De la philosophie dans ses rapports avec l’état de la société française



DE
LA PHILOSOPHIE
DANS SES RAPPORTS
AVEC L’ÉTAT DE LA SOCIÉTÉ FRANÇAISE.[1]

Nous vivons dans un temps où l’étude de la société a le pas sur la science de l’homme. L’histoire du monde, le spectacle des évènemens, l’examen des rapports, soit des gouvernemens avec les peuples, soit des individus entre eux, l’observation des mœurs et des opinions, donnent chaque jour naissance à de nouveaux systèmes sur la destinée de l’humanité, et ces systèmes ajoutent apparemment, ou doivent ajouter quelque chose à ce que l’homme sait de lui-même. Mais si les spéculations de cette nature peuvent être philosophiques, elles ne constituent pas la philosophie proprement dite. Elles ne remplacent pas, et je ne sais si elles valent l’étude directe de l’esprit humain. Or, cette étude est éminemment la philosophie. Celle-ci se complète sans doute par la science de la société, mais elle la précède, l’éclaire, la soutient, et jamais elle n’est négligée ou méconnue sans péril pour le reste des connaissances humaines.

Cependant il semble que, tandis que la philosophie s’est relevée avec éclat dans les écoles, elle soit loin d’exciter autant d’attention, d’exercer autant d’empire dans la littérature et le monde qu’il le faudrait peut-être pour le salut et le progrès de la raison. Depuis le siècle qui s’est appelé le siècle de la philosophie, elle a perdu de son crédit et de sa popularité. On fait de la métaphysique sur beaucoup de choses, excepté sur la métaphysique même. On philosophe à tout propos, mais on délaisse un peu la philosophie. Elle n’a même pas bien bonne renommée. Elle est suspecte au sens commun comme inutile et douteuse ; les sciences positives lui reprochent une témérité vague, une chimérique ambition ; les théories historiques et sociales la tiennent pour timide, étroite, stérile : accusations contradictoires qu’elle pourrait rétorquer sans injustice. Où donc ne se rencontrent pas des idées exclusives, des spéculations hasardées, des variations qui troublent l’esprit ? Où sont les croyances inébranlables et les systèmes incontestés ? Quelle science contemporaine pourrait jeter la première pierre à la philosophie ?

C’est pour elle que nous voudrions dérober au public quelques instans d’une attention si partagée. Et cette entreprise n’est pas pour nous une pure satisfaction de l’esprit ; nous verrions un peu d’utilité réelle dans le rappel des intelligences à la philosophie. Mais avant d’expliquer nos motifs, essayons de donner quelque idée de ce que c’est que la philosophie.

Il ne s’agit pas de la définir. Cette définition, si elle est possible, exige une connaissance plus complète et plus approfondie de la science que nous ne pouvons la supposer encore, que jamais peut-être nous n’oserons nous l’attribuer. Il importe seulement d’établir quelle sorte de science est celle dont l’abandon nous semblerait funeste à l’intelligence.

L’esprit humain a des facultés et des notions. Il agit par ces facultés ; il juge en effet, il se souvient, il raisonne. En agissant, il trouve, il acquiert ou forme des notions, celles, par exemple, de l’existence, de la durée, de l’action. Au moyen de ces facultés et de ces notions dont il n’a point d’abord une conscience distincte, il connaît beaucoup de choses, il apprend tout ce qu’il sait. Ainsi il découvre que les choses diverses existent, et que lui-même, ou du moins la personne qu’il se sent être, existe au milieu d’elles. Il juge que les choses ont des qualités, qu’elles commencent ou cessent, qu’elles agissent ou subissent l’action, qu’elles sont causes ou qu’elles sont effets. Toutes ces connaissances supposent, on le voit, des notions de cause, d’action, d’existence, et des facultés pour former ou employer ces notions. Ainsi, dans l’homme intérieur s’aperçoivent au premier examen des connaissances générales sur les choses qui résultent de la plus simple expérience de la vie, et l’acquisition de ces connaissances d’une part implique des notions plus générales encore, de l’autre exige des facultés actives. Ces trois choses, les facultés, les notions fondamentales, puis les connaissances qui s’y rapportent immédiatement, qui en dérivent ou qui les supposent, voilà les premiers objets de la philosophie. Si elle se borne à les constater comme des faits, à les compter et à les définir, elle est descriptive. Si elle va plus loin, si elle recherche l’autorité des facultés, la valeur des notions, la certitude des connaissances, elle devient transcendante, elle met en question la vérité de l’esprit humain. Ainsi que les facultés, les notions premières et les connaissances qui en dérivent nécessairement, sont indispensables à toutes les autres connaissances comme moyen ou comme fondement ; la philosophie importe donc à toutes les sciences. Si elle manque, toutes portent à faux ; en les créant, l’esprit humain construit en l’air.

La philosophie descriptive peut porter le nom de psychologie. Si elle entreprend l’analyse de l’intelligence en action pour la régler et la conduire, elle s’appelle logique. Si elle fait le même travail sur la volonté, elle s’appelle morale. Mais si elle s’élève au-dessus des facultés et des notions pour les juger, pour les rapporter à la réalité, pour les considérer absolument, comme donnant des vérités qui sont les lois mêmes des choses, elle mérite alors le nom redouté de métaphysique.

La métaphysique suppose que nos connaissances ont droit à l’estime, et conduisent à une réelle science. Elle a donc pour antécédent nécessaire l’examen de la vérité de nos connaissances ou de l’autorité de l’esprit humain. C’est l’objet de la haute psychologie ; c’est, si l’on veut, ou le point le plus élevé de la psychologie, ou le point de départ de la métaphysique. Celle-ci, admettant la vérité de nos connaissances, prétend nous faire connaître dans une certaine mesure les choses comme elles sont. Elle comprend donc la science de l’être, et subit alors le nom pédantesque d’ontologie. De la nature des choses s’élevant à celle de l’être des êtres, elle a reçu de Leibnitz le nom de théodicée[2].

La philosophie, c’est tout cela.

Dans ce peu de mots, on doit entrevoir comment nous avons pu dire, en commençant, que la philosophie est éminemment l’étude de l’esprit humain. En effet, bien que l’esprit humain ne paraisse que l’instrument de nos connaissances, la description et l’examen de cet instrument sont nécessaires, non-seulement pour les classer et les ordonner, mais encore pour les vérifier ; l’étude du moyen est ici inséparable de celle de l’objet, et, à rechercher comment nous savons les choses, on découvre ce que nous savons des choses. Deux exemples montreront comment la science de la pensée intéresse ainsi celle de l’être.

Il y a une faculté de l’esprit que l’on peut appeler la faculté d’abstraire. C’est par elle que nous détachons certaines qualités des objets divers où nous les avons observées, que nous formons de ces qualités des idées, et donnons à ces idées des noms. Ces idées sont les idées abstraites de la logique ; ces noms, les noms abstraits de la grammaire. Ainsi, une qualité remarquée dans tous les objets solides a pris le nom de solidité ; une qualité commune à tous les objets blancs s’est appelée la blancheur. La solidité et la blancheur sont des abstractions. Ces abstractions ne sont pas des choses réelles, un enfant sait cela ; elles n’existent, comme on le dit, que dans notre esprit. Ce point bien connu et bien établi, supposons que l’on s’occupe de faire la revue de nos idées, ce qui n’est déjà, remarquez-le bien, qu’étudier l’esprit humain ; on rencontre une idée fort importante, l’idée d’espace, et, pour la classer, on se demande à quelle sorte d’idées elle appartient. Eh bien ! s’il arrive que l’on démontre, comme l’ont cru faire quelques philosophes, que l’idée d’espace soit une abstraction du genre de celles que nous venons de citer, il en résulte forcément que l’espace n’existe pas, car les abstractions, avons-nous dit, ne sont pas des choses réelles.

L’espace n’existe pas ; voilà une notion qui appartient à la science de l’être, à la connaissance des choses, à l’ontologie. Et comment cette notion sur l’espace aurait-elle été acquise ? uniquement par l’étude de l’esprit humain. Ainsi, étudier les idées, c’est souvent, sans qu’on le sache ou qu’on le veuille, étudier les choses, et, dans ce que nous pensons, peut se découvrir ce qui est.

Il est vrai, je me hâte d’ajouter, que bien grande est l’erreur d’anéantir l’espace. C’est que l’erreur est grande aussi de faire de l’espace une abstraction, comme la dureté ou la blancheur. Or, cette dernière erreur qui engendre l’autre provient d’une fausse observation sur la production de certaines idées, c’est-à-dire sur une opération de l’esprit humain. Cette erreur résulte d’une étroite et vague théorie de l’abstraction, qui confond les noms abstraits de la grammaire et les idées innombrables qu’ils représentent au gré du caprice des langues, avec les idées générales et fondamentales dont l’esprit humain ne peut se passer pour concevoir l’existence des choses. Il importe donc à la science de la réalité de bien savoir l’esprit humain. L’analyse de nos idées influe sur la connaissance des choses, et se tromper sur ce que nous pensons, c’est se tromper sur ce qui est. La science de l’esprit humain est en abrégé la science de l’univers.

Un autre exemple manifestera la même vérité. À quelque point que vous poussiez l’analyse des facultés intellectuelles, quelque différentes, quelque nombreuses que vous parveniez à les faire, il vous est impossible de ne pas reconnaître qu’elles sont simultanées. Elles se servent et se modifient mutuellement ; elles se limitent et s’unissent ; dans leur action commune, elles se redressent et se complètent les unes les autres. Dans la pratique, il faut de la sensibilité pour vouloir, de la mémoire pour raisonner, de l’imagination pour réfléchir ; les combinaisons sont infinies. Il suit que non-seulement les facultés se meuvent dans un commun milieu, mais encore qu’elles appartiennent à un seul et même être. En effet, ce n’est pas la mémoire qui sert à la réflexion, ou le raisonnement qui emploie la volonté. Il y a quelque chose qui use de la volonté, de la réflexion, du raisonnement, de la mémoire. Il y a quelque chose qui donne l’unité aux facultés diverses, qui fait leur unité, qui est l’unité même. Nous avons conscience de cette unité, qui est l’unité même. Nous avons conscience de cette unité qui veut et pense, qui juge et imagine, qui agit enfin : c’est ce qu’on a appelé l’unité consciencieuse du moi. Le moi est un ; le moi est indivisible. Cette unité est consciencieuse, c’est-à-dire que le moi se sent un, et, dans le passé comme dans le présent, dans la rêverie comme dans la passion, n’aperçoit en lui-même ni interruption ni duplicité ; il s’assure en son identité. Or, ce que la personne intérieure se sent être, aucun objet extérieur ne nous le paraît être. L’unité ne se montre nulle part autour de nous ; tout le monde matériel est divisible. Ses parties se conçoivent encore, alors même qu’elles ne s’aperçoivent plus. Si donc le sujet de nos facultés, si le moi est un et indivisible, la substance du moi l’est également ; elle est simple, une, immatérielle ; elle est l’ame, l’ame, seule et véritable unité qui subsiste et dure en nous à travers tous les changemens de la vie, centre invisible où se confondent tous les sentimens et toutes les idées, force insaisissable que se disputent les passions les plus vives, les affections les plus tendres, les vertus les plus pures ; victime sainte que dévoue tour à tour l’amour et l’héroïsme. Et comment avons-nous appris ce qu’elle est ? en étudiant nos facultés intellectuelles.

