De la place de l’homme dans la nature/13

Traduction par Eugène Dally.
J.-B. Baillière et fils (p. 76-95).


VI

LES ANTHROPOÏDES ET LES HOMMES


L’ouvrage de M. le professeur Huxley ne comprend pas l’examen de toutes les questions que nous avons soulevées à l’occasion de cette traduction. Il n’expose qu’un point spécial de l’immense problème, mais il l’expose savamment et habilement. Le premier des trois Essais qu’il contient, tout historique et physiologique, relate l’histoire naturelle des singes qui ressemblent à l’homme ; le second est un substantiel traité d’anatomie comparée de l’homme et de ces mêmes singes ; le troisième, que nous avons complété à l’aide des documents les plus récents, contient l’histoire des ossements humains fossiles, c’est-à-dire contemporains d’une faune et d’une flore différentes de celles des temps historiques.

On voit qu’il n’est point ici question de la genèse humaine. M. Huxley a voulu simplement tracer le tableau des relations mutuelles des animaux les plus élevés et des hommes ; sur toute autre question il laisse au lecteur le soin de se faire une opinion. Qu’à ce titre, on nous permette d’ajouter encore une page à cette introduction, et nous aurons parcouru toutes les phases de la théorie des descendances modifiées.

Pour quiconque a bien compris les lois de la concurrence vitale et de la sélection naturelle, il est clair que si les types organiques vivants dérivent de types à bien des égards distincts, ceux-ci doivent avoir disparu ; car une variété ne peut disputer le sol aux autres variétés, dans des conditions extérieures également favorables, qu’à la condition de les exterminer : et pour arriver à un tel résultat elle doit être nécessairement la mieux douée ; mais il arrive en général que c’est en vertu d’une adaptation plus facile aux milieux extérieurs que les variétés se perpétuent : dans les deux cas, les modifications organiques se produiront parallèlement à leurs causes, c’est-à-dire avec une incalculable lenteur. Il en résulte que les caractères anatomo-physiologiques ne se distinguent dans la suite chronologique des êtres que par des nuances imperceptibles d’une génération à l’autre. On peut donc être assuré qu’en général, dans une même classe, plus les différences sont profondes entre deux genres, plus sont distantes les périodes de leur apparition dans le temps. C’est là, sans doute, pourquoi la science n’a pu jusqu’à ce jour répondre à la question : D’où vient l’homme ? que pose M. Huxley au commencement du second des essais contenus dans cet écrit.

À coup sûr, l’homme occidental contemporain, autant qu’il est permis de l’inférer de sa constitution anatomo-physiologique, ne provient d’aucun des singes que nous connaissons ; vraisemblablement, l’humanité, dans son ensemble, ne provient même pas de l’une quelconque des races d’hommes réparties à la surface du globe. Les probabilités nous conduiront plus loin encore dans la voie des hypothèses et nous permettent d’admettre que les hommes et les singes dérivent sans doute d’un assez grand nombre de formes organiques distinctes qui ont abouti respectivement à des expressions analogues, mais d’une portée différente par rapport à l’ensemble du règne animal.

Quoique dans l’ouvrage de M. Huxley il ne soit directement question ni de cette hypothèse ni de celle de la dérivation immédiate, on trouvera peut-être que le simple examen des faits embryologiques, examen qui forme la base du plus remarquable de ces essais, vient plutôt confirmer la première que la seconde. Que nous montre en effet le célèbre professeur : Que les différences constatées entre les hommes inférieurs et les singes supérieurs ne sont pas plus considérables que celles qui existent entre les singes des degrés extrêmes. En d’autres termes, et tout en penchant visiblement vers la mutabilité progressive, M. Huxley se borne à démontrer dans les êtres supérieurs actuels l’existence réelle de la série organique. Sans doute c’est là une condition indispensable du progrès, mais elle est loin d’être suffisante, et nous n’hésitons pas à dire que si nous n’avions qu’un chimpanzé à placer entre Michel-Ange et le premier des mammifères, il faudrait renoncer à toute généalogie naturelle de l’homme ; car, on ne conçoit pas en vertu de quelle secrète action, les anthropomorphes qui n’offrent aujourd’hui aucune tendance progressive auraient pu être poussés jadis vers le perfectionnement. La même remarque peut s’appliquer aux races humaines inférieures qui, loin de profiter de l’impulsion civilisatrice qui leur est donnée, s’éteignent et disparaissent chaque jour au contact des peuples européens. À ce point de vue, les singes anthropomorphes et les hommes de race inférieure me semblent représenter bien plutôt des formes incomplètes, impropres à toute évolution ultérieure, que des étapes de développement. Ce sont, si l’on veut, les branches collatérales et décidues d’un arbre dont le tronc vigoureux s’élance vers le ciel. Bien loin donc que les transformations organiques nous ramènent vers l’unité de type dans les différents ordres, il semble que le progrès consiste précisément dans l’extinction des êtres qui ne peuvent supporter les épreuves d’un degré de vitalité supérieur.

