A.L.
De la poésie polonaise
Revue des Deux Mondes, période initialetome 15 (p. 361-389).
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Il est un peuple, de nos jours, qui trouve dans l’alliance du patriotisme et de la religion le principe et comme la garantie de son existence. La compression étrangère n’a fait que l’affermir dans ce double culte. Sous cette douloureuse, mais féconde influence, s’est développée toute une poésie énergique et neuve, empreinte d’un mysticisme étrange, et qui puise ses inspirations dans ce qu’il y a de plus sacré, de plus vivace au cœur de l’homme. Ce peuple, c’est le peuple polonais. Depuis bien des années déjà, il travaille à la réédification de sa nationalité. Son courage est infatigable. S’il s’affaisse un moment sous le nombre, c’est pour se relever bientôt plus ardent à la lutte. Prêtres et vieillards, guerriers et poètes, tous marchent ici dans une même pensée, tous combattent et meurent sous un même drapeau. Héroïque infortune ! persévérance plus héroïque encore ! La Pologne est la Niobé des nations, mais c’est une Niobé qui ne connaît pas le désespoir. Ses victoires, ses crises intestines, ses déceptions sanglantes, rien n’a encore pu entamer sa robuste foi dans l’avenir. Du milieu des ruines qui l’entourent se dresse indestructible sa confiance en ses destinées, et sa littérature contemporaine, littérature active et militante, bulletin magnifique de ses défaites, est l’expression vivante de son martyre et de son espérance.

La France, malgré l’intérêt qu’elle prend aux destinées de la Pologne, n’a que de très vagues notions sur sa littérature. C’est un monde nouveau où il est temps que la critique pénètre. Expliquer et traduire, tel doit être son premier soin en présence d’une poésie qui, même connue, court encore le risque de rester incomprise. C’est aussi par le commentaire et la traduction que nous débuterons dans cette voie, où nous espérons être suivis. Ici, d’ailleurs, la curiosité littéraire n’est pas seule en jeu : il y a quelque chose de plus grave. L’esprit qui anime les poètes émigrés de la Pologne (et c’est un premier trait distinctif qu’il importe de noter chez eux) est le même esprit qui agite si profondément les races slaves. Leurs chants sont populaires, dans le sens le plus juste à la fois et le plus élevé : on les accueille avec enthousiasme, on les répète avec larmes, et leur voix est aujourd’hui la seule voix de la patrie. Une semblable puissance n’appartient qu’à des accens vrais. Toute une nation, d’ailleurs, ne saurait se tromper, et, pour qu’elle se passionne à ce point, il faut qu’entre eue et ses poètes il existe une intime communauté d’idées et de souffrances. C’est ce qui se passe, en effet, sous nos yeux, dans la grande famille slave. La poésie y remplit une sorte de sacerdoce. Éprouvée par le malheur, pleine de la sainteté de sa cause et de la pensée d’un secours providentiel, la Pologne est attentive à la parole inspirée des Mickiewicz et des Zaleski comme à celle d’harmonieux prophètes envoyés par le ciel pour lui indiquer les routes mystérieuses de l’avenir. La langue qu’ils lui parlent, les événemens l’ont préparée à l’entendre ; pas un mot, pas une note n’est pour elle perdue dans leurs hymnes de douleur. Pleurant sur une même chute, les poètes et la foule aspirent à un même réveil, et à son recueillement sérieux, au silence fervent avec lequel elle les écoute, on sent que la nation a reconnu dans leur voix le cri inespéré de ses besoins, de ses pensées, de ses ardeurs.

Cette influence, les écrivains polonais l’exercent même du sein de l’exil. Le souffle de la guerre et de la proscription a dispersé loin de la Pologne une phalange de chanteurs dont les accens lui reviennent de divers points de l’Europe, de l’Italie, de la Suisse, de la France surtout. C’est ainsi que, dans les années qui suivirent la révolution de 1789, des noms chers à la muse française se faisaient jour à la célébrité sur la terre étrangère. Châteaubriand esquissait la première ébauche de son Génie du Christianisme au pied de l’abbaye de Westminster, Mme  de Staël promenait les rêveries passionnées de Corinne sous les ombrages de Coppet ; mais, on le comprend, il n’y a là aucun rapprochement ultérieur à établir. Sous l’empire, la pensée nationale n’avait point émigré ; elle s’était plutôt incarnée dans la personne de Napoléon. La poésie alors, c’était la guerre. Arrêtée partout ailleurs en son essor, elle prenait un entier développement dans la glorieuse sphère des luttes et de la conquête. De nos jours, au contraire, son action a cessé en Pologne, sur le terrain des armes, mais elle continue avec énergie dans l’arène littéraire, et ici les blessures qu’elle fait à l’idée russe, pour être moins apparentes, n’en sont pas moins profondes. Le gouvernement le sent bien ; aussi est-il attentif à paralyser par la censure les forces de son irréconciliable et toute-puissante ennemie.

On ne s’explique bien cette toute-puissance que lorsqu’on se rend compte de l’action qu’a exercée de tout temps la poésie en Pologne. Nous ne nous arrêterons pas à cette poésie primitive de contes et de légendes, à cette littérature que Michiewicz a appelée fossile ou latente, « parce qu’elle est déposée tout entière dans l’ame du peuple et n’apparaît que rarement à la surface de la publicité. » Nous ne ferons que mentionner en passant le chant de Boga Rodzica, Dziwica (Vierge, mère de Dieu). Ce chant, que les soldats entonnaient avant les batailles et qui témoigne de l’alliance qui existait dès-lors entre l’esprit religieux et l’esprit militaire, est regardé comme le plus ancien monument de la langue polonaise. La véritable littérature pour la Pologne commence avec la renaissance des lettres en Europe. L’époque jagellonienne (1386-1572), appelée l’âge d’or de la poésie et de la science, voit naître alors de grands écrivains dans les trois frères Kochanowski, dont Jean porte à juste titre le nom de prince des poètes. Les deux autres, Nicolas et Pierre, ont laissé, le premier des poésies légères, le second la plus parfaite traduction qu’on ait en langue polonaise des poèmes de l’Arioste et du Tasse. Cette époque donne également naissance à Gornicki, l’historien publiciste, à Rey, le Montaigne de la Pologne, à Szymonowicz, et à quelques autres écrivains qui se distinguent surtout par l’élégance de la diction. Dès-lors, la langue se fixe dans toutes ses parties. Néanmoins c’est sous la dynastie élective des Waza (1587-1669) que la littérature polonaise devait rencontrer son plus glorieux représentant. Pierre Skarga, tribun religieux, sermonnaire politique, nous offre l’idéal du prêtre et du patriote. Ses ouvrages respirent une véhémente éloquence. Venu dans l’épanouissement d’un siècle de prospérité, il ne se laissa point éblouir ; son génie, au milieu des splendeurs du présent, prévoyait les malheurs qui, deux cents ans plus tard, devaient fondre sur la Pologne. Il sentait que la société était minée dans ses fondemens, et qu’elle perdait l’avenir en perdant les anciennes vertus. L’égoïsme et l’orgueil, en effet, avaient remplacé le dévouement et le sacrifice ; l’enthousiasme, cette ame de la nation, allait s’éteignant dans les coeurs. À ce spectacle, saisi de colère, de douleur, et comme pénétré de l’esprit de prophétie, Skarga se lève et annonce les désastres futurs ; il se lamente et maudit ; il exalte le patriotisme ; il rappelle le passé ; il parle de la patrie, non de cette patrie dont l’amour ne consiste que dans l’attachement au sol natal, mais de la patrie selon les idées slaves, de cette société idéale et fraternelle dont la divine pensée a été déposée dans le sein d’un peuple pour être un jour par lui fécondée et réalisée.

C’étaient là les derniers cris menaçans d’une littérature qui s’en allait avec la grandeur et la puissance de la Pologne. Les discours ou plutôt les prophéties de Skarga le rattachent à notre époque. Ses idées, en bien des points, confinent à celles qui remuent aujourd’hui les esprits. C’est ainsi qu’il attribuait la colère divine, dont il prédisait sans cesse les effets, à l’oppression du peuple des campagnes par la noblesse, et, depuis les dernières épreuves, cette pensée s’impose à toutes les consciences : les cœurs les plus hautains reconnaissent avoir manqué aux lois de la justice et de la charité ; ils acceptent les présentes douleurs en expiation du passé. L’orgueil a fait place à la sympathie ; chacun s’intéresse au sort des classes inférieures. De son côté, le peuple émancipé a pu s’initier à la vie politique ; il a révélé ce qu’il vaut sur les champs de bataille de l’insurrection ; son patriotisme lui a conquis ses droits, et désormais on sera tenu de compter avec lui et sur lui en tout ce qui touche la cause publique.

Après la mort de Skarga (1612), de grands malheurs fondent sur cette Pologne que de grandes victoires ne devaient pas relever, car « la pomme était gâtée au dedans, » selon la parole figurée du prophétique tribun. La langue polonaise, si belle, si majestueuse en sa simplicité, commence à se corrompre. « Votre langue, dit Scarga, votre langue qui, parmi les idiomes slaves, est seule restée libre, vous la perdrez, et avec elle votre nationalité, et vous-mêmes, vous vous absorberez en une race étrangère qui vous méprise et vous déteste. » Les tentatives des jésuites en Pologne pour substituer peu à peu le latin à l’idiome national le corrompent en y introduisant des mots étrangers ; elles créent une langue confuse, bâtarde, bizarre, remplie de gongorismes, et dont les novateurs font continuellement usage dans leurs controverses. La décadence est aussi complète en littérature qu’en politique.

Sous le règne de Stanislas (1764-1795), ou plutôt de la rusée et débauchée Catherine, la Pologne, abaissée à l’extérieur, était intérieurement dévorée par les factions. L’anarchie divisait ses premières familles. Seuls, les confédérés de Bar luttaient contre l’influence envahissante de la Russie. La poésie s’était réfugiée dans leurs rangs, et les animait d’un esprit que dédaignaient profondément les réformateurs de l’école voltairienne. Le père Marc, qu’on vénérait comme un saint, et l’héroïque Pulawski étaient traités de fanatiques par la petite cour littéraire qui entourait Stanislas et les chefs de quelques grandes familles. Pourtant les confédérés seuls faisaient entendre encore des accens dignes de la Pologne. L’instinct d’une mission nationale et la véritable idée de la patrie se révèlent dans tous les actes de la patriotique coalition, dans son attitude ferme et résignée pendant cette guerre cruelle qui dura cinq ans, et qui s’est terminée, en 1772, par le premier partage de la Pologne.

« La croix est mon bouclier, que le salut soit mon seul butin ! » chantaient les confédérés de Bar.

« Celui qui est notre chef, le Christ, nous défendra si nous sommes modestes comme lui, et si nous défendons, non notre gloire, mais la gloire du Père.

« Que peut-il m’arriver si je suis coupable ? Le malheur, comme une lime, ôtera toute rouille à mon ame ; et, si mon ame est sans tache, elle sortira des épreuves éclatante comme l’acier. »

Les efforts qu’on fit, à la suite du premier partage, pour opérer des réformes et rattacher la Pologne à l’Europe réagirent puissamment sur sa littérature. La France du XVIIIe siècle, par ses idées philosophiques et sociales, sa prépondérance littéraire, attirait alors tous les regards ; mais, comme si rien de durable ne devait germer sur le sol de l’imitation, des emprunts que la Pologne fit à la France il ne sortit qu’une poésie pâle, froide et d’une morte beauté. L’esprit de vie en était absent ; le peuple ne pouvait plus l’entendre. Ces tentatives, néanmoins, n’ont pas été complètement stériles ; elles ont eu le mérite de préoccuper vivement les intelligences et d’imprimer une impulsion qui devait aboutir, plus tard, à montrer l’inutilité des choses tentées. Fatigué d’infructueux essais, l’esprit polonais en est venu à démêler sa véritable inspiration ; il a compris que, pour rester puissante, cette inspiration devait rester nationale. Un autre résultat de ces tentatives fut le travail d’épuration que subit la langue ; dégagée de ses formes rudes ou vieillies, elle se montra bientôt chatouilleuse et susceptible presque à l’égal de la langue française.

