De la nature des choses (édition Nisard)/Livre VI

De la nature des choses (édition Nisard)
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
De la nature des chosesFirmin Didot (p. 118-143).
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LIVRE VI.


(6, 1) La première ville qui a répandu chez les misérables humains les fruits nourrissants de la terre, c’est la fameuse Athènes [1] : c’est elle qui renouvela leur existence, qui la soumit à des lois ; c’est elle enfin qui leur apporta les douces consolations de la vie, le jour où elle enfanta cet homme chez qui on a trouvé une intelligence si haute, cet homme dont la bouche fut autrefois la source de toutes les vérités, et qui, maintenant éteint, grâces à ses divines découvertes, voit sa gloire antique, semée par tout l’univers, s’élever jusqu’aux cieux !

(6, 9) Quand cet homme remarqua que les mortels avaient acquis presque tout ce que demandent les besoins de leur subsistance, et tout ce qui peut asseoir leur vie sur une base tranquille : l’abondance des richesses, l’autorité des honneurs et de la gloire, l’éclat que donne la bonne renommée des enfants ; et que néanmoins les angoisses dévoraient leur âme au fond de ses retraites : il comprit alors pourquoi ils éclataient en ces furieuses et tristes lamentations ; il comprit que le vase, gâté lui-même, corrompait aussi tous les biens extérieurs répandus et amoncelés dans ses flancs ; (6, 20) il y aperçut tantôt comme des éclats ou des fentes qui lui ôtaient à jamais le moyen de se remplir, et tantôt il le vit empoisonner de son goût amer tout ce que son intérieur avait reçu.

Il purifia donc les âmes, en y versant la vérité de ses lèvres : il mit des bornes au désir et à la crainte ; il nous expliqua la nature du bien suprême que nous cherchons tous, et nous montra le sentier le plus court, la route la plus directe, pour y atteindre ; il nous apprit quels sont les maux attachés partout aux essences mortelles, (6, 30) maux qui jaillissent et accourent de mille façons, soit par un effet du hasard, soit par une force que déchaîne la Nature, et enfin quelles portes il convient de leur fermer. Il prouva aussi que souvent les hommes roulent, au fond de leurs poitrines, un torrent de vaines et lamentables inquiétudes. Car, de même que les enfants tremblent et que tout les effraye dans la nuit aveugle, de même nous sommes assiégés, au grand jour, de terreurs aussi fausses que celles que les enfants timides se forgent au sein des ombres. Or, pour dissiper cet effroi des âmes et ces ténèbres, il ne suffit pas (6, 40) des rayons du soleil, ou des traits éblouissants du jour : il faut la raison, et un examen lumineux de la Nature. Aussi me vois-tu plus ardent à suivre la chaîne de mes enseignements.

Tu as appris que les dômes du monde sont périssables, que la substance du ciel naît et meurt, que tous les êtres qui se forment ou doivent se former dans son enceinte, tombent en dissolution : écoute maintenant le reste de mes paroles, toi dont les applaudissements m’excitent à remonter sur un char déjà illustré au vent de la gloire, afin que de nouveaux obstacles se convertissent encore pour moi en une faveur nouvelle.

(6, 50) Les autres phénomènes que les mortels aperçoivent ici-bas et au ciel, en tenant leurs âmes suspendues par l’effroi, les humilient sous la crainte des dieux, les abaissent et les courbent vers la terre, parce que l’ignorance de la cause les oblige à faire hommage de l’effet à la puissance des immortels et à leur accorder un plein empire sur les choses dont ils ne peuvent démêler l’origine, et que pour cela ils imputent à une intervention céleste. Car les hommes même qui sont bien éclairés sur la vie paisible de ces immortels, viennent-ils à s’étonner (6, 60) comment toutes choses peuvent avoir lieu, et surtout celles qui éclatent sur leurs têtes dans les campagnes des airs, ils retombent aussitôt dans leur vieille superstition, ils évoquent des maîtres impérieux, ils leur attribuent la toute-puissance : pauvres fous, qui ignorent ce qui peut ou ne peut pas être, et comment l’énergie des corps a un terme, une limite profonde et infranchissable ! Aussi errent-ils, emportés par leur aveuglement.