Ces exemples simples montrent assez comment la science de l’esprit humain touche immédiatement à la science des êtres ; en d’autres termes, quel lien étroit unit à la psychologie l’ontologie. L’utilité et le sérieux de la philosophie se témoignent également par ces deux applications de ses procédés les plus élémentaires. Il n’y a rien de frivole apparemment à tenter de se faire une idée exacte de ce que peut être l’espace, obscure recherche où succomba Newton, et que supposent toutes les mathématiques. C’est tout au moins pour la science quelque chose de curieux. Et, pour la science comme pour la morale, comme pour le bonheur, est-il indifférent de savoir si l’homme intérieur n’est que le centre des organes corporels, ou s’il réside en lui un principe supérieur aux altérations de la matière, qui ne souffre pas des mêmes atteintes, qui ne périt pas des mêmes coups ?

Nous croyons, par ces analyses faciles, avoir fait tour à tour comprendre l’objet, la méthode, la portée et la dignité de la philosophie.

Voilà pourtant la science que néglige le public, c’est-à-dire les gens de lettres et les gens du monde. L’oubli, l’indifférence, et parfois le dédain, tel est pourtant le partage de ces recherches ingénieuses ou profondes qui jadis ont captivé les plus grandes intelligences dont l’humanité ait gardé mémoire, qui plus récemment ont distrait souvent les deux héros du XVIIIe siècle, Voltaire et Frédéric, et qui trouvaient alors une place entre la poésie et la victoire.

Plusieurs causes ont amené ce détachement philosophique, et jusqu’à un certain point le justifient. Mais il en est une qui domine les autres, et qui s’aperçoit tout d’abord. La philosophie est l’œuvre de la réflexion désintéressée sur l’humanité et sur la nature ; or, notre siècle n’est pas désintéressé, il a trop d’affaires. Sans doute, pour beaucoup agir, il ne renonce pas à raisonner ; n’a-t-il pas des principes dont il parle beaucoup ? et dans le langage du temps n’a-t-on pas répété cent fois que c’est une époque rationnelle ? Mais cette époque est rationnelle avec un but ; mais ses principes cherchent l’application ; mais l’esprit du siècle aspire à la puissance et convoite les réalités. Il aime les idées, mais il entend qu’elles triomphent ; il pense pour régner. Dans l’état actuel des sociétés, grace à ces moyens immenses de circulation, grace à cette liberté générale des intelligences que rien n’arrête ou n’intimide, la pensée passe dans les faits avec une rapidité inouie. En peu de momens, elle allume des passions, crée des intérêts, recrute des partis, et promet ou menace de convertir l’univers. Comment le temps ne lui manquerait-il pas pour se recueillir ? Elle est trop pressée pour méditer sans but apparent, pour chercher à l’aventure la vérité qui ne sert pas ; et devant nos contemporains, le beau ne trouve grace qu’à la faveur de l’utile. Ne nous plaignons pas cependant ; jamais de fait l’esprit humain n’a été plus puissant, jamais il n’a pris une part plus grande et plus active au gouvernement du monde. Mais de ce qu’il est moins séquestré de la pratique, il résulte qu’il abaisse un peu son essor ; que, dans ses recherches spéculatives, il se préoccupe encore des intérêts positifs, et ne prise les théories que dans leurs rapports avec l’histoire et par leur influence sur la société. Si l’esprit philosophique est sorti des écoles et des académies ; s’il prend les livres pour moyen et non pour but ; s’il se meut dans une autre république que celle des lettres, les affaires y ont gagné sans doute, mais peut-être y a-t-il perdu quelque chose en éclat, en pureté, en élévation. Les nations s’enrichissent de ce qu’il leur donne, il les grandit en se penchant vers elles : les lumières générales profitent de ses pertes, et l’on peut dire que le génie de l’homme s’est dépouillé au profit du génie de l’humanité.

La grande affaire du siècle porte un nom retentissant : elle s’appelle révolution. C’est ce mot, ce même mot flatteur ou terrible, qui partout se fait entendre. Et ceux qui rêvent dans le sein de l’étude d’austères utopies, comme ceux qui cherchent par des réformes graduelles à prévenir les crises et les déchiremens douloureux, et ceux qui s’efforcent de fonder l’ordre nouveau par la sagesse, et de réconcilier l’esprit de conservation avec l’esprit de nouveauté, comme ceux qui, prenant des haines pour des idées, complottent dans une orgie de folles insurrections ; tous, suivant leur position et leur nature, selon leur pays et ses lumières, répètent ce grand mot de révolution. Tous veulent la révolution extrême ou mesurée, subite ou lente, violente ou pacifique. La révolution est partout, mais partout elle n’est pas la même. Cet orage universel, qui passe sur la terre, ne porte point en tous lieux les mêmes foudres, ni les mêmes torrens. Ici, il dévaste et creuse le sol inondé ; là, il s’éclaircit, il s’élève, et la terre qu’il a profondément sillonnée se montre plus riante et plus fertile. Ailleurs, un tonnerre sourd n’annonce encore que son approche ; plus loin, de vifs éclairs seulement fendent sans bruit les nuages. Sur ce sol aride pèse un temps obscur et lourd ; sur ces plaines rafraîchies tombe une pluie calme et féconde. Cependant tout le ciel est rempli du même météore, et le bruit comme le silence, la clarté du jour comme les ténèbres, les bienfaits comme les ravages, tout sort de la même cause, tout vient de la même tempête, tout signale la même saison de l’humanité.

Pendant long-temps, la raison humaine, en élevant des problèmes, en débattant des opinions, a cru n’agiter que des idées : aujourd’hui, avec les idées, elle remet en question les conventions, les mœurs, les lois, les institutions. Toutes ces choses sont à la fois ou successivement atteintes par l’esprit de révolution. La société tout entière suit le cours des idées, et tous les évènemens que le temps improvise, tous les accidens que le hasard amène, quand ils ne résultent pas directement du mouvement des opinions, sont bientôt repris, exploités par elles, et tournent à l’avantage ou bien au détriment des causes nouvelles que plaide l’esprit humain.

Dans cet état général de l’Europe civilisée, notre dessein est de rechercher si c’est à bon droit que les spéculations purement philosophiques seraient négligées, et si, au contraire, elles ne pourraient pas trouver encore une digne place, un rôle utile, une réelle influence.

Toute révolution change la société ou le gouvernement. Pour qu’un tel changement s’opère, il faut que le principe qui domine la société, ou maintient le gouvernement, ait été d’abord ébranlé. Un tel principe est ébranlé, lorsque la foi qu’il obtient, ou le respect qu’il inspire chancelle, et que l’examen a commencé à porter la sape à ses fondemens. En général, le principe d’une société ou d’un gouvernement est une religion, une tradition (la religion elle-même en est une), ou quelque grand et vieil intérêt que son antiquité a élevé au titre de droit, ou quelque habitude nationale qui est devenue une vertu publique. Il est rare qu’un gouvernement ou une société ne soit pas tout à la fois défendue par ces quatre choses, la religion, la tradition, l’habitude, l’intérêt. La religion peut être vraie, la tradition raisonnable, l’habitude utile, l’intérêt légitime ; mais, quoi qu’il en soit, quand un de ces principes conservateurs est attaqué, il l’est à coup sûr par le raisonnement. Les croyances ou les convictions qui se groupent à l’entour sont discutées. Ce juge qui finit par juger tous les juges, cet inquisiteur qui, tôt ou tard, cite devant lui toutes les inquisitions, cette puissance qui, à la longue, détrône toutes les puissances, l’opinion, demande aux doctrines long-temps incontestées compte de leur existence et de leur empire, et tente de substituer aux principes convenus un principe raisonné. À la place de ce qui n’est pour elle qu’un fait, elle prétend édifier quelque chose de rationnel, car il n’y a que la raison qui puisse prétendre à suppléer le temps.

Cela se passe sous nos yeux. L’esprit de révolution, à tort ou à droit, dès long-temps a touché la religion ; le principe de la liberté des cultes et les idées philosophiques auxquelles il se rattache, sont assurément de grandes nouveautés, et chaque jour elles tendent, en s’écrivant dans les lois, en s’incorporant aux institutions, à changer la société chrétienne. Quant aux traditions qui partout règlent le pouvoir, la législation, la hiérarchie, les mœurs même, et une partie de la vie civile, elles sont hardiment remises à l’épreuve et rejetées au creuset ardent de l’examen. C’est ce que proclament à haute voix, ici de populaires espérances, là d’augustes terreurs. Quand le principe traditionnel, soit religieux, soit politique, du gouvernement ou de la société, est ébranlé, quand la foi se trouble, sera-ce l’intérêt seul qui protégera ce qui existe, qui recréera ce qui doit rester, et suffira-t-il pour donner force et durée à des institutions privées par leur date de la consécration du temps ?

Non sans doute, et vainement quelques écoles ont-elles essayé de rattacher tout, la morale même, à l’intérêt. Ce n’est pas là le nom que les peuples écrivent sur leurs étendards, lorsqu’ils marchent à la conquête de l’avenir. Les débats politiques sont ceux où l’utilité joue le plus grand rôle, car l’utilité publique est souvent une chose sacrée, et pourtant je n’ai pas ouï parler d’une nation qui eût gravé au frontispice de sa constitution la déclaration des intérêts de l’homme. De toutes parts on parle de droits, ce sont des droits qu’on réclame, et, pour les établir, c’est l’éternelle raison qu’on invoque.

