De la réalité du monde sensible/Chapitre III

Félix Alcan (p. 48-132).

CHAPITRE III

du mouvement


Nous voici donc amenés à cette question fondamentale ; qu’est-ce que le mouvement ? L’analyse de l’idée du mouvement nous montrera que la science en réduisant la réalité universelle, telle qu’elle l’étudie, à des mouvements, a confirmé, bien loin de l’ébranler, la vérité des sensations humaines. En effet, elle fait disparaître par là même la matérialité de l’univers ; l’univers physique ramené au mouvement devient immatériel et idéal. Quand il y a mouvement, nous sommes invinciblement amenés à dire que quelque chose se meut. Nous ne concevons pas le mouvement sans une substance qui lui serve de support. Or, quelle peut bien être cette chose, cette substance ? A première vue nous sommes tentés de répondre : c’est la matière. Quand il y a mouvement, il y a un corps, une portion de matière, qui se meut, et nous disons volontiers sans y trop réfléchir : « Le mouvement est une propriété de la matière. » Mais qu’est-ce que cela veut dire pour la science d’abord, pour la pensée pure ensuite ? Voici une pierre qui tombe ou qui roule ; nous disons que cette pierre se meut, et que ce mouvement a pour siège, pour support, pour substance cette pierre. Oui, mais qu’est-ce, pour la science, que cette pierre ? Elle se compose de molécules, c’est-à-dire d’un certain nombre de composés chimiques définis ; mais ces molécules, malgré l’apparente inertie de la pierre, malgré l’immobilité apparente de ses parties, ne sont point immobiles : elles oscillent perpétuellement sous l’action multiple des agents physiques : la pesanteur, l’électricité, le magnétisme, la chaleur. Leur intérieur même est toujours en mouvement, car les éléments chimiques plus simples dont cette molécule est formée se combinent, en vertu de certaines lois d’affinité. Or, cette affinité chimique s’exerce d’élément à élément par l’intermédiaire de l’éther, et chaque élément chimique, pour rester en relation définie avec les autres éléments chimiques de la même combinaison, doit se mouvoir selon les mouvements des autres éléments du groupe. Ainsi, par le double jeu des forces physiques et des forces chimiques, par la vie et l’action incessante de l’éther qui les enveloppe, toutes les molécules de la pierre sont dans un mouvement et dans un tressaillement perpétuels ; et ce mouvement leur est propre, je veux dire qu’il est indépendant du mouvement d’ensemble qui emporte la pierre. Non seulement ce mouvement est propre aux molécules, mais il les constitue, car on ne peut définir une combinaison chimique spéciale que par les relations spéciales d’affinité, c’est-à-dire, par le système spécial de mouvements coordonnés qui lient tous les éléments du groupe. Ces molécules de la pierre sont donc du mouvement, et lorsque nous disons que le mouvement total de la pierre qui tombe ou qui roule a pour siège et pour substance les molécules matérielles de la pierre, nous disons simplement qu’un mouvement a pour point d’appui un autre mouvement.

Nous n’avons donc jusqu’ici qu’un échafaudage de mouvements qui reposent en quelque sorte les uns sur les autres ; il nous faut pourtant trouver une base, une substance à ces mouvements. Creusons encore et cherchons plus bas : cette molécule est une combinaison chimique ; elle est composée d’éléments plus simples, et les quantités définies de ces éléments simples qui entrent dans la combinaison s’appellent des atomes. Est-ce que c’est l’atome qui va être le fondement dernier, la base matérielle, définitive du mouvement universel ? Mais la science aujourd’hui, par toutes ses théories, par toutes ses hypothèses, incline à rejeter l’idée brute de l’atome déterminé dans une forme rigide et figé dans une inertie éternelle. C’était la conception de Démocrite et d’Épicure ; ce n’est plus la conception de la science contemporaine. L’atome doit être, lui aussi, souple, mouvant, vivant. Tout d’abord, en effet, s’il était immobilisé et matérialisé dans une rigidité immuable, comment expliquer son origine ? ou bien, il est éternel, il est l’élément primordial et nécessaire des choses, et alors, pourquoi a-t-il telle figure plutôt que telle autre ? pourquoi est-il carré, rond, crochu, étoilé ? L’arbitraire, la fantaisie sont à la base même des choses, et le monde repose sur le caprice des figures géométriques bizarres que l’écolier dessine à la plume en marge de son cahier ; ou bien, au contraire, l’atome n’est pas éternel ; il n’est pas primordial, il a été produit ; mais, comment a-t-il pu être produit ? Par une action, c’est-à-dire, dans l’ordre physique, par un mouvement ; et alors il est impossible qu’étant issu d’une action, d’un mouvement l’atome ne garde pas trace de cette action, de ce mouvement, qu’il ne soit pas lui-même action ou mouvement. D’ailleurs, comment des atomes pourraient-ils former une combinaison chimique qui ne soit pas un simple mélange, une simple agglomération, s’ils n’étaient pas des formes de mouvement pouvant agir les unes sur les autres, s’harmoniser dans des conditions définies les unes avec les autres ? C’est là aujourd’hui la doctrine de tous les chimistes ; ceux-là même qui proposent, comme M. Würtz, une notation nouvelle des relations chimiques, la notation atomique, et qui, pour expliquer les combinaisons d’un atome avec des équivalents multiples d’un autre atome, représentent volontiers les atomes comme figurés et branchus à la manière de Démocrite, se servent là d’un langage symbolique. Ils n’entendent pas le moins du monde glacer l’atome dans une figure immobile comme l’étoile de la neige, et ces saillies, ces figures de l’atome, adaptées à des combinaisons multiples, peuvent très bien être les saillies, les figures d’un tourbillon. C’est M. Würtz lui-même qui a indiqué que les atomes pourraient bien n’être que des tourbillons, ces tourbillons étant de leur nature à la fois souples et stables. Voilà par exemple ces couronnes de fumée qui s’élèvent dans l’air après l’explosion d’une bouche à feu et que savent reproduire en petit les habiles fumeurs, en lançant d’une certaine façon la fumée de leur cigare. Ces tourbillons, dit M. Würtz, sont doués d’élasticité et peuvent changer de forme. Le cercle est leur position d’équilibre, et lorsqu’ils sont déformés ils oscillent autour de cette position qu’ils finissent par reprendre. Mais, qu’on essaie de les couper, ils fuiront devant la lame ou s’infléchiront autour d’elle sans se laisser entamer ; ils offrent donc la représentation matérielle de quelque chose qui serait indivisible et insécable. Et lorsque deux anneaux se rencontrent, ils se comportent comme deux corps solides élastiques ; après le choc, ils vibrent énergiquement. Un cas singulier est celui où deux anneaux se meuvent dans la même direction, de telle sorte que leur centre soit situé sur la même ligne droite et que leurs plans soient perpendiculaires à cette ligne. Alors l’anneau qui est en arrière se contracte continuellement tandis que sa vitesse augmente ; celui qui avait pris l’avance se dilate, au contraire, sa vitesse diminuant jusqu’à ce que l’autre l’ait dépassé, et alors le même jeu recommence de telle sorte que les anneaux se pénètrent alternativement. Mais à travers tous ces changements de forme et de vitesse, chacun conserve son individualité propre et ces deux masses circulaires et fermées se meuvent dans l’air comme quelque chose de distinct et d’indépendant.

Les atomes des corps simples ou présumés tels sont-ils des tourbillons minuscules qui persistent indéfiniment selon la loi même des tourbillons dans ce milieu homogène qu’on appelle l’éther ? C’est là l’hypothèse à laquelle inclinent les chimistes contemporains. M. Würtz, M. Schutzemberger, etc. M. Berthelot, dans les belles conclusions de sa chimie fondée sur la synthèse, sans se prononcer sur la forme des mouvements qui constitue l’atome, repousse toute conception matérialiste et brute de l’atome. Il l’anime et l’idéalise ; il en fait un système défini de mouvements, et c’est sur cette idée de l’atome, forme de mouvement, que la physiologie contemporaine construit ses hypothèses grandioses sur l’origine de la vie. Ainsi, comme la pierre dans son ensemble, comme le corps dans son ensemble, comme la molécule, l’atome se meut, ou, plutôt, il est mouvement. Dans cette architecture étrange qu’on appelle la matière, nous avons beau descendre vers les fondements, nous ne trouvons point une assiette fixe : les pierres que l’on croyait fondamentales entrent en mouvement ; elles entrent en danse, et c’est sur des tourbillons subtils que repose jusqu’ici l’édifice solide du monde. Mais, descendons plus bas encore, et au-dessous même de l’atome ; l’atome, dit-on, est un tourbillon d’éther ; c’est donc l’éther qui va être la matière première, le substratum définitif de tous les mouvements ; soit, mais l’éther lui-même, dans son apparence d’immuable sérénité, est traversé de mouvements innombrables ; tous les rayonnements de lumière et de chaleur, tous les courants et tous les jets d’électricité et de magnétisme, tous les mouvements qui correspondent dans les corps aux phénomènes de la pesanteur, et dans les composés chimiques aux phénomènes de l’affinité, émeuvent incessamment l’éther, et appuyer le monde sur l’éther, c’est l’appuyer sur une mer de mouvements immenses et aux vagues toujours remuées. Il faut bien pourtant que les mouvements de l’univers soient les mouvements de quelque chose ; il faut bien qu’il y ait une réalité en mouvement, une substance du mouvement.

Je ne sais pas où il faut s’arrêter ; je ne sais pas s’il faut s’arrêter à l’éther ou descendre encore ; mais deux hypothèses seulement sont possibles ; ou bien nous devons descendre à l’infini sans jamais trouver dans une réalité immuable la base saisissable du mouvement universel. Mais alors, c’est que cette réalité immuable est présente à tous les degrés du mouvement. Or, que peut bien être cette réalité, partout présente, partout semblable à elle-même sous la diversité innombrable des mouvements, et immuable en son fond sous l’universelle mobilité ? Que peut-elle être sinon l’Être infini que la raison conçoit comme la substance ultime des choses, et que la science ne peut saisir nulle part, précisément parce qu’il est partout ? car la science ne saisit que ce qu’elle détermine, elle ne détermine que ce qu’elle isole, et elle ne peut isoler Dieu du monde parce qu’il en est l’intime et inséparable réalité. Ou bien, par une hypothèse inverse, nous pouvons toucher au fond même du mouvement, nous pouvons arriver à cette forme de mouvement au delà de laquelle il n’y a pas d’autre forme du mouvement. Nous dirons, par exemple, que la forme élémentaire et dernière du mouvement, ce sont les mouvements de l’éther, et qu’au delà de ces mouvements il n’y a plus que l’éther lui-même immense, immobile et dormant ; mais, qu’est-ce que l’éther séparé par la pensée des mouvements qui le déterminent ? il n’est pas coloré, il n’est pas sonore, il n’est pas odorant ; il n’est ni chaud ni froid, ni lumineux, ni sombre, puisque lumière et ténèbres, chaleur et froidure, résultent des mouvements de l’éther, et que nous faisons abstraction de ces mouvements. Il n’est pas résistant, puisque la résistance des corps est un effet de la cohésion de leurs mouvements ; il n’est point pesant, puisque la pesanteur est encore un effet de l’action de l’éther : il n’est point divisé en parcelles, puisque les atomes sont des formes de mouvement. Qu’est-ce à dire ? c’est que la science elle-même, en cherchant le support du mouvement matériel et l’élément dernier de la matière, nous a conduits jusqu’à une réalité qui n’a plus rien de matériel, qui n’est plus perceptible aux sens, qui n’existe plus que pour la pensée. Oui, si nous ne portions pas en nous, dans notre âme, l’idée d’être, et avec l’idée d’être, l’idée d’unité, d’immensité, de continuité homogène, l’éther ainsi dépouillé de tout mouvement, ne serait plus pour nous qu’un mot : la science, en voulant expliquer la matière, sort sans s’en douter de la région de la matière. Elle est obligée aussi, qu’elle le veuille ou non, de sortir du vocabulaire matériel, et ce qu’elle appelle l’éther infini, immuable et un, elle est obligée, si elle veut se comprendre elle-même, de l’appeler l’être infini, immuable et un ; si bien que les analyses, tous les jours plus profondes, de la science aboutissent enfin à commenter la grande parole : In Deo vivimus, movemur et sumus. Car cet Être infini immuable et un qui sert de soutien et de substance de proche en proche à tous les mouvements du monde, c’est sinon Dieu tout entier, car nous ne le réduisons pas à n’être que la substance ultime des choses, mais tout au moins un aspect grandiose de Dieu. Lorsque Virgile et le Dante, après avoir parcouru tous les cercles des abîmes souterrains, voulurent retrouver les vivants, ils prirent une autre route que celle qui les avait amenés ; ils allèrent sortir d’un autre côté de la terre, et là le poète s’écrie : « Et nous revîmes les étoiles. »

Et nous, nous avions renoncé un moment à expliquer le monde par les seules clartés de la conscience et de l’esprit ; nous avions quitté un moment la belle et douce lumière des croyances spontanées. Guidés par la science, nous sommes descendus toujours plus avant, toujours plus bas dans les profondeurs de la matière ; et là aussi, dans ces abîmes redoutables où nous pouvions nous demander si tout n’allait pas se dissoudre en fatalité aveugle, nous avons trouvé des superpositions de mouvements, des cercles et des tourbillons ; et il se trouve qu’à l’extrémité même de ce long chemin intérieur et à l’ouverture opposée de ces abîmes, nous aussi nous revoyons les étoiles, nous revoyons la lumière de Dieu. Seulement, cette lueur divine ainsi retrouvée pénètre maintenant pour nous jusque dans les profondeurs obscures de la matière : c’est du centre même de l’univers matériel où nous sommes enveloppés que nous la voyons reluire, comme si le Dante, par un nouveau voyage dans les abîmes intérieurs, et du fond même de ces abîmes, eût senti filtrer jusqu’à lui, à travers l’épaisseur obscure de la terre, la transparence infinie du ciel étoilé.

Si cette première réduction sommaire de l’univers matériel à l’être infini éveillait quelques scrupules dans les esprits positifs, je pourrais répondre que ce ne sont pas seulement les spéculatifs, les métaphysiciens de nature et d’habitude qui, en approfondissant l’idée de matière, arrivent à ces conclusions, qu’elles s’imposent même, comme je l’ai déjà indiqué, à ceux qui appliquent les méthodes scientifiques. N’est-ce pas un savant, M. Edmond Perrier, qui se demande comment, dans le monde réel, physique même, si l’on prend le mot en son vrai sens, la matière a apparu ? Or, que peut bien être cette réalité non matérielle d’où la matière proprement dite sortirait dans des conditions données, sinon l’être ? Mais il y a mieux. Les axiomes fondamentaux de la science : « Rien ne se perd, rien ne se crée ; il y a transformation incessante, mais jamais perte de mouvements, » supposent l’affirmation de l’être plein, absolu, indéfectible comme substance du monde dit matériel. Comment, en effet, la science peut-elle vérifier que rien ne se perd ? En constatant que le poids d’une matière donnée reste identique à travers toutes ses transformations : par exemple, un kilogramme d’eau solidifié en glace ou vaporisé pèse toujours un kilogramme ; mais cela suppose que la substance même qui sert de poids et qu’on met en balance avec l’eau diversement transformée, n’a point subi elle-même une diminution de poids dans l’intervalle des transformations de l’eau. Comment le saura-t-on ? Est-ce en pesant à son tour ce poids ? Mais il faudra poursuivre à l’infini cette épreuve. Et puis, il pourrait y avoir dans tous les corps une diminution simultanée et proportionnelle des forces de poids, et les mesures de la science ne pourraient pas saisir cette diminution, car les relations des forces entre elles subsisteraient. Il en est de la persistance des mouvements comme de la persistance de la matière proprement dite. Quand la science dit que le mouvement, sans déchet aucun, se transforme en chaleur, elle entend que cette chaleur peut restituer exactement à une masse donnée la quantité de mouvement qui a disparu dans la production de la chaleur. Mais si cette masse donnée a subi dans l’intervalle une diminution interne, profonde, insaisissable de résistance, il n’y a plus, pour mesurer et comparer le mouvement et la chaleur, une unité fixe, un étalon certain.

Il se pourrait, à la rigueur, que la réalité du monde, sa force, son mouvement, son étendue, subissent à tout instant des variations en plus ou en moins. Si ces variations. étaient locales, partielles, elles jetteraient dans les phénomènes, dans les relations connues des êtres et des forces, un trouble que la science pourrait constater ; mais si elles étaient totales, si elles étaient réparties entre toutes les forces et tous les éléments du monde suivant leurs relations préexistantes ; si l’univers subissait en toutes ces parties, et proportionnellement à chacune d’elles, des resserrements de réalité ou des expansions ; s’il était, comme un vaste cœur, animé d’un double mouvement de systole et de diastole, les rapports des phénomènes ne seraient point troublés, et la science ne serait pas avertie ; il est vrai qu’elle subsisterait tout entière ; mais ses affirmations sur la permanence de la force et du mouvement n’auraient plus qu’une valeur toute relative et conventionnelle. Or, c’est en un sens absolu et plein que la science affirme la permanence de la force et du mouvement : c’est qu’en réalité, et sans qu’elle le démêle, ou, tout au moins, sans qu’elle l’avoue, les mouvements et les forces lui apparaissent comme des déterminations, comme des manifestations de l’être, et, avec l’esprit humain, elle ne peut comprendre que ce qui est cesse d’être, de quelque manière que ce soit. C’est donc bien sur l’idée d’être que la science appuie, consciemment ou non, ses axiomes fondamentaux ; et lorsque, par une analyse graduelle, nous avons acheminé le monde matériel, de forme en forme, de mouvement en mouvement, à être l’expression de l’être immense, immuable et un, nous avons marché dans le même sens que la science elle-même, et bien loin d’avoir surpris, par je ne sais quelles habiletés de dialectique, la bonne foi de l’esprit, nous n’avons fait que résumer les conclusions dernières de la science expérimentale, et mettre à découvert les fondements secrets du savoir positif. La science part de l’idée d’être et elle y aboutit : nous ne nous séparons pas d’elle ; nous nous attachons à elle ; nous lui demandons seulement de confesser ses résultats et ses principes dans la langue même de l’esprit humain, je veux dire la métaphysique.