Si tu ne rejettes point de ton âme, si tu ne chasses pas bien loin ces idées qui outragent les dieux, et qui sont étrangères au calme de leur existence, (6, 70) leur majesté sainte que tu auras amoindrie t’épouvantera de mille apparitions. Non que ces hautes puissances ne soient inviolables, non que leur ressentiment couve de terribles vengeances : mais toi-même, toi qui es libre de reposer en paix, tu t’imagineras qu’ils roulent dans leur sein les flots orageux de la colère ; tu n’apporteras jamais un cœur tranquille au sanctuaire des immortels ; et ces images que leurs membres sacrés envoient à nos intelligences, comme des messagères de la beauté divine, ton âme ne pourra les accueillir avec une paisible sérénité.

Vois quelle sera désormais ta vie. (6, 80) Pour écarter de nous ces maux à l’aide de la plus éclatante sagesse, outre les mille vérités déjà parties de ma bouche, il en reste mille encore, qu’il faut embellir de l’élégance des vers. Je dois rendre compte des affaires d’en haut et du ciel ; je dois chanter les tempêtes et la foudre resplendissante, leurs effets, et la cause de leur emportement : de peur que, tremblant et hors de toi, tu ne partages le ciel en diverses régions [86], et que tu ne t’inquiètes d’où le feu ailé a pris l’essor, où il s’est tourné ensuite, comment il a franchi les enceintes, et comment il en a dérobé sa flamme victorieuse ; (6, 90) phénomènes que les hommes, faute d’en apercevoir la cause, attribuent à la puissance divine.

Oh ! tandis que je hâte ma course vers la blanche marque assignée pour terme à ma carrière, ouvre-moi le chemin, Muse ingénieuse, ô Calliope, toi qui délasses les hommes et charmes les dieux, afin que j’aille sur tes pas cueillir avec gloire une couronne immortelle.

D’abord, le tonnerre ébranle la voûte azurée du ciel, quand les nuages qui volent à la cime du monde sont entrechoqués par le combat des vents. Car le retentissement ne part jamais des régions sereines ; (6, 100) mais les endroits où les nues flottent en bataillons plus épais frémissent habituellement sous de plus vastes murmures.

En outre, les nuages ne peuvent être ni des masses aussi denses que les pierres et le bois, ni des essences aussi fines que le brouillard et la fumée légère. Sinon ils devraient, comme la pierre, tomber sous l’accablement de leur poids inerte ; ou, comme la fumée, dépourvus de consistance, ils ne pourraient emprisonner la froide neige et les averses de la grêle.

Ils jettent aussi, dans les plaines immenses du ciel, un son pareil au craquement de ces voiles tendues dans nos larges amphithéâtres, (6, 110) et balancées entre les mâts et les poutres. Quelque fois la nue s’emporte, déchirée par un souffle impétueux, et imite l’aigre cri du papier : sorte de bruit qu’on reconnaît encore dans les éclats de la foudre, de même que celui d’une étoffe suspendue ou d’un feuillet qui s’envole, et que les coups du vent font tourbillonner et gémir dans les airs,

Car il arrive parfois que les nuages, ne pouvant se heurter de front, se côtoient plutôt, et, dans leur essor contraire, se rasent les flancs tout du long. De là vient qu’un son sec froisse l’oreille, et se prolonge interminable, (6, 120) jusqu’au moment où les nues se dégagent d’une région trop étroite.

Il est un autre motif pour que la Nature tressaille, bondissant au formidable choc du tonnerre ; pour que, soudain rompue, la vaste barrière des abîmes de ce monde semble voler en éclats. Que de fois un vent impétueux, amoncelant ses orages, s’engouffre tout à coup dans les nues, y demeure captif ! et là, ses tourbillons bouleversent tout de plus en plus, et creusent le milieu en épaississant les bords. Puis, enfin, la masse ébranlée cède à sa violence, à ses assauts furieux, et un horrible craquement annonce sa fuite retentissante. (6, 130) Qui s’en étonne ? La moindre vessie, gonflée d’air, jette comme lui un son bruyant par une explosion soudaine.

On explique autrement encore le bruit du vent qui souffle à travers les nuages. Car on voit souvent marcher des nuages hérissés de mille branches, de mille aspérités. Ils retentissent alors comme, dans les épaisses forêts que traverse l’haleine du Caurus, sifflent les feuilles et résonnent les rameaux.