Cependant la littérature ne pouvait se relever immédiatement de tant de secousses. Parmi les écrivains de talent qui luttèrent alors contre la décadence, il faut nommer Krasicki, l’un des plus populaires, l’historien Naruszevvicz et le poète Karpinski. Le dernier surtout, qui survécut aux trois partages de la Pologne, était un vrai poète : d’une pensée pieuse, élevée, artiste éminemment doué, il a été peu goûté de sa génération. Il doutait trop de l’avenir pour être accepté de ce peuple qui vit d’enthousiasme et de foi. Sa résignation est des plus accablées. M. Mickiewicz a classé parmi les écrivains slaves de la Bohême et des contrées danubiennes ce noble esprit, qui ne s’est associé à aucune tentative politique, et qui n’a partagé aucune des espérances de ses intrépides et malheureux compatriotes.

Après la chute de la Pologne (1795), quelques familles riches se prirent d’une généreuse sollicitude pour l’enseignement public. On fonda des bibliothèques, des écoles, des sociétés savantes ; mais la poésie resta stérile, car elle se contentait toujours de traduire et d’imiter. Cette période, où tous les livres que produit la Pologne sont dus à l’inspiration étrangère, a été spirituellement appelée, par le célèbre critique Mochnacki, période d’alluvion. La vie littéraire semble ne retrouver son énergie généreuse que loin du sol natal. Ce n’est que dans l’exil, au milieu des légions de l’armée d’Italie et de l’empire français, que s’élèvent encore des chants passionnés. Hymnes de guerre, lyriques effusions, ils ont été pour la plupart improvisés dans les camps. Beaucoup sont d’auteurs inconnus, et ce ne sont pas les moins beaux. Les écrivains-soldats Godebski, Gorecki, les deux Brodzinski, dont le plus jeune a trouvé la mort dans les rangs de la grande armée, font entendre alors les accens d’une muse naïve et fière. Leur poésie se débarrasse des formes convenues ; dépouillant l’image païenne, elle ne rougit pas du mot propre, et ce retour à la simplicité lui vaut d’être chantée par le peuple.

On sait quelles espérances la Pologne avait fondées sur la république française. Plus tard, son dévouement à l’idée napoléonienne fut sans bornes. Elle rêvait par l’empereur son rétablissement futur ; elle comptait se frayer à sa suite un chemin à la nationalité. Quand Bonaparte, après les victoires d’Italie, traita de la paix avec le cabinet de Vienne, elle en conçut une profonde douleur, car elle attendait tout de la guerre. La muse polonaise, à partir de ce moment, garde un morne silence ; une tristesse lourde pèse sur les esprits. Les poètes et le peuple ne désespèrent pas encore, mais ils ne chantent plus. Une immense lassitude succède à un immense espoir. Enfin arrive la journée de Waterloo ; avec l’empire croulent les plus hautes illusions. Cette chute terrible, l’ébranlement général qui en résulte, mille rêves tout d’un coup déçus, amènent dans la littérature une nouvelle transformation, où l’on voit figurer d’abord l’auteur des Chants historiques, Julien Niemcewicz[1]. Ce n’est plus une protestation véhémente et manifeste, c’est un combat sourd et déguisé contre un gouvernement oppressif. La lutte se voile sous la satire, mais on y sent vibrer une fiévreuse ironie. Les censeurs les plus éveillés ne pouvaient comprendre ce qu’un public intéressé devait saisir au premier mot. Les écrits les plus goûtés de cette période, remplis d’allusions aux personnes et aux choses, sont en général peu intelligibles, et n’ont de valeur que celle du moment[2].

Nous touchons à la troisième époque de la littérature, à celle que M. Mickiewicz appelle messianique, révélatrice, à cause de son caractère prophétique et social. La poésie de cette époque descend immédiatement de celle qu’il nomme primitive ou latente. Rompant avec les habitudes serviles de l’école intermédiaire, l’école nouvelle se retrempe aux sources de l’élément slave ; elle produit des ouvrages sérieux et originaux. Cette littérature commence au moment où s’achève la vie politique de la Pologne ; elle écrit ses premières strophes sur la dernière page de son histoire.

Les trois grandes familles qui composent la Pologne, les Polonais proprement dits, les Lithuaniens et les Ruthéniens, unis d’esprit et de croyance, aspirant à une même régénération, sentaient le besoin d’interprètes qui formulassent leurs pensées. Après avoir copié, on voulait redevenir soi-même ; on s’étudiait, on se rapprochait pieusement des traditions antiques. Agitées par les idées nouvelles qui demandaient à se faire jour, à prendre vie et forme, les ames étaient travaillées d’un malaise général. Cette attente solennelle, ces vœux confus, se traduisent avec grandeur dans l’apostrophe suivante à la Pologne : « Tu n’as pas eu, jusqu’à présent, de poètes qui pussent embrasser ton ame tout entière, et représenter dans une seule image comment le souffle divin et l’humanité se sont manifestés en toi. Les chants de tes vierges, les psaumes de tes prêtres, les cris de tes camps et de tes diètes, le froissement de tes épis dorés et de tes armes, le son triomphal de tes trompettes, le bruit de tes chaînes et les gémissemens de tes mourans, sont un seul et même hymne dont l’harmonie et l’élévation ne seront comprises que de celui-là qui saura se placer assez haut pour les entendre[3]. »

Il s’est trouvé un homme dont le génie s’est élevé à cette hauteur désirée. Il résume en lui les croyances antérieures et les aspirations présentes. Prêtant l’oreille aux voix qui, de toutes parts, montaient à ses côtés, il voulut en être l’écho, et commença l’œuvre de la poésie nouvelle. Le premier, il osa braver les préjugés littéraires et en affranchir la muse moderne. Ses forces étaient au niveau de sa tâche ; il l’entreprit avec courage, et la poursuivit avec une puissance qui devait triompher de tous les obstacles. Cet homme est Adam Mickiewicz. Le drame des Aïeux, le poème de Grazyna, les romances et les ballades puisées dans les légendes populaires, ont vivement révolté les partisans obstinés de la littérature d’imitation ; mais la jeunesse les salua avec enthousiasme son généreux instinct ne la trompait pas. La vie publique commençait à se manifester, rajeunie et puissante, dans une langue pleine de vigueur, d’harmonie et de précision ; les douleurs nationales trouvaient enfin leur voix ; la muse se faisait énergique et grave ; les luttes que jusqu’ici elle avait soutenues contre le gouvernement, et qui la forçaient de descendre parfois aux allures du pamphlet, prenaient enfin des proportions plus nobles ; les traits satiriques, les allusions, faisaient place à des chants d’un caractère élevé et plus menaçant que l’ironie.

La Pologne eut alors, comme la France, ses romantiques et ses classiques. Les adeptes de la muse païenne traitaient de profanation ces chants religieux et nationaux, où l’on invoquait la vierge et les saints ; ils s’indignaient de ces irrévérencieuses nouveautés, car ils y voyaient un retour aux superstitions, et quelques-uns poussèrent leur classique amour de la mythologie jusqu’à dénoncer comme dangereuses pour l’état les tendances de la nouvelle école. Sous ce dernier rapport, leurs frayeurs n’étaient pas dénuées de fondement. Comme on interdisait sévèrement tous débats politiques, les passions se rejetèrent dans la discussion littéraire ; mais discuter de la littérature d’un pays, c’est discuter de sa nationalité même, c’est remuer et propager des idées dont l’application peut sembler aussi facile que légitime à une société qui médite et qui attend, qui souffre et qui espère. On ne peut en douter, la poésie a été, dans ce moment, l’unique champ des luttes nationales, et l’homme qui la personnifie pour nous portait alors en lui tous les instincts de sa race. Les œuvres de M. Mickiewicz sont désormais connues en France ; déjà on en a pu apprécier les tendances révolutionnaires et religieuses ; on sait aussi quelles persécutions elles lui ont values. Ses écrits ont été, comme sa vie, une aspiration incessante au beau et au vrai, un sacrifice continuel ; en un mot, il a réalisé, selon les données slaves, l’idéal du poète dans la société moderne.

Au moment où, avec M. Mickiewicz, l’esprit mystérieux de la Lithuanie sortait des profondeurs de ses lacs et de ses forêts, d’un point opposé de la Pologne, des plaines sans fin de l’Ukraine, s’élevait une autre voix. La tradition ruthénienne vient unir ses richesses à celles de la tradition lithuanienne. Zaleski prélude à son poème de l’Esprit des Steppes par le Chant du Poète, chant triste et d’une virginale douceur : « Quand le matin dore le sommet des monts et que la rosée argente les herbes des vallées, moi aussi je m’élève au ciel, moi aussi je chante comme l’alouette… » Cette Ukraine, ou terre de frontières, vagues espaces peuplés d’impérissables souvenirs, route des conquérans et des nations qui sont venus de l’Asie s’abattre sur l’Europe, n’a d’autres monumens que quelques tumulus, tombeaux d’armées détruites, placés de distance en distance pour servir de guides à travers un océan de verdure. Ces plaines solitaires sont le pays de la poésie lyrique ; nulle part ne s’entendent plus de chants empreints de sévère mélancolie. « Là, dit Zaleski, la poésie, étendue sur les herbes en fleur des immenses prairies, résonne, tristement emprisonnée, comme l’inspiration dans un jeune coeur… Là, à travers les limanes[4], les îles du Borysthène et les hauts gazons du désert, se promènent les esprits de nos pères. »

Peux autres enfans de l’Ukraine, Malczeweski et Goszczynski, publièrent, presque en même temps, leurs poésies. Le premier, mort à Varsovie il y a une vingtaine d’années, n’a laissé qu’un poème intitulé Marie[5]. Ce poème est maintenant regardé comme un des chefs-d’œuvre de la littérature slave. Soldat de la grande armée, Malczewski abandonna son pays après les désastres de Napoléon, et alla séjourner en Suisse et en Italie. Il revint ensuite en Pologne, où son œuvre, d’abord mal comprise, provoqua les railleries de la critique. Ce n’est qu’après sa mort qu’on rendit justice à un écrivain qui devança son temps. Marie est l’idéal rêvé de la Polonaise, idéal qui s’est incarné en de touchantes figures pendant la catastrophe de 1830 : tel semble être le privilège d’une poésie inspirée, que l’avenir se charge toujours de réaliser ses types. Nous ne saurions trop insister sur ce caractère prophétique de la muse moderne. Les Slaves y croient, et cette croyance est à la fois pour eux un besoin et une consolation. Ils ne doutent pas que tout ce qu’il y a d’intime et de haut dans leurs espérances, après s’être réfléchi avec tant d’éclat dans leur poésie, ne se formule bientôt par l’action, ne revête vie et chair dans un avenir prochain.

Severin Goszczynski, que nous avons nommé à côté de Malczeweski, appartient à l’émigration, et sa vie est déjà tout un poème. Persécuté dès l’enfance, retiré au milieu des forêts de la Pologne et dans la solitude des steppes, il écrivit des vers que recommande une mâle beauté. Ce n’est que huit ans après la révolution qu’il se résigna à prendre le chemin de l’exil ; jusqu’alors il avait vécu fugitif parmi ces montagnards des Karpathes dont il a si poétiquement retracé les mœurs. Son Château de Kaniow a été publié avant les événemens de 1830. Le sujet du poème est la dernière lutte entre les Cosaques et les Polonais. Goszczynski dans le Château de Kaniow, comme Zaleski dans l’Esprit des Steppes, s’étaient inspirés des traditions antiques ; tous deux rompirent bientôt avec le passé pour suivre la muse moderne, le premier dans les routes périlleuses de la politique, le second dans les voies austères de la religion.

Nous avons énuméré les principaux représentans de la moderne poésie polonaise. Il en est un pourtant que nous n’avons pas nommé, que nous ne nommerons pas, car le voile sous lequel il lui a plu de dérober son nom est de ceux qu’une critique, même respectueuse et sympathique, doit craindre de soulever. Les poèmes de cette muse anonyme, la Comédie infernale, le Rêve de Césara, la Nuit de Noël, méritent une place toute particulière parmi les manifestations de l’esprit polonais. Ce n’est pas sans dessein que nous abordons une littérature presque ignorée par un des écrivains qui en représentent le mieux le caractère mystique et enthousiaste ; ce n’est pas non plus sans raison que nous choisissons, pour les faire connaître d’abord, les deux poèmes où ce caractère mystique a laissé la plus vive empreinte, réservant la Comédie infernale pour une seconde et dernière étude. Il nous a paru que c’était la route la plus directe pour pénétrer jusqu’aux profondeurs de la poésie polonaise, pour en discerner les tendances et en saisir l’esprit.