Ainsi l’homme a vraisemblablement pour progéniteurs, dans un passé dont la date est incalculable, des êtres à formes anthropoïdes, qui se rapprochaient de lui beaucoup plus qu’aucune des formes simiennes actuellement connues et qui, cependant, n’étaient point des hommes. Mais pour autant que nous pouvons l’inférer du peu que nous savons sur les lois de la transformation des types, il nous est difficile d’admettre que les différentes espèces d’homme aujourd’hui connues puissent provenir les unes des autres. L’hypothèse qui leur donne une origine locale et qui suppose à toute une faune, une même tendance formatrice est bien mieux en accord avec l’esprit des faits. Elle a d’ailleurs pour elle l’autorité des hommes qui se sont le plus occupés de cette question, et notamment de C. Vogt, qui, dans ses Leçons sur l’homme, s’exprime ainsi : « Différentes séries parallèles de singes ont à leur sommet des formes d’un développement plus élevé, des types supérieurs gravitant vers le type humain. Prolongeons par la pensée le développement des trois types anthropomorphes jusqu’au type humain, qu’ils n’atteignent pas et n’atteindront jamais, nous aurons ainsi, provenant de ces trois séries parallèles de singes, trois races humaines primitives… » (P. 623.) Pour Gratiolet, les orangs et les gibbons sont les formes anthropoïdes du groupe des semnopithèques, les chimpanzés sont les anthropoïdes du groupe des macaques et des magots, et les gorilles les anthropoïdes du groupe des cynocéphales[1]. On voit que cette opinion se rapproche singulièrement de celle de Vogt ; l’une et l’autre accusent les tendances des types organiques.

Dans cette conception, les hommes n’ont donc point un ancêtre, mais une multitude d’ancêtres dont les races humaines modernes sont les expressions modifiées. Parmi ces nombreux efforts vers le perfectionnement des formes, il y a eu, çà et là, ainsi que nous l’avons observé chez les animaux, des tentatives avortées, des métamorphoses régressives et aussi des bonds prodigieux qui viennent compliquer les recherches généalogiques et décourager les esprits impatients. Cependant, on a souvent fait remarquer, avec raison, que les formes transitoires sont nécessairement les plus rares, et cette considération, unie au fait de la découverte d’une vingtaine d’espèces de singes fossiles dans les trente dernières années, ne contribue pas peu à encourager les recherches. Naguère M. Lartet a décrit les ossements du Dryopithecus fontanæ, espèce de gibbon à longs bras trouvé dans l’Ariège, qui, par tous ses caractères ostéologiques, se rapproche de l’homme plus qu’aucune autre espèce, notamment en ce qui est de la taille et de la mâchoire inférieure. Mais entre le dryopithèque et l’homme le plus inférieur que nous connaissions, il y a encore une lacune considérable que l’avenir comblera. Le savant naturaliste C. Vogt n’hésite pas à dire que les microcéphales humains, qu’il considère comme des cas d’atavisme simien, « fournissent une série conduisant de l’homme aux singes, aussi complète qu’on peut la désirer. » Il dit encore que « l’arrêt de développement qui a frappé l’enfant pendant sa vie intra-utérine l’a maintenu à un degré intermédiaire entre l’homme et le singe, degré constituant d’ailleurs une des évolutions par lesquelles l’embryon humain doit passer dans le cours normal de son développement ; » et il ajoute « que le crâne d’un microcéphale trouvé à l’état fossile, un peu endommagé, et privé de sa mâchoire inférieure ainsi que de la série dentaire de la mâchoire supérieure, devrait être, sans hésitation, déclaré par tout naturaliste comme un crâne de singe, car un pareil crâne n’offrirait pas le moindre trait caractéristique qui pût permettre d’autoriser une conclusion contraire[2]. » Ajoutons, pour compléter le tableau, que M. Dupont a trouvé en Belgique, à la Naulette, sur les bords de la Lesse, une mâchoire inférieure qui offre évidemment des caractères simiens.