Quelquefois même l’emportement d’un souffle irrésistible perce le nuage, et le crève en l’assaillant de front. Ce que peuvent les vents là-haut, l’expérience nous l’enseigne (6, 140) ici-bas sur la terre, où ils sont plus modérés, et où cependant ils emportent les arbres les plus hauts, et les dévorent jusqu’au fond de leurs racines.

Il y a aussi des flots dans les nuages ; et en se brisant ils poussent un long murmure, comme les fleuves profonds ou la vaste mer, déchirée par le bouillonnement de ses vagues.

Le même fait a lieu lorsque le brûlant essor de la foudre tombe de nuage en nuage. Si l’eau abonde chez le dernier qui reçoit la flamme, il la noie aussitôt avec un cri épouvantable : tel, au sortir de la fournaise ardente, le fer incandescent siffle, dès que nous le plongeons tout près de là dans une onde glacée.

(6, 150) Si, au contraire, le nuage qui reçoit le feu est aride, il brûle, et un vaste fracas accompagne un embrasement subit. Ainsi la flamme se répand au sein des montagnes à la chevelure de lauriers, et y promène sous les tourbillons du vent sa course dévorante. Car il n’est rien que le feu pétillant consume avec un bruit plus terrible que l’arbre de Delphes, consacré à Phébus.

Souvent, enfin, le craquement sonore de la glace et la chute de la grêle font retentir les profondeurs des grandes nuées : car lorsque le vent les entasse, ces montagnes de nuages, étroitement condensées, se brisent enfin et tombent, mêlées de grêle.

(6, 160) L’éclair brille quand le choc des nuages en arrache mille semences de feu, ainsi que le caillou frappé par le caillou ou par le fer ; car alors aussi la lumière jaillit, et la flamme répand d’éblouissantes étincelles.

Mais le bruit du tonnerre gagne l’oreille après que l’œil a vu l’éclair, parce que les impressions de l’ouïe sont moins agiles que celles de la vue. Veux-tu t’en convaincre ? Regarde de loin un homme qui abat sous le double tranchant de la hache les vains accroissements d’un arbre : tu aperçois le coup avant que le son ne fende les airs. (6, 170) De même, l’éclair nous frappe avant que le tonnerre nous arrive, quoique l’un parte avec l’autre, et naisse de la même cause, du même choc.

Peut-être, si les nues dorent l’espace d’une lumière à l’aile rapide, si la tempête darde un vif et ondoyant éclat, faut-il l’imputer au vent qui s’empare d’un nuage, et qui, à force de s’y rouler, comme tu l’as vu, le creuse en épaississant les bords. Mais sa propre agitation l’échauffe ; car la brûlante vitesse du mouvement allume toutes choses, et on voit une balle de plomb, qui va tourbillonner au loin, se fondre. (6, 180) Ainsi embrasé, à peine a-t-il fendu la sombre nuée, qu’il éparpille, en les arrachant pour ainsi dire de force, les semences de feu qui engendrent l’éblouissant éclair de la foudre. Le bruit vient ensuite, moins prompt à solliciter nos oreilles que ces images qui frappent au seuil de notre vue. Tout ceci a lieu, quand des nuages épais dressent et amoncellent leurs hautes cimes avec un merveilleux essor.

Et ne te fais point illusion, parce que d’ici-bas tu vois plutôt leur étendue, que la hauteur où ces monceaux jaillissent. (6, 189) Examine les nues dès que le vent les emportera, semblables à des montagnes qui se croisent dans les airs, ou lorsque, sous le calme profond des vents, tu apercevras ces monts immenses entassés les uns sur les autres, et pressés par ceux qui dorment au faîte : alors tu en connaîtras la masse énorme ; Alors tu verras des espèces de cavernes, bâties de rocs suspendus. Une fois que, déchaînant leur tempête, les vents les ont remplies, indignés contre la nue qui les emprisonne, ils éclatent en vastes murmures, et grondent comme des bêtes farouches dans leur cage : ils poussent à chaque bout de la nuée de longs frémissements ; (6, 200) ils vont tourbillonnant partout à la recherche d’une issue ; ils arrachent mille germes de feu du flanc des nuages, ils les amassent, ils roulent un torrent de flamme dans le creux de ces fournaises, et enfin, rompant la nue, ils s’échappent au sein d’une lumière resplendissante.