Qui peut, en effet, tenir lieu de l’autorité religieuse, remplacer la tradition, devancer les mœurs ? qui peut consacrer les intérêts établis ? La raison seule. Élevez la raison, donnez-lui toute sa pureté avec toute sa hauteur, elle sera la philosophie. Sans la raison du siècle repose donc la philosophie. La théorie de toutes les opinions qui luttent aujourd’hui, leur principe suprême ne peut être autre chose qu’une idée philosophique. Il n’est donc pas vrai, pour qui n’arrête pas sa vue aux apparences, que la philosophie soit une superfluité oiseuse, ni qu’elle n’ait aucune part à prendre aux choses de ce temps. Elle est le principe secret de tout ce que le temps appelle ses principes ; elle est l’esprit même de l’esprit du temps, manifesté par ses doctrines et ses œuvres, par ses renversemens et ses créations.

Que ceux-là donc qui sont absorbés par la vie active et qui se mêlent aux affaires, se gardent de nier la philosophie. Ils sont maîtres de l’ignorer ; on peut suivre un guide qu’on ne voit pas ; sans la connaître, on peut la servir et travailler au succès des opinions qu’elle inspire ou qu’elle justifie. Mais qu’ils se préservent du mépris qu’affecte parfois pour elle l’expérience vulgaire ; ils trahiraient peut-être, contre leur gré, la cause politique qu’ils défendent, et qui au fond s’appuie, quelle qu’elle soit, sur une pensée philosophique. En vain protesteraient-ils, la philosophie est un des ressorts de la civilisation. Ce n’est pas un rêveur oisif, c’est un grand homme d’affaires, qui, après avoir gouverné le monde, disait, la main encore appuyée sur les faisceaux consulaires : « Ô philosophie, ô guide de l’homme, ô toi qui cherches la vertu et bannis les vices, que serions-nous sans toi ? sans toi, que serait la vie humaine ? C’est toi qui as créé les villes ; c’est toi qui as convoqué en société les mortels épars ; c’est toi qui les as réunis par le rapprochement des habitations, par les liens du mariage, par la communauté du langage et de l’écriture. C’est toi qui as inventé les lois, formé les mœurs, réglé la société. Je me réfugie dans ton sein, j’implore ton secours ; jusqu’ici je t’appartenais en partie, aujourd’hui je suis à toi tout entier[3]. »

Nous n’irons pas aussi loin que Cicéron : nous n’oserions faire de la philosophie le génie tutélaire de la société, encore moins accuser de parricide ceux qui l’attaquent ou la négligent[4] ; mais nous nous bornerons à revendiquer sa valeur pratique, et à la montrer présente et active dans toute révolution.

Elle n’influe pas, il est vrai, immédiatement sur les masses. Pour être entendue par elles, il faut qu’elle modifie et sa forme et son . langage. Elle ne s’adresse en effet qu’au petit nombre ; elle a des initiés ; mais, par l’entremise des esprits qu’elle s’est consacrés, elle réagit sur la littérature, sur l’enseignement, sur la conversation, et bientôt sur les croyances et les mœurs nationales. Elle pénètre les esprits à leur insu, et souvent, née des opinions communes, elle les appuie et les propage à son tour. Elle rend au public ce qu’il lui a prêté et l’inspire en secret, quelquefois en se cachant de lui. Comme science de la raison même, n’est-elle pas la caution de toutes les sciences ? Comme science de la pure pensée, ne contient-elle pas toutes les pensées humaines ? Sa couleur se reflète dans tous les systèmes, et teint de ses nuances le verre changeant à travers lequel l’esprit observe tous les objets. Souvent cette démocratie turbulente des opinions d’un temps n’est que l’aveugle instrument d’une grande idée qu’elles ne savent pas.

Toute révolution, quelle que soit sa nature, s’annonce par le doute, et souvent semble par le doute se terminer. Au début, le doute s’élève sur tout ce que la révolution doit détruire. Il est critique, il est agressif ; ainsi s’allume le bûcher où les hommes brilleront ce qu’ils ont adoré. À la fin des révolutions, lorsque bien des expériences ont échoué, lorsque, mis à l’épreuve des évènemens, le système novateur, fatalité inévitable ! s’est trouvé moins infaillible que ne l’avait d’abord espéré la présomptueuse raison, l’incertitude gagne beaucoup d’esprits ; avec les mécomptes arrive le découragement : le scepticisme est la plante aride qui croît sur les cendres qu’a laissées l’incendie.

La philosophie est bonne à ces deux sortes de doute. Au doute agressif elle désigne des points d’attaque, livre des armes et dicte des cris de guerre ; elle fournit les idées qui remplaceront les croyances. L’expérience de notre pays l’a, je pense, assez prouvé. Philosophie du XVIIIe siècle a été long-temps synonyme de révolution française, Mais, au doute que développe la leçon mobile des évènemens, au trouble d’esprit qui suit les revers et quelquefois les triomphes, ne faut-il pas aussi des principes qui éclairent et des convictions qui raffermissent ? Ne faut-il pas rouvrir cette région élevée où la vérité est stable, où se réconcilient la théorie et l’expérience, la nouveauté et la durée, la spéculation et la réalité ? Ne faut-il pas une philosophie ?

C’est la plainte universelle de notre temps que l’incertitude universelle. Qui ne s’est effrayé d’entendre ces mots funèbres, anarchie des intelligences, désordre moral, mort des croyances ? L’esprit humain, en effet, n’a jamais paru plus incertain et plus actif à la fois. Impétueux et flottant, il passe et repasse rapidement par l’incrédulité et le fanatisme. Il se dégoûte de ses œuvres avant de les avoir finies, se désabuse de ses systèmes avant de les avoir éprouvés ; il dénigre ce qu’il crée, et pourtant s’acharne à détruire. Il n’admire que la grandeur des ruines qu’il a faites, et regarde à peine le monument qui s’élève. L’architecte déprime ce qu’il construit, car, en toutes choses, l’art ne se distingue plus de la critique. De là cette stérilité et cette impuissance dont notre époque s’accuse avec une sorte d’orgueil ; de là ces dédains qu’elle adresse à la raison dont elle est si vaine, et la défiance qu’elle témoigne envers elle-même. L’esprit humain se juge en s’exaltant, et le mal qu’il dit de lui ne l’empêche pas d’abuser de ses forces, et de frapper sans cesse en se déclarant incapable de réparer ce qu’il aura brisé. Témérité folle ou folle humilité !

Long-temps cette disposition des esprits n’avait encouru la sévérité que des partisans du passé. Aujourd’hui, les novateurs eux-mêmes se plaisent à l’accuser ; et, dans leurs plans régénérateurs, c’est contre elle qu’ils en appellent à l’avenir et qu’ils s’arment des ressources inconnues d’une perfectibilité dont on dirait qu’ils disposent. Et peut-être, par leurs plaintes comme par leurs promesses, ne font-ils qu’ajouter le doute au doute, le désordre au désordre, et porter leur tribut d’anarchie à l’anarchie que poursuivent leurs anathèmes.

On exagère le mal, mais il existe. Bien que de nouveaux prophètes démontrent journellement comme quoi la société se meurt, nous la voyons vivante, nous la croyons durable ; mais nous avouons qu’elle souffre, et ne nions pas la maladie afin de nous dispenser de chercher le remède. Il en faut un sans doute, et le secret en repose ignoré dans le sein silencieux du temps qui sait tout.

Mais quelle est cette maladie morale d’une société trop orgueilleuse pour rien croire sur la foi de l’autorité, trop timide pour rien croire sur la foi de sa raison ? Elle porte le nom d’un système philosophique ; tout le monde l’appelle le scepticisme.

S’il est vrai que l’esprit humain en soit atteint, qu’il unisse un excès d’activité à un excès d’incertitude, recherchons si la philosophie, mieux inspirée, n’aurait rien à opposer à ces maux contradictoires. Elle voit, disons-nous, l’esprit humain actif et incertain. Que fait-elle ? elle va à lui, elle l’observe. Et qu’aperçoit-elle ? des facultés essentielles et des vérités primitives. À l’activité elle répond par le tableau des facultés ; à l’incertitude, par le tableau des vérités. Grace à l’étude des unes, elle établit la liberté de l’esprit humain ; grace a l’étude des autres, elle lui découvre une règle. Ici elle lui montre sa puissance, là ses lois. Ainsi elle l’enhardit et le contient, l’anime et le calme, le pousse et l’arrête. En général, ceux qui ont rendu l’esprit de l’homme subversif et violent ne l’ont entretenu que de ses facultés ; ceux qui l’ont fait timide et servile ont cherché les vérités hors de lui. Les uns et les autres n’ont pas su concilier la puissance des premières et l’autorité des secondes, les principes d’action et les principes de foi, ce qu’on pourrait appeler la liberté et l’ordre. La philosophie n’est complète et sûre que lorsqu’elle connaît également et met d’accord ces deux élémens de notre nature intelligente, l’un relatif, quoiqu’il agisse d’après des formes invariables, l’autre absolu, quoiqu’il réside dans l’intelligence d’un individu mobile. Les facultés déréglées, capricieuses, si elles s’isolent des vérités fondamentales de l’esprit humain, ne s’emploient alors qu’à détruire ; en toutes choses, elles constituent le génie révolutionnaire et produisent d’abord le désordre, puis le dégoût et le doute. Les vérités essentielles, axiomes naturels de l’intelligence qui pourtant ne les découvre que par le temps, l’expérience et la réflexion, seraient, si l’on pouvait les séparer des facultés actives qui les appliquent et les fécondent, des lois stériles, des formules inflexibles et vaines ; elles enchaîneraient l’esprit et ne lui serviraient pas. Entre ses facultés et les vérités, l’homme flotte comme entre le relatif et l’absolu. Il court alternativement le risque du désordre ou de l’impuissance, de l’agitation ou de l’immobilité. Ces deux écueils l’attendent, sur quelque mer qu’il navigue, et souvent il s’y brise. Ainsi s’occupe-t-il de métaphysique ; comme les philosophes du dernier siècle, il laisse à l’esprit toutes ses facultés en lui prenant toutes ses croyances, ou, comme les théologiens, il sacrifie à la foi la liberté, et brise les ailes de la raison pour la clouer à la tradition. S’adonne-t-il à la politique, il est toujours sur la pente ou de l’anarchie, ou de l’absolutisme. Étudie-t-il la morale, il la place dans le sentiment mobile ou d’invariables formalités, et tombe dans le relâchement ou le rigorisme. Tous les genres de recherches offrent donc deux chances d’erreurs correspondantes. Ce serait un travail utile que de les signaler et d’y soustraire, s’il est possible, la faiblesse chancelante de l’humaine raison. C’est ainsi que nous concevons que la philosophie, évitant pour elle-même deux périls qui l’ont constamment menacée, puisse enseigner l’art d’en préserver toutes les sciences, dans la pratique comme dans la théorie.