Mais ce n’est pas tout : tandis que la pensée et la science elle-même réduisent la matière proprement dite et le mouvement à avoir l’être pour substance ultime, il se produit dans la conscience d’incessantes conversions de l’idée de matière et de mouvement à l’idée d’être. La vue d’une grande masse en mouvement, d’un grand fleuve, d’une grande foule, excite dans l’âme une sorte d’émotion involontaire qui est comme un développement d’être. De même l’idée des grandes masses sidérales, emportées dans l’espace par des mouvements d’une prodigieuse vitesse, éveille en nous une sensation de sublime, sans que nous ayons besoin de réfléchir et de rapporter tous ces mouvements à un principe. C’est avec une idée brute de masse et de mouvement, et par un ébranlement tout mécanique, que l’âme est induite à une sorte d’émotion religieuse : c’est que l’âme a senti l’être qui est dans la matière ; l’être qui est dans l’âme a été obscurément et profondément remué par l’être qui est dans les choses, et le sentiment spontané achève et confirme cette réduction de la matière et du mouvement à l’être, que la science et la pensée pure avaient préparée.

Au demeurant, comment l’être immense, immatériel et un, ne serait-il pas à la base et au fond de ce que nous appelons la matière ? Si le monde matériel avait pour fondement suprême une détermination de la matière, il reposerait sur l’arbitraire. Car, que serait cette détermination de la matière ? Une détermination spéciale de forme et de mouvement. Mais pourquoi telle figure serait-elle primordiale plutôt que telle autre ? Pourquoi telle forme du mouvement plutôt que telle autre ? Ou bien cette forme du mouvement n’aurait, pas plus que les autres, un rapport direct avec l’être infini ; elle n’en exprimerait pas, mieux que les autres, les puissances infinies. Et alors, comment serait-elle à l’origine du monde ? Ou bien elle traduirait, dans une première forme de mouvement infiniment complexe et riche, les aspirations infinies de l’être infini ; mais alors elle en serait l’expression, elle en serait la réalisation première, c’est-à-dire que c’est l’être infini qui serait vraiment la base et la substance du monde matériel. Donc, celui-ci a vraiment sa racine et son être même dans l’être infini ; et les mouvements de l’univers, que nous disions tout d’abord être des mouvements de la matière, sont, en réalité, des mouvements de l’être infini et immatériel, c’est-à-dire des relations définies entre les diverses puissances que contient l’être infini, des communications réglées et intelligibles de l’être à l’être, des moyens dans une œuvre immense et divine d’harmonie et d’unité. Dès lors il ne faut pas dire : Quel rapport y a-t-il entre telle ou telle sensation, et tel ou tel mouvement ? Car il se peut que cet ordre de mouvements et l’ordre de sensations qui lui correspond soient la même fonction de l’être infini, vue sous deux aspects différents ; il se peut, par conséquent, que la sensation et le mouvement se rejoignent et se pénètrent dans l’être même qu’ils expriment. Il suffira, pour cela, que le mouvement et la sensation ne soient point des faits bruts, irréductibles à toute pensée, et qui s’opposent ainsi grossièrement, fatalement l’un à l’autre. Or, comment le mouvement, ayant pour substance et pour fond l’être infini, objet suprême de la pensée, serait-il un fait brut et impénétrable à la pensée ? Le mouvement n’est pas une chose : nous ne le saisissons jamais en lui-même ; nous ne percevons que des choses ou des phénomènes en mouvement. Il est vrai que ces choses, à leur tour, comme nous l’avons vu, se décomposent en mouvements, et qu’il ne subsiste plus ainsi dans l’univers proprement naturel, si l’on oublie un instant l’être infini qui le pénètre et le soutient, que des mouvements et des sensations. Or, le mouvement n’est jamais perçu que par et dans la sensation. Mes yeux ne voient pas le mouvement, mais la lumière eu mouvement ; mon oreille n’entend pas le mouvement, mais le son en mouvement ; ma main ne palpe pas le mouvement, mais la résistance en mouvement. Mais, d’autre part, les sens eux-mêmes démêlent dans la lumière en mouvement ce qui est lumière et ce qui est mouvement, car ils perçoivent très bien une couleur, qu’elle se déplace ou qu’elle soit immobile. Donc le mouvement ne peut être perçu indépendamment des sensations, et il apparaît pourtant aux sens eux-mêmes comme distinct de la sensation. Il en est distinct et inséparable. Qu’est-ce à dire ? C’est qu’il est intimement lié à la réalité qu’exprime la sensation, et qu’il traduit cependant cette réalité par un aspect un peu différent de la sensation elle-même : il exprime ce qui se mêle d’identique aux espèces différentes de sensations, ce par quoi elles ont une commune mesure, je veux dire la quantité homogène. Aussi l’effort suprême de la science, après avoir ramené tous les phénomènes naturels au mouvement, est-il de ramener le mouvement lui-même à la quantité. Le mouvement est exprimé par des lignes, et ces lignes sont exprimées par les relations définies de grandeur qui unissent leurs éléments : par exemple, les courbes sont définies par leurs abscisses ; c’est ainsi que la mécanique va se perdre dans la géométrie, et la géométrie dans l’algèbre. Mais le mouvement, quoiqu’il enveloppe la quantité et qu’il puisse être réduit à la quantité par le calcul, n’en a pas moins une forme définie. Par cette forme définie, chaque espèce de mouvements joue un rôle défini dans le système universel ; chaque espèce de mouvements est donc une essence, et, pour que cette essence définie ne s’évanouisse pas dans l’indifférence de la quantité abstraite, elle se manifeste dans la sensation qui, en tant que telle, est irréductible à la quantité pure. Ainsi, le mouvement étant à la fois une grandeur et une forme, tient d’un côté à la quantité, de l’autre à l’essence. Il est le point de rencontre de la quantité et de la qualité ; et voilà pourquoi ni il ne peut être confondu avec la sensation, ni il ne peut être séparé d’elle ; et l’intuition sensible, qui unit et démêle tout à la fois la sensation et le mouvement, va au fond même de la vérité.

On voit par là combien est grossière et naïve la conception de l’idéalisme subjectif : elle est grossière, parce qu’elle traite le mouvement comme une chose que l’on peut mettre à part et qu’il n’est pas une chose ; elle est naïve, parce qu’elle renferme une évidente contradiction. L’idéalisme scientifique nous dit : Figurez-vous d’un côté le mouvement, de l’autre la sensation ; quel rapport y a-t-il ? Mais je ne puis me figurer le mouvement qu’en me représentant une trace distincte dans un espace vaguement éclairé ; et le mouvement ainsi entendu, au lieu d’être le contraire de la sensation, n’est qu’un minimum de sensation. Bien loin que je puisse opposer le mouvement que je me représente à la sensation, j’ai besoin d’un reste de sensation pour me représenter le mouvement. Dès que je dépouille le mouvement de tout élément sensible, il ne peut plus être objet d’imagination : il n’est plus qu’une conception, une idée ou un système d’idées. De même l’étendue, si nous la dépouillons de tout élément sensible, si nous faisons disparaître tout ce qui est lumière, obscurité, son, parfum, chaleur, résistance, ne peut plus être ni perçue ni imaginée : elle peut seulement être conçue ; comme le mouvement qui lui est lié, elle devient une idée ou un système d’idées. La question qui se pose à nous maintenant est donc celle-ci :

L’idée du mouvement est-elle assez riche pour enfermer toutes les espèces, toutes les essences qui correspondent aux différents ordres de sensation ?

Le mouvement a rapport à l’étendue ; il est un changement de relations entre différentes déterminations de l’étendue ; l’idée du mouvement enveloppant l’idée d’étendue, analyser celle-ci sera analyser au moins partiellement celle-là. L’idée d’étendue a rapport à l’idée d’être ; mais ici il faut s’entendre. Dans tout être fini il faut distinguer la puissance et l’acte ; je n’agis que parce que j’ai la puissance d’agir. Je ne puis exprimer en ce moment-ci ces idées que parce qu’elles existent en puissance dans mes souvenirs, dans mes réflexions antérieures, dans d’autres idées d’où celles-ci dépendent, dans les dispositions générales et permanentes de mon esprit. Il est vrai qu’on peut dire avec Leibniz que ces puissances, même avant de passer à l’acte, avant d’aboutir à l’expression actuelle de mes idées, ne sont pas inactives ; elles ne sont pas des puissances nues, abstraites, de simples possibilités. Les souvenirs, les réflexions antérieures restent dans l’esprit à l’état de vibrations inaperçues mais toujours présentes ; il n’en est pas moins vrai que par rapport à l’acte complet, achevé, je veux dire, l’expression actuelle de ma pensée, ces souvenirs, ces réflexions antérieures sont des préparations, des puissances. En vain dira-t-on que ces puissances mêmes sont en elles-mêmes des actes, elles ne sont pas en tout cas l’acte présent que j’accomplis. Donc cet acte présent n’existait qu’en puissance dans les activités obscures qui le précèdent et le préparent ; donc de quelque façon que l’on définisse les rapports de la puissance à l’acte, tout acte dans les êtres finis présuppose une puissance correspondante. Et pourtant l’activité universelle ne peut pas reposer en dernière analyse sur de simples puissances. Supposez que le monde soit le développement, la mise en acte d’une puissance primitive qui ne serait qu’une puissance, nous tombons dans des contradictions insolubles. S’il n’y a à l’origine même des choses qu’une tendance, qu’une aspiration, d’où vient cette tendance, cette aspiration ? Si elle est finie, d’où vient qu’elle a tel degré plutôt que tel autre ? Si elle est infinie, est-ce qu’une aspiration infinie ne suppose pas un être infini réalisé, vivant, actuel ? De plus, cette puissance primitive est plus ou moins voisine de l’acte ; cette aspiration primitive est plus ou moins près d’aboutir à une réalisation. Or, qu’est-ce qui détermine la distance plus ou moins grande de cette puissance à l’acte ? Rien ; c’est donc mettre le néant même sous la forme de l’irrationnel à la base des choses ; et enfin comment et par quoi la puissance est-elle sollicitée de passer à l’acte ? Donc, si dans l’être fini, l’acte présuppose la puissance, dans le tout la puissance présuppose l’acte ; c’est un acte infini, je veux dire l’être infini réalisé, actuel, qui soutient le monde.

L’être infini n’est pas en voie de réalisation, il est d’emblée la plénitude de l’être ; l’infini ne devient pas, il est, car quelle puissance finie pourrait parvenir à l’infini ? Et l’infinité de l’être est présente réellement, actuellement à toutes les parcelles de la réalité. Si l’être n’était pas présent avec son infinité dans ce que nous appelons l’atome, comment cet atome pourrait-il se prêter aux évolutions innombrables, aux développements infinis qu’implique le mouvement éternel de transformation du monde ? Si l’être infini n’était point présent avec son immutabilité à tous les moments du monde, le monde subirait à chaque instant, dans les passages de la puissance à l’acte et de l’acte à la puissance, de brusques variations d’être ; et si cet être infini et immuable n’était pas une activité infinie, un acte infini déployant l’univers dans l’infinité de l’espace et du temps, comment, par quels ressorts le monde passerait-il d’un moment à l’autre de la durée ? Il y a dans l’univers un élan que l’infini des siècles ne fatigue pas ; mais d’où peut venir cet élan infini, sinon d’une force infinie et en acte ? Partout le monde apparaît comme travaillé par un besoin d’unité ; il s’y forme des combinaisons, des groupements, et dans toutes ces combinaisons il y a une sorte d’unité intérieure qui peut devenir une conscience. Or, comment peut-il ainsi se former dans l’être des centres innombrables de conscience et d’unité, si l’être n’est pas pénétré partout d’une unité actuelle et vivante ? Comment les êtres sans nombre qui naissent et qui meurent, comment l’infusoire, le ver de terre et l’homme peuvent-ils obscurément ou clairement être des consciences ? Comment peuvent-ils, chacun à sa manière, dire ce mot sublime Moi, si l’être infini n’est pas tout entier intérieur à lui-même, s’il ne se possède pas lui-même dans un acte éternel d’unité qui soutient ces innombrables unités particulières que nous appelons les âmes ? Donc, comme être, comme force, comme unité, comme conscience, l’infini est un acte.

Mais précisément parce que l’être infini est un acte, il fonde la puissance. Étant l’être infini, il rend par là même possibles des déterminations innombrables et ordonnées de l’être. Il n’est pas une forme spéciale de l’être, il est l’être, et il rend par là même possibles toutes les formes de l’être. Or, ce qui est possible par la vertu éternellement agissante de l’être infini est par là même réel ; et voilà comment l’acte éternel et infini de l’être fonde, par sa seule affirmation, une puissance infinie d’être. Cet acte infini, c’est ce que nous appelons Dieu ; cette puissance infinie, c’est ce que nous appelons le monde.

Et parce que le monde est la puissance infinie de Dieu, il manifestera Dieu comme substance, comme force, comme unité et comme conscience ; il le manifestera comme substance en restant fidèle à travers toutes ses transformations à l’immutabilité de l’être ; il le manifestera comme force en évoluant sans lassitude ni défaillance à travers la durée sans terme ; il le manifestera comme unité en formant comme un système à la fois ordonné et immense dont les parties les plus lointaines se correspondent ; il le manifestera comme conscience en multipliant les centres d’unité où la conscience éclot. Il est donc aussi impossible à la pensée de séparer le monde et Dieu que de les confondre : l’acte infini qui est Dieu fonde cette puissance infinie qui est le monde ; mais ici l’acte, par cela seul qu’il est infini, fonde la puissance ; c’est-à-dire que dans l’infini l’acte et la puissance ne sont plus distincts que pour la pensée ; la dualité de l’acte et de la puissance est réconciliée dans l’unité vivante de l’acte infini et de la puissance infinie ; cette antithèse fondamentale de la puissance et de l’acte étant ainsi résolue, toutes les autres antithèses qui tourmentent la raison humaine se résolvent du même coup. Dieu, intimement mêlé au monde qui est sa puissance, est à la fois être et devenir, réalité et aspiration, possession et combat. Par là cesse le seul scandale que la conscience humaine rencontrait dans l’affirmation de Dieu : nous luttons, nous souffrons, nous essayons péniblement de dompter en nous les penchants mauvais, de réaliser une perfection partielle et chancelante ; et pourquoi cela si la perfection absolue existe déjà ? Mais précisément parce que cette perfection absolue existe, elle veut éternellement abolir en elle ce qui pourrait ressembler au destin. Dieu ne se contente pas d’être la perfection toute faite ; il veut encore et en vertu même de cette perfection la conquérir, et si je puis dire, la mériter ; et voilà comment, du fond de son acte éternel, il déploie le monde, qui est sa puissance, dans la lutte, dans l’obscurité, dans l’effort. Il donne le moi, c’est-à-dire la communication directe avec l’infini et la liberté, à des formes innombrables. Et lui, le parfait, il poursuit avec toutes ces consciences qui cherchent, qui doutent, qui tombent et se relèvent, le pèlerinage de la perfection.

Ce serait une erreur d’exclure de Dieu le désir, l’effort, et même en un sens la souffrance ; car ce serait au fond exclure le monde de Dieu. Dieu n’est pas une idole de perfection impassible devant qui défileraient, chantant ou pleurant, les générations ; les jours et les nuits ne passent pas, comme un jeu de lumière et d’ombre, sur son immuable visage ; il est mêlé à nos combats, à nos douleurs, à tous les combats et à toutes les douleurs. Mais le désir en lui n’est pas pauvreté, il est plénitude ; c’est parce qu’il est l’infini qu’il a un besoin infini de se donner, de se répandre dans les êtres et de se retrouver par leur effort. C’est parce qu’il est la vie absolue qu’il complète les joies de sa sérénité éternelle par le frisson d’une inquiétude infinie ; c’est parce qu’il est la réalité et la perfection suprême qu’il ne veut point exister à l’état de perfection brute et toute donnée, qu’il se remet lui-même en question, se livrant en quelque sorte à l’effort incertain du monde, se faisant pauvre et souffrant avec l’univers pour compléter, par la sainteté de la souffrance volontaire, sa perfection essentielle ; le monde est en un sens le Christ éternel et universel. Il y a donc pénétration du monde et de Dieu, et dans la puissance infinie de l’être qui se déploie, et dans l’intimité morale et religieuse des consciences qui se recueillent ; donc quand nous parlons de l’être, ce n’est pas une notion abstraite et vaine ; c’est l’acte de Dieu, c’est aussi sa puissance ; c’est la plénitude et c’est aussi l’aspiration ; c’est la certitude, et c’est aussi le mystère. C’est l’unité de l’acte et de la puissance dans l’infini qui donne à l’être cette profondeur et cette richesse ; par suite les manifestations ou les phénomènes du monde qui participent à l’être : l’étendue, le mouvement, prennent aussi d’emblée une étrange profondeur de vérité et de mystère.