Une des causes qui attirent sur la terre l’éclat doré de ce feu vif et limpide, tient aux atomes brûlants dont les nuages contiennent nécessairement une foule ; car lorsqu’ils n’ont aucune humidité, ils étincellent presque toujours d’une couleur de flamme. Et il faut bien, en effet, que la lumière du soleil (6, 210) leur fournisse de quoi gagner cette rougeur et vomir le feu. Aussi, lorsque les impulsions du vent amassent, resserrent et pressent les nuages, elles en expriment ces germes qui débordent, et font éclater à nos yeux les couleurs de la flamme.

L’éclair brille encore, quand les nuages s’appauvrissent trop au sein des cieux. Car si, dans leur marche, le vent les ouvre, les dissout à coups légers, il entraîne forcément la chute des atomes qui engendrent l’éclair ; et l’éclair part, sans que de noires alarmes, ni le moindre retentissement, ni aucun tumulte, l’accompagnent.

Quant à l’essence qui est la base (6, 220) de la foudre, ses coups même, la trace de ses embrasements, la forte vapeur que ces marques exhalent, tout enfin la proclame ; car tout indique que c’est là du feu, et non pas du vent ou de l’eau.

D’ailleurs, elle va souvent allumer le toit des maisons, et sa flamme agile règne jusque dans nos demeures. Feu subtil entre tous les feux, la Nature lui a donné pour substance les plus fins atomes aux plus imperceptibles mouvements, afin que rien ne lui pût résister. Car la foudre puissante traverse les murs, comme le cri et la voix ; elle traverse le roc, elle traverse l’airain. (6, 230) Elle fond en un instant le cuivre et l’or. Elle force même le vin à se répandre sans que le vase se brise, parce que sa chaleur, introduite sans peine dans les pores, relâche le tissu et amaigrit les flancs du vase ; puis. elle se glisse jusque dans le vin, et en disperse les atomes par une dissolution rapide : ce que ne pourrait faire, dans l’espace d’un siècle, la vapeur du soleil, elle qui darde si bien ses traits étincelants. Tant la foudre a plus d’activité, plus d’énergie, et plus d’empire !

Mais qui engendre la foudre, et d’où est-elle née (6, 240) avec un tel emportement, que, d’un coup, elle puisse fendre les tours, abattre les maisons, arracher les poutres et les charpentes, ébranler et détruire les monuments des hommes, anéantir les hommes eux-mêmes, étendre çà et là des troupeaux entiers, et se livrer à mille violences de ce genre ? Je vais résoudre la question, et je cesse de t’arrêter aux prémisses.

Il faut croire que la foudre naît de ces masses de nuages si épaisses et si hautes, puisque jamais un ciel serein ou de minces nuées ne la vomissent. Ce fait incontestable, l’évidence même nous l’apprend. (6, 250) Car, au moment de l’orage, les nues amoncelées voilent la face entière du ciel, et il semble que tous les noirs brouillards abandonnent l’Achéron, pour remplir les vastes cavernes de l’air : tant ces nuages amassent une nuit lugubre, où les sombres fantômes de la peur se dressent et planent sur nous, alors que les tempêtes commencent à préparer leurs foudres !

Que de fois encore, au sein de la mer, une nuée obscure, et semblable à un fleuve de poix tombé du ciel, s’abat sur l’onde, marche enveloppée d’une ombre immense, et traîne avec elle une noire tempête, grosse d’ouragans et de foudre, (6, 260) de vent et de feu, qui gonflent la nue ; au point que, sur la terre même, les hommes s’épouvantent et gagnent l’abri de leurs toits. Elles ne doivent pas être moins profondes, ces tempêtes de nuages amassées sur nos têtes ; car elles n’engloutiraient point la terre dans de si épaisses ténèbres, s’il n’y avait alors mille nuées bâties sur mille autres qui interceptent le soleil ; car elles ne pourraient, en fondant ici-bas, nous accabler de ces pluies abondantes qui déchaînent les fleuves au sein des campagnes inondées, si elles n’entassaient point leurs hautes cimes dans les airs.