Toutefois, il faut convenir que, même en s’aidant de l’ingénieuse hypothèse de Vogt sur l’atavisme des microcéphales, la distance des formes anthropoïdes à l’homme normal paraît toujours grande ; plus nous avancerons dans la civilisation d’ailleurs, et plus cette distance augmentera. Ainsi que l’a fait remarquer M. Shaaffhausen : « Non-seulement les races humaines au plus bas de l’échelle, qui présentent dans leur organisation maints rapports avec les formes animales, finissent par s’éteindre, mais aussi les singes supérieurs qui touchent de plus près à l’homme deviennent de plus en plus rares, et dans quelques siècles ils auront peut-être entièrement disparu. »

S’il en est ainsi — et les faits contemporains le prouvent suffisamment — l’existence de formes fossiles transitoires, encore inconnues, acquiert un degré en quelque sorte mathématique de probabilité. On peut les chercher dans les cavernes avec un espoir aussi bien fondé que celui de l’astronome, que les perturbations des mouvements célestes dirigent vers l’espace inconnu. La mâchoire de la Naulette, évidemment pithécoïde, est, selon M. Broca, si réservé dans toutes les questions qui touchent à la transformation des espèces, « le premier fait qui fournisse un argument anatomique aux darwinistes[3]. » M. Prunerbey lui-même, et, selon lui, quelques crâniologistes de premier ordre, furent frappés, en contemplant ce maxillaire, de ses caractères tout à fait exceptionnels. Mais renvoyons, pour la question anatomique, au second et au troisième des Essais de M. Huxley, et, pour clore cette Introduction, disons quelques mots sur la physiologie comparée, et, en particulier, sur les phénomènes intellectuels, dont M. Huxley n’a point traité.

L’anatomie, qui jusqu’ici a été notre seule base d’examen, n’est en effet que l’un des procédés de la connaissance, et, parmi ceux-ci n’occupe le premier rang que grâce à la démonstration universellement et constamment vérifiable qu’il comporte. L’observation physiologique, et, en particulier, celle des facultés intellectuelles et morales, va plus loin ; plus compliquée, elle est soumise à des chances plus nombreuses d’erreur, mais elle devance toutes les démonstrations anatomiques. Nous n’avons pas besoin d’ossements intermédiaires entre les types pour être assurés que l’intellect humain et celui des animaux sont diversement taillés dans la même étoffe, et que pas une des aptitudes dont se targue notre orgueil n’est pas absolument étrangère aux animaux.

Mais pour rendre fructueuse une comparaison de cette nature, il ne faut pas prendre les termes extrêmes et les comparer, comme l’ont fait nombre d’écrivains de parti pris, qui se sont amusés à mettre en regard un Newton et un chimpanzé. Tout homme qui, par goût ou par profession, a été à même d’observer rigoureusement ses semblables, possède un certain nombre de cas qui lui ont laissé penser, sous de fraîches impressions, que souvent parmi les Occidentaux les plus avancés dans le développement mental, et chez des individus ayant toutes les apparences d’une bonne conformation, les facultés intellectuelles ne s’élevaient pas, dans les actes en apparence les plus élevés, au delà de l’imitation et de l’obéissance. C. Vogt, observateur minutieux et très-logique, a même retrouvé, chez les idiots microcéphales, tous les caractères psychologiques des singes ; et, sans se soucier de l’objection superficielle tirée de l’état maladif, il a vu, dans ces cas, nous l’avons déjà indiqué, des faits d’atavisme.