Les deux poèmes intitulés le Rêve de Césara et la Nuit de Noël ont été publiés en 1840 sous le pseudonyme de Ligenza[6]. Nous l’avons dit, il faut renoncer à éclairer ici l’œuvre du poète par sa vie. C’est en général un inconvénient auquel on doit s’attendre quand on étudie les poètes contemporains de la Pologne. Il est permis de s’étonner en France de cette recherche de l’ombre et du silence, qui n’est guère le propre des natures poétiques telles que nous les connaissons. Les poètes polonais ne signent presque jamais leurs livres ; ces livres, d’ailleurs, ne furent point écrits pour être vendus. Ceux qui les ont composés n’ont visé ni à la popularité ni à la fortune ; ils ont rempli un devoir. Chanter pour eux n’est autre chose que révéler la pensée de Dieu qui repose sur le pays et sur le peuple dont ils sont la voix. Plusieurs causes expliquent leur silence plein d’abnégation. En premier lieu, il faut signaler le terrorisme sans nom qui pèse sur la malheureuse Pologne, et dont nous n’avons ici qu’une bien faible idée. Un écrivain polonais, alors même qu’il se trouve hors de son pays, n’est pas sûr que ses ouvrages n’attireront pas sur ses parens et ses amis des soupçons presque toujours mortels sous la domination moscovite. Il doit craindre de les exposer à des visites domiciliaires, à des changemens de résidence, à des rançons, et (ce qu’on redoute le plus) à de certains gages de fidélité exigés du gouvernement, et qui marquent à jamais d’opprobre et d’infamie aux yeux de ses concitoyens celui qui, réduit à cette triste extrémité, s’y résigne plutôt que de mourir.

La littérature, telle qu’elle est tolérée par la censure russe, ne présente aucun intérêt ; elle se borne presque toujours à des traductions de romans inoffensifs et qui traitent des sujets les plus étrangers aux questions qui agitent les esprits. Il n’y a point place pour de pareilles productions dans la littérature vraiment nationale. En face du deuil public et des plus hautes préoccupations, de quel œil serait vu l’homme qui, dans quelque œuvre futile, détournerait sa pensée de ce qui doit la remplir sans cesse ! Cependant cultiver sérieusement la philosophie, la poésie, c’est s’exposer à la plus odieuse surveillance. On préfère donc se taire ou s’occuper d’industrie et de sciences exactes, car on sait que la censure russe et autrichienne poursuit avec une animosité impitoyable toute idée qui lui semble contraire au régime politique établi. C’est ainsi qu’elle cherche à empêcher par tous les moyens l’introduction des livres polonais publiés en France ; cette rigoureuse interdiction s’étend même aux dictionnaires et aux livres de messe ; mais on a beau redoubler d’efforts : plus d’un volume, vendu clandestinement et payé à des prix excessifs, est lu avec la plus sympathique avidité. On redoute jusqu’à la réputation de l’écrivain, on proscrit son nom comme ses œuvres, et là encore on est vaincu par le sentiment national. Si l’on entendait quelqu’un prononcer le nom d’un auteur exilé, on le questionnerait tout de suite et dans les formes usitées ; on fouillerait sa maison, et, si l’on y trouvait des livres prohibés, il irait expier son imprudence au fond de la Sibérie. Peine inutile ! Le nom de Mickiewicz, la police voudrait le rayer de tous les cœurs, elle n’a pu que l’interdire à toutes les bouches.

Il est une dernière cause à l’anonyme gardé par les écrivains polonais. Les accens que ces hommes proscrits et dominés par un sentiment commun tirent des profondeurs de leur ame sont d’une nature trop élevée et trop pure pour ne pas dépouiller tout caractère individuel. Leurs œuvres, conçues loin des joies et des consolations de la famille, enfantées dans les douleurs de l’exil, sont la partie d’eux-mêmes la plus chère, et ils tiennent plus à la pensée qu’ils y ont déposée qu’à la célébrité qui peut s’y attacher. Leur nom leur est moins précieux que leurs idées ; ce sont ces idées qu’ils voudraient surtout fixer dans les mémoires et dans les cœurs, et c’est en vue d’un tel but qu’ils travaillent, qu’ils pensent et qu’ils souffrent. Étienne Garczynski était si peu préoccupé de se faire un nom, qu’il lui suffisait d’épancher son ame en secret. Lui-même il s’ignorait peut-être. Combien de pages senties et belles, condamnées à l’oubli, si le hasard ne les avait révélées à son ami Mickiewicz ! Et cependant ils s’aimaient, ils vivaient depuis long-temps ensemble ! Poète-philosophe par excellence, Garczynski a succombé aux peines de l’exil, mais il a laissé dans la Jeunesse de Venceslas une trace ineffaçable de ce que peut souffrir une ame qui sent les droits éternels de sa nation, et ne trouve dans la religion et la philosophie officielles que l’apothéose de cette force brutale sous laquelle a succombé sa patrie. Et Celinski ! il y a bientôt dix ans qu’il a cessé de vivre, et c’est aujourd’hui seulement que nous apprenons que la Pologne a perdu en lui un poète et un penseur. Quel pays offrirait de plus nombreux exemples de ce dédain de la célébrité, de cet oubli de soi-même dans le sentiment du devoir et de l’affliction nationale ? Que de noms encore à citer ! que de vrais poètes par leur vie et qui ont quitté la plume de l’écrivain ou l’arme du soldat pour l’instrument obscur de l’artisan ! Hommes d’énergique patience, hommes de sacrifice et d’amour dont nous ne pouvons dévoiler l’existence résignée, mais que nous saluons du moins en passant de notre plus sincère hommage !

Les poèmes de l’auteur anonyme, où la pensée religieuse revêt des images symboliques et s’élève jusqu’au ton de la prophétie, tranchent, par la forme et surtout par le fond, avec les habitudes reçues de notre littérature. Nous ne connaissons rien dans notre langue qui rappelle immédiatement ces compositions. Pour bien comprendre l’œuvre des poètes modernes de la Pologne, il ne faut pas oublier qu’on se trouve en présence d’écrivains réellement convaincus et pieux, catholiques dans la signification primitive du mot. On ne devra pas oublier non plus que ces écrivains, de même que le peuple auquel ils s’adressent, croient à l’esprit, à la communion des ames avec les régions supérieures, que le spiritualisme n’est pas relégué chez eux dans la sphère purement spéculative, mais que, sanctifiant toutes choses, il se retrouve dans les actes les plus ordinaires de la vie. Aussi leurs poèmes nous montrent-ils nombre de personnages invisibles accomplissant un rôle à côté de personnages vivans et terrestres. Et ici ce n’est point comme machine poétique que l’artiste les met en scène ; ce ne sont point des figures allégoriques, mais des êtres réels et qu’il n’hésite pas à nous présenter, parce que, tout le premier, il les respecte et les vénère. Il ne se croit pas permis d’écrire au nom d’une inspiration qu’il n’a pas ressentie, et, s’il nous parle de la Vierge, des anges, des démons, des mystères de la nature invisible, c’est qu’il s’y est lui-même élevé en esprit. Saint-Martin n’a-t-il pas écrit quelque part qu’on ne devrait composer des vers qu’après avoir fait un miracle ? Si nous interprétons bien sa pensée, il exige de l’homme, avant de faire usage de la langue sacrée, qu’il ait assisté à une manifestation portant tous les signes de la présence immédiate de cette divinité que nous appelons inspiration. Ces conditions du théosophe français, personne ne les accepte plus volontiers que le poète polonais. C’est en ce sens qu’on a pu dire avec quelque vérité que le Rêve de Césara n’est pas un ouvrage d’art, mais une prophétie écrite sous l’empire d’une véritable vision. Césara n’est pas une création allégorique : c’est le poète lui-même, qu’une puissance supérieure a entraîné dans un monde surnaturel, et qui s’empresse, à son retour sur la terre des vivans, de communiquer à ses frères les précieuses révélations de l’extase.

On comprend maintenant combien la poésie est chose sainte pour l’auteur anonyme de la Comédie infernale, et quelles dispositions il faut apporter sur le seuil de son mystique monument. Il convient de nous effacer maintenant pour faire place au poète, qu’on jugera par ses œuvres.

LE RÊVE DE CÉSARA


1. Quand je parlerais toutes les langues des hommes et le langage des anges, si je n’ai point la charité, je ne suis que comme un airain sonnant et une cymbale retentissante.
2. Et quand j’aurais le don de prophétie, que je pénétrerais tous les mystères, et que j’aurais une parfaite science de toutes choses ; quand j’aurais encore toute la foi possible, jusqu’à transporter les montagnes, si je n’ai point la charité, je ne suis rien.
(Épître première de saint Paul aux
Corinthiens
, chap. XIII.)


Les ombres sont partout dans mon ame et autour de mes yeux ; une voix m’appelle par mon nom : « Césara, Césara. » Je sors, je marche ne sachant où ; mais jusqu’au bout du monde, s’il le faut, je suivrai cette voix !

Près d’une cathédrale j’aperçois une tour noire ; on m’y a fait entrer ; je monte, je monte par d’étroits escaliers. La voix court devant moi, elle appelle : « Césara ! Césara ! »

Et tout à coup aux épaisses et sombres murailles ont succédé les broderies, les guipures et les rosaces de pierre ; au travers de leurs feuilles, de leurs calices de granit, filtrent les clartés de la lune. Et plus je montais, et plus les rosaces et les fleurs se multipliaient, et plus elles s’élançaient sur leurs tiges sveltes et délicates, et plus la lumière augmentait, — et la voix ne cessait de m’appeler : « Césara ! Césara ! »

Sous moi, et en dehors des balustrades de granit, un précipice sans fond ; au-dessus de ma tête, le clocher tressé à jour ; les rosaces gothiques superposées sur les rosaces gothiques, les arcades s’appuyant sur d’autres arcades, tout un monde d’aiguilles, d’angles aigus s’élançant vers le ciel ; et à travers chaque ouverture une étoile qui brille, et là-bas, au-dessus de la montagne, la lune qui monte, large et pâle comme un bouclier d’argent.

La voix est entrée dans le clocher, et, comme un rossignol caché dans le feuillage, elle m’appelle : « Césara ! Césara ! » Devant moi se déroule un horizon sans bornes. Il m’a semblé voir comme un mélange confus de villages, de villes, de collines, de vallées et de forêts endormies ; et, au milieu du silence, et sur un ciel bruni, comme un miroir d’acier, la lune montait, montait lentement.

Tout à coup, de dessous mes pieds, s’éleva une harmonie grave et solennelle ; on eût dit la voix des orgues se mêlant aux chants de la foule ; et, toujours plus larges et plus retentissans, ces accords montaient du bas de l’église, m’entourant, m’enveloppant de leurs ondes sonores.

Et après chaque accord la clarté de la lune devenait plus vive, les étoiles se dilataient comme des prunelles de feu, plus larges, plus grandes et plus brillantes. Tout le ciel, comme une mer lumineuse, est suspendu sur ma tête ; sous mes pieds la terre s’étend comme une glace où se reflète toute cette lumière : — seulement la tour et la cathédrale sont noires, — noires comme un noir rocher !

Et partout, partout au milieu de cette lumière, j’aperçois des masses de nations passant et repassant ; j’entends leur voix et l’écho de leurs pas. Sans se détourner, elles marchaient, et, quand elles se rencontraient, il s’élevait un bruit frémissant, et quelquefois comme un doux chant de paix, et elles s’avançaient toujours, toujours vers l’horizon sans bornes. Au-dessus d’elles, la lune brillait comme un énorme et pâle soleil, et toutes les étoiles les regardaient d’en haut avec leurs prunelles de diamant.