C’est avec l’être, considéré surtout comme puissance, que l’étendue a rapport. L’étendue pure est indéterminée comme l’être pur ; elle n’a point de forme, de figuration particulière comme il n’a point de qualité spécifiée ; elle accueille toutes les formes et toutes les figures comme il se prête à toutes les qualités. L’être pur est partout identique à lui-même ; il est l’être en toutes ses parties : de là son immensité ; car où trouver la raison d’une limite dans l’homogénéité absolue ? L’étendue aussi est en chacun de ses points ce qu’elle est eh tous : de là son infinité. L’être pur est immuable et indestructible ; l’étendue traversée par l’innombrable multiplicité des formes changeantes ne change pas ; et, pas plus qu’une parcelle de l’être ne se perd dans une autre parcelle, aucune portion de l’étendue ne s’absorbe dans aucune autre portion. L’être étant homogène et partout identique à lui-même est continu, c’est-à-dire que, dans une portion d’être, on trouvera toujours de l’être, comme dans un cercle, suivant l’image de Leibniz, on peut toujours inscrire un cercle. De même et pour la même raison l’étendue est continue. L’être continu est idéalement divisible à l’infini de la façon que l’être est divisible, c’est-à-dire en qualités, en déterminations de plus en plus nombreuses et nuancées. L’étendue aussi est idéalement divisible à l’infini : une portion d’être enveloppe une infinité de qualités possibles ; une portion d’étendue enveloppe une infinité de figures possibles. Par là toute portion de l’être et de l’étendue est à la fois infinie et finie : finie, parce qu’elle n’est pas tout l’être ou toute l’étendue ; infinie, parce qu’elle est la pure et pleine essence de l’étendue et de l’être, parce qu’elle peut réaliser dans ses limites la variété illimitée des formes et des qualités et refléter l’univers ou mathématique ou vivant. L’être, considéré comme puissance et à l’état d’indétermination, est comme étranger à lui-même ; il n’a point de qualité qui, en le déterminant, lui permette de se saisir. Dans son immensité identique, il n’y a point de centre ; toutes ses parties se valent, aucune n’est subordonnée aux autres, et elles ne sont liées entre elles que par la communauté indifférente de l’être. De même l’étendue pure est tout entière hors d’elle-même ; aucune figuration, aucune forme n’en interrompt la continuité indéfinie, et l’étendue étant continue par essence, chacune de ses parties, s’il est permis d’en imaginer avant toute figure, n’est vraiment ce qu’elle est qu’à condition de se perdre sans fin dans les étendues voisines. Il y a donc perpétuellement dans l’être pur comme dans l’étendue pure de l’incomplet, puisque l’étendue et l’être se poursuivent en quelque sorte à l’infini sans se saisir, puisqu’ils ne peuvent jamais consommer leur existence faute d’un centre où tout se ramène. Il y a donc dans l’être considéré comme puissance pure et dans l’étendue un manque essentiel ; mais en même temps, par l’homogénéité et la continuité de l’étendue et de l’être, une communication incessante est possible entre toutes les parties ; précisément parce qu’aucune partie de l’étendue et de l’être n’est essentiellement et définitivement un centre, parce que tous les points peuvent le devenir, un effort incessant est possible vers une unité vivante, toujours plus compréhensive et plus souple : de là le mouvement. Le mouvement réalise et manifeste l’essence intime de l’étendue ; qu’est-ce, en effet, que la continuité par laquelle chaque partie de l’étendue va se confondre avec l’étendue voisine qui se prolonge à son tour par l’étendue suivante ? Par la continuité, l’étendue en tous ses points est tout ensemble en soi et hors de soi : n’est-ce pas une première image du mouvement ? Ici et là même suppression des limites, même indifférence aux séparations fictives, même effort d’agrandissement et d’expansion, même répétition d’une partie ou de l’étendue ou du mouvement hors de soi et à l’infini ; on pourrait dire dans la langue d’Aristote : l’étendue est la puissance du mouvement et le mouvement est l’acte de l’étendue. Ce qu’est l’étendue à l’état virtuel et indéterminé, le mouvement l’est à l’état déterminé et précis ; la communication universelle, qui n’était que possible et vague dans l’étendue, devient effective et nette dans le mouvement. L’immensité de l’étendue, qui n’est guère qu’une apparence, puisque les portions de l’étendue sont indifférentes et extérieures les unes aux autres, est vraie ou en voie de devenir vraie par le mouvement qui subordonne les uns aux autres, à travers l’espace illimité, les êtres et les systèmes, de façon que le monde soit infini non plus seulement dans sa matière indéterminée, mais dans son activité. Le mouvement, a dit Lamennais, est une tentative d’omniprésence, non point d’omniprésence banale et inerte comme celle de l’étendue, mais énergique, au contraire, et originale, puisque c’est un mouvement particulier, distinct de tous les autres, qui aspire, en se propageant, à se soumettre l’infinité, et qu’il ne cède à la résistance d’autres mouvements qu’en leur communiquant quelque chose de soi. Il y a dans l’étendue pure mélange d’être et de non-être, mais ce n’est pas d’une manière précise ; car ce qui manque à chaque portion d’étendue, c’est-à-dire l’infini même qui l’enveloppe, ne devient sensible que par l’effort même de chaque partie pour se compléter ; mais cet effort, l’étendue pure ne le fait pas ou elle le fait passivement ; c’est seulement sous la loi de la continuité, qui laisse à l’étendue sa langueur indifférente, qu’elle se développe à l’infini. Dans l’effort plus énergique du mouvement, le manque, l’aspiration apparaissent mieux ; il voudrait, parti d’un point de l’étendue, prendre possession de l’espace illimité. Mais, d’abord, il rencontre une perpétuelle résistance qui l’use à la fin après l’avoir ralenti, et le peu même qu’il a pu parcourir, il n’a fait, en effet, que le parcourir ; il ne l’a point possédé ; il n’a pu occuper un point qu’en abandonnant celui qui précède ; soumis lui aussi à la continuité sous la forme du temps, il n’existe jamais que dans l’instant, limite idéale qui se dérobe en associant sans cesse le mouvement qui finit au mouvement qui commence le passé au présent, le non-être à l’être. Le mouvement, cependant, par un recommencement et un renouvellement incessant comme celui des rayons lumineux pendant le jour, peut simuler la stabilité et la durée ; il peut vraiment occuper une portion de l’étendue à condition de la réoccuper continûment. Par là, sa forme, qui est l’essentiel, persévère : certaines formes déterminées durent dans le monde ; avec certaines formes, certaines fonctions, et l’organisation universelle devient possible.

Ainsi le mouvement suppose ou enveloppe bien des idées : l’unité essentielle de l’être et son immensité ; la continuité infinie de l’étendue, la communication possible de toutes les parties de l’étendue et de l’être ; l’insuffisance, le manque qui est partout au fond et au cœur même de l’être, considéré comme puissance ; le besoin incessant et universel de se compléter, de s’agrandir ; l’effort de chaque partie de l’être pour s’associer aux autres, pour s’harmoniser avec elles et pour substituer l’infinité pleine de la vie organisée à l’infinité vide de l’étendue indifférente ; la communauté intime de substance, sans laquelle l’action et la réaction, l’ordre et l’échange des activités sont impossibles ; et dans cette identité, pourtant, un germe et un commencement de distinction, de différence, sans lequel l’être pur serait immobile et creux : l’universel et l’individuel s’impliquant ainsi et se soutenant l’un l’autre, et constituant, par leurs combinaisons et leurs relations diverses, la variété illimitée des existences.

Le mouvement, en un mot, est au point de rencontre de l’acte infini et de la puissance infinie : il est l’acte infini se manifestant dans la puissance.

Or, comme c’est l’acte infini qui a fondé la puissance infinie et qu’il doit partout retentir en elle, il n’y a nulle part puissance sans acte, c’est-à-dire étendue sans mouvement : c’est en ce sens qu’il n’y a pas de vide dans l’univers. Il n’y a pas comme un réseau de mouvements enveloppant dans ses mailles subtiles des lacunes d’immobilité.

S’il y avait des portions d’étendue sans mouvement, la quantité homogène et continue qui fonde la possibilité des communications, des relations de l’être, existerait indépendamment de ces communications : la puissance pure et indéfinie, dont l’étendue est le symbole, et qui est éternellement produite par l’acte infini, existerait indépendamment de cet acte. L’unité vivante de l’être serait brisée. Nous retomberions dans cette sorte de dualisme qui opposait la matière à Dieu, le principe passif au principe actif ; l’étendue serait comme un immense champ inerte que Dieu devrait labourer de mouvements pour l’ensemencer de germes précaires. Admettre qu’il y a des parties d’étendue sans mouvements, c’est substituer dans le monde la juxtaposition de la puissance pure et de l’acte à leur fusion ; il est impossible d’admettre également la préexistence de l’étendue inerte et vide au mouvement, à la réalité proprement dite. Le Dieu de Milton dit avant la création : « L’abîme est infini, parce que je suis. » Mais si l’infinité de l’abîme est le déploiement de l’infinité de l’être divin, l’abîme est déjà plein de Dieu, c’est-à-dire d’action. Du reste, comme nous l’avons vu, l’étendue, par sa continuité même, par son unité toujours fuyante, toujours extérieure à soi, semble appeler et préfigurer le mouvement ; il y a, dans son immobilité, un tourment vague qui est déjà du mouvement. L’acte fonde la puissance, et la puissance aspire à l’acte : comment donc pourrait-on les séparer ? Rien ne marque mieux la distinction de la puissance et de l’acte, et leur pénétration, que la distinction et la pénétration de l’étendue immuable et du mouvement : tous les points de l’immobilité éternelle tressaillent d’un mouvement éternel. C’est matérialiser l’étendue, c’est en faire une chose que de la mettre à part des activités dont la quantité homogène et continue est la condition ; c’est matérialiser le mouvement, c’est en faire une chose que l’introduire du dehors dans l’étendue, tandis qu’il réalise l’union grandissante de la puissance pure de l’être, symbolisée par l’étendue, à l’acte infini et divin. Au contraire, dans leur pénétration réciproque, le mouvement et l’étendue attestent l’unité vivante de l’acte et de la puissance dans l’infini : ils restent par là même fidèles à Dieu, et l’immensité mouvante est un aspect divin.

De même, c’est par une conception singulièrement grossière que l’on oppose parfois le mouvement à la force : il y a toujours du mouvement dans ce qu’on appelle la force ; il y a toujours de la force dans ce qu’on appelle le mouvement. La conception cartésienne, qui voyait partout des mouvements, reste vraie : il n’est pas possible de saisir une seule force qui ne soit en mouvement, qui ne soit du mouvement. Dira-t-on que le mouvement d’un corps qui rencontre de la résistance se transforme en chaleur ? Mais cette chaleur est un mouvement moléculaire interne : la chaleur n’est de l’énergie, de la force, c’est-à-dire de la possibilité du mouvement, que parce qu’elle est déjà du mouvement. Voilà un poids sur une table ; le poids, quoique sollicité par la pesanteur, ne tombe pas : il semble donc qu’il y ait là une force sans mouvement. Mais le poids fatigue la table ; il tend à disloquer l’association des molécules qui la composent : il détermine en elle des mouvements nouveaux, et ces mouvements sont la résultante des mouvements antérieurs des molécules et du mouvement de la chute. En effet, ce mouvement, avec sa loi propre d’accélération continue, n’a pas besoin, pour se produire, d’une quantité donnée de temps : en vertu de la continuité même du mouvement, le mouvement peut se produire selon sa loi dans une quantité de temps infinitésimale, c’est-à-dire plus petite que toute quantité donnée. Donc, le poids, dans l’instant même où il agit sur la table par le contact et dans toute la durée continue qui prolonge ce contact, agit comme s’il tombait d’une chute infinitésimale, selon la loi spéciale d’accélération définie de la pesanteur ; et si nos sens pouvaient démêler, dans les complications des mouvements moléculaires de la table, la part précise qui revient à la pression du poids, ils verraient en quelque sorte la chute du poids qui est mathématiquement représentée dans les mouvements qu’elle détermine ; et comme il nous arrive, en rêve, de voir tomber sans fin des corps qui ne se déplacent pas, nous verrions le poids immobile tomber, et nous verrions juste.

Le système de la gravitation universelle a donné une certaine consistance à l’idée de force indépendante du mouvement. Il semble en effet impliquer l’action à distance ; mais les recherches actuelles de physiciens éminents tendent, je le sais, à ramener les faits d’attraction sous les lois de la mécanique et lorsqu’on dit, comme on le dit souvent aujourd’hui, que les explications cinématiques des phénomènes perdent du terrain, on commet une erreur très grave. Dans le détail, certaines explications mécaniques hâtives sont contestées ; mais dans l’ensemble, tout l’effort de la pensée humaine et de la science tend à ramener les faits sous la loi du mouvement. Et que sont quelques corrections ou quelques restrictions à la théorie moléculaire de la chaleur, à côté des tentatives faites pour trouver la théorie mécanique de la gravitation universelle ? D’ailleurs, l’idée qu’il peut y avoir des forces qui ne sont pas des mouvements est contradictoire, car ces forces ne sont pas indéterminées : ce sont des activités définies capables de produire certains effets précis, et point d’autres. De plus, elles sont liées à tout le système de l’univers par des relations définies de quantité : c’est ainsi que la force d’attraction agit suivant la distance et suivant la masse ; et si l’on fait varier d’une quantité infinitésimale, soit la masse, soit la distance, la force d’attraction varie d’une quantité correspondante.

Ainsi ces forces que l’on met hors du mouvement et de l’étendue sont des fonctions de la quantité continue, elles font donc partie de la continuité universelle dont l’étendue est le symbole. Or, qu’est-ce que des activités définies s’exerçant selon la continuité quantitative, sinon des mouvements ? Dire qu’il y a des forces qui ne sont pas des mouvements, c’est dire qu’il y a dans le monde des activités qui s’exercent en dehors de la quantité homogène, c’est-à-dire en dehors de l’être considéré comme puissance pure ; c’est dire que ce que nous appelons l’univers est une juxtaposition et un enchevêtrement bizarre de naturel et de surnaturel. Le monde ainsi serait semé de petites chapelles mystérieuses de forces où le mouvement se recueille et d’où il se déploie ; mais de même que Dieu ne réside pas de préférence dans des sanctuaires voilés ou des grottes sacrées, mais dans l’univers tout entier, de même la force n’est pas concentrée en certains points inétendus et invisibles ; elle est répandue dans la totalité des mouvements. J’ai dit que ces forces, qui agiraient sur la nature sans s’incorporer à la quantité continue qui en est la base, seraient des éléments surnaturels mêlés, on ne sait comment, au monde naturel. Mais ce surnaturel ne serait point divin, car nous avons vu que l’acte infini, par cela seul qu’il est l’acte infini, fonde la puissance infinie d’être, et que cette puissance infinie d’être a pour symbole l’indétermination immense de l’étendue. Donc l’acte de Dieu se manifeste dans la puissance et par là même dans l’étendue, et les forces qui ne seraient pas mouvements seraient aussi étrangères à Dieu qu’à la nature. Elles ne sont en réalité que des idoles. L’erreur vient de ce qu’on se représente le mouvement comme un effet inerte se prolongeant en vertu même de son inertie, et que dès lors on a besoin d’imaginer des sources cachées de force et de vie d’où sortirait le mouvement ; or le mouvement, au contraire, est essentiellement force, activité ; qu’il soit uniforme ou changeant, il exprime sa loi tout entière dans un éclair infinitésimal de la durée ; comme nous le verrons plus tard à propos de l’infini, le mouvement, par l’effet même de la continuité de l’étendue, n’a pas besoin pour se réaliser tout entier, pour exprimer sa loi, d’une quantité donnée d’étendue, car une quantité moindre peut toujours lui suffire ; il est donc affranchi par l’étendue elle-même de toute dépendance passive et inerte envers l’étendue ; il existe donc continuellement à l’état d’acte complet en sa forme, de loi vivante et achevée. Le mouvement est donc essentiellement activité, et il est activité justement par son union à la continuité de l’étendue. Pourquoi dès lors chercher l’activité en dehors du mouvement ? Et si on nous objecte que, ramener la force au mouvement et fondre le mouvement avec l’étendue, c’est nier Dieu et l’âme, forces inétendues, nous répondrons que c’est par la plus fausse et la plus dangereuse spiritualité que l’on isolerait l’âme et Dieu de l’étendue. Dieu n’est pas inétendu, il est immense ; et quant à l’âme elle est heureusement dans l’étendue, c’est-à-dire qu’elle est plongée dans la puissance infinie de l’être. Car c’est par son contact à cette puissance infinie qu’elle peut agrandir et perpétuer son être propre. En vain supposera-t-on que l’âme, dans les actes appelés libres, crée des mouvements et qu’ainsi des mouvements possibles sont enveloppés dans des forces qui ne sont point elle-mêmes du mouvement. Outre que cette supposition est absolument arbitraire et inutile à la liberté, l’âme ne peut créer de rien un mouvement ; c’est avec de la puissance d’être, c’est-à-dire avec une quantité donnée d’être, qu’elle le produirait. Or, si elle comprend en soi l’être comme quantité, son activité s’exerce selon la quantité, et l’étendue qui en est le symbole ; elle est donc un mouvement, et ici encore il y a, non pas création mais transformation d’un mouvement ; ici encore le mouvement et la force ne font qu’un.

Ainsi la conception cartésienne subsiste en un sens tout entière ; la disproportion entre la force vive d’une masse en mouvement et le mouvement apparent de cette masse n’ébranle en rien la doctrine de Descartes. Lorsqu’un corps a une vitesse double d’un autre corps, c’est-à-dire lorsqu’il parcourt dans le même temps un espace double, il manifeste une puissance double de mouvement. Or, en fait, il a une puissance quadruple, car il communiquera à une masse donnée un mouvement quatre fois plus considérable que le premier corps, ou, si l’on veut, il communiquera un mouvement égal à une masse quadruple. C’est ce que Leibniz a parfaitement, expliqué dans une lettre à Arnauld. Ainsi, à regarder deux corps en mouvement, on ne peut point juger de la puissance de mouvement qui est en eux ; le mouvement de translation d’un corps n’exprime que partiellement, à n’importe quel moment, la force de mouvement qui est en lui. Mais cet excédent de mouvement invisible est-il de la force inétendue, ou bien est-il un mouvement interne et insensible des éléments du corps ? Cette dernière hypothèse s’impose. En effet, lorsque deux corps inélastiques se heurtent, la quantité de mouvement qui animait les deux corps séparés avant le choc subsiste après le choc dans le système des deux corps agglomérés ; mais il y a diminution de force vive ; or, à cette diminution de force vive correspond un dégagement de chaleur ; la force vive n’apparaît-elle point, dès lors, comme une forme de mouvement interne analogue, sinon identique à la chaleur ? La force vive serait ainsi un mouvement interne en relation constante avec le mouvement de translation. Si vous jetez avec la main une pierre de bas en haut, elle montera quatre fois plus haut si elle a, en partant de la main, une vitesse deux fois plus grande, et elle emploiera nécessairement pour s’élever à cette hauteur les réserves de force vive que son mouvement apparent ne manifestait pas. Il y a donc dans les corps en mouvement comme une provision de mouvements intérieurs qui alimente l’action extérieure ; cette forme interne est donc ce que serait la chaleur si elle servait d’aliment au mouvement de translation ; elle est le lien de la chaleur et du mouvement de translation et je l’appellerais volontiers une chaleur de translation. Par là le mouvement qui emporte un corps ne lui est pas totalement extérieur ; il est en relation avec le mouvement interne des parties. Tout corps qui se meut a en soi, outre son mouvement extérieur, un foyer intérieur de mouvement, une âme de mouvement. Les corps comme les âmes ne se livrent pas tout entiers ; ils ne donnent pas d’emblée toute leur mesure. Voilà deux âmes inégales ; elles ont sans doute, dès les premières années de la jeunesse, un élan inégal ; mais cette inégalité apparente d’élan ne mesure pas toujours avec vérité l’inégalité de la valeur intérieure ; l’âme la plus vivante porte en soi une chaleur obscure et un mouvement intérieur qui ont besoin d’un long espace de vie pour se déployer et pour marquer toute la distance de l’âme plus forte à l’âme plus faible. Ainsi la force vive sert bien à assurer au mouvement de translation une sorte d’individualité ; mais cette individualité a pour base d’autres mouvements ; la force vive met comme un secret dans la banalité du mouvement de translation, mais ce secret est encore du mouvement ; la force vive est en quelque sorte l’âme du mouvement de translation, mais cette âme est encore une forme de mouvement, et nous avons vu qu’il en était nécessairement ainsi de toutes les âmes par leur liaison à la puissance infinie de l’être et à la quantité. Ce n’est point par hasard et comme pour nous duper que les âmes s’expriment par un organisme, c’est-à-dire par un système défini de mouvements. Donc le mouvement n’est pas chose morte, et la force n’est pas chose occulte ; mouvement et force ne font qu’un.