Justifions cette idée en l’appliquant à l’état de la société française, et en recherchant ce que la philosophie peut faire pour elle.

Dès le premier coup d’œil, on remarque, et les moins clairvoyans signalent eux-mêmes la préoccupation politique qui agite notre société. Puis, derrière les partis qui la divisent, on lui reconnaît un fonds d’opinions vagues et diverses sur elle-même et sur sa destinée. En dehors même de la politique, elle s’est mise, depuis quelques années surtout, à s’inquiéter de son sort, à s’enquérir de son avenir, à se demander enfin si elle avait bien les conditions de l’existence et de la durée. De là mille systèmes, ou plutôt mille avortemens de systèmes, qui se donnent pour des doctrines sociales, et qui ne tendent à rien moins qu’à refaire d’ensemble et méthodiquement la religion, l’art, l’économie politique, la morale, et, bien entendu, la législation et le gouvernement. Enfin, à côté de ce que les esprits inquiets pensent ou imaginent, restent les mœurs de la société, les idées et les conventions qui président à ces mœurs, tout ce qui règle enfin les démarches et les relations des individus et des familles. Observons rapidement, et du point de vue de la philosophie, les idées politiques, les idées sociales, les idées morales de la France contemporaine.

Quoi que les passions aient fait, quoi que prétendent le découragement et la timidité, la politique est l’honneur de la France. C’est par ses luttes intérieures qu’elle attire et qu’elle mérite l’attention de l’Europe. C’est à son école que les nations doivent apprendre à se mesurer tantôt contre le pouvoir, tantôt contre les factions, à vaincre leurs ennemis de toutes sortes, à se vaincre elles-mêmes dans la bonne fortune, à se modérer dans la victoire.

Notre temps manque de grands hommes, et l’humanité est accoutumée à ne reconnaître la gloire que lorsqu’elle se personnifie. Il lui faut, pour admirer, voir son propre type réalisé, pour ainsi dire, et agrandi tout ensemble dans un de ces individus d’élite qui enorgueillissent notre nature. Certes, le sentiment qu’ils inspirent est juste, et ce n’est pas nous qui voudrions contester au cœur humain un seul de ses respects. Cependant il faut bien convenir qu’il y aurait quelque chose de subalterne dans cette manie de s’incliner devant un seul, dans cette admiration exclusive, dans cette aveugle préférence accordée à l’individu sur les masses, à la vertu d’un jour sur les travaux d’une époque. Il est romanesque d’exiger de l’histoire, pour en être ému, qu’elle ait un héros, et de porter au spectacle des choses réelles les besoins critiques que nous portons au théâtre. Le monde est un drame qui doit intéresser, émouvoir, passionner, lors même qu’il n’a pas d’autres personnages que des chœurs.

Osons le dire à la France, elle n’est pas assez fière de ce qu’elle a fait, et comme elle ne s’estime pas tout ce qu’elle vaut, elle ne mesure pas tout ce qu’elle peut. Pour nous, cette époque est belle ; aucun autre moment de notre histoire ne nous ferait envie, si la France, en jugeant comme nous, connaissait mieux ses droits à la gloire.

N’attendez donc point de nous de déclamations pusillanimes, de plaintifs gémissemens contre la politique et même contre les passions qu’elle nourrit. Ces passions, quelque pervers que soient les cœurs qu’elles dévorent, à quelque funeste école qu’elles aient pris leçon, conservent jusque dans leurs écarts je ne sais quel élément de désintéressement, je ne sais quelle trace d’indépendance et de dévouement, qui n’empêche pas d’être odieux, mais qui sauve d’être vil. Sous leur empire, la nature humaine peut s’endurcir, se dépraver ; il est rare qu’elle s’abaisse. Sa dignité périt dans les calculs ignobles du courtisan, du satellite, du publicain : elle subsiste encore dans le séditieux ; elle réchappe des fureurs des partis, et quelques-uns de ses caractères se retrouvent jusque sur le front cynique du sectaire qui se relève de ses vices par son audace. L’esprit de faction, même avec ses iniquités et ses perfidies, ne l’anéantit pas. Quels que soient les mobiles qui poussent à des opinions dangereuses, c’est agir en homme que d’avoir une opinion, et lorsqu’une opinion n’a point pour but unique la satisfaction d’un intérêt sordide et isolé, c’est agir en homme que de la défendre. La prétention seule de penser au bien du pays mérite une sorte d’estime, et, tout en détestant les factions, il est impossible de ne pas voir, dans le fumier fangeux et sanglant où elles s’agitent, briller par fragmens deux des plus précieuses pierres du diadème de l’humanité, la fidélité et le courage.

Mais si je vais jusque-là que de reconnaître quelques nobles traits non encore effacés sur la face des mauvaises factions, si je consens à déclarer que la politique atténue l’odieux des passions et des crimes qu’elle fait naître, ai-je besoin de dire quelle sympathie et quel respect doivent inspirer les simples partis, même avec leurs principes extrêmes et leurs ambitions ardentes ? S’unir dans un intérêt public, s’entendre dans une pensée générale, concerter et subordonner entre soi des vues diverses, des penchans personnels, devenir solitaires dans une entreprise qui doit profiter même à ceux qui n’y participent pas, faire au succès commun le sacrifice de son repos, parfois de sa sûreté, parfois de son propre succès, avoir une cause enfin, une cause qu’on est fier d’avouer, quelle louable destinée ! quel noble emploi de la vie ! quelle expiation des misères et des fautes de l’égoïsme individuel ! Et quand cette cause est vraiment la bonne, quand la conscience et la raison en ont certitude, et que la conscience et la raison président à tout ce qui se fait pour la servir, la bonne cause servie par les bons moyens, en un mot, quelle fortune de satisfaction et d’honneur pour le cœur d’un honnête homme ! Il nous a été donné de voir plus d’une fois se réaliser, en de grandes circonstances, cette belle combinaison des bons moyens et de la bonne cause. Soit en combattant le pouvoir absolu, soit en résistant aux factions, la France a offert le spectacle rare de la vérité dignement servie, de tous les bons principes du cœur humain mis aux ordres de la justice ; elle a bien fait le bien, et elle a donné un exemple dont profitera la liberté du monde, c’est-à-dire la conquête de la politique par la philosophie. Et maintenant qu’elle a fondé ses droits, qu’elle s’est assurée de sa sagesse, il ne lui reste plus qu’à prendre confiance en elle-même et qu’à s’élever au sentiment de sa grandeur.

Cependant si, écartant les circonstances et les évènemens, les caractères et les actions des individus, on veut considérer les partis comme des systèmes et leurs luttes comme des controverses, un moment suffira pour reconnaître que les fausses doctrines politiques ne peuvent trouver leur réfutation définitive que dans une critique raisonnée, et que leurs mauvais principes ne se peuvent consumer qu’à la flamme du flambeau de la philosophie. À caractériser rapidement les deux grandes erreurs qui égarent les partis, on peut dire que l’une réduisant toute légitimité, tout droit à une question de personne, tend à matérialiser les conditions du pouvoir, à en supprimer toute la moralité, à soumettre l’esprit de la société à une tradition littérale, et son existence au droit de propriété. Ainsi la vérité politique serait transformée en un dogme supérieur à la raison, et par conséquent à la liberté de la pensée. Dieu même ne s’est point placé si haut. L’autre doctrine, cherchant la souveraineté absolue sur la terre, et la supposant dans la volonté populaire, tend à substituer le fait au droit, et à nier également toute vérité rationnelle en politique ; car les volontés ne sont que des accidens variables, et, ce qui est pire, des accidens qu’on ne peut souvent constater, et qui se traduisent au gré de toutes les fantaisies de l’intérêt et de la passion. On le voit, la politique révolutionnaire, préoccupée seulement de la liberté due aux facultés humaines, leur décerne la toute-puissance, quoi qu’elles veuillent d’ailleurs ou qu’elles fassent ; et la politique contre-révolutionnaire, au mépris de tous les droits de l’individu et de la société, et partant, de toutes les facultés de la nature humaine, ne sait leur opposer qu’une règle extérieure, prenant pour l’immuable vérité l’hérédité qui n’est qu’un symbole, ou la volonté d’un homme qui n’est qu’un fait. D’un côté, en principe une liberté illimitée ; de l’autre, un dogme oppressif. Là, point de règle ; ici, point de liberté ; là, négation de la vérité politique ; ici, culte du fait érigé en droit. C’est, pour ainsi parler, l’athéisme d’un côté, et de l’autre l’idolâtrie.

Et comme s’il était dans la nature de toute erreur d’avoir tous les inconvéniens, même ceux de l’erreur qui lui est opposée, le principe de la démocratie absolue qui anéantit toute règle, et par conséquent toute limite de la liberté de l’individu, mène dans la pratique à la tyrannie par l’anarchie : car si la souveraineté réside dans la volonté du grand nombre, dans le fait et non dans le droit, un despotisme brutal est légitimé par avance ; et l’impossibilité d’interpréter et d’avérer cette volonté de tous autrement que par l’entremise des factions ou par la voix de la passion populaire, vient ajouter l’incertitude à la violence, et le mensonge à l’oppression. D’une autre part, si l’hérédité monarchique, au lieu d’être une haute condition d’ordre et de durée, une représentation de la perpétuité nationale, est la souveraineté incarnée et le droit fait homme, lorsque le coup des évènemens atteint cette garantie exclusive, cette seule règle de l’unité sociale, toute barrière s’abat, toute obligation s’évanouit ; la morale politique est suspendue, de l’aveu de ceux-là même qui prêchaient le plus haut la discipline monarchique, et les plus crédules sectateurs de la royauté absolue sont alors les premiers à proclamer la dissolution universelle et la nullité des pouvoirs et des lois. Ainsi qu’il arrive quelquefois que la superstition mène à l’impiété, l’anarchie naît de l’absolutisme.