Et au milieu de ces nations j’ai aperçu une poignée d’hommes couverts d’habits de deuil, et portant un étendard sur lequel était écrit : Nation. C’étaient les derniers d’une dernière génération ; ils marchaient lentement, comme derrière un convoi. Ils s’avançaient aussi vers l’infini. Et partout où ils rencontraient d’autres masses, c’était avec des débris de sabres qu’ils se frayaient le chemin. Beaucoup d’entre eux traînaient encore à leurs pieds et à leurs mains, des restes de chaînes ; sur leurs traits était une affreuse pâleur, une terrible fatigue. Ils portaient avec eux des enfans expirans ; d’autres tenaient dans leurs bras des femmes évanouies, ressemblant à des anges visités par la mort. Beaucoup d’entre eux marquaient leur passage par des traces de sang ; sur leurs poitrines, j’ai vu des plaies, sur leurs fronts des couronnes d’épines ; dans leurs mains ils tenaient comme des croix entourées de fleurs flétries, et comme des tombes ils étaient silencieux. Ils combattaient sans cris, ils tombaient sans plaintes, ils triomphaient sans chants de victoire. Sans se plaindre, ils marchaient à un nouveau combat et à la mort !… J’ai regardé long-temps si quelqu’un ne les saluait pas d’une parole compatissante, d’un regard, d’un serrement de main fraternel ; — mais non, jamais nulle part personne ne leur a tendu la main ; nul ne leur a fait place, pour que ces mourans pussent passer en paix. Les nations en masse, comme de noires murailles, leur barraient le chemin, comme de noirs torrens faisaient couler devant eux leurs ondes menaçantes, et comme des nuées d’oiseaux de proie fondaient sur leurs cadavres renversés.

Un regret a tordu mon cœur, des torrens de larmes ont coulé de mes yeux. Alors j’ai compris les plaintes lugubres de la cathédrale, ces accords souterrains s’élevant au ciel : c’était le chant de mort de ce peuple ! Et de l’intérieur du clocher la voix me cria : « Césara, Césara, voilà un peuple qui quitte la terre et qui ne reviendra jamais

Et quand j’ai regardé de nouveau, entourés de toutes parts, ils combattaient sans espoir. Et cette lune large, brillante comme un soleil, les inondait de ses rayons, et au-dessus d’eux et de leurs ennemis était suspendu un brouillard sillonné d’éclairs. La mêlée était terrible, sanglante. Toutes les balles, tous les coups portaient ; mais, pour eux, leurs glaives, leurs flèches, égarés dans les ténèbres, frappaient sans tuer. Angoisse à nulle autre pareille !

Et chacun d’eux a soulevé son enfant en disant : « Retourne à Dieu, pauvre orphelin ! » Et pour un instant il m’a semblé que la lune devenait pâle et s’obscurcissait. Une large ouverture bleue s’est creusée dans le ciel, et par là tous les enfans se sont envolés comme un essaim d’anges éblouissans, et, quand ils eurent tous disparu, le ciel se referma ; la lune de nouveau s’enflamma en jetant une lueur ensanglantée, et, plus terrible, plus acharné, le combat recommença sur la terre !

Et je vois le nombre des morts qui toujours, toujours augmente ! et cependant pas un ne jette bas son arme, pas un ne pousse un cri. Ils ne demandent ni pardon ni merci ; la honte de l’esclavage, ils n’en veulent pas ! Et j’entends la voix des masses qui leur crie : « Vivez et soyez nos esclaves. » Sur leurs fronts les mourans secouèrent leurs couronnes d’épines, et, comme une dernière provocation au combat, ils ont répondu par un seul et immense cri !

Le cercle des ennemis, comme un impitoyable anneau de fer, s’est serré autour d’eux ; — au-dessus de cet anneau, un cercle de flammes et de fumée s’est élargi dans l’air : alors chacun de ces hommes que la mort attendait, se penchant sur la femme évanouie qu’il tenait dans ses bras, lui dit : « Réveille-toi, et dis si tu veux vivre plus long-temps que moi ! »

Et ces anges d’innocence ouvrirent leurs yeux, et répondirent en soupirant

« Votre terre est la nôtre, et nous aurons le même tombeau pour demeure. » Et un sourire d’amour infini s’épanouit sur leurs lèvres. Alors chacun de ces hommes qui allaient mourir, debout, leva son glaive et le plongea dans le sein de celle qu’il aimait. Sur l’herbe ils couchèrent ces corps inanimés, et marchèrent ensuite au-devant des ennemis. Et de nouveau un terrible combat recommence sur la terre !

Et il me sembla que de toutes ces formes blanches couchées sur l’herbe sortaient des ames pleines de tristesse, et, comme une guirlande de lis célestes, elles flottaient dans l’espace, pleurant sur ceux qui mouraient en combattant, sur ceux aussi qui ne pouvaient pas encore mourir, ces restes d’une grande nation !

Dans le clocher, la voix du rossignol me dit en gémissant : « Césara, Césara, regarde, regarde, car c’est leur dernière heure ! » Et sous les lugubres accords qui s’élevaient des souterrains, la cathédrale a tremblé. Semblable à un grondement de la foudre qui, parti de la terre, s’élèverait jusqu’au ciel, la terrible harmonie s’est précipitée, se répandant partout, grandissant ; comme un chant funèbre, je l’ai entendue se prolongeant jusqu’aux confins du monde, et, parvenue là, retentissant encore dans un même accent de désespoir, sous un ciel où les étoiles brillaient, et où la lune projetait sa même lueur sanglante.

Et quand sur la terre j’ai reporté mes yeux, j’aperçus les peuples en masse passant comme autrefois ; à l’endroit où cette poignée de martyrs avaient succombé, il n’y avait plus ni cadavres, ni sang, ni armes ; le gazon était verdoyant. J’entendais comme le chant des oiseaux au fond des bocages, comme le bruit des grillons dans l’épaisseur des blés ; j’ai senti comme un doux parfum de fleurs qui s’échappait de ce lieu, et je fus saisi d’épouvante à la pensée qu’un tel silence, un tel oubli régnait au-dessus d’un tombeau si vaste et si récent.

Et la voix de l’ange me cria : « Césara, Césara, regarde ce qui reste d’eux ! Je regardai autour de moi : la lune était redevenue petite et pâle, les étoiles s’étaient aussi rapetissées et scintillaient comme des diamans. C’était cette même contrée que j’avais vue en commençant ; des collines l’entouraient connue des rubans d’azur, au loin les villages blanchissaient au milieu du silence !

La voix appelait toujours : « Césara ! Césara ! » Mais alors il m’a semblé qu’elle était sortie du clocher et qu’elle m’engageait à redescendre les escaliers de la tour. Et je l’ai suivie, descendant, descendant toujours, et je me trouvais au milieu de noires ténèbres, triste et dans la désolation de mon esprit ; et j’ignorais où j’allais ; ma tristesse augmentant, j’ai compris seulement que je descendais dans la tombe.

En soupirant, la voix s’est dirigée vers un passage plein de lueurs émanant d’un lieu que je ne voyais point. Il s’y passait un bruit étrange, comme le froissement de feuilles sèches se roulant sur elles-mêmes et poussées par le vent, comme le murmure de plusieurs voix assombries par la douleur, comme une plainte des morts qui se réveilleraient et se rendormiraient.

Et la voix me dit : « À présent, prie pour eux, Césara ! » Et j’aperçus devant moi l’intérieur immense de la cathédrale. J’étais debout à la hauteur du chœur, et de là je regardais dans l’immense profondeur pleine de chapelles, d’autels, de colonnes, de bancs noircis par le temps, de lampes qui brûlaient devant les images, devant les statues, qui çà et là jetaient leurs lueurs au-dessus des tombeaux de guerriers, au-dessus du baptistère, de la chaire, partout, au pied et au sommet des colonnes gothiques, sur les arches, aux frontons des cintres et le long des ogives. Mais leurs rayons, ternes et assombris par un brouillard à peine visible, étaient comme des larmes suspendues dans l’air.

Et au milieu de la cathédrale j’aperçus une large ouverture, comme si l’entrée des catacombes attendait quelqu’un. Et une large pierre reposait à côté de cette noire ouverture, dalle immense, blanche comme l’albâtre, ourlée d’un long ruban de sang, marquée au milieu d’une croix sanglante, et sous la croix était écrit, aussi avec du sang, ce mot : Nation !

L’immense église était vide ; tout à coup j’eus au fond de mon ame comme le pressentiment d’une musique mystérieuse. De mon cœur sortaient d’ineffables accords ; puis les notes s’échappaient plus distinctes et tombaient sur moi semblables à des gouttes de rosée, puis un immense murmure plein de mélodie s’est élevé, et la grande cathédrale a sangloté ses accords.

Chaque autel, chaque colonne, chaque dalle a résonné comme une corde ; chaque statue a poussé une plainte, un gémissement mélodieux, et ce chant grandissait tranquille, grave comme le chant des esprits invisibles, comme une sincère souffrance, comme nue fervente prière, envoyée vers le Dieu tout-puissant pour obtenir une heure d’allégement, un sommeil d’oubli, un peu d’amour et de pitié !

Tout à coup les orgues ont éclaté comme un coup de tonnerre, et le silence se fit ; les portes de la cathédrale s’ouvrirent, et la voix me dit : « Césara ! Césara regarde, car ce sont eux qui entrent. »

Et ces hommes qui avaient succombé, qui étaient morts, entraient l’un après l’autre, portant leur étendard comme ils l’avaient porté durant leur vie, appuyant conte leur sein leurs femmes, ces anges tués, tenant en main leurs armes brisées ; ils marchaient sans bruit comme des brouillards poussés lentement par le vent ; ils s’avançaient le front baissé, plein de souvenirs et de douleurs ; mais leurs enfans n’étaient pas avec eux.

Aussitôt qu’ils eurent passé le seuil de la cathédrale, se dirigeant vers le maître-autel, là où il me semblait voir la blanche statue du Christ, là où des essaims d’anges de marbre montraient leurs têtes du haut de la voûte, la musique s’éleva, douce, tendre et rêveuse corme le souvenir du bonheur ; des bouquets de fleurs parsemèrent l’air, et des milliers de roses blanches tombèrent comme des flocons de neige sur le pavé. L’essaim d’anges aux ailes de papillon s’entoura d’un arc-en-ciel ; tous élevèrent leurs petites mains, se suspendirent dans l’air, et, voltigeant çà et là, cherchaient avec leurs yeux brillans à reconnaître ceux qui arrivaient, et, quand ils les avaient reconnus, ils couraient à eux, posant des couronnes sur les têtes de leurs pères qui avaient succombé, et de leurs mères endormies du sommeil de la mort.

Et les hommes ont relevé leurs fronts, et ils souriaient en reconnaissant leurs enfans transfigurés ; et les mères ouvrirent les yeux, poussant des cris de foie, et, s’échappant des bras de leurs maris, elles descendirent sur le pavé de la cathédrale, levant les mains vers les anges, les appelant par leurs noms, leur tendant les lèvres comme pour les baiser au front, et elles poursuivaient toutes ces figures aériennes qui passaient et repassaient au-dessus d’elles comme des fleurs et des étoiles.

Et pour la seconde fois les orgues tonnèrent ; alors, dans les bancs vides et comme après un martyre de toute la vie, les hommes prirent place ; devant eux et au pied de l’autel les femmes se sont assises ; la pâleur alors couvrit leurs visages, et elles tombèrent dans un sommeil profond. Les hommes, après avoir déposé à terre leurs armes, ôtèrent de leur front leurs couronnes d’épines et les élevèrent vers la statue du Christ ; mais, hélas ! ils ne pouvaient rien dire, rien demander, car leurs poitrines étaient percées de blessures, et, sous la douleur et la fatigue, leurs lèvres étaient muettes.

Et les lampes, de plus en plus, s’assombrissaient ; les brouillards tombaient des voûtes, se nouant comme des linceuls ; l’un après l’autre, les cierges s’éteignaient ; les sons calmes et harmonieux disparaissaient sous le mugissement des orgues, et plus l’obscurité augmentait, plus les orgues retentissaient ; la statue du Christ blanchissait et grandissait devant moi ; l’église tout entière se remplissait d’une brume grise, et dans tout l’espace grondait un bruit terrible, semblable à celui des trompettes embouchées par les archanges ; et la grande figure élevée au-dessus du maître-autel semblait s’approcher, plus blanche, plus vivante : elle, semblable au soleil, — eux, tout noirs, — et la sombre et noire église tremblait dans ses fondemens comme un arbre secoué par les vents d’automne. Et la figure descendit, et, s’arrêtant au-dessus des femmes, elle jeta un regard sur les hommes assis, et son regard fut comme un jet de blanche lumière se détachant du diamant.