D’où une double conséquence. D’abord tout mouvement perçu du dedans par une conscience sera senti comme une force ; et la conscience pourra unir le sentiment de la force et le sentiment de l’étendue. Ensuite, toute force, étant mouvement, sera objet possible de sensation, le mouvement étant, comme nous l’avons vu, inséparable de la sensation. Ainsi toute force, toute âme est naturellement visible jusque dans son fond comme une eau transparente. Il n’y a pas dans l’immensité de l’être un seul point qui ne puisse être perçu par les sens ; il n’est pas de secret dans les profondeurs, il n’est pas de repli dans les consciences que des yeux assez perçants ne puissent pénétrer. Si un rayon assez intense perçait toute la masse de l’Océan, il y aurait de sa surface éblouissante à son fond pâle un fourmillement et un frémissement continu de sensations ; toutes les rides, tous les courants vagues et profonds seraient comme dessinés. De même, dans l’abîme de l’être, un regard assez lumineux, démêlant et éclairant tous les mouvements du réel, appellerait à la clarté des sens le tressaillement de toutes les forces, le frémissement de toutes les âmes, le secret de toutes les consciences. Déjà, par l’organisme extérieur qui enveloppe leur organisme immédiat, les âmes cachées affleurent à la lumière des sens : in luminis oras. Qu’est-ce que l’expression du visage sinon l’âme même rendue visible. Et ce n’est point là une métaphore. Il faut bien que les pensées et les émotions de l’âme se soient propagées jusqu’au visage, que le mouvement initial auquel elles correspondent se soit approprié la matière du corps. Vraiment, à la lettre, la matière corporelle est alors imprégnée d’âme ; c’est-à-dire que les mouvements plus organisés, plus harmoniques qui correspondent à l’âme ont pénétré de leur forme, de leur vie les mouvements plus incohérents et plus lourds qui sont la matière ; à peu près comme une musique légère allège d’épais danseurs. Voyez le sourire par lequel les enfants répondent à notre sourire. Tout d’abord il est purement instinctif ; c’est comme une réplique du visage au visage. Il est vrai qu’alors même l’âme est obscurément en jeu, car le sourire de notre visage, avant de s’épanouir sur le visage de l’enfant, a dû aller jusqu’à son âme et en revenir ; mais elle n’y a rien mêlé d’elle-même ; il s’y est simplement réfléchi comme un rayon dans un miroir indifférent. Mais bientôt, quand l’âme de l’enfant s’éveille, son sourire se pénètre soudain d’une chaleur affectueuse ; il y a comme un flot tiède et pur qui vient de l’âme et qui se répand dans la lumière du sourire. Le sourire, qui n’était d’abord qu’une caresse du visage, est alors une caresse de l’âme, l’âme a fait amitié avec la lumière, et il est impossible de dire dans le sourire transformé ce qui est lumière et ce qui est âme. De même, il y a certaines paroles, certains sons, certains cris qui, venant de l’âme, vont à l’âme. Ainsi l’âme se mêle aux sons, c’est-à-dire aux mouvements de l’air pesant, comme elle se mêle à la lumière, c’est-à-dire aux mouvements présumés de l’éther impondérable ; et cela est possible parce qu’elle-même est mouvement. Sans doute, dans le monde actuel connu de nous, dans l’état présent des sens, des forces et des âmes, les forces et les âmes restent encore enveloppées, leurs mouvements internes ne se traduisent pas pour d’autres consciences par des mouvements perceptibles ; un éclair des yeux, un accent de la voix, c’est bien peu de chose : c’est comme si nous n’avions pour deviner ce qui se passe dans l’intérieur d’une maison qu’un peu de bruit entendu à travers la muraille, ou un maigre filet de clarté s’échappant à travers les volets presque clos. Il est vrai que l’homme a créé la parole et qu’elle peut arriver à ce degré de puissance de mettre les âmes presque en contact ; mais enfin ce n’est pas là le contact immédiat. Au reste ces moyens tels quels de communication peuvent tromper ; le sourire peut être faux, l’accent peut être faux, et il se mêle presque inévitablement à la parole des maîtres, des grands traducteurs d’âmes, un peu d’artifice involontaire. Mais même alors l’âme, par cela seul qu’elle est mouvement et qu’elle est en contact avec l’être universel, exprime incessamment son être. Elle peut nous tromper, nous éluder, mais toutes ses pensées, toutes ses émotions étant des mouvements s’inscrivent nécessairement dans l’ordre universel ; si bien que le secret où s’enveloppent les forces et les âmes est relatif à nous et provisoire. Au fond, elles ne contiennent pas de mystère indéchiffrable et éternel. À vrai dire, nous ne devons pas nous plaindre du secret où sont aujourd’hui enfermées les âmes : il les protège. Nous vivons encore dans un monde de luttes brutales et grossières ; les pensées naïves et fines, les sentiments délicats qui s’éveillent dans les jeunes âmes seraient bientôt froissés s’ils n’étaient abrités ainsi. Il y a une pudeur des âmes sans laquelle la tendresse et la délicatesse humaines n’auraient jamais pu éclore de la barbarie primitive ; et le secret est pour elles ce qu’est l’enveloppe protectrice pour le bourgeon. De plus le don qu’une âme fait de soi à une autre âme par la confiance absolue a plus de prix, puisque ce don est volontaire, puisqu’il n’y a pas entre les consciences une sorte de communication banale et forcée.

Mais il se peut qu’un jour les âmes, comme les bourgeons, s’ouvrent dans la pleine clarté. Dès maintenant, elles émeuvent, de leurs mouvements subtils, l’air pesant où elles s’expriment en harmonie, l’éther impondérable où leur sourire rayonne. L’organisme où elles vivent est mêlé et comme à deux fins ; il est fait pour la lutte, la résistance, l’agression, la ruse ; il est fait aussi pour la pénétration et la fusion des âmes ; il les cache et il les révèle : il leur fournit un abri pour les rêves, une cachette pour les mauvais desseins ; et en même temps, il les met en relation avec le son et la lumière, avec les grandes puissances de manifestation. L’âme, si elle entre un jour dans un monde de sérénité, de franchise et de paix, pourra-t-elle rejeter de son organisme l’élément de résistance, de méfiance épaisse, de mystère brutal ? Pourra-t-elle se créer un organisme de transparence, de lumière et d’harmonie ? se livrera-t-elle à ce point à l’être universel que toutes ses émotions s’y répandent comme une mélodie, que toutes ses pensées y flottent comme une ombre ou une lueur ? et qu’ainsi l’intérieur de toute âme soit immédiatement visible aux autres âmes dans un fraternel échange de clartés ? La question est attirante, et bien qu’elle semble toucher au rêve, elle s’offre invinciblement à ceux qui méditent sur l’universalité du mouvement, et sa liaison à la sensation. Au point où nous sommes de nos recherches, nous ne pouvons ni la résoudre, ni même en poser les termes avec précision. Il se peut qu’en fait, dans les relations de conscience à conscience, il doive subsister toujours une part d’ombre, d’exclusion, d’individualité jalouse. Mais nous savons dès maintenant que ce n’est pas là une nécessité métaphysique de l’être, une nécessité organique de l’univers. Nous avons assisté à l’évanouissement de toutes les forces obscures dans le mouvement ; et par le mouvement, inséparable de la sensation, il y a entre toutes les parties de l’être, entre tous les centres d’action et de conscience, une liaison naturelle de perception. Entre les systèmes particuliers de mouvements qui sont la base des consciences individuelles il peut y avoir, il y a certainement une correspondance imparfaite ; mais l’être ne met point obstacle à une correspondance plus pénétrante, ou plutôt, par la forme universelle de son action qui est le mouvement, il multiplie autour des consciences les moyens de perception réciproque et les tentations d’unité ; car tous ces liens de mouvement peuvent devenir des liens d’harmonie, de chaleur et de lumière, des liens de vie. Par l’universalité du mouvement perceptible il n’y a pas seulement de vastes communications de monde à monde ; mais d’innombrables et délicieux sentiers, voilés encore de mystère, sont frayés entre les âmes : c’est à elles de les reconnaître et de s’y rencontrer. Or, nous savons encore, dès maintenant, que cette possibilité d’universelle et intime pénétration que nous fondons ici sur la métaphysique du mouvement et de l’être, l’âme humaine, d’instinct, et quand elle rêve à la vie idéale, l’a entrevue et affirmée. Pour elle, toute diminution ou tout accroissement de vie intérieure doit se marquer par une diminution ou un accroissement de rayonnement extérieur. Pourquoi, dans la conception antique, les ombres élyséennes sont-elles pâles ? pourquoi ne sont-elles que des ombres ? parce qu’en elles la vie intérieure aussi a pâli : il y a un effacement des âmes comme des visages. Au contraire, dans la conception chrétienne, ce qu’on a appelé la vie future est, pour l’âme, une exaltation presque infinie de la vie intérieure au sein de Dieu. Aussi les splendeurs du monde sensible s’avivent, bien loin de s’éteindre, dans les cercles divins pour se proportionner à l’ardeur intime des âmes. Le paradis du Dante est l’expression la plus complète et la plus logique du paradis chrétien : le ciel des âmes est, de cercle en cercle, tout constellé de lueurs vivantes, et les pensées se réfléchissent d’âme à âme comme des rayons. Il y a un éblouissement des yeux comme des esprits. Ainsi, pour le Dante, cette sorte de secret brutal où s’enveloppent les âmes n’est pas une nécessité éternelle, mais, au contraire, une infirmité provisoire ; il suffit d’exalter la vie pour qu’elle se répande, et alors c’est par les éléments les plus purs du monde des sens que l’âme s’exprime et se communique. Il y a donc, pour le Dante aussi, jusque dans le monde des sens un principe secret de communication que pourra utiliser l’esprit ; il y a entre le monde des sens et l’esprit des harmonies cachées ; et nous, que faisons-nous autre chose, lorsque nous démontrons l’universelle liaison de l’être par le mouvement universel, qui est à la fois mouvement et force, action et étendue, esprit et matière, que de fonder sur la métaphysique et la science le grand rêve d’union visible et d’intime transparence que les âmes humaines ont rêvé ?

C’est parce que le mouvement n’est pas un fait brut, c’est parce qu’il tient à l’être par les liens que nous avons dits, qu’il ne peut être exclu d’aucune partie de l’être ; c’est parce qu’il est omniprésent qu’il ouvre un chemin à la sensation dans toutes les profondeurs de la vie ; et c’est parce que les sensations expriment les formes essentielles du mouvement, c’est-à-dire les fonctions essentielles de l’être, qu’elles peuvent pénétrer comme l’être lui-même l’intimité des forces et des âmes, et traduire ce que les consciences ont de plus mystérieux, sans le profaner. Si les sensations n’étaient que des signes arbitraires, des fantaisies de la sensibilité humaine, les âmes traînées à ce jour superficiel, banal et faux, y perdraient toute profondeur et toute douceur. Les traduire serait vraiment les trahir ; et c’est à travers un symbolisme puéril et plat que nous verrions l’intérieur des forces. Les cercles du paradis, avec leurs flammes et leurs rayons, avec leurs splendeurs jaillissantes ou voilées ne seraient bientôt plus qu’un feu d’artifice. Mais la sensation comme le mouvement est pénétrée d’être, et par là même de pensée ; elle n’est pas un langage artificiel ; elle a un sens propre, une vérité propre ; et il faut qu’il y ait harmonie de l’être qui est dans l’âme à l’être qui est dans la sensation pour que l’une traduise l’autre ; quand l’âme se répand dans la lumière du sourire, il y a accord entre l’état intime de l’âme et cette manifestation de l’être qui est la lumière ; l’âme, pour réjouir une autre âme, emprunte à l’être cette transparence infinie et douce qu’on appelle la clarté ; elle est déjà, en elle-même, lumière et douceur ; elle sourit avant le visage ; et c’est ainsi que l’âme, quand elle s’exprime par des sensations, s’exprime encore par soi ; même en se répandant elle ne perd pas son intimité ; et jusque dans sa transparence elle garde son charmant mystère, puisque cette transparence c’est encore elle et que, visible jusqu’en son fond, elle reste soi par cela même.

Ainsi le mouvement et la sensation, la science et la conscience vivante, peuvent pénétrer partout sans supprimer le mystère. De même que la force n’est pas quelque chose d’impénétrable et d’invisible, le mystère ne se confond pas avec l’inconnaissable. Il n’est pas une maison fermée, sur une ruelle sombre. C’est là du mystère de mélodrame, et la tragédie du monde peut se développer dans la sensation sans rien perdre de son charme étrange. La vérité n’est pas une lumière plate ; l’ombre aussi est une sensation et elle exprime pour les sens une vérité. Par cela même que le mouvement est le déploiement de l’acte infini dans la puissance infinie, il fait pénétrer partout l’infini avec lui ; et l’infini, en même temps qu’il est la suprême clarté, est le suprême mystère. L’être infini est une inépuisable réponse à une inépuisable question ; Dieu même, en se comprenant comme être et en comprenant tout par soi, s’étonne d’être ; le jour où nous saurions tout, où nous verrions tout, nous aurions mis un terme à notre ignorance, mais point à notre étonnement ; l’étonnement n’est pas seulement à l’origine de la science, il est au bout, et à l’infini, il se confond avec la science elle-même ; l’infini a besoin, pour résister à la négation, de s’affirmer sans cesse, et c’est cette affirmation renouvelée qui renouvelle le monde ; il y a au fond de toute chose un étonnement divin qui met dans la monotonie des matins renaissants une fraîcheur d’aurore première et qui prolonge dans le rêve les perspectives voilées du soir. Et quand bien même nos sens pourraient voir par quels mouvements une conscience particulière plonge, de degré en degré, dans la puissance universelle de l’être, quand même tous les rapports particuliers de toutes les consciences particulières à l’infinité de la puissance et à l’infinité de l’acte divin seraient formulés en mouvements saisissables, et traduits pour les sens en combinaisons subtiles d’harmonie, en mouvants reflets de lumière et d’ombre, le mystère de la conscience absolue, suscitant et enveloppant à des distances inégales de soi des consciences sans nombre, n’en subsisterait pas moins. Seulement le mystère ne serait pas entremêlé aux choses comme l’ignorance se juxtapose pour nous à la science. Il serait au fond des choses même éclairées et perçues, et l’infini de la clarté se déploierait dans l’infini du mystère. Un puits tout noir n’est que romantique ; au contraire, la verte fontaine reste mystérieuse, même si on en peut entrevoir le fond, parce que sa transparence révèle l’amitié de l’être pour l’être et que l’évanouissement progressif de la lumière dans l’ombre infiniment nuancée marque les relations infiniment diverses de l’être à un même foyer divin. Il n’y a pas dans le monde, comme en une exposition universelle, une section de la science et une section du mystère. Tout y est à la fois mesure, sensation, mystère. L’abîme illuminé reste l’abîme, la rayon qui le mesure ne le raccourcit pas. Dieu, intelligible et mystérieux, répand partout, avec le mouvement où retentit son acte, l’infini mystère avec l’infinie clarté, et voilà pourquoi toute réalité peut s’exprimer en mouvement, et tout mouvement en sensation sans que l’intime mystère du monde soit compromis.

Voilà pourquoi aussi le Dante et Hugo sont des poètes complets et religieux ; c’est qu’ils ont eu tout à la fois le frisson du mystère et l’éblouissement de la clarté. Dans Hugo la matière et l’esprit, le corps et l’âme, la sensation et la pensée, le monde et Dieu sont unis comme la concavité et la convexité d’un miroir. Toute âme s’exprime par des formes et des clartés, et réciproquement toute forme est un aspect, tout aspect est un visage et tout visage est une âme. Il y a derrière le sensible un fond de mystère divin, et brusquement cet arrière-fond d’esprit apparaît au premier plan sensible et s’y épanouit en une multitude merveilleuse d’images et de couleurs ; brusquement aussi ce premier plan sensible recule dans le lointain du rêve et dans la profondeur de l’esprit. Le monde est doublement mystérieux : il n’est pas une perspective infinie, mais fixée ; il est une perspective infinie, et qui incessamment se renverse des sens à l’esprit, de l’esprit aux sens. Dans ce mouvement du dedans au dehors et du dehors au dedans le monde n’a pas d’autre point d’équilibre que ce mouvement lui-même, c’est-à-dire l’acte éternel de la création par lequel Dieu s’exprime dans le monde et appelle le monde à soi. La vision des sens est si puissante qu’elle rapproche tout et que le mystère divin appelé au premier plan sensible apparaît, par cela même, plus prodigieux ; l’infini visible n’est plus que la surface de contact de l’âme et du mystère, et nos sens mêmes sentent frémir celui-ci.