Les deux grandes opinions qui se sont disputé le sceptre en France depuis quarante ans pourraient donc, si elles n’étaient ramenées à des principes d’éternelle justice, conduire la société par des voies bien diverses au règne absolu de la force. Serait-ce mériter le reproche de subtilité qui s’attache à tout rapprochement forcé, que d’assimiler l’une et l’autre erreur à l’erreur philosophique que nous avons tout à l’heure relevée ? N’est-il pas vrai que, d’un côté, on n’a vu dans l’homme que des facultés, et l’on a méconnu l’existence des vérités politiques, règles de la société, comme les vérités rationnelles sont les règles de l’homme ? N’est-il pas vrai que, de l’autre côté, cherchant à tout prix la vérité immuable, et ne sachant l’apercevoir que dans un dogme en quelque sorte matériel, on a sacrifié à l’immuabilité de ce dogme le libre jeu, le droit des facultés humaines, et détrôné la raison de qui elles relèvent ? Aux uns comme aux autres, n’est-il pas vrai que ce qui manque en principe c’est une philosophie politique ?

Le bon génie de la France lui a épargné le triomphe définitif d’aucune doctrine violente. Dès que les partis menacent de s’abandonner à cette logique aveugle qui asservit conscience et raison au joug des conséquences extrêmes, le bon sens public s’émeut et prend sous sa garde l’ordre, la loi, la société. Il veille sur tous les intérêts à la fois, et s’efforce incessamment de maintenir dans la juste mesure les prétentions rivales et les doctrines opposées. La société jette pour ainsi dire son sceptre entre les combattans, et s’interpose à ses propres périls entre les fureurs publiques. L’expérience, l’instinct de conservation, la préservent des dangers visibles ; mais est-ce là une garantie suffisante contre l’action lente des faux principes, ou l’invasion des passions victorieuses ? Lorsque le temps est au calme, lorsque la lutte n’est point au combat, et que les partis ne représentent que des idées, les esprits, balançant entre les doctrines contendantes, ne savent ni prononcer ni choisir, et tantôt acceptent des principes dont ils évitent le danger par l’inconséquence, tantôt tombent dans une incertitude politique, dans une incrédulité sociale qui perdrait tout si l’intérêt commun ne prévalait contre les faiblesses du scepticisme. Mais l’intérêt est un mobile changeant, toujours il peut céder avec une parfaite conséquence à l’instance d’un plus pressant intérêt ; jamais une société n’a été inspirée uniquement par la prudence qu’il dirige. La vertu, l’honneur, la crainte, ont été par un grand esprit institués les principes de certaines formes de gouvernement. Ni l’histoire ne présente, ni l’imagination ne conçoit un état de société dont le principe serait l’intérêt, fût-il monté en grade et nommé l’intérêt bien entendu. On sait des nations guerrières, patriotes, religieuses ; on ne se figure pas aisément une nation qui ne serait qu’intéressée. L’intérêt, après tout, ressemble beaucoup à la crainte, ce honteux ressort du despotisme, et s’il est vrai qu’il ait quelquefois enfanté des sacrifices, inspiré le dévouement, c’est qu’il empruntait alors à la nature humaine des principes plus nobles que lui-même, des principes désintéressés qui se mettaient passagèrement à son service. Le courage, la persévérance, la fidélité, l’honneur, l’enthousiasme, se sont souvent, faute de mieux, offerts comme instrumens aux spéculations d’une prudence vulgaire ; semblables à ces guerriers sans cause et sans patrie, qui engagent leur bras à la solde d’un drapeau qui n’a ni leur foi ni leur amour. On sait que des mercenaires peuvent se conduire en héros.

Mais n’est-il pas et plus juste et plus sensé de mettre d’accord tous les bons principes de notre nature, de concilier les convictions et les vertus, les intérêts et les droits, les calculs et les croyances ? Pourquoi les factions seules paraîtraient-elles avoir des doctrines ? Pourquoi les défenseurs de la bonne cause et des vrais principes n’auraient-ils seuls ni cause ni principes, et verraient-ils leurs nobles actions attribuées à l’inconséquence, ou imputées à l’énergie de l’égoïsme ? Une telle dissonance n’est pas naturelle ; et certainement, mieux étudiée, mieux cherchée, la sympathie du bien avec le bien, la concordance du bon, du vrai et de l’utile, doit apparaître à la raison satisfaite. Or, cette satisfaction de la raison, où la trouver, hormis dans la recherche d’une philosophie politique qui s’élève au-dessus des vues partielles, des intérêts accidentels, des passions transitoires, et qui établisse quelque chose de réel, de général, de durable, c’est-à-dire quelque chose d’absolu dans le sens favorable et légitime de l’expression, en un mot une vérité ? Toute vérité stable s’enchaîne aux vérités premières. Toute philosophie politique tient donc de près à la philosophie proprement dite. Celle-ci, qui nous montre l’homme pourvu de facultés et de vérités, comme un soldat qui a tout à la fois ses armes et ses étendards, qui doit combattre et obéir, oser et craindre, aimer également le péril et la discipline, la philosophie, dis-je, qui nous montre l’homme libre sous la loi de sa raison, affranchi par elle, et par elle contenu et gouverné, ne sert-elle pas d’exemple et de base à la philosophie politique qui constitue la société à l’image de l’homme, et la veut libre aussi sous la loi de la raison ? Le type de tout gouvernement réside dans le gouvernement intérieur de l’ame humaine.

Je ne sais si ce langage est pour déplaire aux factions contemporaines ; mais telles ont été leurs illusions et leurs fautes, qu’elles ont réussi non-seulement à désabuser d’elles, mais encore à dégoûter de la politique beaucoup d’esprits élevés auxquels la fermeté manque, et que préoccupe le besoin chimérique d’un perfectionnement supérieur à ce que nous ont valu nos révolutions. Le public a été plus d’une fois entretenu, dans ces dernières années, de ces tentatives de doctrines sociales qu’on a voulu substituer aux symboles surannés des partis. Si aucune de ces doctrines n’a triomphé, toutes, en se retirant, en se dissipant comme un phénomène sans réalité, ont laissé après elles des traces, une lueur, une fumée ; toutes ont légué à l’esprit humain quelques idées, quelques formules ; toutes ont ébranlé quelques-uns des préjugés de l’époque, et semé quelques vagues idées de réforme et de réorganisation, qui défraient en ce moment la plupart des écrivains sectateurs du progrès, soit philosophes, soit historiens, soit romanciers. À les entendre, il semblerait qu’un changement plus étendu et plus profond que la révolution même s’est opéré dans les esprits, que tous les préjugés du siècle ont cédé, et que la pensée et la société à sa suite est définitivement entrée dans une voie obscure et nouvelle, qui conduit vers un grand but inaperçu et pressenti de tous. On peut soupçonner quelque exagération, quelque présomption dans ces promesses que les livres font chaque jour à la société. On ne saurait répondre que des calculs tout littéraires n’entrent pour rien dans cet évangélisme tant soit peu vague, dans ces aspirations d’une foi inactive vers une régénération inconnue. Ces nouveaux dogmes, plus annoncés qu’enseignés, pourraient bien se réduire à quelques vues critiques sur les opinions que nous ont laissées la philosophie et la révolution du XVIIIe siècle. Peut-être que le talent, en faisant comme aujourd’hui si grande consommation de paradoxes, n’a fait que changer de lieux-communs, et rien ne garantit la réalité éventuelle de cette réformation des affections primitives du cœur et des relations fondamentales de la société. Ceux qui la prédisent n’ont guère acquis jusqu’ici par leurs œuvres le droit de trouver mesquines nos révolutions politiques, et misérables les changemens de constitution ou de dynastie dont nous avons eu la modestie de nous contenter.

Mais enfin il est certain qu’au-delà des idées politiques propres aux partis réels il existe des idées et des sectes qui, bien que diverses, composent un ensemble qu’on peut appeler le socialisme. Quoi qu’une raison sévère voulût rabattre de ces magnifiques anticipations d’un avenir qu’on prédit, mais qu’on ne prévoit pas, il y aurait injustice ou légèreté à regarder comme non avenues ces nouvelles questions sociales, ces nouvelles idées sociales, et surtout la direction intellectuelle qu’elles indiquent. Tout état des esprits mérite attention ; toute forme qu’ils affectent a sa raison. Même leurs caprices ont droit à l’examen ; et des opinions n’auraient aucune valeur en elles-mêmes, qu’elles devraient être étudiées pour les dispositions qu’elles attestent et les besoins qu’elles accusent. Ce que l’homme sait n’est souvent pas important ; ce qu’il cherche l’est toujours.

Le saint-simonisme a été la première phase de ce mouvement des esprits, et malgré les variations de cette doctrine, malgré les dissidences qui en séparent les autres systèmes dont elle a été le signal, on peut en général rattacher au saint-simonisme toutes les théories de réforme sociale qui se retrouvent aujourd’hui par lambeaux dans un grand nombre d’écrivains. Les distinguer et les compter pour les apprécier l’une après l’autre serait l’objet d’un travail curieux peut-être, mais déplacé en ce moment. Il nous suffit de remarquer qu’elles sont toutes, comme le saint-simonisme proprement dit, des doctrines historiques plutôt que philosophiques. Leur point de départ à toutes est une vue générale de l’histoire des nations, élevée à la conception d’une histoire de l’humanité, et dominée par une seule idée, la perfectibilité. Ce fait de la perfectibilité, principe de la nouvelle science historique, se manifeste et se développe suivant certaines lois qui ne sont autres que les caractères plus ou moins bien observés des différentes époques. De ce que l’humanité a été, on conclut facilement qu’elle devait être ce qu’elle a été ; c’est à peu près là toute la philosophie de l’histoire. Puis on fait un pas de plus, et de ce qui fut et de ce qui est on déduit ce qui doit être. C’est ainsi que du passé on infère l’avenir ; tout ce dogmatisme tant annoncé se réduit à quelques conjectures logiques ; et voilà, comme la réalité peut conduire à l’hypothèse et le fait engendrer l’utopie.