Les femmes se sont levées, et, se couvrant les yeux, elles ont soupiré : « Ô Seigneur, rendez-nous nos enfans ! » Et les hommes, tombant le front contre terre, ont crié : « Ô Seigneur, rends-nous notre patrie ! »

Et la figure descendit plus bas, et tous se levèrent pour la suivre, et elle les conduisit vers l’ouverture des tombeaux ; mais, tandis qu’elle s’avançait devant eux, ses pieds ne touchaient pas la terre.

Et, comme un soleil couchant, elle descendit la première dans le noir tombeau, en leur disant : « ici est le lieu du repos ; sur vous comme sur moi cette pierre sera posée. Pourquoi êtes-vous indécis ? Ne suis-je pas avec vous ? » Et tous ont disparu, et jusqu’au dernier tous sont descendus en suivant la figure du Christ. Et l’énorme pierre qui portait cette inscription : Nation, je l’ai vue s’élever et retomber ; — et les orgues tonnèrent pour la dernière fois, et le dernier cierge s’éteignit.

Et, au milieu des ténèbres, j’ai entendu comme un chœur des esprits leur chantant un dernier adieu :

« Étendez vos bras sur la froide couche, reposez vos têtes sur le chevet du cercueil ; que vos plaies se refroidissent et se ferment, que vos cœurs se calment ; oubliez, jusqu’à ce que pour vous et pour votre patrie l’heure d’un second printemps vienne à sonner ! »

« Ce sommeil sera votre force, car le Seigneur veille sur vos cercueils, et attend que les temps marqués se soient écoulés. À présent, paix à vous ; à présent, dormez profondément. »

Il se fit un grand silence, et la voix qui m’avait conduit me répéta tout bas les mêmes paroles que précédemment : « Césara, Césara, regarde ce qui, après eux, est resté, » et moi, ne voyant rien, j’ai demandé : « Qu’est-il resté ? » Et la voix me répondit : « Regarde, voilà encore une trace sur la terre après eux. »

Et soudain j’aperçus comme une masse de vapeurs rougeâtres qui s’élevait, et au milieu on eût dit une image agitée par les vents, — c’était une figure féminine, ou plutôt l’ombre d’une femme. Elle était belle d’une beauté idéale, et sur son front régnait une éternelle tristesse. Léger et diaphane comme un fugitif souvenir, son vêtement, symbole lui-même de ses tristes pensées, l’enveloppait sans la couvrir ; elle fixa son regard dans le vide de l’espace, regard tout à la fois plein de fierté et de douleur. Et cette étrange et merveilleuse figure, il me semblait déjà l’avoir vue, mais dans un rêve oublié.

Et alors la voix me cria : « Veille sur elle, Césara, car elle est la sœur de ceux qui sont morts en combattant. Elle seule est sauvée, pour que la beauté de cette nation ne périsse pas entièrement sur la terre.

Et quand je regardai une seconde fois, je sentis alors que je l’aimais ; alors aussi il me sembla que je la suivais dans un monde inconnu, quelque part au milieu des brumes de l’automne, plus loin, au milieu de déserts attristés où mugissent les torrens, où les feuilles jaunies se roulent en tourbillons ; et, fendant les brouillards, un aigle ensanglanté conduisait sa maîtresse.

Et toujours elle marche dans sa beauté et sa pâleur, et toujours seule, pensive et fière, toujours semblable à un rêve, et cependant toujours visible, toujours errante et silencieuse, et moi veillant sur elle éternellement. Et là où elle ira, j’irai aussi, où elle se reposera, je m’arrêterai, et, quand elle disparaîtra, je disparaîtrai avec elle !

Et il me semblait que les jours et les nuits s’écoulaient comme les vagues blanches et noires du torrent. Quelquefois j’aperçois le fantôme du soleil derrière les nuages, quelquefois aussi la lune qui glisse sur le sommet des montagnes ; de temps à autre, de derrière le brouillard, arrive à mon oreille le bruit des villes éloignés ; au-dessus de moi, j’entends le chant des esprits flottans dans l’espace, et quelque part en bas, sous mes pieds, les sanglots des malheureux qui travaillent dans les mines ; et plus bas encore, au fond des abîmes, le rire souterrain de Satan !

Mais je ne m’arrête ni pour entendre, ni pour écouter ; je ne fais que la suivre. Éternellement la brume nous enveloppe. Une éternelle tristesse nous unit, un même espoir nous conduit. De l’espace où elle plonge, contemplant le passé, elle se détourne et sur moi jette un regard, quelquefois elle entr’ouvre ses lèvres et appelle : « Césara ! » Quelquefois elle élève hors du brouillard sa blanche main qu’elle me tend, et je la saisis et je l’appuie sur mon cœur, jusqu’à ce que ma bien-aimée se repose. — Et c’est ainsi que nous allons vers l’infini. Si nous devons vivre, nous vivrons ; si nous devons périr, nous périrons. Le même soleil nous éclairera, car la même tombe nous attend. Et nous allons incertains si c’est vers le soleil ou vers la tombe ; — seulement Dieu nous a donné d’aller ensemble !

Je ne puis dire comment, car je ne compte pas le temps, mais il me semble que déjà une partie de ma vie s’est écoulée, et mon rêve dure toujours, me conduisant toujours plus loin, vers des déserts plus éloignés ; et toujours mon amour grandit et ma tristesse aussi !

Je ne me souviens ni du temps ni du lieu, mais j’aperçus le pic d’un rocher sortant du brouillard. Dessus se tenait un esprit ressemblant à un vieillard encore plein de force et de vie ; de ses épaules pendaient des ailes sans plumes comme celles des oiseaux nocturnes.

Assis sur le rocher, il tenait une harpe à une seule corde, et il chantait « Arrête-toi, homme sans expérience ; c’est ici qui est la frontière qui sépare le pays de la vie de la vallée de la mort ; si tu la franchis, ton ame ira s’affaiblissant à jamais. » Et j’entendis le grincement de fer de la corde de sa harpe, et j’eus peur.

« Abandonne celle qui ne revivra jamais. Sa beauté n’est qu’un rêve, qu’un souvenir du passé. Ne crois ni à son regard, ni à son geste. Dans sa prunelle a cessé de brûler l’étincelle d’amour. Le destin a ravi la force à son bras. »

Et de nouveau il fit vibrer l’unique corde de sa harpe !

Et, la figure s’étant arrêtée, elle tourna vers moi son visage. Alors tous les rêves incomplets, toutes les espérances anéanties de sa race, toute leur vie, leur fierté tout entière, leur sommeil et leur mort, toutes ces choses descendues ensemble dans le tombeau, en un moment, se reflétèrent sur elle !

Et de nouveau l’esprit chanta :

« Retourne et va-t’en vivre au milieu de ceux qui vivent. Et moi, je resterai ici avec elle, et, sur cette dernière corde, je lui chanterai mon chant sans espoir ; car, en résonnant, toutes les autres cordes de ma harpe se sont cassées : — toutes ensemble elles s’appelaient jadis foi, courage, amour. L’unique, la seule qui, aujourd’hui, me reste se nomme néant.

Et il m’a semblé qu’il se levait et que de sa harpe il séparait, à gauche et à droite, le brouillard. Et derrière le rocher se montrèrent à moi d’immenses cimetières, des amas d’ossemens et de chairs en putréfaction, des squelettes de chevaux et de chiens, et sur des débris de corps humains encore enveloppés de manteaux, couverts de chapes et de couronnes, des vautours dévorans, et çà et là des cuirasses, des glaives, des casques, et des chapelles détruites et des ruines sans fin sur les bords d’une mer morte, et sur les bancs de glace des tourbillons de neige s’avançant comme des géans, et, comme un autre océan, des nuages immobiles et glacés étendus sur le ciel !

Et l’esprit fit un signe en étendant la main sur ce grand passé, puis il se mit à rire d’un rire silencieux en me montrant un autre côté du rocher, — et là j’aperçus la verdure et l’azur étincelant du ciel ; là je vis, sur des milliers de tours, flotter des milliers d’étendards aux couleurs du printemps ; là montaient dans l’air de blanches vapeurs et de joyeuses colonnes de fumée.

Mais je détournai aussitôt mes yeux en les reportant sur les traits de la figure.

Et il m’a semblé qu’elle réunissait ses dernières forces, et que, dans un effort suprême, elle faisait un pas en avant comme si elle eût voulu arriver au bord de ces ruines pour s’évanouir et disparaître au moins au milieu des morts de son peuple.

L’esprit, qui était au sommet du rocher, esprit mauvais et qui me tentait, me dit : « Choisis. »

Et dans le même moment la voix appela : « Césara ! »

Et je l’ai suivie, celle qui ne retournera jamais sur les cimetières de mort.

La neige tourne au-dessus de nous comme un linceul aérien ; l’aigle qui vole devant elle est tombé expirant au milieu des corbeaux morts. A peine si je puis apercevoir encore la chevelure ondoyante de celle que j’aime ; c’est en vain qu’au milieu des ombres qui nous enveloppent je cherche sa main ; elle disparaît au milieu du tourbillon !

Et mon sommeil continue. Je ressens toutes les douleurs de la séparation, tout le vide du néant. Il m’a semblé qu’en descendant avec eux dans le tombeau le Christ les a trompés, car ils ne se réveilleront plus ! Et celle que je suivais, que j’aimais, m’a aussi trompé ; car, pour l’éternité, elle m’a laissé au milieu des morts ! Et m’asseyant alors au bord de cette mer sans rivages, j’ai prié que mon ame s’en allât.

Et dans mes mains j’ai tenu ma tête, et au travers de mes doigts je voyais cet esprit maudit tenant sa harpe et se promenant dans le lointain en se riant de moi.

Et après, s’asseyant en face de moi sur un monticule de neige, il s’écria :

« Eh bien ! quoi, maintenant ? »

Et de dessous ses pieds sortit une nuée de corbeaux, et chacun d’eux, en passant au-dessus de ma tête, répétait dans un cri : « Eh bien ! quoi, maintenant ? » Et il m’a semblé que du sein des monceaux d’ossemens et des entrailles de cette terre gelée est sortie cette même parole : « Eh bien ! quoi, maintenant ? » L’esprit alors arracha sans bruit la dernière corde de sa harpe et la jeta sous les glaces en disant : « L’éternité a commencé. »

Et il m’a semblé que j’expirais en maudissant mon ame.

Mais alors la voix aérienne, la voix d’ange qui m’avait guidé sur cette tour merveilleuse se fit entendre. Venait-elle du fond de mon cœur ou du sein des nuages ?

Et moi, me levant en sursaut, j’ai crié : « Sauve-moi, car je meurs, et je meurs parce que tu m’as trompé ! »

Et mon rossignol ou plutôt mon ange répondit : « Césara, Césara, pourquoi regrettes-tu d’avoir sacrifié ta vie pour une morte ! ne crois-tu pas à la résurrection ? Et comment ressusciteront les morts si nous, vivans, ne les aimons pas, si nous ne leur donnons pas la moitié de notre sang et de notre vie ? »

Celle qui t’a pris ta vie te la rendra, car sa mort n’était qu’un rêve ! — Regarde !

Et, comme une étoile qui s’allume, j’aperçus alors la figure qui revenait des confins du monde. De la poussière répandue autour de moi s’élevaient des hommes, et au-dessus d’eux, dans l’air, le fantôme resplendissant du Christ. J’ai fermé les yeux et suis tombé la face contre terre au milieu des ressuscitans !