Dans le Dante, la perspective est plus fixée ; l’intelligible, la rationnel, le divin restent l’arrière-fond mystérieux, et ils ne se déplacent pas vers nous ; c’est à nous d’aller vers eux. Ils s’expriment par des symboles sensibles, par des harmonies, par des clartés ; et ces symboles n’ont toute leur valeur expressive que dans les sphères supérieures où jusqu’ici notre rêve seul a pénétré. Mais là il y a une merveilleuse fusion de l’intelligible et du sensible. La lumière n’y est pas abstraite et glacée, elle a les plus chaudes colorations de la vie ; mais on sent qu’elle vient de cette source première de clarté qui a précédé tous les soleils, qu’elle jaillit de l’être même, et qu’elle a traversé, avant de luire à nos yeux, un milieu d’intelligence et d’âme. Est-ce un rayon de lumière ou un rayon de pensée ? Est-ce une perle qui se distingue à peine sur un front blanc ; est-ce une âme douce et sereine qui se détache à peine sur un fond de sérénité et de douceur ? Et cette étincelle qui tremble dans une lueur n’est-ce pas l’âme individuelle qui a son tressaillement et son scintillement propre dans l’immense lueur divine ? Voici des rubis qui s’embrasent à un même foyer et qui se renvoient leurs feux : ce sont des âmes distinctes qui s’allument d’une ardeur commune et qui, en échangeant leur flamme, ne savent plus ce qu’elles donnent et ce qu’elles reçoivent. Voilà des splendeurs qui se voilent et qui s’effacent par degrés dans une douceur lointaine : ce sont des âmes qui ramènent vers soi leurs rayons et qui se créent ainsi dans la lumière de Dieu une sorte de pénombre où s’enveloppe un instant, sans s’y dérober tout à fait, l’intimité de leur rêve ou la mélancolie de leurs souvenirs.

Pour les deux poètes, le sensible n’est pas réfractaire à l’intelligible, au contraire ; et le trait qui, avec toutes leurs différences et toutes leurs oppositions, fait leur grandeur commune, c’est que, par une contradiction apparente qui est une vérité profonde, ils nous font voir l’invisible sans qu’il cesse d’être l’invisible. Le mot de l’énigme est dans la relation que nous avons indiquée entre la sensation et l’être. La sensation est pleine d’être ; elle n’a tout son sens que par la pensée ; il y a donc toujours quelque chose d’intérieur dans son extériorité même ; il y a de l’invisible jusque dans la lumière. Quoi d’étonnant, dès lors, que l’invisible puisse éclater dans la lumière sans cesser d’être l’invisible ? Ainsi nous justifions philosophiquement la poésie et l’art contre Platon ; mais, à vrai dire, Platon eût-il jamais condamné Le Dante et Hugo ?

De plus, la sensation n’étant pas fermée à l’âme, à la pensée, à l’être, c’est dans le monde sensible que peuvent se développer, à l’infini, l’âme, la pensée, la joie de l’être : il n’est pas besoin de rêver, pour le développement indéfini de la vie, un autre monde ; il ne faut pas éteindre les sensations pour faire apparaître la vérité : au contraire, les progrès de l’esprit restent incomplets tant qu’ils ne s’achèvent pas par un progrès des sens. De même qu’au matin les profondeurs grises de l’espace, à mesure que le soleil monte, s’animent d’une lueur bleue ; de même, à mesure que la vérité s’élève, les profondeurs grises de la pensée abstraite s’illuminent pour les sens. C’est donc ce qu’on appelle le monde naturel qui est, en effet, pour les âmes, le monde vrai et définitif. Elles sont dès maintenant dans la carrière. Les merveilleuses visions du Dante peuvent s’incorporer au monde réel : les sphères supérieures de pensée et de vie prendront place dans la série illimitée des sphères naturelles reliées par les lois du mouvement, ou plutôt, ce sont celles de ces sphères qui seront le plus brûlantes de pensée et d’amour qui rayonneront les premières, comme l’anneau le plus ardent d’une chaîne inégalement échauffée. Ce n’est pas hors de la nature que les âmes trouveront l’état supérieur et divin : elles élèveront la nature elle-même à cet état, et d’innombrables yeux de chair verront tourner les cercles de lumière divine dans la profondeur réelle des nuits.

Il n’est pas étrange, le mouvement étant l’acte infini qui se déploie dans la puissance infinie, que l’ordre du mouvement se concilie avec le progrès illimité. Dans quel sens faut-il donc entendre que la quantité du mouvement reste toujours la même dans le monde ? Il est évident que, pour comprendre cette proposition, il faut ramener le mouvement à la quantité pure, car la forme et la direction des mouvements particuliers varient sans cesse. Il faut donc faire abstraction de toute forme déterminée, de toute direction particulière.

Le mouvement n’est plus alors qu’une relation abstraite d’espace à espace. De même, il faut dépouiller les corps auxquels s’applique le mouvement de toute particularité sensible, car des différences de forme et de position dans le corps auquel se transmet le mouvement diversifient ce mouvement, indépendamment même du poids de ces corps. Toute forme étant supprimée dans les corps, il ne reste plus à considérer que les éléments constitutifs de ces corps, et, si ces éléments eux-mêmes ont une forme, il faut l’abstraire et ne plus considérer que la quantité d’espace occupée par ces éléments. C’est bien ainsi que l’entendait Descartes, lorsqu’il ramenait un corps à n’être que la somme des volumes de ses éléments. Ainsi, quand on veut donner un sens à cette proposition : La quantité du mouvement reste toujours la même dans le monde, il faut ramener les mouvements et les corps auxquels ils s’appliquent à des relations d’espace et à des portions d’espace. Et alors cette fameuse proposition signifie simplement : des déplacements donnés d’espace s’appliquant à des portions données d’espace peuvent toujours se convertir en déplacements équivalents de portions équivalentes d’espace. En d’autres termes, en affirmant sous cette forme universelle la permanence du mouvement, on n’affirme autre chose que l’homogénéité identique de l’espace. Et, de fait, réduire le mouvement à la quantité, c’est le réduire à l’espace qui est le symbole de la quantité ; affirmer la permanence du mouvement, c’est donc affirmer la permanence de la quantité, c’est-à-dire de l’être considéré comme pure puissance. Par là apparaît une fois de plus ce lien du mouvement à l’être, considéré comme puissance, que nous avons constaté ; par là aussi il apparaît bien que cette puissance homogène et infinie de l’être qui est exprimée par l’espace homogène et infini est bien un aspect réel de l’être ; car non seulement elle apparaît à nos sens sous la forme de l’espace, mais elle intervient dans l’activité même du monde, pour fonder, sous la diversité infinie des formes, un système d’équivalence, sans lequel il n’y aurait pas de relation possible entre ces formes. Certes, nous qui avons montré que cette puissance de l’être était fondée par l’acte infini, nous sommes bien loin de réduire tout l’être à la puissance. Nous convenons très bien, avec M. Lachelier, que lorsque nous disons que les choses sont, c’est parce que nous savons qu’elles doivent être, c’est-à-dire qu’elles sont un élément nécessaire d’un système infini ordonné par la causalité et la finalité, c’est-à-dire d’une unité, d’une forme ; mais aussi il ne faut pas, sous prétexte de ne pas matérialiser l’être, de n’en pas faire une chose, éliminer l’être considéré comme puissance et comme quantité. Cette idée n’est pas vaine, car non seulement elle se manifeste par l’espace aux sens, c’est-à-dire à la pensée, non seulement elle sert en quelque sorte de fond et de lest dans tous les mouvements du monde, mais encore la conscience vivante en a le sentiment immédiat, lorsqu’elle a le sentiment confus de l’être. Il subsiste en nous, après la diversité des pensées, des sensations, des émotions ou des spectacles, un vague ébranlement ; les formes d’activité qui ont ému notre âme se mêlent et s’évanouissent, et il ne reste plus en nous qu’une sorte de vibration dernière qui est, si l’on peut dire, l’être même en mouvement ; c’est le point mystérieux, quoique senti, où le mouvement, perdant sa forme, fait retour à la quantité, où l’acte se détend dans la puissance. Il ne suffit pas de dire que cette idée de l’être, comme puissance permanente et comme substance du monde, n’est pas vaine : il faut dire encore qu’elle n’est pas rebelle ni même extérieure à la pensée ; c’est l’acte infini qui l’a fondée, justement parce qu’il était l’acte infini, c’est-à-dire la pensée absolue. C’est parce que la vivante unité de Dieu, qui n’est pas seulement l’objet de la pensée, qui se confond avec la pensée elle-même, pouvait se retrouver et s’affirmer dans l’indéfini de la puissance, que l’indéfini de la puissance s’est déroulé. L’être considéré comme substance et comme puissance est donc un effet et comme une manifestation de la pensée vivante. Ainsi, la substantialité du monde n’ôte rien à son idéalité. Nous nous garderons bien de dire que c’est l’être considéré comme puissance permanente et indéfinie qui sert de base à l’acte divin et à l’évolution divine : non, c’est l’acte divin qui convertit en puissance d’être, c’est-à-dire en être, ce qui n’était qu’une possibilité infinie d’existence ; c’est le sommet qui, par attraction, soutient la base. Mais alors, pourquoi éliminer, comme réfractaire à la pensée, la puissance substantielle de l’être ? L’être est à la fois, et par une liaison intelligible, puissance et acte, quantité et qualité, matière idéale et forme, étendue et action.

Il est donc légitime de considérer le mouvement au point de vue de la quantité, et on peut même dire que la forme du mouvement perdrait toute valeur, si elle ne représentait pas une quantité d’être permanente et indestructible. En effet, quand un mouvement d’une certaine forme se heurte à d’autres mouvements, il se combine avec ceux-ci, c’est-à-dire qu’il perd sa forme propre. Il ne la perd pas absolument, car elle se retrouve comme élément dans la forme nouvelle du mouvement résultant. Mais si cette forme ne représentait pas une quantité donnée et permanente, elle pourrait être réduite, dans la combinaison, à une quantité infinitésimale et pratiquement annulée. Son action dans la forme nouvelle, dans le mouvement nouveau, ne dépendrait donc pas d’elle-même, mais de je ne sais quelle puissance extérieure, et arbitraire. Une forme donnée de mouvement s’assimile une certaine quantité d’être ; et lorsqu’elle agit et se combine selon cette quantité, elle agit encore selon elle-même. Par son rapport à la quantité, la forme du mouvement a une valeur propre : elle est vraiment intérieure à elle-même, car la quantité d’être que le mouvement représente ne fait qu’un avec lui. Si les rapports des formes entre elles n’étaient point réglés par la quantité d’être qu’elles ont assimilée, c’est l’arbitraire qui les réglerait. Or, qu’est-ce que l’arbitraire ? C’est une force qui agit du dehors sur un être ou une forme, sans avoir égard à l’essence de cet être ou de cette forme ; c’est donc une quantité tout extérieure, et par rapport à cet être ou à cette forme, absolument indéterminée. Si donc la forme ne s’incorporait pas une quantité donnée d’être, elle s’évanouirait dans l’indétermination absolue : elle ne serait plus une forme. Or, nous avons vu que la quantité de mouvement que toute forme de mouvement enveloppe s’exprimait, en dernière analyse, par un déplacement défini de portions définies d’espace, c’est-à-dire par des relations d’espace. Ainsi l’espace, symbole de la quantité et de la puissance de l’être, est, non pas le champ extérieur, mais la condition interne de toute action, de tout mouvement ; et s’il est extérieur à lui-même, s’il est en soi indéterminé et fuyant, c’est afin d’être intérieur à tous les mouvements, tout en leur servant de commune mesure.

Mais précisément parce que la quantité dans le mouvement n’existe qu’en vue de la forme, il serait puéril de s’en tenir à la considération de la quantité. Au reste, comme nous l’avons vu, la proposition : la quantité de mouvement reste toujours la même, n’est que l’affirmation de l’infinité homogène de l’être et de l’étendue ; or, comme cette infinité homogène est une suite naturelle de l’idée d’être, dire que la quantité du mouvement reste la même, c’est simplement affirmer l’être ; c’est dire que l’être est. La science ne peut faire de cette affirmation toute métaphysique un usage immédiat, car ce qui lui importe, c’est de savoir que la quantité d’un mouvement donné sous une forme donnée ne se modifiera pas quand ce mouvement prendra une autre forme.

La science cherche à suivre comme à la trace et de forme en forme une quantité de mouvement qui lui a apparu d’abord sous une forme déterminée. Si elle affirme l’être et sa permanence, c’est à travers la précision de la forme, c’est, si l’on peut dire, sous la raison de la forme. Ainsi la science et la métaphysique sont d’accord pour donner à la forme dans le mouvement une valeur de premier ordre, car la métaphysique subordonne la quantité à la forme comme un moyen, et pour la science aussi la quantité persistante n’est qu’un moyen d’enchaîner les formes les unes aux autres. Il est parfaitement vrai que la science aspire à dégager de la multiplicité des formes l’élément quantitatif, mais jamais elle n’opère et jamais elle n’opérera seulement sur la quantité pure. Toute équation algébrique contient des relations définies qui sont déjà la forme préfigurée dans la quantité. Et quand bien même l’univers pourrait être ramené un jour par voie d’analyse à ce fameux axiome unique et éternel dont M. Taine a parlé, cet axiome serait une forme première du mouvement. Car si la première équation algébrique d’où le monde doit se développer se borne à traduire en langage mathématique l’être homogène et identique à lui-même, si elle se ramène à A = A, on ne voit pas ce qu’on en peut tirer, et comment le monde pourra se mettre en route avec un bagage aussi creux.

Mais si le mouvement, malgré sa base quantitative, apparaît surtout comme détermination, comme qualité, si son essence est la forme, le problème de la quantité du mouvement autour duquel on a tant discuté perd singulièrement de sa valeur. Il n’est plus permis de se demander si la quantité de mouvement qui est dans le monde est finie ou infinie, car cette question suppose que l’on additionne la multiplicité indéfinie des formes et des directions de mouvements. Or, pour faire cette addition, il faut dépouiller tous les mouvements de leur forme propre, de leur direction propre et les réduire à n’être plus que des quantités abstraites de mouvement. Mais la quantité d’un mouvement ne se mesure que par rapport à un autre mouvement ; nous disons que deux quantités de mouvement sont égales lorsque une forme donnée de mouvement, ayant une quantité donnée, peut se convertir en une autre forme de mouvement, et que celle-ci à son tour peut devenir exactement la première. La quantité du mouvement ne peut donc être mesurée qu’au moyen de la forme, et supprimer la forme de tous les mouvements pour en faire la somme, c’est supprimer toute mesure du mouvement. On pourrait pourtant objecter que tout mouvement se ramenant, comme nous l’avons dit, à un déplacement donné d’une partie d’espace donnée, tous les mouvements peuvent être mesurés et additionnés au moyen d’une unité de mouvement. Mais quelle partie de l’espace choisirons-nous pour en faire le point d’application du mouvement universel, quelle forme, quelle grandeur donnerons-nous à cette partie de l’espace ? Et comment déterminerons-nous sa forme et sa grandeur, sinon par un système de relations qui ressuscite le monde de la forme au moment même où nous prétendions l’absorber, pour le mesurer, dans la quantité pure ? De plus, quel mouvement imprimerons-nous à cette partie de l’espace ? Sera-ce un mouvement rectiligne ou curviligne ? Ici encore il nous faut choisir entre les formes au moment même où il nous faudrait les supprimer. Ainsi la question : quelle est la quantité du mouvement qui est dans le monde ? n’a pas de sens parce qu’elle suppose l’évanouissement de la forme dans la quantité pure, et que, dans la quantité pure, il n’y a pas de mesure, ou plutôt sous la quantité pure, on démêle la puissance de l’être dont elle est le symbole, et cette puissance est infinie. Par là, le mouvement qui réalise cette puissance apparaît aussi comme infini, mais c’est, comme on le voit, d’une infinité métaphysique où l’arithmétique n’a rien à voir. En fait, tout mouvement, quel qu’il soit, quelles que soient sa forme, sa vitesse, sa direction, est infini, puisqu’il donne une forme à une partie de l’être qui, étant homogène et un, est infini dans toutes ses parties. Tout mouvement est donc infini au point de vue de l’être et de la puissance ; il l’est aussi au point de vue de la forme et de l’acte. Car par cela même que le mouvement est essentiellement une forme liée à d’autres formes, chaque forme du mouvement exprime à sa manière le système universel ; l’activité universelle retentit donc en toute action définie, qui est portée par cela même à l’infini.

D’où il suit que la permanence, la fixité de la quantité du mouvement ne s’oppose en rien au progrès indéfini de l’univers. Et ce n’est pas parce que cette quantité de mouvement est inépuisable que le progrès infini des combinaisons, des adaptations est possible. Non, c’est parce que, dans le monde, la quantité, toute réelle qu’elle soit, n’a de sens et de valeur que par la forme, et qu’un acte infini déployant l’univers vers un but idéal, la forme de l’univers est l’infini. L’essence de l’univers, sa forme, c’est de manifester, dans l’infinie puissance de l’être, l’activité infinie. Dès lors, ni le mouvement ni l’espace ne peuvent jamais faire défaut ni se récuser. Des profondeurs sans borne et des énergies sans mesure répondent à l’appel de l’infini vivant et ne peuvent pas ne pas y répondre. La somme des mouvements qui sont dans le monde n’est pas une somme, ou si l’on veut, c’est la somme des moyens de Dieu, c’est-à-dire en un sens Dieu lui-même, qui n’est pas un total, mais un infini agissant où la mathématique n’a rien à voir. Il ne faut pas considérer l’univers, avec ses mouvements et ses énergies, comme un budget inépuisable et qui, par un aménagement toujours plus habile, suffirait à un développement infini. Ici, ce ne sont pas les ressources qui mesurent les dépenses, c’est bien plutôt l’infinité même de l’œuvre à accomplir qui suscite l’infinité correspondante des ressources. C’est parce que le monde va vers l’infini de la pensée, de l’amour, de la joie, que la quantité dont il se sert n’a pas et ne peut pas avoir de limite. La mathématique est aux ordres de la métaphysique, et bien que tout mouvement ait une quantité donnée et soit susceptible de mesure, le mouvement dépasse l’ordre de la quantité brute ; il se prête à des équations algébriques, mais celles-ci expriment les relations définies d’un mouvement à un autre mouvement, elles n’expriment pas la relation intime de tout mouvement à l’infini divin. Et à son tour cette relation du mouvement à l’infini n’exclut pas les relations définies de tout mouvement à un autre mouvement. De même que la science et le mystère se pénètrent et ne font qu’un, de même il y a en toute chose à la fois mesure et infinité.