Il n’est cependant pas nécessaire de recourir aux microcéphales et aux faibles d’esprit pour établir des transitions de cet ordre. On pourrait objecter justement que les cas individuels ne peuvent faire loi et établir la moyenne de l’intellect des races civilisées pour déterminer la valeur d’un type abstrait, l’homme ; ici encore on trouverait un terme extrême. Mais si l’on étudie avec les voyageurs les habitants de quelques parties du nouveau continent et même de l’ancien, on trouve des groupes humains dont l’existence collective n’est que d’une nuance au-dessus de celle des primates ou des carnassiers. Sir J. Lubbock a résumé, dans son magnifique ouvrage sur les temps préhistoriques, la plupart des documents que nous possédons sur les sauvages modernes, et il suppute en terminant, les votes des naturalistes et des voyageurs en faveur de celle de ces races qui a le plus de droit au titre « inenviable » d’être au plus bas de l’échelle. Les Fuégiens ont pour eux dans ce concours Cook, Darwin, Fitzroy, et Wallis. Mais les Buschmen, les Australiens et les Tasmaniens, les Andamanites et quelques tribus du Nord-Amérique comptent « en leur faveur » d’illustres autorités ; il semblerait, qu’après avoir été témoins du degré d’infériorité de ces races, chacun des voyageurs se soit dit : On ne peut aller plus bas ! Nus, sans abris qui soient incontestablement mieux construits que ceux des chimpanzés et des orangs, sans métaux, sans poteries, quelquefois sans même avoir l’idée de cuire leurs aliments, sans aucuns soins de propreté personnelle, livrés à une promiscuité complète, parfois sans animaux domestiques ni agriculture d’aucune sorte, sans aucune notion de devoirs, même envers les enfants, les malades et les vieillards, — ce ne serait qu’un jeu d’oisif de prendre la peine de prouver que sur bien des points certains animaux sont plus développés que ces peuplades, mentalement et moralement. Et, si dans cette énumération nous n’avons pas parlé du cannibalisme, c’est que quelques auteurs, trop pénétrés de l’idée que « l’homme » est d’une autre essence que les animaux, et sachant que les loups « se mangent entre eux » plus rarement que les hommes, ont été jusqu’à noter là une marque de la supériorité du règne humain ! Pour ce qui est du feu, d’une part, quelques voyageurs ont affirmé que certains singes du nouveau monde en connaissaient l’usage ; d’autre part, on a avancé à différentes reprises que les Tasmaniens, tout en possédant le feu, devaient l’entretenir constamment, car ils ne savaient comment le rallumer, et que les habitants de certaines îles océaniennes n’en avaient jamais vu avant l’arrivée des Européens ; mais, à mon avis, on a attaché trop d’importance à l’une et à l’autre de ces assertions. Il est certain que quelques singes ont des bâtons, et qu’ils se servent de pierres non-seulement comme armes de défense, mais encore comme outils pour briser les noix, et cela nous suffit : « Assurément, dit Lubbock, un très-petit pas nous conduirait de cette application à celle d’une pierre tranchante destinée à couper[4]. »

Mais nous devons laisser là ce parallèle, ou plutôt cette série, dont les termes sont si étroitement rapprochés. Cependant Lyell, Wilson et Lubbock, Spring, Lartet, Christy, Garrigou, etc., ont rendu tellement complète l’étude de l’archéologie préhistorique[5], qu’il serait bien séduisant d’esquisser un rapprochement entre les hommes fossiles du sol européen et les sauvages modernes. Car si le grand problème de l’origine de l’être humain a sans nul doute reçu dans ces dernières années une solution voisine de la démonstration, les points particuliers de la question restent tout à fait obscurs. Sommes-nous les descendants généalogiques des hommes de Moulin-Quignon, de Chartres, d’Engis, du Périgord, de l’Ardèche et des Pyrénées[6], ou bien ces anciens possesseurs de notre sol auraient-ils entièrement disparu, vaincus par une race qui à son tour aurait cédé la place aux conquérants asiatiques ? L’avenir nous l’apprendra. Ce qui est dès à présent certain, c’est que les races humaines contemporaines nous offrent des inégalités singulières dans leur aptitude au développement civilisateur, les unes s’y montrant absolument réfractaires, les autres, au contraire, offrant l’image d’une civilisation spontanée ou provoquée, comparable à celles du Mexique et du Pérou, par rapport aux tribus du nord de l’Amérique et de l’Australie. Ce fait incontestable, que M. Broca a comparé à l’aptitude à la domestication ou à son impossibilité, éclaire l’une des lois du progrès organique qui, ainsi que Darwin, l’a admirablement montré, n’est ni universel, ni constant.