Là, tout regorge de vent et de flamme : (6, 270) aussi l’éclair et de sourds frémissements éclatent-ils de toutes parts. En effet, comme je l’ai dit plus haut, les nuages recèlent dans leurs cavités d’innombrables germes de feu, qu’ils empruntent nécessairement aux rayons du soleil et à son ardente vapeur. Alors, dès que ce même vent qui les a ramassés dans un point quelconque du ciel arrache de leur sein mille brûlants atomes, et va se mêler à ce feu ; ses tourbillons, enfermés dans leurs entrailles, y roulent et ils aiguisent les traits de la foudre au sein de ces fournaises embrasées. Car il s’allume pour deux raisons : sa propre (6, 280) vitesse l’échauffe, ainsi que le contact de la flamme. Puis, quand sa vive essence a pris feu d’elle-même, ou que la flamme y porte sa dévorante impétuosité, la foudre est mûre en quelque sorte : elle crève soudain la nue, elle part, et l’emportement de ses feux enveloppe tout l’espace de lueurs étincelantes. Ensuite vient un si épouvantable retentissement, que les dômes du ciel, tout à coup fendus, semblent tomber en éclats sur nos têtes. Enfin la terre, violemment ébranlée, bondit, et de longs murmures parcourent l’abîme. Car alors presque toutes les nuées orageuses tressaillent du même choc, et frémissent ensemble ; (6, 290) secousse qui engendre de si violentes, de si larges averses, que le ciel paraît se fondre tout en eau, et par sa chute nous ramener au déluge. Tant est vaste le fracas qui accompagne le déchirement de la nue, la tourmente du vent, et le jet éblouissant de la foudre !

Il se peut même que le souffle furieux du vent extérieur traverse, de haut en bas, un nuage déjà fort et mûr. Ainsi percé, le nuage laisse tomber aussitôt ce tourbillon de feu à qui la langue de nos pères donne le nom de Foudre. Le même fait a lieu dans toutes les parties de la nue où le vent porte sa colère.

(6, 300) Il arrive parfois aussi que son essence vive, quoique dardée sans flamme, prenne feu néanmoins, quand elle franchit un long espace pour venir à nous. Car elle perd dans sa course quelques atomes volumineux, moins propres à fendre l’air ; et de l’air même elle détache, elle emporte des germes imperceptibles, qui engendrent le feu sous un vol rapide. De même, ou peu s’en faut, un long trajet rend la balle de plomb brûlante, parce qu’au sein de l’air elle jette mille de ses froids atomes, pour y recueillir mille atomes de feu.

Souvent encore la force même du choc embrase la nue (6, 310) que bat un vent glacé, un vent parti sans flamme. Oui, parce que la violence de ses coups fait jaillir tous les éléments de la vapeur chaude de ses propres flancs, aussi bien que des matières qui reçoivent le choc. Ainsi, du caillou heurté par le fer, volent les étincelles ; et le fer, avec sa froide essence, n’empêche pas que les germes de ce brûlant éclat s’amassent sous le coup. Voilà comme doivent s’embraser de la foudre tous les corps d’une nature complaisante et propre à la flamme. Au reste, il est difficile que le vent soit une matière tout à fait glacée, (6, 320) lui qui tombe si violemment de si haut ; crois plutôt que, si la course ne lui a pas fait prendre feu, il nous arrive du moins tiède et mêlé de chaleur.

Le vif essor de la foudre, ses coups violents, et la chute rapide qui te l’apporte, viennent de ce que sa rage, d’abord emprisonnée dans la nue, s’y amoncelle, et tente de vastes efforts pour s’échapper. Puis, quand le nuage ne peut contenir ses emportements qui débordent, le trait part : aussi vole-t-il merveilleusement vite, prompt comme les matières lancées par de robustes machines.

(6, 330) Ajoute que la foudre se compose de germes fins et lisses : avec une telle nature, il est difficile que rien lui fasse obstacle ; car elle fuit et se coule par les moindres vides des moindres issues. Elle trouve donc peu de résistances qui arrêtent ou embarrassent ses pas, et voilà ce qui accélère son élan, son vol rapide.