La vie intérieure de l’univers, pensée, affections, sensations, étant liée au mouvement, est infinie de a même infinité que lui, métaphysique et non mathématique. Il n’y a pas dans le monde une quantité brute de pensée, d’amour, de haine, de douleur et de joie, de lumière et de ténèbres. Ce n’est pas en essayant de faire la somme du bien et du mal qu’il contient que l’on comprendra l’univers. Le cosmos n’est pas un registre d’affaires, et on ne dresse pas en doit et avoir le bilan de l’infini. Admettons un instant que l’on puisse nombrer les éléments de joie disséminés dans l’univers. Même s’ils sont en nombre illimité, même s’il y a une quantité infinie de joie dans le monde, il n’y a pas, au fond, une infinité vraie de joie ; car la douleur subsiste en regard, et comme il y a, dans la quantité, des infinis de différents ordres, il se peut que la douleur, même moindre que la joie, soit infinie comme elle. Ainsi, il y aura dans le monde un infini de joie et un infini de douleur, et jamais, si la joie et la douleur étaient des quantités brutes, la joie ne pourrait réduire et absorber la douleur. Comment expliquer, en effet, si la joie et la douleur sont des quantités données, des quantités brutes, qu’il puisse y avoir diminution de l’une ou de l’autre ? Il faudrait, pour cela, que la joie devînt de la douleur ou que la douleur devînt de la joie. Or, cela est incompréhensible. Ici ou là la joie pourra faire place à la douleur ou la douleur à la joie ; mais, au total, la douleur et la joie occuperont toujours la même étendue de l’univers. La douleur sera, dans le monde, comme une ombre qui tourne et se déplace, mais ne diminue pas ; et nous, nous ne pourrons écarter, refouler de nous la douleur qu’en la communiquant obscurément à d’autres éléments du monde : nous ne pourrons absorber de la joie sans la dérober à l’univers. Étrange et désespérante conséquence, mais rigoureuse, et qui montre bien à quel état serait réduit le monde, s’il n’y avait d’autre infini que l’infini de quantité, pitoyable et ridicule ! Car pourquoi la douleur et la joie seraient-elles dans telle proportion et non point dans telle autre ? et selon quel principe en eût été fixée l’immuable distribution ? Mais puisque le mouvement a échappé à la quantité brute, à plus forte raison aussi la vie intérieure du monde. Elle est infinie par son rapport à l’acte infini qui déploie le monde. Cet acte infini enveloppe l’infinité de la joie ; et voilà pourquoi, pour toutes les forces, pour toutes les âmes, il y a de la joie à l’infini lorsque, par l’action réglée et bonne, elles participent à l’acte infini. Assurément, cette joie infinie de l’acte divin se manifeste et se répand dans la quantité : plus il y a d’esprits qui participent à une vérité, plus est grande la joie de vérité ; mais cette joie n’a pas, dans l’ordre de la quantité, son fondement, sa mesure et sa limite. Aussi des forces et des forces encore, des âmes et des âmes encore, peuvent goûter à la joie divine sans la diminuer, sans se faire tort les unes aux autres. Il leur suffit de s’orienter dans le sens du rayon divin. Et la douleur ne s’oppose pas à la joie comme une quantité brute et impénétrable : elle n’est pas en travers de la joie comme un bloc irréductible. Pourquoi y a-t-il de la douleur ? Parce que le parfait, en raison de sa perfection même et pour la mériter, déploie le monde dans l’effort, dans la contradiction, dans la lutte, c’est-à-dire, en un sens, dans la souffrance. Ainsi, la douleur n’est pas un fait brut : elle est, en quelque sorte, une suite de la perfection divine. C’est la plénitude infinie de la joie qui va au-devant de la douleur, pour se posséder et se justifier elle-même par un effort éternel qui abolit en Dieu tout ce qui est destin. Ainsi, la joie et la douleur se concilient et se pénètrent au point le plus vivant de Dieu, si l’on peut dire, au point où l’acte infini et achevé se déploie en une puissance d’être infinie aussi, mais toujours inachevée et tourmentée ; au point où l’infinité de la vie se traduit en une infinité d’aspiration et de désir qui enveloppe la possibilité infinie de la souffrance. Sans cette pénétration première et toute divine de la joie et de la douleur, comment comprendre qu’une même parcelle de l’être puisse passer, sans se rompre, de la douleur à la joie, de la joie à la douleur ? Hé quoi ! le cœur de l’homme, tout à l’heure plein de souffrance, est maintenant, par un retournement subit, plein d’une égale joie : les mêmes puissances d’être qui gémissaient en nous tournent soudain au bonheur, et il ne se produit pas dans le cœur une rupture, un déchirement ! Qu’est-ce à dire ? Est-ce qu’il y a eu transmutation de la douleur à la joie ou de la joie à la douleur ? Mais, encore une fois, comment ce qui est joie pourrait-il devenir douleur, et réciproquement ? La vérité est que tout être, par son centre même, est en Dieu, c’est-à-dire au point même où douleur et joie se concilient. Dieu est l’activité infinie, l’harmonie et la joie suprême : il y a dès lors, pour tous les êtres qui se développent en lui, qui touchent à lui, des possibilités infinies de joie, mais aussi Dieu, par cela même qu’il est la vie, fonde la contradiction et la lutte : il y a dès lors, pour tous les êtres qui se débattent dans ces contradictions, une possibilité infinie de souffrance ; et les êtres peuvent passer sans scandale de la joie à la douleur, de la douleur à la joie, puisque c’est Dieu même qui crée ce passage, et puisque, en allant de l’une à l’autre, les âmes sont portées par les courants mêmes de la vie divine. Ainsi, selon que le monde, dans sa destinée tourmentée, dans son mouvement inquiet, oscille vers la contradiction ou vers l’harmonie, les quantités vagues de joie et de douleur qui sont en lui varient incessamment. Si le monde rencontre une heure d’harmonie provisoire où toute souffrance semble disparaître, qu’il ne s’enivre pas de sa joie, car cette harmonie n’est pas définitive ; il subsiste au fond de l’univers une contradiction éternelle, une racine obscure de souffrance, et ce qui n’était, dans un moment d’équilibre instable, qu’un vague malaise inaperçu, cet équilibre à peine détruit, est de la douleur. Et, en revanche, le monde pourrait traverser, sans s’y décourager et s’y perdre, une heure d’universelle souffrance ; car l’activité divine qui le déploie reste comme un ressort infatigable de joie, et le monde, comme un astre qui sort de l’ombre, sortirait de la douleur. C’est ce qui rend la vie du monde si dramatique. La bataille n’est jamais tout à fait gagnée ; elle n’est jamais tout à fait perdue.

De même que, dans une période d’extrême barbarie, les âmes peuvent avoir des mouvements soudains de générosité et que, dans une période de culture morale, elles peuvent, sous le poids de l’égoïsme, redescendre au-dessous même de la barbarie, de même l’univers peut développer soudain d’un chaos triste l’ordre et la joie, et soudain aussi retomber de l’équilibre et de la joie au-dessous même du chaos. Sans doute, le progrès n’est pas une vanité, mais il élève, transforme et élargit les conditions de la lutte : il ne la supprime pas. Le progrès n’est pas un déroulement mathématique, parce que le mouvement n’est pas une quantité mathématique. L’œuvre d’une génération n’est pas contenue dans l’œuvre des générations antérieures comme une équation est contenue dans une autre équation. Ainsi, pour tous les vivants, à quelque période de l’univers qu’ils apparaissent, le problème de l’infini se pose tout entier. Il s’agit de savoir si les âmes trouveront leur équilibre non seulement avec l’état actuel de la réalité infinie, mais avec l’infini vivant qui déploie l’univers dans la durée. Ce n’est donc pas seulement un problème d’adaptation mécanique que les âmes et les forces ont à résoudre ; celui-là varie avec l’état du développement universel. C’est un problème d’adaptation intime de l’âme par la pensée, par la douceur, par la vaillance, par le goût de la joie et l’acceptation confiante de la souffrance, avec l’infini divin qui déborde toute durée ; et ce problème-là reste le même pour toutes les âmes et toutes les forces, dans toutes les profondeurs de l’espace et du temps. Toutes les âmes disséminées dans le monde infini et éternel se tiennent par un double lien. D’abord, l’action qu’elles produisent s’inscrit dans la réalité et va modifier au loin les conditions de l’effort et de la lutte pour les autres âmes : il y a ainsi comme un réseau subtil d’actions et de réactions qui s’étend sur le monde et qui relie les âmes et les forces à travers l’espace et la durée. C’est là la solidarité en quelque sorte extérieure de l’univers, celle qu’entretient le mouvement considéré surtout comme quantité permanente. Mais toutes les âmes dispersées, celles qui cherchent aujourd’hui sur notre planète, celles qui ont lutté et rêvé, il y a des milliards de siècles, dans des planètes inconnues qui n’ont pas eu de rayons pour nos yeux ; celles qui écloront un jour, nous ne savons quel jour, dans les nébuleuses lointaines qui s’acheminent vers la vie, — toutes s’ignorant les unes les autres et agissant pourtant du dehors les unes sur les autres, — sont reliées aussi, si je puis dire, dans le sens de la hauteur par l’identité du problème éternel et divin que toutes, chacune à sa place, à son heure, et pour soi, doivent résoudre tout entier. Il y a, dans l’apparente régularité du développement universel, une crise d’infini qui recommence avec toute âme et toute force. Le monde, à tout moment et à quelque degré qu’il soit parvenu, peut toucher à l’infini par l’intelligence et l’acceptation de ce que l’infini exige à ce moment précis : il peut aussi, par la méconnaissance du problème ou sa lâcheté à le résoudre, s’en éloigner infiniment. Le bien et le mal, la douleur et la joie sont toujours en question ; les voix qui, le soir, montent de la terre sont pleines à la fois de joies et de désirs, d’espérances et de troubles ; les grands souffles qui se répandent dans l’espace sont mêlés de caresses et de grondements ; et, quand ils rencontrent la forêt, on ne sait parfois s’ils respirent en elle ou s’ils se fâchent contre elle, s’ils la bercent ou s’ils la dépouillent, et les âmes troublées comme la forêt hésitent entre l’espérance et la crainte, entre la tristesse et la joie. Oh ! comme ces voix qui montent le soir de la terre, comme ces grands souffles, dont on ne sait s’ils sont amis, expriment bien l’inquiétude du monde et sa mélancolique grandeur !

Mais, dans cette mélancolie même qui naît du perpétuel recommencement de la lutte et de l’incertitude éternelle qui se mêle même au progrès, il y a cependant un fond d’optimisme. Car, si le drame recommence toujours, c’est qu’il n’y a pas dans le monde une quantité brute et fixée de bien et de mal, de douleur et de joie. Il n’y a donc rien, dans la nature des choses, qui s’oppose à ce que la joie résorbe enfin la douleur. De plus, les rapports de la joie et de la douleur supposent, comme nous l’avons vu, qu’elles dérivent toutes les deux d’un même principe, c’est-à-dire de Dieu. Or, nous avons vu qu’en Dieu la joie était première, en quelque sorte, et que la douleur était dérivée, car c’est la plénitude joyeuse de la vie qui se répand dans l’effort, dans la lutte et dans la souffrance. La douleur est donc, dans l’activité infinie, une dépendance de la joie, et on peut dire que toutes les douleurs de l’univers doivent avoir une tendance secrète à se convertir en joies divines. Ainsi, tout être, dans la sphère où il se meut, peut espérer, s’il ne se détourne pas de la source supérieure de vie, avoir raison de la douleur, non pas en la supprimant tout à fait, mais en la réduisant, et surtout en la subordonnant à ce point à ses facultés actives, qu’elle ne soit plus qu’un ressort nouveau d’action, et même, pour les âmes vaillantes, un étrange complément de la joie.

Si, dans le mouvement, la quantité était l’essentiel et le fond ; s’il y avait, en effet, une somme des mouvements, il n’y aurait dans le monde ni élan, ni chute, ni sommet, ni abîme ; il serait comme une plaine uniforme se déroulant à l’infini. De plus, tout état du monde étant identique par la quantité, c’est-à-dire par l’essentiel, à l’état antérieur et le reproduisant tout entier, sauf des différences superficielles d’arrangement, s’expliquerait pleinement par les états antérieurs. Ainsi, le monde ne serait en relations qu’avec lui-même ; chacune de ses périodes serait comme enveloppée dans la période précédente sans qu’il y eût jamais initiative et drame. Au contraire, lorsque par l’analyse même du mouvement nous réduisons la quantité dans le mouvement à être subordonnée à la forme, nous brisons le lien d’identité qui relierait les uns aux autres les états successifs de l’univers. Assurément, il y a une suite dans le monde et tout état de la réalité s’explique, en un sens, par l’état précédent et en dépend ; mais, en même temps, chacun de ces états devant exprimer à son heure l’infini vivant est en relation intime et directe avec cet infini. Il est, en un sens, un anneau dans une chaîne mécanique qui se prolonge indéfiniment ; mais chacun de ces anneaux est soumis, pour son compte, à l’influence de l’aimant divin. De là, des répulsions ou des attractions qui ne rompent jamais le développement mécanique de l’univers, mais qui y jettent sans cesse un trouble passionné. Par là, Dieu est étroitement uni au monde et, en même temps, il en est distinct ; le monde, en chacun de ses états, aspire vers l’infini vivant ; il tente de créer en lui-même, avec les éléments que lui lègue le passé, un équilibre des forces et des âmes où l’harmonie divine se réalise et se manifeste ; ou, quand il manque à son œuvre, quand il se dérobe à Dieu, il sent, à je ne sais quel trouble profond, qu’il se dérobe à lui-même : Dieu accueilli ou éludé est donc ainsi toujours présent à l’univers. Mais, en même temps, l’univers, même s’il réalise à un moment de la durée un équilibre joyeux et bon, sent très bien que l’infini vivant ne s’y épuise pas, qu’il pourrait être traduit par d’autres harmonies encore plus profondes et plus vastes, et ainsi chaque moment de l’univers qui, à ce même moment, est le tout de l’univers, n’est qu’une fraction infinitésimale de Dieu. Dieu est ainsi dans la durée, puisqu’il se mêle incessamment au monde qui dure ; il est aussi hors de la durée, puisque chaque moment de l’univers ne s’expliquant pas tout à fait par le moment antérieur, ne pouvant pas s’appuyer sur le vide du passé, où toute forme s’est évanouie dans la quantité pure, se tourne, anxieux, pour y chercher sa raison et son aliment, vers le Dieu éternel.

Ce double rapport d’immanence et de transcendance, par lequel Dieu est toujours et tout à la fois présent et supérieur au monde, apparaît, d’une façon bien vivante, dans la joie et dans la douleur. Il y a dans le monde de la douleur et de la joie, les êtres jouissent ou souffrent ; d’où viennent cette douleur et cette joie ? elles sont des affections bien réelles et bien distinctes, des états indéfinissables, mais bien clairs et bien certains. Elles ne peuvent donc pas être créées de rien. Il ne suffit pas de dire que la joie apparaît lorsque les conditions organiques de la joie sont réalisées ; car, s’il n’y a aucun rapport intelligible entre ces conditions organiques et le sentiment même de la joie, ce sentiment de joie reste en lui-même inexpliqué. Si, au contraire, ces conditions organiques et la joie apparaissent comme deux aspects correspondants d’un même fait profond, expliquer la joie par les conditions organiques, c’est, en réalité, expliquer la joie par elle-même. Il faut donc chercher ailleurs l’explication de la joie. Dira-t-on qu’avant d’être perçue par notre conscience elle était disséminée dans d’autres consciences ? que notre cerveau étant un total de cellules autonomes, notre conscience est aussi un total de consciences élémentaires, que ces consciences élémentaires peuvent s’incorporer à la nôtre par les échanges continuels qu’entretient la vie, et qu’ainsi notre âme nourrit sa joie avec des éléments de joie épars dans le monde et préexistants ? Il y aurait, par exemple, de la joie cachée dans le bon vin, et, en absorbant le vin, nous absorberions la joie ? Ou encore, toute pensée joyeuse, en disparaissant de notre conscience, ne disparaîtrait pas de notre âme ; elle resterait à l’état latent dans la partie obscure et inconsciente de notre être, et elle y entretiendrait des réserves cachées de joie que nous n’aurions plus qu’à faire apparaître de nouveau comme le chimiste fait se dégager la chaleur latente.

Oui, mais dans cette hypothèse nous sommes conduits à affirmer que la joie et la douleur existent à jamais dans le monde en quantités fixes ; hypothèse absurde, car il n’y a rien dans la joie et la douleur qui permette de comprendre pourquoi il y aurait dans le monde telle quantité de joie et telle quantité de douleur. Il n’y a plus qu’une explication possible, c’est que la joie et la douleur aient leur principe en Dieu, et de lui, selon des lois définies, se communiquent aux êtres qui se meuvent en lui : de même que l’action infinie de Dieu suscite tous les moments de la durée et les dépasse, de même que la vie infinie de Dieu suscite toutes les manifestations de la vie et les déborde, la joie infinie de Dieu renouvelle sans cesse les joies de l’univers et les dépasse infiniment. Il y a une joie infinie et divine par cela seul qu’il y a une activité infinie et divine ; et toutes les fois que les êtres entrent, en une certaine mesure, dans cette activité divine, toutes les fois que, par l’équilibre du corps et de l’âme, ils sont d’accord avec eux-mêmes et avec le tout, ils participent à la joie de Dieu. Dès lors, il n’y a plus de limite certaine à la joie dans le monde, et l’univers, s’attachant passionnément à Dieu, pourrait rassasier toutes ses puissances sans crainte d’épuiser jamais l’inépuisable joie.