M. Littré, dans ses éloquentes Paroles de philosophie positive, a noté quatre degrés successifs dans le développement humain : le besoin, dit-il, qui est le degré inférieur et premier ; le moral, qui est le second ; le sens et la culture du beau, qui est le troisième, et la science, qui est le quatrième. Dans un écrit tout récent sur les Phases sociales, M. Letourneau a établi sur des faits solides une succession analogue, à laquelle il donne les besoins comme mobile, en distinguant des besoins végétatifs, sensitifs, moraux et affectifs, et scientifiques[7]. Des travaux de cet ordre, et non de vaines spéculations métaphysiques sur l’essence des êtres, nous donneront quelque jour les véritables lois du progrès humain.

Mais laissons ces questions compliquées et résumons ces données : nous avons vu que les races humaines contemporaines les plus inférieures ne s’élèvent que de fort peu de degrés au-dessus de certains animaux. Pour autant que nous en pouvons juger, les hommes des époques les plus reculées parmi ceux qui nous ont laissé des documents positifs de leur existence sur le sol européen, n’étaient pas supérieurs aux Mincopies, aux Australiens et aux Esquimaux, si même — et telle est l’opinion de M. Roujou[8] — ils ne lui étaient inférieurs. Or, à moins de supposer que l’homme civilisé n’a pas d’ancêtres, il faut reconnaître en tout cas que nos ancêtres se rapprochaient infiniment plus que nous du gorille, qui se construit des huttes, et de l’orang-outang, qui se façonne des bâtons dans les bois de Bornéo ; on peut donc se demander s’il y a eu pour l’homme, avant l’âge de pierre, un âge où le bois seul était en usage, mais déjà la date des êtres qui se fabriquaient de grossiers instruments de silex est incalculable ; d’ailleurs la nature même de l’outil ne nous permettra sans doute jamais d’en décider, si tant est que le mot jamais, en matière de découvertes paléontologiques, puisse trouver une place légitime. Mais il y a un âge de bois pour les singes, et même, selon sir J. Lubbock, un âge de pierre.

« L’homme faible et chétif, errant et nu, sans industrie et presque sans armes, » selon les expressions de M. Broca, voilà l’homme qu’il faut comparer aux animaux, et non celui qui, poussé par l’instinct de son développement souverain, agrandit chaque jour la distance qui l’en sépare, en détruisant tous ceux qu’il ne peut utiliser pour ses besoins.

En dehors d’un parallèle collectif, la comparaison des aptitudes isolées est loin de nous permettre de nous croire d’une autre essence que le règne animal tout entier, et il est facile de montrer que certains animaux possèdent souvent à un degré supérieur les facultés spéciales sur le nombre et la nature desquelles il est difficile de s’entendre. Ici encore il nous faut renvoyer aux Bulletins de la Société d’anthropologie, qui a consacré une partie de ses séances, en 1865, 1866 et 1867, à l’étude comparée des facultés mentales de l’homme et des animaux. Là toutes les faces de la question sont diversement envisagées par des hommes du plus grand savoir, et notamment par MM. Pruner-bey et Broca ; il est difficile qu’il reste un doute sur l’identité de la nature des opérations mentales dans toute la série animale à ceux qui auront lu et contrôlé le mémoire de M. Broca, qui se termine par cette heureuse citation de Montaigne : « Il y a des ordres et des degrés, mais c’est soubs le visage d’une mesme nature. »

M. le professeur Bischoff vient de publier un travail crâniologique sur les singes anthropomorphes[9], où il est de nouveau question de la différence qualitative, et non-seulement quantitative de l’intelligence des animaux et des hommes, et le trait distinctif capital que nous donne le savant anatomiste est toujours cette faculté de se réfléchir sur lui-même et de méditer sur ses origines, ses destinées et sa nature qui est si libéralement accordée à tous les hommes. M. Bischoff suppose ici sans nul doute que « tous les hommes » sont professeurs de philosophie dans quelque université allemande. Cependant il pourrait s’apercevoir, pour peu qu’il observe attentivement les hommes illettrés — et bien des lettrés — même sans aller en Australie ou en Afrique, que de tels problèmes n’ont jamais occupé l’esprit que très-exceptionnellement.