Au fond, toutes les doctrines de socialisme sont essentiellement critiques. Malgré des prétentions contraires, la première de toutes, le saint-simonisme, est critique. Il a montré dans l’histoire de toute société deux époques déjà souvent observées, celle où les hommes sont unis dans une croyance commune, celle où les hommes se divisent sous l’empire d’opinions opposées. Il a appelé l’une organique et l’autre critique ; il y a long-temps que les théologiens avaient distingué l’âge de l’autorité de l’âge de l’examen. Or, chaque époque critique doit aboutir à une époque organique. Entre l’une et l’autre, la différence est celle de la recherche à la découverte, de l’effort au succès, de la marche au but, de la poursuite de la vérité à la possession de la vérité. Mais, par la loi de la perfectibilité, rien n’est, en quelque sorte, que provisoirement définitif. Avec le temps, l’organisme d’une époque devient insuffisant, suranné, impuissant, et un nouveau criticisme conduit à un organisme nouveau. Quand l’esprit d’examen s’élève, il présage la foi.

Quel est le caractère de notre époque ? Sans contredit elle est critique. De quelle époque organique est-elle grosse, pour parler comme Leibnitz ? La réponse à cette question diffère un peu selon les sectes ; mais généralement elle se rapproche beaucoup de cette formule saint-simonienne que la lutte doit faire place à la paix, ou l’antagonisme à l’association. Tout cela veut dire que tôt ou tard, aux temps où l’on se dispute succèdent les temps où l’on est d’accord. Cette vérité un peu vague est ce qui ressort de plus positif du saint-simonisme et des doctrines affiliées ou rivales. Quant aux conditions de la paix, quant aux bases de l’association, c’est-à-dire quant à l’histoire de l’avenir, on a varié beaucoup, et cet avenir a été plus promis que décrit, plus caractérisé que raconté. Cela est tout simple ; en pareille matière, l’esprit de l’homme peut tout au plus prévoir le but, jamais les moyens. Si des inductions générales il arrivait à des inductions positives, il s’élèverait de la conjecture à la prophétie, et la science passerait à l’état de religion. C’est pour cette raison entre autres que le saint-simonisme s’est efforcé d’être une religion ; mais il a expiré dans ce grand effort.

Ainsi, il est resté critique, et dans sa critique a résidé toute sa force. Il a jugé les systèmes contemporains, à savoir, la philosophie dite du XVIIIe siècle, la politique constitutionnelle, l’économie politique, et ce qu’on a appelé l’éclectisme. Dans ces quatre systèmes, il a cru trouver ou du faux ou du vide. Dans la guerre engagée contre les opinions du passé, il a signalé un état forcé, douloureux, transitoire, qui trouble et paralyse l’humanité. Par l’examen de beaucoup d’opinions légèrement reçues, il a fait un bien réel ; il a ébranlé quelques préjugés fraîchement construits et vieilli quelques jeunes erreurs. Mais ce succès n’est qu’une destruction de plus, et de nouveaux doutes sont peut-être les traces les plus durables qu’il ait laissées après lui.

Lorsque en effet il a voulu fonder, lorsque les opinions sociales ont prétendu être dogmatiques, le faible a reparu. Quelques vues sur le passé et une polémique subversive contre le présent ne suffisent pas pour constituer une science spéculative ou une réforme organique. Dans les essais ou inventions qui devaient engendrer la société future, il a toujours été facile de reconnaître une imitation des formes du catholicisme, un plagiat de son histoire, la singulière prétention de refaire un moyen-âge avec la révolution française pour point de départ.

Aucun des plans de réorganisation sociale n’est encore en voie de réussir, et il serait oiseux de discuter des idées qui ne vivent point. Une seule observation nous importe, c’est que le saint-simonisme s’est toujours ressenti de l’inconvénient d’avoir procédé exclusivement de considérations historiques. À ne juger l’humanité que dans son ensemble, on risque de ne connaître que superficiellement la nature humaine ; et les vues sur la société sont périlleuses si elles ne s’appuient sur l’étude de l’homme. En d’autres termes, le saint-simonisme n’a pas été assez philosophique. De l’humanité, en effet, que lui apprend l’histoire ? Une seule chose, la perfectibilité. Il la déduit a posteriori des progrès du bien-être des masses, manifesté par le progrès de l’égalité. Ce progrès est réel assurément et digne de tout le bien qu’on en dit ; mais ce n’est qu’un fait, non un principe ; c’est un symptôme, non une cause, et la perfectibilité ainsi entendue ne peut être érigée en loi. La perfectibilité est un terme relatif à un autre terme, le parfait ; l’amélioration suppose le bien ; or, ce parfait, ce bien, il faut savoir ce que c’est. Si vous prouvez, si vous déterminez la perfectibilité uniquement par ses conséquences apparentes, par ses effets sensibles, comme l’a fait le saint-simonisme, vous vous privez de toute règle pour fixer ce qui doit être, vous ne pouvez plus rien établir de pur, d’immuable, de rigoureux. Aussi le saint-simonisme n’a-t-il pu trouver à la société d’autre loi que le bonheur, à la morale d’autre principe que la sympathie, et, voulant forcer les hommes au bonheur par l’organisation sociale, il a méconnu tout à la fois la liberté et l’obligation. Le droit manque à sa morale comme à sa politique, et toute sa philosophie est purement sentimentale, c’est-à-dire qu’il n’a pas de philosophie ; car l’absolu ne se puise qu’à sa source, dans la raison, et la raison n’apparaît qu’indirectement dans la vie des individus et des peuples. Il faut la chercher en elle-même et non dans les manifestations changeantes de l’humanité en action. La vérité ne se conclut pas des évènemens, elle les juge, et la philosophie domine l’histoire au lieu de résulter de l’histoire. Le procès n’est pas la loi.

L’erreur commune de toutes les nouvelles doctrines est, à mes yeux, de supprimer ou d’affaiblir ensemble l’existence de la liberté humaine et celle d’une règle absolue, deux élémens, deux faits dont l’antagonisme est la clé de notre destinée morale. De cette double erreur naît le fatalisme dans l’histoire, l’arbitraire dans la politique, le matérialisme dans la morale. De quelque mysticisme éloquent, de quelque exaltation romanesque que tente de se parer toute l’école littéraire qui exploite les idées humanitaires ou sociales, il est rare qu’elle échappe aux écueils que nous venons de signaler, et nous ne doutons pas que, pour féconder et régulariser ses doctrines, une chose surtout ne lui manque, l’étude philosophique de l’homme.

Des systèmes passons maintenant aux faits, et voyons enfin si cette société, pour qui l’imagination cherche des remèdes chimériques, est si malade que les ressources connues de l’art soient épuisées. Quel est en effet son état moral, et la sollicitude qu’elle inspire est-elle fondée ? On peut hésiter ; les réponses les plus contradictoires se font entendre. S’agit-il de la société passée, de celle de l’ancien régime, le jugement n’est jamais assez sévère. Jamais on ne craint de trop insulter ce monument écroulé, le seul peut-être dont les ruines n’aient jamais été respectées. L’indignation s’empare du plus froid historien dès qu’il parle de la société du XVIIIe siècle, et le moins religieux est prêt à voir une justice de la Providence dans les rigueurs sanglantes de la révolution française. Le bien que celle-ci a fait est en revanche complaisamment étalé, et les censeurs les plus sévères de nos gouvernemens nous feraient croire volontiers au retour d’un âge d’or social dont la pureté serait sans alliage, si le pouvoir ne nous faisait vivre au siècle de fer. Un temps n’est pas loin où, mise en présence d’une dynastie qui représentait la société passée, la France, enthousiaste de ses propres vertus, se comparait avec un orgueil sans limites à ce qu’elle avait été, et faisait de sa propre perfection une incompatibilité de plus avec la restauration de l’ancien régime.

Mais lorsque la controverse politique cesse, et qu’il est question d’observer la société en elle-même, si l’écrivain surtout a constaté douloureusement que ses opinions politiques le rangent dans la minorité, l’optimisme moral s’évanouit, et la société est à son tour condamnée au supplice de l’exposition publique. L’unité, la constance, la foi, l’harmonie des actions et des croyances, la dignité des mœurs, l’énergie du dévouement et la grandeur du caractère, tous les mérites sont à l’envi décernés à ce qui n’est plus. Quant à nous, nous marchons à la dissolution, à la décomposition ; nous sommes en poussière, c’est le mot consacré. L’individualisme triomphant a tout desséché, et ce sable aride ne peut plus boire que le sang. Une démocratie incrédule, revêtue de nos formes modernes de gouvernement, c’est exactement le sépulcre blanchi de l’Évangile. Il faudrait le souffle de vie d’une doctrine nouvelle pour ranimer ces cendres, et remettre debout ces ossemens.

Quel est le portrait fidèle ? où se montre la vérité ? Bien téméraire qui voudrait en quelques mots juger son temps et son pays. Une distinction cependant est nécessaire. C’est la société politique et civile qui vient de la révolution. Or, quoi qu’on pense en matière de gouvernement, il paraît impossible de nier que cette société, dans ses relations journalières avec ses autorités immédiates, voit régner une équité, une modération, une régularité, qui sont les fruits de la civilisation moderne. La morale publique, en ce qui concerne la gestion des intérêts ordinaires de la communauté, a, sans contredit, fait d’évidens progrès. Les rapports sociaux, renfermés dans le cercle où la législation les règle, où les tribunaux les jugent, admettent également une sûreté, une facilité, une douceur, qui attestent aussi un progrès réel ; et si l’on consent pour un moment à ne voir dans la société qu’une multitude administrée, qui travaille et produit, vend et achète, passe des contrats, plaide des procès, conclut des transactions, on doit accorder que la société française est la mieux faite qu’aucune époque ait présentée, et donner tort aux réformateurs impatiens qui prétendent substituer l’ouvrage de leurs mains à cette œuvre des siècles et des évènemens. Mais si nos regards plongent plus avant, si nous observons le fond de la société, ce qu’on pourrait appeler la société morale, si nous jugeons les actions moins dans leurs apparences, dans leurs conséquences visibles, que dans leurs principes, si nous osons enfin sonder les reins et les cœurs, nous concevrons mieux la sévérité de certains jugemens, et le moraliste qui peindrait les caractères et les mœurs de ce siècle ne nous paraîtra pas plus que La Bruyère condamné à la monotonie du panégyrique.

