De la nature des choses (traduction Sully Prudhomme)/Avant-propos
ette traduction du premier livre de Lucrèce a été
entreprise comme un simple exercice, pour
demander au plus robuste et au plus précis des poètes le secret
d’assujettir le vers à l’idée. Nous avons laissé et repris
souvent notre travail, retournant au poème de la Nature
comme au meilleur gymnase, youtes les fois que nous
avions besoin d’éprouver et de retremper nos forces. C’est
ainsi que ce premier livre s’est trouvé peu à peu
entièrement traduit. Les autres le seront-ils jamais ? Ne
devions-nous pas plutôt garder ce fragment qui, sans donner assez, nous engage trop ? Ces scrupules, nous auraient arrêté,
si en effet nous avions cru signer une promesse, offrir
autre chose au lecteur qu’une étude littéraire et
philosophique. C’est donc une étude, rien de plus, et il y
paraîtra, car nous nous sommes imposé la tâche, trop souvent
puérile, de ne pas excéder dans notre traduction le nombre
des vers du texte, nous permettant seulement de les
intervertir quand le sens pouvait s’y prêter. Nous avons adopté
l’excellente édition allemande de Jacob Bernays, qui fait
partie de la collection des auteurs grecs et latins de
Teubner.
Passionnément épris du génie de Lucrèce, nous sommes loin toutefois d’épouser la doctrine des atomes, qui, d’ailleurs, ne lui appartient pas : ce que nous admirons sans réserve, c’est le grand souffle d’indépendance qui traverse l’œuvre tout entière et qu’on y aspire avec enthousiasme.
La préface qu’on va lire n’est pas une critique directe
de notre auteur, mais elle en contient implicitement le
commentaire et sépare notre opinion de la sienne.
Comme, en exposant nos idées, nous avons
nécessairement rencontré les deux principaux courants de la pensée
dans tous les temps, le matérialisme et le spiritualisme,
on comprendra que nous ayons été entraîné fort loin, et
l’on s’étonnera moins des proportions exagérées que cette
préface a malgré nous dû prendre.
Les lignes qui précèdent forment l’avant-propos de notre livre dans la première édition qui a paru il y a près de vingt ans. Si nous exhumons aujourd’hui cette traduction et la préface qui l’accompagne, c’est qu’il nous a semblé opportun de les rapprocher de notre dernier poème, la Justice. Nous avons pensé qu’il pourrait n’être pas sans intérêt de permettre ainsi au lecteur de reconnaître dans ce poème l’influence de nos premières études.
La fatigue que nous a causée la traduction du seul
premier livre de Lucrèce nous a ôté tout espoir d’arriver
jamais à faire celle des autres livres en y appliquant le
même système d’interprétation, et nous avons dû y
renoncer. Du reste, la traduction magistrale en vers du poème
entier, publiée en 1876 par notre confrère André
Lefèvre, et que nous considérons comme définitive, suffirait
à nous persuader et à nous consoler à la fois d’abandonner notre entreprise.