Mais, ainsi que le dit M. Huxley, l’orgueil humain ne se résigne pas aisément à se croire pétri du même limon que les êtres inférieurs. Le charretier cruel, qui donne chaque jour dans nos rues l’exemple de la férocité, se croit issu des dieux de même que le fervent disciple de la généalogie biblique se croit fait à leur image, et à travers toutes les dissemblances apparentes, leur morale est comme la logique, uniforme et impitoyable : l’enfer éternel ou les châtiments sanglants à ceux qui, succombant sous le fardeau, ne peuvent traverser sans faiblir leurs dures épreuves. Aussi, pour répondre une fois de plus à des critiques sentimentales sur la dignité et la moralité humaines, je dirai que l’une et l’autre sont du côté de ceux qui croient à l’évolution progressive des êtres et qui mettent l’orgueil, non dans le passé, mais dans l’avenir.

Que le lecteur et M. Huxley lui-même me pardonnent cette longue Introduction, qui s’écarte quelque peu des sujets plus précis traités dans ce volume, et qu’ils me permettent de me justifier : lorsque j’ai commencé cette traduction, j’avais déjà été frappé par la lecture du texte anglais à une époque où l’occasion de le traduire ne s’était pas présentée ; mais j’avoue que les réserves expresses et la méthode rigoureuse de M. Huxley m’avaient séduit bien plus que les déductions que l’on pourrait tirer d’un parallèle anatomique éminemment empreint des théories de Lamark et de Darwin ; ces théories mêmes, je les avais déjà exposées, sinon en adversaire, du moins en critique plein de défiance. Mais à mesure que je traduisais, vérifiant çà et là, lisant et relisant, et écoutant partisans et ennemis de ce que l’on appelle le darwinisme, je sentais mes défiances s’évanouir et mes scrupules disparaître.

La traduction faite, j’étais partisan convaincu de la mutabilité des formes et, en définitive, du progrès organique. Si une telle modification dans mes opinions avait en quoi que ce fût besoin d’excuses, d’illustres exemples m’en fourniraient ; car presque tous les grands naturalistes de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la Suisse et de l’Italie n’ont admis, même partiellement, ces principes qu’après les avoir combattus. Or, cette Introduction n’est que le développement des phases par lesquelles j’ai passé pour arriver à mes convictions actuelles, phases que j’ai résumées en cinq divisions dont voici l’enchaînement :

L’homme n’a pas toujours existé ; certaines formes de la vie organique existaient avant lui : ou il en dérive ou il n’en dérive pas. S’il n’en dérive pas, son existence est surnaturelle ou miraculeuse, ce qui est non-seulement hypothétique, mais contradictoire ou tout au moins indémontrable. On sait en effet que rien ne naît de rien, et comme tout change sans cesse, tout est nécessairement une transformation ; donc les formes vivantes dérivent les unes des autres, et jusqu’au jour où on aura démontré qu’il peut s’en former de toutes pièces là où il n’y en avait pas, on sera en droit de dire qu’elles ont toujours existé, nécessairement sous d’autres formes, ce que confirme la paléontologie. Mais pour que ces vues puissent se soutenir, il faut vérifier trois ordres similaires de faits, savoir : la non-fixité de l’espèce, la transformation des types[10] et établir la série animale que traversent les espèces modifiées graduellement. Il faut enfin appliquer aux hommes les idées déduites de cet examen.

Tel a été le plan que, naturellement, j’ai suivi ; personne mieux que moi ne peut apprécier ses lacunes et l’insuffisance des détails dans l’exécution. Mon ambition est d’être lu, non avant le texte traduit, mais après ; et mon espoir d’avoir tracé un cadre dans lequel toutes les questions de la biologie ontologique peuvent trouver leur place, quelles que soient les solutions particulières qu’on peut leur donner.


