De la place de l’homme dans la nature/01

Traduction par Eugène Dally.
J.-B. Baillière et fils (p. v-ix).

PRÉFACE DE L’AUTEUR


POUR L’ÉDITION FRANÇAISE




Le traducteur et les éditeurs de cette édition française de mon ouvrage Evidence as to man’s place in nature m’ont exprimé le désir de publier une préface spéciale à cette édition ; en ce moment beaucoup d’occupations et d’anxiétés ne me permettent pas de répondre à leur vœu aussi amplement et aussi efficacement que je l’eusse souhaité.

Mais je serais désolé de perdre cette occasion de remercier M. Dally des soins laborieux qu’il a donnés à cette traduction, qui me semble reproduire très-fidèlement ma pensée, à une seule exception près.

Cette exception, je l’ai rencontrée p. 242, où, en suite d’une erreur très-naturelle et très-explicable, mon traducteur applique à Lamarck une critique qui ne lui était en aucune façon destinée. Ce grand naturaliste se complaisait parfois dans de vagues conceptions, mais il n’arrivait jamais aux non-sens, et je serais fâché que l’on pût m’accuser de manquer d’un respect légitime envers un homme aussi éminent[1].

L’argument de mon Essai sur les relations de l’homme et des animaux inférieurs, peut se résumer simplement de la façon suivante :

Les différences de structure entre l’homme et les primates qui s’en rapprochent le plus, ne sont pas plus grandes que celles qui existent entre ces derniers et les autres membres de l’ordre des primates. En sorte que si l’on a quelques raisons pour croire que tous les primates, l’homme excepté, proviennent d’une seule et même souche primitive, il n’y a rien dans la structure de l’homme qui appuie la conclusion qu’il a eu une origine différente.

J’ai examiné avec l’attention la plus soutenue les nombreuses critiques que ces Essais ont provoqués pendant ces cinq dernières années, mais je n’ai pu en rencontrer qui, au plus petit degré, affaiblissent leurs arguments.

La polémique au sujet du cerveau (p. 250) est close ; tous les anatomistes loyaux et compétents se sont depuis longtemps déclarés en ma faveur. Il n’est pas jusqu’au léger doute que j’ai élevé au sujet de l’absence prétendue du corps calleux dans les mammifères inférieurs (p. 226) qui n’ait reçu sa justification complète des admirables recherches de M. Flower[2]. qui établissent l’existence du corps calleux chez tous les mammifères.

Quant à la main et au pied, les seules objections importantes aux vues que j’ai émises, sont venues du regrettable Gratiolet et du professeur Lucæ. Ce dernier a été, à mon avis, complètement réfuté par M. Mivart, dans un laborieux mémoire sur les Appendices du squelette des primates[3], quant au premier, je dirai seulement que je ne puis bien saisir la portée de ses raisonnements.

En fait, le long fléchisseur du pouce, au sujet duquel on a tant écrit, existe chez le chimpanzé, (quoique peut-être il n’y existe pas constamment) et se montre, bien développé, chez l’hylobates.

En résumé, je tiens maintenant pour démontré que les différences anatomiques du ouistiti et du chimpanzé sont beaucoup plus grandes que celles du chimpanzé et de l’homme. De sorte que si des causes naturelles quelconques ont suffi pour faire évoluer (to evolve) un même type souche, ici en ouistiti, là en chimpanzé, ces mêmes causes ont été suffisantes pour, de la même souche, faire évoluer (to evolve) l’homme.

Quant à la question de savoir si les causes naturelles peuvent ou non produire ces transformations, je ne m’en mêle pas, satisfait de la laisser aux mains puissantes de M. Darwin.

Ayant ainsi fait la part aux critiques de mes adversaires, un mot ou deux maintenant en réplique à celles qui me viennent de régions amies.

Mon excellent traducteur, par exemple, est l’un des nombreux écrivains qui ont blâmé (p. 252) l’usage des mots abîme et gouffre, quand je parlais des différences qui existent entre l’homme et les singes.

Mais ces mots rendent exactement ce que je dois en comprendre.

Il m’arriva un jour de séjourner durant de nombreuses heures, seul, et non sans anxiété, au sommet des Grands-Mulets. Quand je regardais à mes pieds le village de Chamounix, il me semblait qu’il gisait au fond d’un prodigieux abîme ou gouffre. Au point de vue pratique, le gouffre était immense, car je ne connaissais pas le chemin de la descente et si j’avais tenté de le retrouver seul, je me serais infailliblement perdu dans les crevasses du glacier des Bossons ; néanmoins je savais parfaitement que le gouffre qui me séparait de Chamounix, quoique dans la pratique infini, avait été traversé des centaines de fois par ceux qui connaissaient le chemin et possédaient des secours spéciaux.

Le sentiment que j’éprouvais alors me revient quand je considère côte à côte un homme et un singe ; qu’il y ait ou qu’il y ait eu une route de l’un à l’autre, j’en suis sûr. Mais maintenant, la distance entre les deux est tout à fait celle d’un abîme (plainly abysmal), et, pour mon compte, j’aime mieux reconnaître ce fait aussi bien que l’ignorance où je suis du sentier, plutôt que de me laisser choir dans une des crevasses creusées aux pieds de ces chercheurs impatients, qui ne veulent pas attendre la direction d’une science plus avancée que celle du temps présent.


J. Th. Huxley.



London, Geological Museum, Jermyn street.


15 novembre 1867.
  1. Le lecteur voudra bien supprimer à la page indiquée les mots : qu’il aurait faite, et les remplacer par : qu’on aurait faite (ligne 14). J’ai, en effet, attribué à Lamarck la promesse et la formule d’une doctrine « sur le progrès continu et régulier des formes organiques, the ordained continuous becoming of organic form, » tandis que cette formule et cette promesse sont dues à un célèbre naturaliste anglais que nous ne nommerons pas, puisque M. Huxley n’a pas jugé à propos de le nommer, et à qui reviennent de droit les critiques de M. Huxley. Pour comprendre que ces critiques s’adressaient à ce naturaliste, il fallait savoir que la formule obscure et à peu près intraduisible que nous citons était de lui. On nous excusera sans nul doute de l’avoir ignoré. (Trad.)
  2. Flower, Philosophical Transactions.
  3. Mivart, Philosophical Transactions. 1867.