Assurément, les êtres, en un certain sens, empruntent de la joie toute faite au monde même qui les enveloppe ; il semble que certains souffles frais ou pénétrés de parfum et de vie versent du dehors de la vie et de la joie en nous. Il y a donc, je n’en disconviens pas, de la joie flottante dans les choses, et il paraît bien qu’il suffit parfois de la recueillir comme il suffit d’ouvrir sa fenêtre à la lumière et à l’air. Mais encore faut-il qu’il y ait harmonie entre ces forces bonnes et douces du dehors et les activités propres de notre être. Sans cette harmonie, il n’est point de joie, et par cette harmonie une joie infinie peut jaillir de quelques éléments très simples de joie ; une joie exquise peut se former de quelques éléments de joie très vulgaires, comme la rencontre et l’accord de deux sons en eux-mêmes presque indifférents peut éveiller dans l’âme une inexprimable douceur de rêverie. Il y a donc incessamment, à l’égard du monde, création de joie. Les joies ne sont pas dans le monde comme les parcelles d’or dans une mine d’or ; il ne s’agit pas de fouiller l’univers en tous sens pour en extraire la joie. Toutes les âmes, toutes les forces ont de la joie dans le fond d’être, c’est-à-dire d’infini qui est en elles, et cette joie s’éveille par l’accord intime des âmes et des forces avec les manifestations de l’infini vivant et l’infini vivant lui-même. Mais cette joie, avant de s’éveiller en nous, qu’était-elle et où était-elle ? N’était-elle rien ? C’est impossible. Était-elle une simple possibilité abstraite ? Ce serait encore rien. Elle n’est pas dispersée dans le monde ; elle n’est pas permanente en nous. Si vous ne voulez pas qu’il y ait sans cesse dans le monde une création absolue de joie, faite de rien, il faut bien que toute joie dérive de la joie éternelle et infinie qui est en Dieu. Cette joie est comme une lumière invisible et réelle qui ne devient visible qu’en se réfléchissant dans les êtres et qui ne se réfléchit en eux que lorsqu’ils s’orientent vers elle, c’est-à-dire dans le sens de l’activité, de la pensée et de l’amour. Supposez un instant que la lumière du soleil puisse être saisie et consolidée en une monnaie d’or, vous comprendrez, par une image, comment se forment, avec la pure joie divine, les richesses de joie, plus palpables et plus maniables, qui sont dans l’univers. Ainsi, ce Dieu agissant et éternel qui se mêle au monde et qui le dépasse n’est pas une abstraction triste ; il est la joie absolue étant la vie absolue.

Mais aussi, avons-nous dit, par cela même qu’il est la vie, et qu’il fait de la perfection définitive, pour l’univers et pour lui-même, l’enjeu d’un effort éternel, il crée et il porte en soi une possibilité infinie de souffrance. Oui, Dieu, en même temps qu’il est la joie infinie, est, en un sens, l’infinie souffrance. Hé quoi ! la douleur serait en Dieu ! Ne vous récriez pas. Ne vaut-il pas mieux qu’elle soit en lui, que si elle venait de lui sans qu’il y fût mêlé lui-même ? Dire que Dieu, étranger lui-même à la douleur, la produit, qu’il fait simplement métier de créer la douleur, c’est véritablement nier Dieu. Ah ! sans doute, si la douleur était en lui comme une nécessité première, comme une loi du destin, il ne serait plus l’infini vivant:il serait je ne sais quelle puissance secondaire et quelle matière inerte que la douleur et la joie se disputeraient désordonnément ; il serait lui-même ce que serait le monde si le monde était privé de Dieu. Mais Dieu ne subit pas la douleur, il l’assume. Il est, et il est la perfection; mais s’il acceptait ainsi cette perfection toute donnée, elle serait une nature : elle ne serait plus la perfection. Voilà pourquoi Dieu ouvre en soi le monde comme un abîme de lutte et de contradiction, mais de contradiction toujours soluble puisqu’elle procède de l’activité même de Dieu. Ainsi, comme la joie, mais non pas dans le même sens, ni au même degré, la douleur est divine ; elle vient de Dieu et elle est en lui ; mais, précisément parce que le monde avec sa souffrance vient de Dieu, sans que la souffrance soit en elle-même une fin, il doit, pour rentrer en Dieu, combattre en soi et réduire la souffrance ; et de même qu’elle peut se développer à l’infini, Dieu n’ayant pas assigné de limite à la contradiction et au désaccord dans le monde, elle peut être aussi diminuée à l’infini, car cette contradiction, n’étant pas première et fatale, peut se résoudre dans l’harmonie divine, c’est-à-dire dans la joie.

Ainsi la douleur et la joie, malgré leur opposition et leur lutte, ont quelque chose de fraternel : de la douleur, le monde, par la résignation confiante, peut extraire de la joie ; et la joie, si haut qu’elle s’élève, sent toujours sa limite : le cœur, jusque dans la plénitude de la joie, a un sentiment secret d’impuissance, car, en dehors de cette joie, si pleine qu’elle soit, l’infini inquiétant subsiste. Par cette fusion, en Dieu et en tout, de la douleur et de la joie, une immense et divine mélancolie enveloppe le monde, comme un air bleu imperceptiblement flétri, triste et doux. Cette mélancolie, aucun nombre ne la mesure, aucun chiffre ne l’exprime ; les rapports de la douleur et de la joie, qui se résument en elle, échappent aussi au nombre et au chiffre ; et la vaine rigueur des équations et des formules se dissout dans l’infinie liberté de la vie divine. Mais ce n’est pas par un mystique élan, ce n’est pas en rompant avec le mouvement et avec ses lois que nous retrouvons l’aspiration, la liberté, la vie ; c’est, au contraire, en comprenant bien le mouvement. Il se décompose en deux éléments : la quantité et la forme. Vu du côté de la quantité pure, le mouvement n’est plus que l’espace illimité et homogène, c’est-à-dire la puissance immuable de l’être, c’est-à-dire un aspect de Dieu. Vu du côté de la forme le mouvement n’a son sens et sa mesure que dans l’infinité de la vie, c’est-à-dire encore en Dieu. Pascal a raison : la terre s’ouvre jusqu’aux abîmes, mais ce sont des abîmes divins.

Cette liberté de la douleur et de la joie, que la quantité brute n’assujettit pas, s’étend à tous les ordres de sensations. Il n’y a pas dans le monde une quantité définie de son et de silence, de lumière et d’ombre. Pour le son et la lumière, la même question se pose que pour la douleur et la joie : d’où viennent-ils ? S’ils ne préexistent pas en quelque façon, sous leur forme essentielle, il y a création absolue de son, de lumière, et cela est inintelligible. S’ils préexistent comme son, comme lumière, comme sensation brute, toutes les manifestations sensibles sont enfermées dans de stupides bornes numériques. Aucune âme ne pourra inventer et arracher de soi un cri nouveau. Il faut donc que, comme la joie et la douleur, la lumière et le son aient leur sens et leur vie dans la réalité éternelle de Dieu. La lumière est la transparence de l’être pour l’être, la manifestation de l’universelle identité, et dans cette identité la révélation de la forme, c’est-à-dire de l’individuel. Le son est la communication de l’individuel à l’individuel, le rythme intime d’une force et d’une âme s’insinuant dans les autres forces et dans les autres âmes. Or l’être infini est en même temps la conscience infinie, le moi absolu. Comme être infini il déploie la puissance de l’être illimitée, homogène, partout identique à soi, transparente pour soi. Comme unité absolue, il suscite les centres innombrables d’unité qui sont les forces et les âmes, et comme dans l’infini divin l’être et l’unité se pénètrent, la forme, qui exprime l’organisation et l’individualité, se révèle dans l’universelle identité qui est la lumière : le fin feuillage se dessine sur l’éther sans figure et sans borne, et par lui. En même temps, tous ces centres de conscience, accordés en quelque sorte par la conscience absolue où ils se meuvent, retentissent les uns dans les autres, et échangent, si l’on peut dire, leurs intimités : cet échange des forces et des âmes, extériorisant leur intérieur et se livrant les unes aux autres, c’est le son. Ainsi la lumière est le rapport en Dieu de l’universel et de l’individuel ; le son est le rapport en Dieu des forces et des âmes : c’est bien en Dieu que la lumière et le soi ont leur signification et leur être véritable. C’est donc en lui qu’ils existent ; et dans cette vie toute divine, ils échappent aux déterminations brutes de la quantité. Des mélodies nouvelles, des accents inconnus peuvent jaillir toujours, sans crainte de se heurter soudain à une limite brutale de silence. La lumière et l’ombre peuvent poursuivre leur lutte et leurs combinaisons éternelles : aucune borne n’a été assignée à l’une ou à l’autre ; elles peuvent, dans la profondeur rêveuse des horizons, ou à la rencontre des âmes dans les regards, s’unir en de mystérieuses et indéfinissables nuances que le monde n’avait point vues encore et qu’il ne reverra plus. Ainsi le mouvement, en échappant à la quantité brute, introduit vraiment dans la vie divine ce que nous appelons le monde réel. Les splendeurs des soleils et la douceur des nuits sont exactement, et non point par vaine figure, un reflet de la lumière éternelle ; écoutez les murmures du soir qui flottent avec l’herbe et le vent et le rêve des êtres : c’est vraiment un murmure divin, et lorsque l’âme écoute et croit entendre le silence infini de la nuit, elle ne se trompe pas, car l’indifférence infinie de l’espace n’est qu’apparente : elle est traversée et émue par le vol mystérieux des pensées, des songes des âmes ; dès lors, il y a comme un vague frisson d’individualité qui se répand dans la placidité de l’être universel : c’est ce frisson vague que l’âme pleine d’attente recueille dans ce silence infini et passionné qui semble tout près de devenir une voix. Et comme cette pénétration de la conscience et de l’être, de l’individuel et de l’universel est en Dieu et par lui, c’est vraiment Dieu lui-même que nous écoutons tout bas et que nous entendons dans la silencieuse parole des nuits.

L’existence des sensations n’est donc explicable que parce que chaque ordre de sensation a son essence, et que cette essence a son fondement dans la réalité divine. Nous sommes ainsi bien loin de cet idéalisme mécaniste qui absorbait dans le mouvement comme tel la réalité des sensations.

À chaque espèce de sensation correspond une forme distincte de mouvement ; et c’est parce que dans le mouvement la forme est l’essentiel, que le mouvement, jusque dans sa continuité quantitative, peut traduire des essences.

Il ne servirait de rien au mécanisme de dire que tout mouvement peut se transformer dans un autre mouvement ; qu’ainsi, d’une forme de mouvement à une autre, il n’y a pas de distinction véritable, essentielle. La géométrie construit l’immense variété de ses figures avec quelques éléments très simples ; elle n’a même pas besoin, comme Pascal, d’avoir des barres et des ronds ; il lui suffit d’avoir des barres ; elle peut, en effet, avec des lignes droites, former des angles et tous les polygones ; elle peut, en faisant mouvoir une ligne droite autour d’un point fixe, créer le cercle, et, par des procédés analogues, toutes les courbes et les surfaces, par leur mouvement de rotation autour d’une droite, donneront les volumes. De plus, le procédé infinitésimal permet de passer d’une figure à une autre ; le cercle peut être considéré comme la limite des polygones inscrits. Mais tout cela n’empêche point chaque forme géométrique d’avoir sa loi propre, ses propriétés définies, sa fonction irréductible. Le cercle, engendré par le mouvement d’une droite, n’est commensurable avec aucune droite ; c’est qu’à vrai dire, malgré l’identité des éléments, malgré l’artifice infinitésimal, il n’y a pas continuité absolue d’une forme géométrique à une autre : si la ligne droite engendre le cercle, c’est à condition de tourner autour d’un point, c’est-à-dire de se mouvoir en cercle, et le mouvement de la droite ne produit le cercle que parce qu’il se soumet d’emblée à l’idée même du cercle. C’est donc, en dernière analyse, le cercle qui s’engendre lui-même en utilisant la mobilité de la droite. Par conséquent, il pourra y avoir aussi, entre les formes diverses de mouvements qui correspondent à la pesanteur, à la cohésion, à la résistance, au son, à la lumière, à la couleur, à la chaleur, au frémissement électrique, un passage gradué sans que ces formes de mouvement cessent pour cela d’être des formes distinctes, des fonctions irréductibles de l’absolu. Les différents ordres de sensations expriment donc, par leur diversité, la réalité profonde des choses.

La métaphysique de la sensation n’est donc pas intéressée dans les hypothèses de fait par lesquelles la science pourra expliquer l’évolution apparente et le développement chronologique de l’univers.

Quand bien même il y aurait une forme de mouvement primordiale et antérieure à toutes les autres ; quand bien même, par exemple, la chaleur aurait précédé la lumière et le son, la lumière et le son n’en resteraient pas moins distincts de la chaleur. Le mouvement, après avoir pris la forme de la chaleur, aurait pris la forme de la lumière et du son par une évolution mathématique qui eût été une révolution métaphysique. Le monde, malgré les apparences, n’aurait point créé la lumière : il ne l’aurait point fabriquée avec de la chaleur obscure ; il serait entré, sous des conditions déterminées, dans la période de la lumière.

Mais j’ai hâte de dire qu’une hypothèse scientifique aussi simpliste n’est guère probable ; on peut concevoir l’histoire du monde de deux manières : ou bien, en effet, comme nous l’exposions tout à l’heure, toutes les formes de mouvement se sont développées d’une forme première ; il y a eu une filiation effective des agents physiques ; ou bien, au contraire, toutes les forces distinctes du monde, la chaleur, l’électricité, la lumière, le son, coexistent de toute éternité. Il y a certainement passage d’une forme de mouvement à l’autre en ce sens que les mêmes énergies se manifestent tantôt comme lumière, tantôt comme chaleur, tantôt comme affinité ; mais les types d’activité que traversent ces énergies flottantes sont distincts et coéternels. Cette deuxième conception semble bien plus probable que l’autre. Je sais bien que plusieurs de ces types d’activité, qui sont très distincts pour la sensation, semblent, au contraire, très voisins et presque confondus dans la réalité extérieure ; les rayons calorifiques, les rayons lumineux, les rayons chimiques ne diffèrent que par des longueurs de vibration ; et de plus ils sont superposés dans le rayon unique qui vient du soleil ; ils ont la même vitesse ; ils sont soumis aux mêmes lois de réflexion et de réfraction ; ils se transforment aisément les uns dans les autres. Les rayons chimiques sont transformés dans la fluorescence en un spectre complet qui comprend la lumière, et les physiciens inclinent à penser que ce sont les radiations calorifiques qui sont en quelque sorte le fonds primordial sur lequel sont prélevées les activités lumineuses et chimiques. Mais d’abord, s’il y a passage si aisé de l’action calorifique à l’action lumineuse ou chimique et réciproquement, il est difficile d’admettre qu’il y ait eu un moment dans le monde où il y avait de la chaleur sans lumière. Et d’autre part, dans cette facilité de transformation réciproque, la chaleur et la lumière restent cependant des types distincts, même indépendamment de nos sensations. C’est ainsi que la vie végétale a besoin de la lumière proprement dite ; la chaleur obscure n’amène pas le moindre dégagement d’acide carbonique ; les fonctions essentielles de la plante sont impossibles sans la clarté qui brille à nos yeux. C’est un phénomène bien remarquable et bien significatif que cette distinction radicale de la lumière et de la chaleur, qui existe pour nos sens, existe à certains égards pour la vie même des êtres qui n’ont pas de sens. La lumière et la chaleur sont donc aussi distinctes que voisines ; les activités du monde peuvent aller sans effort de l’une à l’autre, mais de l’une à l’autre elles changent d’essence et leur voisinage mathématique, aussi bien que leur diversité métaphysique, semblent exclure l’idée que l’une a pu exister sans l’autre dans certaines périodes de l’univers. À vrai dire, nous constatons dans le monde un tel enchevêtrement, une telle réciprocité des fonctions, qu’il est bien difficile d’imaginer qu’elles puissent dériver chronologiquement les unes des autres. Quoi de plus opposé que la matière pesante et résistante sur laquelle nous marchons, et l’éther présumé qui remplit l’espace ? Il n’y a pas entre la matière pesante et l’éther ce voisinage troublant que nous constations tout à l’heure entre la chaleur et la lumière, et qui semblait s’opposer à toute dissection ; on peut se représenter l’éther sans bornes et supprimer par la pensée les globes pesants qui évoluent en lui. Et si en même temps quelque hypothèse hardie sur la nature de l’atome, comme celle de William Thomson, réduit celui-ci à n’être qu’un petit tourbillon d’éther, voilà que la matière proprement dite peut être dérivée de l’éther. On peut dès lors supposer une filiation entre les formes de mouvements essentiels à l’éther et auxquelles correspondent la lumière et la chaleur, et les formes de mouvement qui constituent la matière proprement dite et auxquelles correspond le sentiment de pression, de résistance, de son. Il y aurait ainsi des périodes très tranchées dans l’histoire du monde ; l’univers serait comme un être qui n’acquerrait ses différents sens que successivement. Soit, mais l’éther, pour produire cette forme nouvelle de mouvement qui est la matière, y devait être prédisposé. Ce tourbillon supposé qui serait l’atome devait exister en préparation dans les mouvements antérieurs de l’éther ; c’est dire qu’il y avait jusque dans l’immatériel un germe caché de matière, comme il y a des nuées subtiles et invisibles qui sont noyées dans la lumière d’un jour orageux et qui, condensées soudain et visibles, semblent éclore sans préparation de la clarté même. Mais il y a une objection plus décisive. Vous supposez l’éther avec certaines fonctions préexistant à la matière, c’est-à-dire à d’autres fonctions. Mais qu’est-ce que l’éther sans la matière ; qu’est-ce que la matière sans l’éther ? D’un côté, c’est par le moyen de l’éther que tous les éléments matériels agissent les uns sur les autres ; et d’un autre côté, tous les mouvements, toutes les déterminations de l’éther sont liés à des mouvements et à des déterminations de la matière. C’est par l’intermédiaire de l’éther que s’exercent les attractions, soit d’un monde à un autre monde, soit d’une molécule à une autre molécule ; or la force d’attraction est proportionnelle à la masse des corps qui s’attirent, c’est-à-dire que toute l’action de l’éther en tant qu’il sert à l’attraction est sous la dépendance de la matière. De même les phénomènes de chaleur et de lumière ne se manifestent jamais dans le monde que nous connaissons qu’associés à un foyer matériel. Ce sont les combinaisons chimiques qui s’accomplissent dans les soleils qui dégagent la chaleur ; et ce sont les fumées enflammées qui rayonnent la lumière. De même les phénomènes électriques et magnétiques semblent toujours avoir pour origine des modifications d’une masse matérielle. Y a-t-il eu un temps dans l’histoire du monde où l’éther tressaillait de tous les mouvements de la lumière et de la chaleur sans qu’il y eût nulle part dans l’espace des foyers matériels ? Il est bien difficile de l’imaginer, car en quel point de l’éther immense et homogène tel mouvement de lumière ou de chaleur eût-il pris naissance ? Il n’y a aucune raison pour que la lumière et la chaleur s’éveillent en tel point de l’éther uniforme plutôt qu’en tel autre. Ainsi, s’il n’y avait pas de foyer matériel, la lumière et la chaleur auraient une origine absolument indéterminée, elles viendraient en ligne droite de l’infini ; mais comme l’infini ne serait aucun des points de cette ligne droite, il serait impossible d’assigner un point de départ mathématique à la lumière ou à la chaleur. Je ne prétends pas qu’il y ait là une difficulté absolue, car on peut ad mettre dans un monde éternel un mouvement qui vient de l’infini. Ce mouvement n’ayant point de point de départ mathématique dans la durée, n’aurait pas non plus de point de départ mathématique dans l’espace. Dès lors, les rayons de lumière et de chaleur n’auraient d’autre foyer que l’infini lui-même, et Dieu serait, à la lettre et dans la rigueur scientifique du mot, le soleil primordial. Les rayons de lumière et de chaleur seraient comme des flèches divines lancées à travers l’infini par un arc invisible. Mais alors pourquoi auraient-ils reçu telle direction plutôt que telle autre ? pourquoi, dans l’indifférence absolue de l’espace et de l’éther homogène, auraient-ils choisi tel chemin, plutôt que tel autre ? Ou bien tous ces rayons auraient marché parallèlement les uns aux autres ; et alors pourquoi dans tel sens plutôt que dans tel autre ? ou bien ils auraient formé entre eux des angles et auraient concouru en un certain point déterminé ; mais pourquoi ces angles plutôt que d’autres ? pourquoi ces points plutôt que d’autres ? Ici nous n’avons pas le droit d’invoquer des explications de détail, des explications finies. Car c’est de l’infini même et de Dieu que les rayons de lumière et de chaleur sont supposés émaner directement ; en sorte que c’est l’action directe de l’infini qui apparaît comme arbitraire. Or l’arbitraire, l’inintelligible sont la négation même de Dieu et la lumière, qui, émanant directement de Dieu ne pourrait pas dire pourquoi elle a suivi telle route plutôt que telle autre bien loin de manifester Dieu, le voilerait. Voilà pourquoi il y a union étroite de la lumière et des foyers matériels. Certes, ce ne sont pas ces foyers matériels que créent la lumière ; la lumière n’est pas créée ; elle est l’identité éternelle et transparente de l’être, mais les foyers matériels où elle s’incorpore en règlent la distribution et la marche ; ce sont des foyers individuels et multiples qui sont dans leurs mouvements et dans leur évolution soumis à des lois ; mais enfin ce sont des individualités finies ; et, dès lors, c’est par des raisons finies que nous expliquons suffisamment pourquoi tel rayon de lumière a pris telle route déterminée. Ainsi l’arbitraire disparaît de la lumière précisément parce qu’elle est en relation avec des foyers matériels. Si les rayons émanaient directement de l’infini, ou bien ils n’auraient aucune direction déterminée, et cette indétermination absolue serait le néant, ou bien ils auraient une direction déterminée dans l’espace ; et alors Dieu, le soleil primordial, serait lui aussi dans l’espace, il serait un soleil visible situé à l’infini sur le prolongement des rayons. Voilà pourquoi le soleil invisible et éternel qui est Dieu a délégué à tous les soleils visibles et périssables le soin de distribuer la lumière. Son immensité apparaît d’autant mieux qu’il n’est pas lui-même un des foyers, mais que tous les foyers s’allument en lui. Par là, il diversifie à l’infini la marche et l’entrecroisement des rayons sans que l’infini lui-même soit convaincu de contingence et d’arbitraire. Enfin, l’universalité de la lumière éclate d’autant mieux qu’elle peut s’éveiller dans tous les points de l’espace ; il n’y a pas un point dans l’immensité qui ne puisse devenir centre de la lumière. Nous avons donc le droit de dire que la matière semble nécessaire à l’éther comme l’éther semble nécessaire à la matière. Et comme dès qu’il y a matière, organisation, foyers définis de force, le son peut se produire, il se trouve que nous pouvons considérer comme coéternelles toutes les espèces de sensations. Il y a toujours eu dans le monde des rayonnements et des harmonies.