Nous n’immolerons pas le présent au passé. Les mœurs anciennes de la France, à toute époque, ne nous inspirent qu’une admiration fort médiocre et nulle sympathie. Il y avait dans le passé un vice que rien pour nous ne rachète, l’inégalité civile. Partout où elle existe, quelque grandeur qu’elle développe chez un petit nombre à l’aide du privilége (et, en France, il y a long-temps que le privilége ne développait plus rien de grand), elle entraîne une corruption qui lui est propre, qui dépare les sociétés les plus belles, qui gâte les meilleures et les plus généreuses natures. Le passé avec tous ses bienfaits, avec toutes ses gloires, doit apparemment avoir mérité cette intimité profonde et implacable que lui garde le cœur de la nation. Pourtant en elle-même et toute comparaison écartée, la société actuelle peut déplaire par plus d’un côté. C’est une société sensée ; elle a, dans toutes les significations du mot, ce que le christianisme appelle la sagesse du siècle. Elle aime l’ordre, honore le travail, estime la morale qui protége le travail et l’ordre ; mais pourquoi ? parce qu’elle veut du bien-être. Elle ne s’en cache pas, et de ce goût fort naturel elle tire assez de vanité pour vouloir qu’on l’en loue, et faire de félicité vertu. Tout cela est bon assurément sans être fort beau, mais cela constitue une société régulière encore plus qu’une société morale. L’intérêt y prévaut publiquement, et l’intérêt, quelque parfaitement qu’on l’entende, donne à toutes les vertus l’air de la prudence, qui en est une aussi, mais qui n’est ni la première ni la mère de toutes. Dieu seul est juge des intentions, et nul n’oserait prétendre qu’il n’y en ait pas beaucoup de désintéressées, que la source vive des sentimens élevés et des passions pures ait cessé de jaillir. Mais enfin, la première place dans l’estime d’un certain monde semble aujourd’hui réservée à la sagesse utile. Le caractère général des actions et des affections est une certaine mesure qui interdit à la fois l’excès du bien et celui du mal, l’abus et le sacrifice. Lors même, et les exemples n’en sont pas trop rares, que le dévouement se montre, il se couvre, autant qu’il le peut, des apparences du calcul ; il a soin d’établir qu’il a bien placé sa peine, et que la prévoyance ne lui a pas manqué. En général, l’opinion, le pouvoir, les fondateurs d’institutions et les faiseurs de livres ne se sont occupés que des moyens de rendre le devoir profitable et d’intéresser la vertu. Si ce but est atteint, la société sans doute y gagnera ; qui sait même si la masse des bonnes actions ne s’en accroîtra pas ? Mais qui peut douter aussi que les affections n’en deviennent moins profondes, les cœurs plus arides, les ames moins grandes ?

Se faire une position, améliorer celle qu’on s’est faite, voilà aujourd’hui le but et la règle. Et comme les bons moyens sont en général les plus sûrs, la vertu est, ou peu s’en faut, considérée comme un capital reproductif, et la morale déchoit à n’être qu’une partie de l’économie politique. Des philosophes sincères en sont à peu près convenus. Qu’arrive-t-il alors ? que cette opinion-là passe des esprits dans les consciences. La masse sociale, contenue par les lois et dirigée par l’intérêt, semble en péril au premier vent qui dérange cette belle ordonnance, plus digne d’une machine que d’une société. Dénuée de principes, sa conduite est à la merci d’un faux calcul. La moindre erreur, la moindre variation dans son intérêt, peut la bouleverser en un jour ; au milieu du calme, la sécurité n’existe jamais. On sent que, si les bras sont occupés, les esprits ne sont pas fixés, et que rien d’immuable ne garantit la durée. On ne sait ce que le peuple croit, car soi-même on ne sait que croire ; les intérêts à leur tour s’alarment de n’avoir d’autre sauvegarde que l’intérêt. Et cependant où trouver mieux ? Quel dieu invoquer ? La tradition ? elle n’existe plus ; tout est nouveau. La religion ? on la veut en gros comme moyen d’ordre, mais en détail, dogmes et pratiques, on en sourit. La philosophie, c’est de la métaphysique, et les arts et métiers n’en ont que faire. Reste la police, à laquelle on s’en remet provisoirement du repos du monde.

Que devient alors l’élite de la société, cette aristocratie inévitable que la fortune et l’éducation superposent partout à la multitude ? Elle est intelligente apparemment, elle est éclairée ; elle entend bien son intérêt, et connaît l’utilité des habitudes régulières et de la bonne conduite. Ne doutez pas qu’elle ne soit bien sage, qu’elle ne porte en tout une parfaite modération. Elle se préservera également des croyances fortes et des passions vives, des austérités et des imprudences ; ne craignez pas qu’elle tombe dans le fanatisme, qu’elle s’exalte jusqu’au désordre et s’emporte jusqu’au dévouement. Toutes ses habitudes seront douces, ses sentimens modérés, ses mœurs rangées plutôt que pures ; elle ne croira rien de crainte de s’égarer, pensera peu de crainte de se fatiguer en pure perte, dira que les idées sont des systèmes, les croyances des fanatismes, appellera folie tout ce qui l’inquiète, crime tout ce qui la menace, blâmera même tout ce qui l’amuse, s’ennuiera de tout ce qu’elle approuve, et enseignera au peuple la tiédeur en guise de sagesse. Elle ne se montrera ni insolente, ni généreuse, ni oppressive, ni réformatrice ; laborieuse quelquefois, entreprenante jamais. Bien de trop sera sa devise, et ce qui lui donnera quelque souci sera toujours de trop. Que désire-t-elle au fond ? être heureuse ; et son bonheur est le repos. À cette condition seule, elle reconnaît la société et le règne de la morale publique. Un égoïsme prudent, tel est son caractère ; c’est la traduction pratique de l’intérêt bien entendu des philosophes.

Et cependant, comme la nature humaine demeure tout entière au sein d’une société d’hommes, comme il y a toujours telle chose que l’imagination, telle chose que les passions, comme il n’est pas donné à la religion de l’utilité de subjuguer ce cœur humain que n’a maîtrisé même aucune religion, pensez-vous que ce calme apparent ne coure aucun risque de trouble, que cet ordre admirable soit respecté comme celui d’un couvent ? Sachez qu’il y a des esprits que tout cela ennuie. Vous ne leur avez laissé rien à croire, rien à adorer ; pour eux, ni traditions, ni principes. Si par malheur l’intérêt, le vôtre du moins, ne leur impose pas, si même il les dégoûte, si même au repos ils préfèrent l’émotion, si leur imagination les tourmente, où s’arrêteront-ils ? quelle barrière s’élèvera devant eux ? Les idées bizarres, les sentimens forcés, les affections et les émotions excentriques, tous les monstres que l’imagination enfante quand elle n’est gênée ni par la morale qui est au-dessus d’elle, ni par le calcul qui est au-dessous, viendront inquiéter et scandaliser cette société de bon sens et de bon goût. Que pourra-t-elle dire ? Qu’aura-t-elle fait pour occuper ou gouverner les facultés les plus entreprenantes et les plus périlleuses de l’ame ? N’est-il pas naturel qu’elles exigent plus qu’on ne leur donne ? La raison humaine n’est pas seulement une humble balance, un instrument qui pèse ou qui mesure ; elle est aussi cet objectif puissant qui nous admet au spectacle des astres. Elle est faite non-seulement pour calculer l’utile, mais pour jouir du beau, ou tout au moins pour se consacrer au vrai. Lorsqu’on lui refuse ces nobles plaisirs qui la contentent et la modèrent, elle se corrompt, elle s’égare, et demande aux conceptions de l’imagination, aux émotions même des sens, un dangereux aliment, et se prostitue aux fantaisies d’une sensibilité maladive. L’étrange, le bizarre, l’outré, deviennent les caractères des ouvrages d’esprit, et la corruption du goût se montre bientôt comme pour annoncer ou suivre celle des consciences. Et en effet, qu’attendre de ceux qui n’écrivent point, mais qui rêvent, se passionnent et agissent ? La révolte ou le suicide. Ils s’en prendront nécessairement à la société telle que l’homme, ou telle que Dieu l’a faite. Contre l’homme il y a un recours, c’est la force. Contre Dieu il n’y a qu’un asile, le néant. Le néant vous délivre de Dieu, si vous ne croyez pas que la mort vous cite devant lui.

Que la société s’étonne alors ; qu’elle se plaigne, par exemple, que sa littérature la menace et la corrompt, que les mauvaises pensées engendrent les mauvaises actions. À ces cœurs qui souffrent ou qui haïssent, à ces imaginations qui s’échauffent, à ces vices qui éclatent, à ces passions qui fermentent, elle ne sait opposer que des raisons de ménage, que des considérations d’ordre, de prévoyance et d’économie, fort propres à persuader les bourgeois des comédies de Molière. Mais ce qui impose, ce qui fait hésiter l’audace, ce qui force à rougir le cynisme, mais la beauté, la majesté, la grandeur, je les cherche vainement dans ses croyances, dans ses actes, dans son langage. Elle rabaisse même ses bonnes actions, donne de mesquins systèmes pour motifs à de nobles pensées, et traduit petitement les grandes choses de son siècle. Elle n’entend être louée que de sa prudence, et serait fâchée d’être soupçonnée d’un faible pour la gloire. Le citoyen qui affronte la mort, comme le Spartiate, pour obéir aux saintes lois de la patrie, aime qu’on lui dise qu’il se dévoue pour la défense de sa boutique, et déguise l’héroïsme en spéculation mercantile. Je serais désolé de justifier aucun sophisme, d’excuser aucun crime ; mais les défenseurs de la société ont souvent leur part dans les préjugés de ses ennemis. L’intérêt, chacun le prend où il le trouve, et le trouve où il veut. Si la morale, si la vérité n’est qu’utile, qui peut m’interdire de préférer le plaisir au profit ? Et comment ne serais-je pas libre d’aimer mieux prodiguer qu’économiser ma force ? Il me plaît de détruire, il me plaît de sacrifier le présent à l’avenir, de me divertir des émotions du désordre plus que des jouissances de l’ordre ; qu’avez-vous à m’objecter ? Votre morale est une morale de code civil, et la propriété, disent les jurisconsultes, est le droit d’user et d’abuser : n’est-ce pas la définition de l’intérêt ? User et abuser de la société et de la vie, voilà le privilége de tous dans le monde de la civilisation matérielle. Les philosophes qui ont travaillé à ne point nous laisser d’autre monde, les derniers héritiers de la philosophie du XVIIIe siècle, seraient singuliers de s’indigner des paradoxes romanesques de l’imagination révolutionnaire, ou des attentats absurdes de l’exaltation anti-sociale. Je sais que tant de déraison les confond, et qu’ils ne peuvent absolument accorder de tels égaremens avec les lumières du siècle. Étrange surprise, en vérité ! ils ont établi avec soin, avec complaisance, avec orgueil, que les croyances de l’homme sont l’ouvrage de ses sensations, que la morale n’est que le recueil des recettes les plus communément sûres pour être heureux, qu’il n’y a rien d’absolu dans nos connaissances, par conséquent nulle règle immuable, que toutes les sciences sont ainsi des sciences physiques dont l’utilité individuelle ou sociale est après tout le but suprême et la raison dernière. En un mot, une philosophie toute sensuelle, et partant matérialiste ou sceptique, et quelquefois l’une et l’autre, a tenté de dépouiller l’ame de toutes ses richesses, de rendre la vérité sèche, froide, petite, de donner à la raison je ne sais quoi de mesquin et de subalterne ; et puis on est tout surpris que la raison ne se plaise pas dans la condition médiocre qu’on lui a faite, et que cédant à des instincts qu’on a tout à la fois méconnus et déchaînés, à des besoins qui se dépravent lorsqu’on les néglige, elle se révolte et s’emporte. Vous avez brisé l’entrave d’un généreux coursier. Où le mènerez-vous, et que lui donnerez-vous ? la course, la chasse, la guerre ? Non, vous voulez l’atteler à la charrette ; prenez garde qu’il ne redevienne un cheval sauvage.