Le poème qu’on vient de lire nous transporte dans le monde des visions, des symboles, et l’interprétation est ici de rigueur. Ce groupe d’hommes silencieux et fatigués, qui marchent au milieu des nations, luttant avec des débris d’armes contre la foule qui leur barre le passage, est-il besoin de le nommer ? c’est le peuple polonais. Une lutte terrible a commencé sur la terre : on sait comment elle a fini pour la Pologne. Dans cette musique lugubre qui monte des profondeurs de l’église, le poète a reconnu l’hymne de mort de tout un peuple qui va quitter le monde pour ne plus revenir. Cette femme, si belle et si triste, qu’il voit sortir d’un amas de vapeurs rougeâtres, c’est l’emblème de la patrie. S’attachant à ses pas, il traverse avec elle les printemps et les hivers des mondes inconnus ; le bruit des villes éloignées, les gémissemens des malheureux plongés dans le gouffre des mines, le rire souterrain de Satan, toutes ces plaintes, toutes ces rumeurs qui frappent son oreille, symbolisent les misères de l’exil et de la persécution. Bien des soleils et des nuits s’écoulent ainsi ; enfin il aperçoit dans les brouillards, assis au sommet d’un rocher, un vieillard tenant à la main une harpe monocorde, sur laquelle il chante les désillusions et le néant. Ce vieillard est le génie mauvais, l’esprit de la matière, celui dont parle saint Jean, lorsqu’il dit : Le prince de ce monde va venir. Montrant, d’un côté, le passé avec toutes ses ruines, de l’autre, le présent avec toutes ses richesses, le vieillard tente le poète par des paroles funestes ; il lui prêche l’oubli et le parjure, mais c’est en vain ; celui-ci demeure fidèle à la figure douloureuse et toujours aimée de la patrie, il la suit à travers des tourbillons de neige et sous un ciel glacé. Ce dévouement trouve sa récompense : bientôt la sainte figure grandit et rayonne ; le peuple mort rentre avec elle dans le monde des vivans, et le poète, la face contre terre, tombe en adoration au milieu de ceux qui ressuscitent.

Dans la Nuit de Noël, le même sentiment se fait jour avec la même profusion de symboles, sentiment de tristesse profonde causée par les douleurs présentes de la Pologne et de confiance inaltérable en son avenir. Les légions de pèlerins évoquées par le poète ne représentent pas seulement le peuple polonais, mais aussi la foule innombrable des esprits que tourmente le besoin de la foi. Tous doivent se diriger vers la ville sacrée, tous doivent passer par Rome. Voyageurs altérés, ils veulent apaiser leur soif aux piscines nouvelles ; mais ils les cherchent en vain, ils ne trouvent que stérilité et sécheresse ; ’ils ne voient qu’une basilique vermoulue et menaçant ruine. Cependant ils soutiennent de leurs armes la coupole près de tomber, et, lorsqu’elle s’écroule, l’humanité du moins ne disparaît pas avec elle. Des débris du passé monte à la lumière le temple régénéré des peuples, la basilique de tous les esprits, l’église qui pourra donner la clé de toutes les traditions et de toutes les philosophies. Au christianisme selon saint Pierre, c’est-à-dire au culte romain, succède le christianisme selon saint Jean, ou le culte d’effusion et de charité, celui qui rayonne et s’épand du sein de l’apôtre bien-aimé, le christianisme de l’avenir ! Le poète se fait ici l’apôtre d’une communion nouvelle, et l’attente qu’il exprime n’est pas étrangère à la plupart de ses frères de l’émigration.

LA NUIT DE NOËL


18. En vérité, en vérité, je vous le dis : Lorsque vous étiez plus jeune, vous vous ceigniez vous-même et vous alliez où vous vouliez ; mais, lorsque vous serez vieux, vous étendrez vos mains, et un autre vous ceindra, et vous mènera où vous ne voudrez pas.
20. Pierre, s’étant retourné, vit venir après lui le disciple que Jésus aimait, qui, pendant la cène, s’était reposé sur son sein et lui avait dit : « Seigneur, qui est celui qui vous trahira, »
21. Pierre, l’ayant donc vu, dit à Jésus : « Et celui-ci, Seigneur, que deviendra-t-il ? »
22. Jésus lui dit : « Si je veux qu’il demeure jusqu’à ce que je vienne, que vous importe ? Pour vous, suivez-moi. »
(Évangile selon saint Jean, chap. XXI).


C’était la veille de Noël ; il m’a semblé que je sortais par une des portes de Rome et que je m’en allais à travers la campagne. Les tombeaux des païens se chauffaient aux doux rayons du soleil. C’était le matin. Le ciel comme toujours était pur, et comme depuis des siècles triste était le désert.

Tout le jour j’ai marché soutenu par une force d’esprit. Tant qu’ils ont pu, les vieux aqueducs m’ont suivi, mais je suis allé plus loin. Les lierres, comme de vertes crèches du Christ, s’agitaient épars sur les augustes et saintes ruines. Au-dessus de ma tête passaient des nuées d’oiseaux blancs, à mes pieds couraient les lézards. Le bruit de la mer commença de m’appeler !

Et quand je me suis arrêté sur la dernière montagne, et qu’enfin j’ai aperçu les eaux, le soleil se couchait déjà. Et sur la mer au loin était une tache noire vivante et qui semblait toujours grandir et s’avancer vers moi. Enfin, quand le soleil eut disparu, cette tache était devenue énorme, et la brume commença à tomber.

C’était un grand navire sombre, sans mâts ni voiles, secouant les vagues et jetant l’écume avec ses roues ; du milieu sortait une colonne de fumée flottant au loin dans l’infini de l’horizon.,

La nuit devenait toujours plus sombre, et lui, comme un noir fantôme, se balance en mugissant sur l’eau. Deux feux se sont allumés sur l’avant, et du pont une voix s’est écriée : « Est-ce aujourd’hui la nuit de Noël ?

Et moi, effrayé en esprit, j’ai répondu : « En vérité, c’est aujourd’hui la nuit de Noël. » Et tout de suite le navire s’arrêta au bord, une pâle vapeur se répandit au-dessus de lui ; des scories enflammées, des étincelles, jaillirent de ses flancs, et le pont fut éclairé pour un instant d’une lumière rouge.

Il y avait des figures avec des bonnets rouges et des manteaux blancs. Puis j’ai entendu comme un grincement de chaînes, et il me semblait que du navire un pont avait été jeté sur le rivage, et au milieu de l’obscurité des figures s’y précipitaient en avançant vers moi.

Et, quand elles furent près de moi, d’une seule et immense voix elles me demandèrent : « Où est le chemin qui conduit à Rome ? »

J’ai répondu : « Ici il n’y a pas de chemin ; c’est un désert. » Et ces hommes ont dit : « Alors conduis-nous. » Et, comme je restais irrésolu, ils ont ajouté d’une voix basse et plaintive : « Nous sommes les restes de la nation polonaise, un ange s’est montré à nous ; cet ange ne ressemblait pas à ceux que nos pères ont vus, car ses ailes étaient ternes, et son front était couvert d’un voile funèbre ; mais nous savons qu’il a été envoyé du ciel. Il nous a dit de venir ici, et bien long-temps nous avons navigué. Sur mer il y a eu des vents et des tempêtes, mais la volonté du Seigneur sera accomplie, si aujourd’hui, à minuit, nous arrivons à la basilique de Saint-Pierre. »

Et je leur répondis : « Hommes malheureux, suivez-moi. » Et des bords de la mer j’ai commencé à descendre vers la ville, tremblant et priant comme si j’eusse traversé un cimetière et que derrière moi les morts se fussent levés.

Sans que je visse un seul nuage, le vent s’éleva. Sur un ciel gris et profond brillent les étoiles sans nombre. En bas, une plaine noire, immense.

De temps en temps s’effacent et disparaissent les tombeaux aux teintes grises, quelquefois de blanches ruines ; les aqueducs aussi s’en vont ; au loin j’entends comme le bruissement des joncs, en haut, tout en haut, dans l’air, le cri d’un oiseau de nuit, et plus près de moi, au milieu des tombes renversées, un grondement souterrain !

Ils viennent derrière moi, ils me suivent ; je sens sur mes épaules le souffle de leur respiration, et je marche vite, car eux-mêmes se hâtent ; j’entends les plumes de leurs bonnets agitées par l’air, et le vent qui se joue dans les plis de leurs manteaux !

Dans le lointain il m’a semblé apercevoir un feu follet, puis un autre, puis un troisième. Et, avançant toujours, j’ai vu dans la plaine une quantité de lumières. Elles passaient venant de différens côtés et se dirigeant vers un seul endroit, et dans le désert des bruits de voix ont commencé à bourdonner.

Et, m’approchant toujours, j’ai vu une masse de pèlerins marchant dans la campagne avec des torches en main. Une lueur rouge les suivait au milieu des ténèbres qu’ils traversaient. Et je voyais dans l’air des croix, des images de saints, et des étendards de différentes nations.

Au centre de ces nasses entrèrent ceux qui m’accompagnaient. C’est alors que j’aperçus leurs figures attristées. Leurs yeux brillaient d’une lueur étrange, mais ce n’étaient point là les yeux d’hommes vivans. Comme les autres pèlerins, ils s’appuyaient sur leurs sabres.

Et à peine suis-je entré avec eux au milieu de la lueur des torches que les masses s’arrêtèrent en demandant : « Qui êtes-vous et d’où venez-vous ? »

Ils se sont arrêtés ; un sourire étonnant a passé sur leurs lèvres, et ils ont répondu : « Personne donc ne nous reconnaît dans le monde ? »

Un bruissement bas et sourd s’éleva autour d’eux : il m’a semblé que tous ces bataillons de pèlerins crièrent ensemble : « Nous vous reconnaissons, vous êtes les derniers chevaliers chrétiens. »

Alors ils se sont remis à marcher. « Nous avons vu, disaient-ils, un ange avec un voile noir sur le front, il nous a ordonné d’aller à Rome, et vous, parlez, avez-vous entendu quelque voix ? »

Un grand gémissement s’éleva de la foule, ce gémissement répondait : Amen !

Le même ange nous a ordonné de quitter nos maisons ; sa voix retentissait la nuit au-dessus de nous dans l’air, elle nous empêchait de dormir, et elle disait : « Ces jours-ci, et pour la dernière fois, le Christ doit renaître au tombeau de saint Pierre, et après il ne naîtra ni ne mourra plus sur la terre. »

Et la foule se tut, et resta comme effrayée de ses propres paroles.

Les Polonais, les premiers, se sont remis en marche, en rejetant leurs manteaux blancs sur leurs épaules. À travers la campagne et de tous les points de l’horizon arrivent, toujours plus nombreux, les pèlerins. On aperçoit les murailles de la ville, on entend le son des cloches, et plus on avance, plus la lumière augmente, car sur les portes, sur les tours, brûlent et flambent des girandoles de feu, et, l’une après l’autre, les églises de Rome se réveillent et envoient dans l’air les volées bruyantes de leurs cloches.

Il m’a semblé qu’à la nuit succédait un jour d’une blancheur éblouissante. Je ne reconnaissais plus les rues que j’avais quittées le matin. Là où tout n’était que ruines, là où l’oiseau de nuit seul venait se reposer, brûlent et se balancent dans l’air des girandoles de feu, des cordons de lumière. Et le peuple de Rome se presse, s’entasse en criant : Réjouissons-nous, réjouissons-nous, car aujourd’hui va naître le Christ.

Et quand la foule eut aperçu les Polonais entrant sous les portes, et le torrent des pèlerins qui s’écoulait derrière eux, toute joyeuse, elle criait, elle sautait : « Pourquoi donc, demandait-elle, êtes-vous si sombres, nos hôtes ? Si c’est une longue route qui vous a fatigués, que le jus des oranges rafraîchisse vos lèvres ! Jetez bas vos sombres coiffures, vos vêtemens de deuil ; voici des branches de myrte, voici des camélias ; pour vos fronts voici des couronnes. »

Mais, sombres et silencieux, les Polonais ont passé au milieu de la foule, et en marchant ils me disaient : « Où donc est la basilique de Saint-Pierre ? Nous sommes pressés, nous tombons de fatigue, et déjà il doit être près de minuit ! »

Je les conduis à travers le Forum, et il me semble que l’amphithéâtre de Flavien, cet amphithéâtre si vide, si noir, si vieux, se dresse maintenant devant nous comme une masse embrasée ; de la base au sommet, il est émaillé de lumières ; on aperçoit distinctement chaque brin d’herbe, chaque fleur de lierre qui le couvre. Les femmes et les enfans, dans des vêtemens de fête, se promènent sur tous les étages du monument, frappant des mains et saluant notre arrivée.

Et tous les angles du Forum, et toutes les colonnes, tous les chapiteaux, brûlent et flamboient. Sur la colline, au milieu d’une muraille toute dorée par la lumière des feux, s’élève le Capitole ; devant cette immense et éblouissante clarté, les étoiles du ciel ont pâli.