Si j’ai peu parlé, dans le cours de ce travail, du livre que j’ai traduit, c’est qu’il est tellement clair, que toute analyse m’a semblé superflue. Il a produit, on le sait, une grande impression en Angleterre et en Allemagne, et, quoique plusieurs années nous séparent de l’époque où il a été publié, cette impression, loin de s’affaiblir, grandit avec la réputation scientifique de l’éminent professeur.

Dans une courte préface, M. Huxley nous apprend qu’il a exposé à plusieurs reprises la substance de ces essais, tantôt devant des hommes voués à la culture des sciences, tantôt devant des ouvriers, dans ces lectures qui, depuis quelques années, rendent en France de si grands services à la civilisation, et qui, malheureusement entravées par mille liens, n’ont pas encore acquis tout leur développement. Cet examen répété d’un même sujet, à des points de vue variés, suffira, dit M. Huxley, pour persuader au lecteur que, vraies ou fausses, ses conclusions n’ont été présentées qu’avec lenteur et maturité d’esprit, et ces conclusions peuvent se résumer en ce dilemme : ou il y a transformation et progrès dans la vie organique, ou nulle théorie scientifique des êtres n’est possible.


  1. Gratiolet, Anatomie des troglodytes Aubryi, p. 242.
  2. Vogt, Leçons sur l’homme, p. 256, 261 et 265.
  3. Voir, sur cette mâchoire, la discussion qui a eu lieu à la Société d’anthropologie (Bulletins, 1866, p. 584).
  4. J. Lubbock, Pre-historic Times as illustrated by ancient Remains. London, 1865, p. 475.
  5. Citons ici, comme l’un des faits les plus heureux pour l’avancement de cette partie de la science de l’homme, la création du musée de Saint-Germain-en-Laye, unique au monde, où, dans les salles restaurées du vieux château, se trouvent réunis, rigoureusement classés, la plus belle collection de documents préhistoriques et celtiques que l’on possède, sous la direction de M. A. Bertrand et d’un comité de savants spéciaux. La fondation du recueil périodique intitulé Matériaux pour l’histoire positive et philosophique de l’homme, œuvre toute de dévouement, entreprise par M. G. de Mortillet, il y a déjà trois années, a aussi répondu à un véritable besoin. On peut voir en effet, par le nombre des traductions faites en France sur la science de l’homme, que nous sommes fort en arrière des autres nations sur ce point, bien que la plupart des grandes découvertes paléontologiques et anthropologiques, telles que l’homme d’Abbeville et celui de Saint-Prest, le singe de Sansan, etc., aient été faites en France. Sans la fondation de la Société d’anthropologie, ces études, qui sont de premier ordre, n’auraient parmi nous pour adeptes qu’un très-petit nombre de savants spéciaux, et l’ignorance de leurs enseignements se ferait encore plus péniblement sentir chez les psychologistes et chez les historiens.
  6. On trouvera très-complets, sur toutes les questions qui se rattachent à l’homme fossile, les documents originaux dans l’appendice à l’ouvrage de Ch. Lyell, Paris, 1864. Indiquons aussi le beau mémoire de MM. F. Garrigou et H. Filhol, Âge de la pierre polie dans les cavernes des Pyrénées ariégeoises ; Paris et Toulouse, 1864, avec 9 pl., et en général les nombreux travaux de M. Garrigou.
  7. Letourneau, Bulletins de la Société d’anthropologie, 1867.
  8. A. Roujou, Recherches sur l’âge de pierre quaternaire dans les environs de Paris. Excellent résumé très-précis et très-savant de la question.
  9. Bischoff, Ueber die Verschiedenheit in der Schädelbildung des Gorilla, Chimpanse und Orang, etc. Munchen, 1867.
  10. Au moment de mettre sous presse, on nous communique une excellente brochure de M. G. Pennetier sur la Mutabilité des formes organiques ; nous regrettons extrêmement de n’avoir pas connu plus tôt ce travail récent, mais nous espérons nous en servir dans les notes du texte de M. Huxley.