu’il est homme, et que ne répondant la lumière que par réflexion, il doit tourner les esprits de ceux qui veulent être éclairés comme lui vers la raison souveraine, qui seule peut les rendre plus parfaits par le don de l’intelligence.

La principale utilité que l’on peut tirer de l’application à l’étude est de se rendre l’esprit plus juste, plus éclairé, plus pénétrant et plus propre à découvrir toutes les vérités que l’on souhaite de savoir. Mais ceux qui lisent les philosophes pour en retenir les opinions et pour les débiter aux autres, ne s’approchent point de Celui qui est la vie et la nourriture de l’âme ; leur esprit s’affaiblit et s’aveugle par le commerce qu’ils ont avec ceux qui ne peuvent ni les éclairer ni les fortifier ; ils se remplissent d’une fausse érudition dont le poids les accable et dont l’éclat les éblouit ; et s’imaginant devenir fort savants lorsqu’il se remplissent la tête des opinions des anciens philosophes, ils ne font pas réflexion q’ils se rendent disciples de ceux que saint Paul dit être devenus fous en s’attribuant le nom de sages : Dicentes se esse sapientes, stulti facti sunt.

La méthode que j’ai donnée peut, ce me semble, beaucoup servir à ceux qui veulent faire usage de leur raison, ou recevoir de Dieu les réponses qu’il donne à tous ceux qui savent bien l’interroger ; car je crois avoir dit les principales choses qui peuvent fortifier et conduire l’attention de l’esprit, laquelle est la prière naturelle que l’on fait au véritable maître de tous les hommes pour en recevoir quelque instruction.

Mais comme cette voie naturelle de rechercher la vérité est fort pénible, et qu’elle n’est ordinairement utile que pour résoudre des questions de peu d’usage, et dont la connaissance sert plus souvent à flatter notre orgueil qu’à perfectionner notre esprit, je crois, pour finir utilement cet ouvrage, devoir dire que le méthode la plus courte et la plus assurée pour découvrir la vérité, et pour s’unir à Dieu de la manière la plus pure et la plus parfaite qui se puisse, c’est de vivre en véritable chrétien ; c’est de suivre exactement les préceptes de la vérité éternelle, qui ne s’est unie avec nous que pour nous réunir avec elle ; c’est d’écouter plutôt notre foi que notre raison, et tendre à Dieu, non tant par nos forces naturelles, qui depuis le péché sont toutes languissantes, que par le secours de la foi, par laquelle seule Dieu veut nous conduire dans cette lumière immense de la vérité qui dissipera toutes nos ténèbres ; car enfin il vaut beaucoup mieux, comme les gens de bien, passer quelques années dans l’ignorance de certaines choses et se trouver en un moment éclairés pour toujours, que d’acquérir par les voies naturelles avec beaucoup d’application et de peine une science fort imparfaite, et qui nous laisse dans les ténèbres pendant toute l’éternité.


FIN.

  1. Livre 1.
  2. Livre 2.
  3. Livre 3.
  4. Livre 4.
  5. Livre 5.
  6. Voyez la figure suivante.
  7. Tierce majeure.
  8. Mus., livre 6, ch. 5.
  9. Voyez le trente-quatrième chapitre de S. Aug. De quantitate animœ.
  10. Amos, c. 3, 6.
  11. Il est clair que je parle ici des volontés pratiques, ou des volontés que Dieu a lorsqu’il prétend agir.
  12. Isaïe. 13. 21.
  13. M. Descartes croit que ces petites boules sont dures par elles-mêmes ; mais ce sont plutôt de petits tourbillons d’une matière fluide. Ainsi que je le dirai dans l’Éclaîrcirsement sur la matière et les couleurs. Mon dessein n’est ici que de donner quelque idée du système de M. Descartes.
  14. Par équateur, j’entends la ligne courbe la plu grande que la matière du tourbillon décrive.
  15. Art. 45 de la troisième partie de ses Principes.
  16. Chapitre 40.
  17. Telos et teleios font la même équivoque, fini et fin. Ce philosophe prouve ainsi qu’une ligne infinie n’est pas parfaite, à cause qu’elle n’est pas finie.
  18. Je parle selon le sentiment des péripatéticiens, ch. 3, liv. 3, De coelo.
  19. Liv. 2. ch. 2 et 3 du De gen. et corrupt.
  20. Chapitre 2.
  21. De gen. et corrupt., liv.2, ch. 2.
  22. Voyez le liv. 1, depuis le ch. 11 jusqu’au ch. 15.
  23. Liv. 2, ch. 3, De anima.
  24. Deuxième partie, ch. 7. n. 4.
  25. Voyez les deux premiers Entretiens sur la Métaphysique, et ci-dessus page 86.
  26. Liv. 4 De anína et ejus origine, c. 23, et liv. De quantitate animæ et ailleurs.
  27. Voyez les Principes de la Philosophie de Descartes, quatrième partie.
  28. Principes de Descartes. art. 55 de la seconde partie.
  29. Descartes, art. 41 de la même partie.
  30. Art. 63.
  31. Art. 31.
  32. Art. 46 et ceux qui suivent.
  33. J’imagine ici qu’il n’y ait que Dieu, moi, et une boule.
  34. Par un corps dans le vide j’entends un corps tellement séparé des autres tant durs que liquides, qu’il n’y en ait aucun qui aide, ni qui empêche la communication des mouvements.
  35. Principes de Descartes, seconde partie. art. 63.
  36. Art. 61.
  37. Art. 63.
  38. Art. 30.
  39. Voyez les Expériences de Magdebourg, d’Otton. de Guericke, liv. 3.
  40. A la fin de ses Principes.