Sans cesse le peuple crie : Hosanna, hosanna ! Et les pèlerins chantent les psaumes de la pénitence. Le peuple marche toujours, faisant vibrer les cordes des guitares, secouant dans l’air les étincelles des torches, et au milieu de ces flots humains nous marchons gravement, lentement dans le deuil de notre esprit.

De tous les balcons, de tous les toits, tombent dans la rue et sur nous des roses et des violettes. Dans le lointain et derrière nous sonne la cloche du Capitole. Devant nous, la cloche de Saint-Pierre résonne dans l’espace, elle seule maintenant se fait entendre plus distincte et plus sonore que toutes les autres.

Nous nous hâtons du côté de cet appel, nous traversons le pont jeté sur le Tibre ; sur les bords, les maisons projettent leurs calmes lueurs ; le fleuve serpente au loin comme un ruban de flammes. De moment en moment, les fanons du château Saint-Ange tonnent en lançant leurs bouffées de lumière.

Nous voici arrivés ; déjà nous entrons dans la cour de Saint-Pierre. La coupole étincelle sous des milliers de lampes de toutes couleurs ; au sommet, la croix resplendit comme du diamant. Les colonnes qui sont de chaque côté de la croix m’ont semblé entrelacées comme par des serpens de feu ; au milieu, les fontaines lançaient leurs gerbes d’eaux, irisées comme des arcs-en-ciel. Une masse de peuple attendait là ; les portes de l’église étaient ouvertes, et, dans l’intérieur de l’église, on apercevait comme une lumière profonde, resplendissante, infinie.

Tant qu’ils ont pu, les Polonais et les pèlerins ont marché ; mais, sur les marches de l’immense escalier, au pied du portique, une masse compacte leur a partout barré le chemin. Ils s’arrêtent et demandent à passer ; mais partout, autour d’eux, les masses se serrent, se pressent et cherchent à les refouler.

Et les Romains se sont mis à crier : « Ne sommes-nous pas les premiers ? Depuis des siècles, cette église n’est-elle pas la nôtre ? » Et, au milieu des pèlerins, d’autres voix criaient : « Jusqu’à présent, les Polonais ont marché les premiers et nous ont frayé le chemin ; vont-ils encore aujourd’hui, pour entrer à l’église, passer devant ? »

Et j’ai vu le moment où les Polonais ont tiré leurs sabres, comme s’ils voulaient se défendre ; les lames ont étincelé dans l’air !

Mais au même instant, et sur l’esplanade de la basilique, se montra aux yeux du peuple une figure vêtue de pourpre ; sa voix retentissante disait :

« Laissez passer ceux qui jadis, et pour la foi catholique, ont sauvé de la mort une nation, et qui, plus tard, sont morts pour cette même foi ; laissez passer ces morts, qu’ils soient les premiers ! » Et la figure vêtue de pourpre étendit à droite et à gauche ses mains, comme pour séparer les masses. En bas, les masses se séparèrent. Ce qu’ayant vu, elle se retira dans l’intérieur de la basilique.

Et avec les Polonais j’ai monté l’immense escalier, et, passant sous le portique, nous sommes entrés dans l’église, la traversant en droite ligne jusqu’au pied du grand-autel, près des lampes qui brûlent au-dessus du tombeau de saint Pierre. Arrivés là, les Polonais s’arrêtèrent ; et, ôtant leurs bonnets rouges, dégrafant leurs manteaux blancs sur leurs poitrines, ils se sont agenouillés et ont prié en tenant dans leurs mains leur épée nue.

Dans l’église déserte, les marbres brillaient d’une blancheur de neige ; les fumées bleuâtres et transparentes de l’encens s’élevaient vers la coupole et au-dessous des voûtes suspendues sur nos têtes ; en bas, sur les mosaïques, les fleurs et les palmes étaient dispersées ; de toutes les chapelles sortaient des voix douces et joyeuses. Au loin, du côté de la porte, l’espace commence à se remplir. Les pèlerins s’avancent à travers ce monde de chants et de lumières, comme ils ont marché à travers toute la ville, sombres et silencieux ! Le peuple romain, comme un torrent qui gronde, entre aussi dans la basilique.

Et lorsque chaque légion, groupée autour de son étendard, eut pris place vers son autel, de nouveau, et comme si l’église eût été déserte, le silence régna dans l’espace ; tout fut calme ; le chant cessa dans les chapelles, et, du côté du Vatican, on entendit le son des trompettes : c’est le signal de l’arrivée du pape.

Par le centre de l’église défilent les moines de Rome ; puis viennent des vieillards, marchant les uns après les autres, suivis par d’autres vieillards, tous vêtus de soutanes blanches ; arrivent aussi les pénitens avec leurs robes grises, tenant en main leurs crucifix, puis les évêques la mitre en tête et traînant leurs crosses d’argent, puis les cardinaux aux robes rouges éclatantes ; autour d’eux, les prêtres revêtus de dalmatiques, et des troupes d’enfans vêtus de blanc, portant le vin, l’encens et les couronnes.

Et lorsque ce torrent se fut écoulé du côté du maître-autel, la foule qui s’était divisée et qui, de chaque côté, ressemblait à deux murailles vivantes, cette foule s’agenouilla tout à coup. Alors parut, marchant à pas lents, un vieillard à tête blanche, portant la triple couronne ; sur sa robe dorée descendait l’étole blanche.

Loin derrière lui sont restés les soldats, les serviteurs, et le trône porté par les prêtres ; lui seul se tenait debout au milieu de ce peuple prosterné dans l’église ; seul il s’avançait vers le grand-autel, et il m’a semblé que chacun de ses pas était si lent, si lent, que jamais il n’arriverait jusqu’à nous.

Et quand il s’avançait ainsi au milieu de tout le monde, le front prosterné à terre, ses yeux se fermaient de temps à autre, comme s’ils eussent été éblouis par une aussi grande lumière. Par momens, il faisait sur tout ce peuple, et d’une main tremblante, des signes inachevés de bénédiction, puis il s’arrêta, et, en soupirant, éleva les mains ; mais il ne put long-temps les tenir étendues elles retombèrent !

À ce soupir, toutes les têtes se sont levées, tous ont gémi et souffert de la tristesse du père. Alors il m’a semblé que, du grand-autel où il se tenait, un cardinal, le même qui nous avait fait entrer, s’avança d’un pas ferme et assuré vers le vieillard des vieillards, et, lui tendant la main, lui montra, avec l’éclair de ses yeux, le lieu où était le tombeau de saint Pierre. Le vieillard fit quelques pas en avant et tressaillit ; le cardinal, d’un mouvement de tête, a rejeté en arrière les boucles de ses cheveux, et, d’un geste, il fait signe à ceux qui portaient le trône d’avancer.

Alors le père qui est sur terre pose sa main pâle sur le dossier du trône, et il s’asseoit. Les porteurs saisissant le trône et l’élevant, de nouveau les trompettes ont retenti dans l’église. Le cardinal, l’homme habillé de pourpre, marche à l’un des côtés du trône ; le peuple se lève de terre ; la cloche commence à sonner. Il m’a semblé que douze fois les voûtes ont tremblé. Autour du grand-autel, les nuages d’encens montent et s’élèvent vers les voûtes. Le pape gravit les degrés, et l’homme vêtu de pourpre dit ces paroles : « Le Christ est né. »

Et aussitôt de la foule des pèlerins s’éleva un gémissement plaintif, et ils disaient : « C’est pour la dernière fois, car les paroles de l’ange s’accompliront. »

Et le peuple de Rome cria avec rage : « Qui ose blasphémer dans l’église de Saint-Pierre ? »

L’un des Polonais se leva en criant : « Ils n’ont point blasphémé, et nous ne vous craignons pas. Ils disent la vérité, et mes frères et moi-même avons vu l’ange triste. »

Et le prince de toute force et de toute puissance, l’homme vêtu de pourpre, fit un geste et dit : « Paix aux hommes de bonne volonté ! qu’ils prient, car la messe a commencé. Le temps s’écoule trop rapide, et aujourd’hui il faut des prières sur la terre et au ciel. »

Et tous nous nous sommes mis à prier dans une grande attente.

Et devant nous le saint-père était assis sur son trône.

De nouveau se sont élevées des chapelles des voix semblables à des chœurs d’anges enivrés de jouissances célestes. Une partie de la nuit s’était écoulée. Les prêtres, vêtus de blanc, se sont approchés et ont tendu les mains vers le saint-père. Il est descendu du trône, et s’est avancé vers l’autel, et a pris entre ses mains le calice, car le moment du saint sacrifice approchait. L’homme vêtu de pourpre lui versa du vin.

Et au moment même de l’élévation, quand tous étaient prosternés le front sur le marbre, on a entendu comme une voix dans l’air qui disait : « Je suis, » et lorsqu’en tremblant nous avons relevé la tête, tous ont pu voir une figure grandiose se tenant debout contre la porte du centre. Lentement elle disparaissait, pas à pas elle s’effaçait comme une vapeur que le vent dissipe ; ses mains et ses pieds étaient ensanglantés, tout son corps était blanc comme la neige, et, comme la neige se fondant par degrés, il disparut bientôt.

Alors, et pendant que le pape, tenant encore en main le calice, n’osait prononcer les dernières paroles, l’homme vêtu de pourpre dit : Ite, missa est, et après il s’écria d’une voix retentissante : Les temps sont accomplis ! Puis, déchirant sa robe de pourpre sur sa poitrine, il étendit la main vers le tombeau de saint Pierre, en disant : « Réveille-toi et parle ! »

De chaque lampe placée au-dessus du tombeau, il sortit une langue de feu, et au-dessus des ténèbres de la tombe se balançait une couronne de flammes du fond du tombeau se dressa un corps tendant ses mains vers les voûtes. Debout, n’élevant hors du gouffre sépulcral que sa tête et sa poitrine, il s’écria : « Malheur ! »

À ce cri, il nous a semblé que, pour la première fois, les voûtes de la coupole se lézardaient.

Et l’homme vêtu de pourpre lui dit : « Pierre, me reconnais-tu ? »

Et le corps répondit : « A la dernière cène, ta tête reposait sur la poitrine du Seigneur, et tu n’es jamais mort sur la terre. »

Et l’homme vêtu de pourpre reprit : « A présent, il m’est ordonné de demeurer au milieu des hommes, d’embrasser le monde, de le serrer contre ma poitrine comme le Seigneur serra ma tête le dernier soir. »

Et le corps répondit : « Fais ainsi qu’il t’a été ordonné. »

Alors l’homme vêtu de pourpre fit un geste comme le prince de toute force, et le corps répéta : « Malheur à moi ! » et avec un grand bruit il retomba dans le gouffre noir du tombeau, et les voûtes commencèrent à se détacher.

Tous étaient effrayés ; seuls les Polonais regardaient d’un œil calme et hardi, appuyés sur leurs sabres.

Et le pape, la tête ceinte d’une triple couronne, s’agenouille sur les marches de l’autel et garde l’immobilité d’une statue.

L’homme vêtu de pourpre s’écrie : « Sortez tous, afin que personne ne périsse sous les ruines de ces murailles. »

Et tous ont répondu : « Conduis-nous, toi qui nous as sous ta protection. »

Et un cri de frayeur s’éleva, car de plus en plus les voûtes s’affaissaient, s’écrasaient, les piliers tremblaient et chancelaient, et les lampes se brisaient, et le vent les éteignait.

Alors l’homme vêtu de pourpre, s’approchant du pape : « Mon père, est-ce que vous voulez rester ici ? »

Le vieillard, levant les mains et soutenant sa couronne, répondit d’une voix douloureuse : « Je veux mourir ici ; — laisse-moi, mon fils. »

Et le peuple tout entier, entendant cette réponse, s’écria : « Sauvons-nous ! »

Et les Romains les premiers commencèrent à fuir.

Et chaque légion de pèlerins, descendant de son autel, se mit à fuir avec son étendard.

Alors l’homme vêtu de pourpre, s’agenouillant pour la dernière fois, posa ses lèvres sur le front du vieillard et, avec un signe de bénédiction, dessina autour de la tiare comme un feston d’une lumière pâle et livide. Puis il descendit, et sa tête rayonnait d’une lumière merveilleuse, et il se dirigea vers les portes de l’église. L’immense basilique pliait et craquait par secousses comme un corps qui agonise au milieu des convulsions ; mais l’homme vêtu de pourpre soutenait avec sa main levée les voûtes déchirées et pendantes, regardant partout jusqu’à ce que le dernier du peuple fût sorti.