Ce tableau serait bien sombre s’il contenait toute la vérité, s’il ne représentait pas exclusivement le mauvais côté de la société, et moins encore dans son état moral que dans son état spirituel ; elle n’en est pas là assurément, bien que telle soit la source des maux dont elle se plaint, bien que tel soit le terme vers lequel elle marcherait à pas trop rapides, si d’autres causes ne la retenaient et ne la relevaient, s’il n’y avait dans l’homme une raison pratique qui se joue des systèmes. Les préoccupations politiques, l’amour naturel de l’ordre et du travail, l’excellente constitution civile de la France, l’équité et la liberté qui président aux relations de la famille et de l’individu, et par-dessus tout cette noble nature humaine que le sophisme ne peut suborner tout entière, sauvent notre pays de l’empire absolu des fausses doctrines, ou plutôt de l’effet désastreux de la nullité des doctrines et des croyances. Il faut voir le mal et hardiment le signaler, mais non pas croire qu’il domine tout et va tout détruire ; il ne faut pas, comme tant de gens aujourd’hui, désespérer à chaque instant du monde, et recommencer incessamment l’oraison funèbre de la société.

Ce qui manque à une société dont les croyances ont fui, ce sont des principes. La science des principes en toutes choses, c’est, il faut bien me passer encore le mot, la philosophie. Est-ce à dire qu’on doive faire de la nation française une société de philosophes ? D’Alembert ou Condorcet n’auraient pas hésité à répondre : oui. Nous dirons, nous, que lorsque tous les hommes qui réfléchissent s’accordent dans une certaine manière de penser sur les grandes questions de la nature et de la destinée, il en transpire quelque chose dans la littérature et dans l’éducation, et qu’ainsi l’esprit des générations se modifie. Elles entendent la leçon sans être entrées dans l’école. La pensée du livre vient à elles sans qu’elles aient lu le livre. Cette pensée, dans sa pureté et sa généralité intellectuelles, est nécessairement une pensée philosophique. Celle que nous voudrions voir devenir la régulatrice secrète des opinions devrait, en maintenant les esprits dans l’affranchissement du joug des conventions ou des traditions factices, régler leur liberté et leur essor, leur apprendre qu’il y a en eux autre chose que des facultés actives, puissances neutres, et qui n’ont en elles-mêmes ni leur règle ni leur but, mais qu’en regard de ces forces il y a des principes immuables, un type absolu, auquel les facultés se rapportent et s’assujettissent par l’ordre de la raison. La raison est plus qu’un flambeau ; un flambeau n’est précieux que par les choses qu’il éclaire. Or c’est la vérité qui brille éclairée par la raison ; la raison illumine ainsi tout homme venant au monde. C’est la vérité qui mérite la recherche et la science, l’amour et la foi. Vous n’auriez appris aux hommes qu’une chose d’elle, à savoir qu’elle existe, le service serait déjà grand ; car vous les auriez arrachés au principe du scepticisme, et par là une première atteinte serait portée à l’incrédulité et à l’indifférence, c’est-à-dire aux racines du mal qui trouble et humilie la société jusque dans la joie de ses conquêtes et l’orgueil de ses progrès. Persuadez-lui qu’elle a quelque chose à croire, et elle aura fait un grand pas.

Pour son bonheur et pour son honneur, à son grand dommage et à sa grande honte, l’homme est inconséquent. Il n’est jamais ni aussi bon ni aussi mauvais que ses opinions. La perfection suprême, ou la dépravation dernière qui serait le résultat logique de ses principes, trouve une prompte limite, soit dans la faiblesse de sa nature, soit dans l’autorité de sa conscience. Toujours il subsiste en lui quelque chose d’inexplicable et quelque chose d’incorruptible, et dans le mal même l’homme n’est pas infini. Bien plus, quelquefois ses convictions demeurent oisives et stériles dans sa pensée, et n’exercent aucune puissance sur l’inertie de son ame ou contre la violence de ses passions. Cependant on ne peut nier que des opinions, des théories, si l’on veut, ne fournissent, soit à la conscience, soit aux passions, des argumens et des prétextes. Tantôt elles colorent des faiblesses, absolvent des fautes ; tantôt elles empêchent cette subornation de la raison au profit des vices du cœur. Elles enhardissent ou embarrassent, elles poussent ou détournent, et il faut craindre celui chez lequel le caractère, la croyance, la passion et l’intérêt se coalisent pour le mal. La prétention actuelle de la politique et même de la morale est de mettre l’intérêt du côté du bien. Où serait l’inconvénient d’y mettre aussi la pensée, et d’enlever à nos fautes la complicité éventuelle de la raison ? Il ne restera à notre cœur que trop d’amorces pour séduire notre esprit. Les passions ne sont jamais en reste avec la raison, et celle-ci délègue trop aisément à ses flatteurs le droit de lui commander.

Une même conclusion sort de tout ce qui précède. Si nous considérons autour de nous les opinions politiques, les opinions sociales, les opinions morales, la société paraît manquer de principes fixes et purs, placés dans une sphère assez haute pour que la passion, le sophisme et le doute n’y pénètrent pas. Cependant cette société est raisonnable ; elle a en aversion les préjugés de tous genres, comme les hypothèses de toutes sortes ; elle a, on peut le dire, l’esprit libre. Des principes destinés à une société raisonnable ne peuvent être que rationnels ; le langage le dit comme le bon sens. Chercher un ensemble de principes rationnels ou une philosophie, ce n’est donc pas tout-à-fait se jeter dans une spéculation sans but ; ce n’est pas perdre terre et oublier les choses de ce monde. Penser n’est pas rêver, et les mépris de l’indifférence ou de la moquerie, qui attendent la philosophie, ne sont qu’un symptôme de plus du mal qu’elle veut guérir. Une société sans traditions, sans croyances, qui ne sait que raisonner, et qui analyse son malaise, aurait bon air, en effet, de railler le raisonnement, de traiter de vision toute théorie. Elle a tant de droits d’être dédaigneuse ! elle est si sûre de son fait ! elle sait si bien que dire et que penser ! ses opinions pratiques sont si stables, si assurées contre l’expérience, si supérieures au doute ! elle a toujours si heureusement réussi dans ses calculs, et les systèmes industriels comme les sciences physiques ont à se prévaloir d’une durée, d’une perpétuité, d’une infaillibilité si imposante ! Gardez-vous, parce que l’esprit philosophique marche en tâtonnant, hésite d’avancer, revient sur ses pas, d’insulter à ses incertitudes. Parce qu’il pénètre en de grandes profondeurs ou s’élève à de grandes hauteurs, gardez-vous de l’accuser d’ambition chimérique, de ténébreux égarement. Des prétentions plus humbles en apparence ne vous ont pas si bien tourné. Des certitudes qui vous semblaient plus positives se sont fondues dans vos mains. Vous n’en êtes pas moins tombés pour être tombés de moins haut, et vous ne vous montrez pas plus habiles à prendre les moineaux dans les buissons, que lui les aigles sur les rochers.

Pétrone raconte qu’un Romain fit graver sur son tombeau cette épitaphe : « Staberius repose ici… Il est venu de peu. Il a laissé trois cents millions de sesterces. Jamais il n’a voulu entendre les philosophes. Porte-toi bien, et imite-le[5] ! » On le voit, la sagesse du siècle n’est pas nouvelle. Venir de peu, gagner beaucoup, et ne pas écouter les philosophes, voilà l’esprit d’égalité, l’intérêt supérieurement entendu, et l’indifférence en matière intellectuelle. Il y a mille ans et bien davantage que le secret est connu ; a-t-il fait grand bien à ceux qui l’ont découvert ? Je comprends Caton l’ancien proscrivant les philosophes. À l’âge des vertus rudes, des croyances fermes et grossières, on peut assez sensément se passer de doctes études. La charrue triomphale du vieux Romain suffisait à son activité et à son orgueil. Mais quand on a des millions de sesterces, on ne peut mieux faire que d’écouter les philosophes. Aux mœurs faibles, aux caractères amollis, il faut au moins l’élévation de la pensée, et dans l’âge des Pétrones, c’est la philosophie seule qui fait la piété des Antonins.


Charles de Rémusat.
  1. M. de Rémusat doit publier prochainement, chez Ladrange, quai des Augustins, un ouvrage en deux volumes, sous le titre d’Essais de philosophie, et a bien voulu détacher de son livre, pour la Revue, le morceau qu’on va lire, et qui formera l’introduction des Essais.
  2. Ces distinctions ne sont pas rigoureuses. Très souvent, sous le nom de métaphysique, on comprend la psychologie, l’ontologie et la théodicée, ou la philosophie entière, comme on appelle quelquefois du nom de géométrie toute la science mathématique. Cependant on ferait bien de réserver celui de métaphysique pour la science des choses en elles-mêmes, la physique étant la science des choses telles qu’elles sont observées.
  3. Tuscul., V, 2.
  4. Ibid.
  5. Petron., 71. — N’est-ce pas le même Staberius dont Horace dit que tant qu’il vécut, il regarda la pauvreté comme un grand vice ?

    …… Quoad vixit, credidit ingens
    Pauperiem vitium
    ……

    (II, Sat.III, v. 91.)