Au reste, si ce que nous appelons l’éther n’avait pas quelque rapport nécessaire à la matière, s’il n’était pas soumis comme elle à certaines conditions d’élasticité, de densité, comment expliquer que la lumière et la chaleur se propagent avec une vitesse déterminée ? Si l’éther n’était en quelque sorte que l’être même, manifestant par la transparence son identité, la lumière serait un phénomène immédiat, omniprésent : elle n’aurait pas besoin d’aller d’un point à un autre, ou, si elle y allait, ce serait, si l’on peut dire, avec une vitesse absolue qui supprimerait toute détermination arbitraire de temps. Au contraire, il faut à la lumière tant de minutes, tant de secondes pour aller du soleil à la terre. Elle traverse donc un milieu qui n’est pas tout entier et essentiellement lumière : elle rencontre certaines résistances ; elle est sous la dépendance de certaines conditions préexistantes ; elle subit les lois d’une nature donnée. L’éther n’est donc pas, si je puis dire, une page blanche : il n’est pas l’être à l’état premier, absolu ; il a une histoire, qui est liée à l’histoire générale du monde. Il est donc puéril de se représenter l’être premier sous la forme d’un éther immense d’où peu à peu la matière serait née, et avec elle des ordres nouveaux de sensations. Si l’éther modifie et explique la matière, il est modifié et, en un sens, expliqué par elle : il n’est pas ce resplendissement primordial, immense et vide, qu’imaginent certaines cosmogonies ; il est pris dans l’organisme universel ; il est une fonction dans l’ensemble des fonctions harmoniques qui expriment la vie du monde. C’est donc démembrer l’univers et rompre son unité nécessaire que de concevoir les différents ordres de sensations comme successifs. Non, la lumière n’est pas venue après la chaleur ; le son n’est pas venu après la lumière, parce qu’il n’y a jamais eu en Dieu séparation de l’individuel et de l’universel. Le monde, étant l’expression de Dieu, doit être, en un certain sens, achevé d’emblée et complet. Il ne peut d’ailleurs être éternel qu’à cette condition ; car s’il y a eu un moment de la durée où la lumière a apparu pour la première fois, si une des grandes fonctions de l’univers a été créée dans le temps, pourquoi pas toutes les grandes fonctions antérieures ? Pourquoi, par exemple, si la chaleur a précédé la lumière, la chaleur n’aurait-elle pas eu de commencement, la lumière en ayant un ? Il est impossible d’admettre dans l’unité, dans l’harmonie d’un même univers, des fonctions éternelles et des fonctions qui ont commencé. Et, si toutes les fonctions de l’univers ont un point de départ assignable dans la durée, l’univers, qui n’est, après tout, que l’ensemble de ces fonctions, doit avoir, lui aussi, son point de départ dans la durée. Ou la lumière est éternelle, ou le monde n’est pas éternel. On conçoit qu’il y ait des jours dans la création, et que la lumière soit née tel jour quand le monde lui-même est né aussi tel jour. Mais il est impossible d’admettre des jours, c’est-à-dire des créations partielles de fonctions essentielles de l’être, dans un univers éternel. Qu’on ne nous oppose pas la doctrine de l’évolution, car, bien comprise, elle conclut avec nous. Elle n’a jamais prétendu que les grandes fonctions de l’univers, la chaleur, la lumière, le son, dérivaient, dans le temps, les unes des autres. Elle nous montre seulement comment certains centres donnés d’organisation et de vie s’adaptent progressivement à la complexité préexistante du milieu et à la multiplicité des fonctions distinctes de l’être.

Dès qu’il y a eu des hommes en société, toutes les forces essentielles qui meuvent les sociétés humaines ont été données, au moins en préparation et en germe ; l’idée de famille, de propriété, l’idée du droit existaient au moins enveloppées. Il serait probablement impossible de prendre une quelconque de ces idées et d’en déduire les autres ; cela n’empêche pas le progrès dans les sociétés humaines : les âmes sont aux prises avec toutes les forces données, avec tous les sentiments premiers ; elles s’y débattent et s’y développent, appelant à la clarté les éléments encore obscurs, cherchant à résoudre en harmonies les éléments contradictoires. Je crois qu’on pourrait considérer l’univers comme une immense société de forces et d’âmes : ces forces, ces âmes, sollicitées entre le bien et le mal, aspirant, du fond des contradictions et des misères, à la plénitude et à l’harmonie de la vie divine, tirent parti de tous les éléments éternellement donnés dans le monde : la chaleur, la lumière, l’électricité, le son ; elles les appellent à la clarté de la conscience, elles les ordonnent en une vie intérieure toujours plus riche et plus proportionnée à l’ensemble. Ainsi, dans l’univers, comme dans les sociétés, il n’y a pas création d’idées nouvelles, de rapports essentiels nouveaux. De même que le bien et le mal, l’acte et la puissance, Dieu et le monde sont donnés éternellement, de même aussi les rapports essentiels de l’être avec lui-même, de l’universel avec l’universel, de l’universel avec l’individuel, de l’individuel avec l’individuel, sont éternellement donnés. À vrai dire, ces rapports sont nécessairement donnés avec l’être et la conscience, puisqu’ils sont les rapports de l’être avec la conscience. Or, l’être est éternel, la conscience aussi est éternelle ; car si l’être ne disait pas éternellement moi, comment, en aucune parcelle de l’être, le moi aurait-il pu s’éveiller ? La lumière, le son, la chaleur, la matière sont donc éternels comme l’être et la conscience. L’évolution de l’univers n’est pas superficielle ; elle ne déroule pas une qualité après une qualité : c’est l’évolution intérieure et profonde des forces et des âmes, cherchant toutes dans l’infini le point d’où elles pourront le posséder.

S’il était besoin d’arguments nouveaux pour arracher le monde au mécanisme pur, il me suffirait d’appeler l’attention sur l’idée de vitesse. Tout mouvement a une vitesse déterminée : l’idée de mouvement est donc inséparable de l’idée de vitesse. Or, les différences de vitesse introduisent dans le mouvement des déterminations qui sont beaucoup plus qualitatives que quantitatives. Voici deux corps identiques qui sont portés tous les deux du point A au point B. En un certain sens, le travail effectué est le même pour chacun d’eux ; la même masse a été transportée à la même distance ; elle a parcouru la même quantité d’espace. Mais le corps A allait deux fois plus vite que le corps B, c’est-à-dire que si le même travail a été accompli par les deux masses, c’est dans des conditions tout à fait différentes. Qu’est-ce que la vitesse ? C’est le rapport de l’espace parcouru au temps employé à le parcourir. Mais où ce rapport subsiste-t-il ? Est-ce qu’il a son siège uniquement dans l’entendement humain instituant la relation du temps à l’espace ? Nous discuterons cette hypothèse quand l’heure sera venue, et j’espère que nous en démontrerons la fausseté ; mais dans tous les cas, le mécanisme est obligé d’avouer, ou bien que le rapport du temps à l’espace a son fondement dans les centres même de forces qui sont en jeu, dans les sujets du mouvement ; et alors l’intérieur même des forces est modifié par un changement de vitesse : il y a un nouvel état interne des énergies, des forces, des consciences ; et le mouvement même, incorporé ainsi à des réalités internes qui se modifient quand il se modifie, qui changent quand il change, n’est plus purement mécanique. Ou bien, le mécanisme est obligé d’avouer que les rapports du temps à l’espace, c’est-à-dire les vitesses, n’existent que dans l’entendement humain, c’est-à-dire que le monde tout entier, réduit au mouvement, dépend de l’esprit qui donne aux mouvements leurs déterminations essentielles, leur sens et leur loi. Or, si l’esprit est puissance d’unité, ce n’est point d’une unité abstraite et quantitative ; et s’il introduit, dans les rapports du temps et de l’espace qui règlent le mouvement, des différences innombrables, ce n’est pas pour établir une graduation numérique : c’est pour exprimer des idées différentes ; c’est pour traduire dans l’ordre mécanique des fonctions distinctes de cette unité variée qui est la pensée même. Ainsi, quelle que soit l’hypothèse adoptée, que ce soit l’hypothèse objective, qui, interprétée, est la nôtre, ou l’hypothèse subjective, il apparaît que la quantité ne suffit pas à soutenir le mouvement. Ce rapport étrange et impalpable du temps à l’espace, qui est la vitesse, nous transporte insensiblement dans la sphère de la pensée. Il nous faut, pour lui donner une réalité, ou bien le nouer dans l’intimité même des forces agissantes, ou bien le fonder, et le monde tout entier avec lui, sur la réalité souveraine et législatrice de l’esprit. Dès lors, à des différences purement quantitatives de vitesse, peuvent correspondre soit des états internes des forces qualitativement distincts, soit des fonctions distinctes aussi de la pensée. Je ne m’étonne plus qu’une légère différence dans la vitesse des vibrations nous fasse passer de la chaleur à la lumière. Entre deux colonnes qui vont à l’assaut presque du même pas, le regard du chef peut discerner certaines différences, ou d’ardeur contenue ou de défaillance commençante, et il suffit d’une imperceptible nuance d’attitude, d’un degré presque insaisissable dans l’élan pour révéler l’âme, ou généreuse, ou ébranlée. De même, qui dira pourquoi, de deux strophes de même coupe et de même rythme, l’une est pesante et l’autre ailée ? il suffit quelquefois du tressaillement presque insensible de quelques mots pour enlever toute une stance. Les mathématiques, avec la quantité, le nombre, la mesure, sont en quelque sorte la prosodie de l’univers ; la poésie, c’est-à-dire la vérité, est ailleurs. Dès lors, encore une fois, il n’est rien d’étonnant que des espèces de sensations, radicalement distinctes, puissent être figurées par des modes et des rythmes de mouvements très voisins en apparence.

Chaque espèce de sensation nous apparaissant ainsi comme une détermination essentielle de l’être, nous met immédiatement en communication avec l’être.

Je disais, au début même de cette étude sur le mouvement, que le mouvement devait être le mouvement de quelque chose ; or cette chose pouvait-elle être la matière ? Non, car la matière elle-même se réduisait à un système de mouvements. Il fallait donc convenir que le mouvement avait son fondement dans l’être même, soit qu’on pût descendre, de mouvement en mouvement, à une forme de mouvement qui exprimât immédiatement l’être, et qui fût la base de toutes les autres formes, soit, au contraire, qu’il n’y eût pas une forme fondamentale et première du mouvement, et que l’être fût présent à toutes les formes, et, si l’on peut dire, à tous les degrés du mouvement. Mais maintenant nous savons que les différentes formes de mouvement qui correspondent au son, à la résistance, à la lumière, à la chaleur, sont des fonctions distinctes et irréductibles de l’être : toutes donc reposent immédiatement sur l’être. Le monde n’est pas construit en étages, ou, si l’on veut, sa base divine, qui est l’être, est comme présente à toutes ses hauteurs. Puisque la lumière, comme idée, ne peut être déduite de la chaleur ou du son, le mouvement qui exprime la lumière est indépendant de toute autre forme de mouvement. Lorsque la lumière communique sa forme propre à l’éther, l’éther a beau, sur le trajet même de la lumière, être animé d’autres mouvements correspondant à d’autres fonctions ; la lumière ne se mêle pas à ces autres mouvements, elle n’en dépend pas ; elle ne se sert pas d’eux pour se rattacher à l’être : elle en manifeste, sans intermédiaire, un aspect défini. L’éther immense est travaillé par tous les mouvements d’attraction et de répulsion qui maintiennent le vivant équilibre des mondes ; mais cela ne trouble pas le rayon de lumière qui le traverse : l’attraction reste l’attraction, la lumière reste la lumière ; la même immensité subtile accomplit des fonctions distinctes sans les brouiller, comme un esprit lumineux et vaste poursuit à la fois, sans les confondre, des desseins variés.

Il ne faut donc pas chercher quelle forme de mouvement est plus profonde et plus fondamentale que telle autre : toutes les formes essentielles du mouvement, toutes celles qui correspondent à une idée, sont également profondes et fondamentales. L’insouciance de chaque forme du mouvement à l’égard des autres éclate partout. Voyez le mouvement elliptique qui emporte notre planète : que celle-ci tourne ou non sur elle-même, cela ne regarde pas le mouvement de translation qui l’emporte autour du soleil ; l’axe de la terre se déplace en cercle autour du pôle : ce déplacement n’influe pas sur le mouvement elliptique. Les êtres innombrables que porte la terre peuvent dormir ou s’agiter : leurs mouvements n’importent pas aux grandes lois du mouvement sidéral. Et réciproquement, les rapports des êtres entre eux sur notre planète, leurs mouvements respectifs ne dépendent pas du mouvement d’ensemble de la planète : la vibration de ma pensée à l’heure présente est réglée suivant une loi logique où le mouvement des astres n’a rien à voir, et ce n’est pas en cherchant à quel point de sa course est parvenue la terre dans l’espace illimité que je saurai à quel point de sa course est parvenu mon esprit dans la vérité sans limite. Le monde est une harmonie, avec des partitions distinctes qui ne relèvent pas les unes des autres, mais qui, sortant toutes d’une même inspiration, s’accordent sans se subordonner. Aussi, quand je vois la lumière ou que j’écoute une mélodie, je touche, en des points distincts, le fond même de l’être. Sans doute, il y a liaison, communication, enchevêtrement même des qualités et des formes : la lumière, comme nous l’avons vu, est réglée, quant à sa distribution par la matière pesante ; mais dans son essence même elle ne relève que d’elle-même. Ainsi bien loin que le mouvement soit l’absolue uniformité quantitative, il a des formes distinctes et intelligibles qui, chacune à sa manière, expriment l’être.

Nous avons donc vu qu’au fond du mouvement il y avait l’être, que l’être pouvait s’entendre soit comme acte, soit comme puissance ; que, comme puissance, il s’exprimait surtout dans la quantité ; que, comme acte, il s’exprimait surtout dans la forme. Si nous retrouvons dans la sensation la quantité et la forme, et des formes distinctes, intelligibles, essentielles, nous aurons rapproché la sensation et le mouvement ; nous les aurons réconciliés dans l’être.