Et passant à côté des Polonais, il leur dit : « Hommes, suivez-moi. »

Ils ne répondirent rien.

De nouveau il retourna la tête et dit : « Suivez-moi. »

Ils n’ont pas fait un mouvement.

Et lorsqu’il s’approchait de la porte, chassant devant lui le peuple, comme un pâtre son troupeau, pour la dernière fois il fit vers eux un signe de la main.

Quant à eux, ils ont levé leurs sabres la pointe en l’air, comme s’ils voulaient soutenir ces voûtes qui s’écroulaient, et tous ensemble ont crié : « Nous ne quitterons point ce vieillard ; il est amer de mourir seul ; et qui donc mourra avec lui, si ce n’est nous ? Vous tous, retirez-vous ; — nous ne savons pas fuir, nous ! »

L’homme vêtu de pourpre s’est arrêté sur le seuil ; de loin il fait sur eux le signe de bénédiction, et alors sur eux aussi vient se suspendre une couronne de lumière pâle et livide, et, avec une larme dans les yeux, il leur dit : « Un instant encore, et vous allez périr ! »

Mais déjà ils se dirigeaient vers le maître-autel, tendant les mains au vieillard agenouillé et mourant : ils marchaient enveloppés de leurs manteaux blancs, et tenant en main leurs sabres luisans. Et les quatre piliers du grand autel se sont rompus et sont tombés, comme des arbres abattus par la hache ; et le baldaquin de bronze s’est détaché et est aussi tombé, et la blanche coupole, se détachant tout entière, comme un monde, s’est précipitée à terre.

Les portiques tous ensemble, et le palais du Vatican, et les colonnes de la cour, se brisaient, se détachaient, et tombaient en poussière ; et les deux fontaines, comme deux colombes blanches, se sont affaissées en expirant ; et le peuple fuyait semblable à une mer chassée de ses bords ; et il m’a semblé que déjà on était au matin. — Le soleil n’est point encore levé, ce sont seulement les lueurs de l’aurore qui éclairent cet amas de débris aussi grand, aussi immense maintenant que l’était naguère la basilique de Saint-Pierre.

L’homme vêtu de pourpre monta au sommet de cette gigantesque montagne de ruines, et il m’a semblé que je le suivais, porté par une force d’esprit.

Et quand il fut arrivé au sommet, il s’assit comme sur un trône et regarda le monde. Et à l’instant ses vêtemens de pourpre tombèrent à ses pieds, et ce fut une figure blanche que j’aperçus éclairée par une lumière d’un doux et merveilleux éclat. Un livre était entre ses mains ; baissant la tête vers les pages, il se mit à lire.

Et son visage rayonnait d’une paix profonde, d’un ineffable amour.

Dans ce moment se levait le soleil, et m’approchant je lui dis : « Seigneur, est-il vrai que hier, pour la dernière fois, le Christ est né dans cette église qui maintenant n’existe plus ?

Et la figure, ne levant point les yeux de dessus le livre, me répondit avec un ineffable sourire : « A partir de ce moment, le Christ ne naîtra ni ne mourra plus sur la terre, car de ce moment déjà il est sur la terre pour l’éternité. »

Ce qu’ayant entendu, j’ai dépouillé toute crainte et j’ai demandé : « Seigneur, et ceux que j’ai amenés hier resteront-ils pour toujours sous les décombres ? sont-ils donc tous morts et ensevelis avec le vieillard ? »

Et le saint, tout éclatant de blancheur, m’a répondu : « Ne crains pas pour eux ; le Seigneur les récompensera pour le dernier service qu’ils ont rendu à ce vieillard, car ceux qui se lèvent comme ceux qui se couchent, ceux qui sont morts comme ceux qui vivent sont tous les enfans du Seigneur ; pour eux, ils seront plus heureux encore, et avec eux les fils de leurs fils. » - Et quand j’eus compris, ma joie fut grande, et mon esprit se réveilla.


Les deux poèmes qu’on vient de lire suffiront pour faire comprendre le rôle que remplit aujourd’hui la poésie en Pologne. Il y a entre nos écrivains et les écrivains polonais la même différence qu’entre la situation politique des deux pays. Depuis 93, les questions sociales sont à peu près tranchées en France. Chez les Slaves, les mêmes questions n’ont pu être encore résolues. La Pologne a étudié et n’a accepté comme vraie aucune des théories politiques adoptées et pratiquées par les autres nations européennes. Après les avoir examinées au point de vue de son intérêt, de ses croyances, elle les a rejetées comme impraticables ou répugnant à son esprit. Aussi est-ce vainement que des Polonais ont tenté de populariser parmi leurs compatriotes les idées de la France et d’autres pays. On sait la part que l’émigration a prise à diverses illusions socialistes : elle aussi a eu ses constitutionnels, ses républicains, ses saint-simoniens et ses fouriéristes. Elle a fondé et entretenu une vingtaine de journaux. Cette inquiétude a eu pour résultat de pousser en Pologne, vers 1833, des hommes persuadés que les idées qui les avaient remués devaient agir profondément sur les ames. Ce fut une erreur : leur dévouement resta stérile ; plusieurs périrent fusillés, d’autres languissent encore dans les forteresses autrichiennes du Spielberg et de Kufstein. La seule poésie a conquis la sympathie des masses ; elle seule en a compris et traduit les besoins ; c’est à elle qu’il faut demander ce que pense la nation. Il lui a été donné de prévoir l’avenir et de reconnaître le terrain où les partis doivent un jour se confondre. Chose étonnante ! toute la littérature actuelle des Slaves porte ce cachet de divination, et les poètes, quels que soient d’ailleurs leurs points de départ, se sont tous merveilleusement rencontrés dans la mission humanitaire, en quelque sorte sacerdotale, qu’ils assignent à la Pologne. « Croyons, s’écrie Brodzinski[7] dans son Message aux Frères dispersés, croyons que le royaume de Pologne ressuscité apportera au monde le royaume de la paix. Croyons qu’à son exemple les nations et les gouvernemens agiront selon l’esprit de Jésus-Christ, comme agit ou doit agir tout chrétien envers ses frères. Attendris-toi en pensant à ta patrie, ô frère polonais ! attendris-toi, car Dieu l’a choisie pour l’instrument de son grand œuvre. Le tyran détruit notre génération, il la disperse comme le grain par le monde ; mais de ce grain sortira l’arbre du salut. Eh ! qui nous dit qu’en ce moment le Moscovite n’élève pas lui-même celui qui doit tirer son peuple de la maison de servitude ? La venue de Moïse, comme celle de Jésus-Christ, a été marquée par le massacre des enfans. Le tsar ne vient-il pas de hâter l’heure des grandes choses par le martyre de nos enfans ? Veillez donc, ô mères ! ô maîtres et prédicateurs ! veillez et attendez dans le désir, car vous ne savez ni l’instant ni le lieu où vous pouvez être appelés. Veillez, hommes simples ! et toi, héros au grand cœur ! et toi, faible femme ! écoutez et veillez, et surtout ayez un cœur incliné vers celui-là qui seul peut donner la grace et la possibilité de la recevoir.

Le spectacle de cette littérature appuyée sur l’enthousiasme, sur la sincérité, sur une religieuse obéissance au vrai, est digne assurément de l’attention de la France. Ici tout est vivant et actuel, tout surprend comme un site inattendu ; il y a jeunesse et puissance, il y a cette fraîcheur dans la force qu’on ne rencontre que chez les natures vierges. Ce n’est pas qu’il ne s’y mêle souvent quelque chose de confus et de vague qui voile les contours, qui dérobe, en les idéalisant, les cimes de la pensée ; mais l’obscurité ne dure pas toujours ; le soleil et la vie reviennent par soudaines échappées ; on entend bientôt retentir le clairon d’une muse mystique et chevaleresque. L’action ! toute la poésie moderne est dans ce mot. Le chant du poète est, comme sa vie, un combat, une action ; tout en lui tend vers ce but unique. La parole, selon l’anonyme auteur de la Comédie infernale, est une trahison ou une preuve d’impuissance ; il faut agir et non parler ; il faut employer à créer tout le feu dont on est doué. L’art n’est point un délassement, mais une mission sainte ; son œuvre est l’œuvre même du devoir. Il n’est point ici question d’un peuple berçant aux sons de la lyre les heures oisives d’une civilisation fatiguée ; ce peuple souffre, il se lève et marche ; le poète se lève et marche avec lui, le luth d’une main, l’épée de l’autre. Semblable à ces musiciens guerriers dont les fanfares éclatent au front des armées, il réveille les courages, ranime les défaillances, provoque aux bouillantes audaces ; il sait consoler ceux qui tombent dans la mêlée ou languissent dans l’exil ; il sait enfin verser l’espoir d’une destinée meilleure dans l’ame de ceux à la tête desquels il s’est placé et qui s’avancent sur ses pas à la conquête de l’avenir. Les forces que réclame une si auguste mission, il les trouve en lui-même, dans la religion, dans le patriotisme. Mais aussi quelle foi en Dieu ! quel culte de la patrie ! Ce culte est le premier et le plus exclusif du poète polonais ; ses plus hautes, j’allais dire ses plus douces pensées sont pour elle. Il l’aime comme une amante et comme une mère ; il la chante avec effusion et tendresse ; il mourrait de douleur le jour où il lui faudrait renoncer à une suprême et héroïque espérance ! On conçoit quels accens doivent jaillir d’une semblable source d’inspirations. Le cœur est subjugué ; il partage l’enthousiasme du poète, il se passionne avec lui ; et si, ramené par la raison à une plus calme appréciation de la réalité, on ne peut toujours s’associer à tant d’impatientes ardeurs, ou écoute du moins avec attendrissement, on s’incline avec respect devant la sévère autorité de la conviction. Tel est le prestige irrésistible que cette poésie garde jusque dans ses écarts, prestige qu’augmente encore le mystère dont elle s’entoure. On évite de prononcer le nom du poète, souvent même ce nom n’est connu que de quelques initiés. Le livre circule invisible à la censure, propagé par des agens dévoués ; ne demandez pas le nom de l’éditeur, ne demandez pas d’où sortent ces pages anonymes : nul ne le sait, ou du moins nul ne veut le dire. Quelquefois l’œuvre défendue n’est qu’un manuscrit qu’on se passe de main en main. On comprend quel intérêt s’attache à ces chants qui arrivent du sein de l’exil, à ces messages qu’envoient de nobles muses vers la patrie absente, et qui, en dépit des efforts d’un pouvoir ombrageux, font pénétrer à Varsovie même l’esprit, les espérances, les vœux sacrés de l’émigration. Un tel mode de publicité ne laissant d’ailleurs aucune place à des préoccupations mesquines d’amour-propre et d’ambition personnelle, la dignité de la poésie gagne à ce que perd le poète, et ce dévouement silencieux tourne en définitive au profit de l’art. La poésie n’est plus seulement une distraction choisie, mais un culte qui a ses pratiques secrètes, et qui pourrait avoir ses martyrs. C’est là une des singularités de ces chants, qui passent de bouche en bouche, comme autant de prières ; là aussi est le secret des craintes qu’ils inspirent aux oppresseurs, de l’ascendant qu’ils exercent sur les opprimés.

A. L.
  1. Il est mort il y a trois ans à Montmorency.
  2. Voici quelques paroles d’une railleuse amertume qui se chantaient au milieu des arrestations et des procès politiques du temps : « Nous irons sans doute jouir du reste de notre carnaval au Kamtchatka. Quel beau pays ! Jean, lève-toi ! Il est dix heures ; le jour commence à peine à paraître ; lève-toi, et fais atteler les chiens aux traîneaux. »
  3. Cette apostrophe est tirée d’un écrit de Brodzinski, le Message aux Frères dispersés.
  4. Nappes d’eau que forment les fleuves à leur embouchure.
  5. Il a paru deux traductions françaises de ce poème, l’une en vers, l’autre en prose.
  6. La publication de la Comédie infernale a précédé celle des deux poèmes.
  7. Brodzinski est mort en exil à Dresde. Outre le Message aux Frères dispersés et un magnifique Discours sur la nationalité, il a laissé un nom vénéré et cher à tous les Polonais.