Ensuite, la Nature veut que tous les corps pesants aspirent à descendre. Mais une fois que le choc se joint au poids, leur vitesse redouble, leur impétuosité augmente. C’est donc plus impétueusement et plus vite que la foudre dissipe tous les obstacles qui s’offrent à ses coups, et qu’elle poursuit sa route.

(6, 340) Enfin, quiconque, fournit un long essor doit acquérir une vitesse toujours accrue par la marche, toujours enrichie de forces nouvelles qui ajoutent à la vigueur du choc. Car alors toute la masse des germes, obligée de tendre vers un but unique, réunit pour une même course ses mille tourbillons épars.

Peut-être même, dans son vol, la foudre tire-t-elle de l’air quelques atomes dont les coups allument encore sa brûlante rapidité [346].

Elle traverse bien des corps sans leur faire de mal, sans les endommager au passage, quand elle trouve des pores où coulent ses feux limpides. (6, 350) Mais un grand nombre se brisent, parce que les atomes de la foudre heurtent les atomes mêmes qui en maintiennent le tissu.

Elle dissout aisément l’airain, et fait tout à coup bouillonner l’or ; parce que, subtil assemblage de germes fins et lisses, elle n’a aucune peine à s’y glisser, et ne s’y glisse que pour détacher tous les nœuds et rompre tous les liens.

C’est surtout à l’automne, et quand la saison fleurie du printemps éclot, que la foudre ébranle le vaste palais du ciel, semé de brillantes étoiles, et le globe entier de la terre. (6, 360) Car l’hiver glacé manque de feu ; et les chaleurs amènent la défaillance des vents, qui épaississent moins le sombre corps des nues. Il faut donc que la température demeure suspendue entre ces deux extrêmes, pour que les mille causes du tonnerre se réunissent. Alors, en effet, l’orageuse incertitude de l’année mêle le froid et la chaleur, ces deux artisans nécessaires de la foudre, seuls capables de produire la discorde du monde, et ces immenses bouleversements où l’air furieux bouillonne de vents et de flammes. Les premiers feux joints aux dernières glaces, voilà ce que sont les jours de printemps : il est donc inévitable (6, 370) que ces deux natures opposées se combattent, et que des troubles en accompagnent le mélange. Le cercle des saisons unit encore les dernières chaleurs aux premiers froids, époque connue sous le nom d’automne ; et là encore les hivers, sont aux prises avec les étés dévorants. Aussi peut-on appeler ces temps les guerres de l’année ; et il n’est pas étonnant qu’alors la foudre éclate sans cesse, et que le déchaînement des orages bouleverse les cieux, puisque deux forces s’agitent en batailles incertaines, d’une part la flamme, de l’autre le vent, et l’eau des nues qui s’y mêle.

C’est là vraiment apercevoir l’essence même de la foudre, (6, 380) et démêler la cause de ses ravages : on ne le fait point, quand on va relire les vaines prédictions des Étrusques, quand on y cherche la trace d’une volonté secrète des immortels, quand on s’inquiète d’où part le feu ailé, où il se tourne ensuite, comment il franchit les enceintes, comment il en dérobe sa flamme victorieuse, et enfin quels maux amène le coup de la foudre tombée des cieux.

Si c’est Jupiter et les autres dieux qui ébranlent avec un horrible fracas les dômes étincelants du ciel, et qui dardent le feu au gré de leur caprice, (6, 390) pourquoi ne voit-on pas ceux qui ne savent point se garder du crime, la poitrine percée de leurs coups, exhaler leur flamme vengeresse, terrible leçon pour les mortels ? Pourquoi, au contraire, l’homme dont l’âme n’est chargée d’aucune bassesse, quoiqu’innocent, roule-t-il enlacé dans les nœuds de ces flammes, tout à coup saisi par le tourbillon du feu céleste ?

Pourquoi vont-ils assaillir des lieux solitaires, où ils se consument en efforts inutiles ? Est-ce pour accoutumer leurs bras et fortifier leurs muscles ? Pourquoi, aussi, laissent-ils les traits du père des cieux s’émousser sur la terre ? Pourquoi lui-même le souffre-t-il, au lieu de se ménager des armes contre ses ennemis ?

(6, 400) Pourquoi enfin Jupiter ne lance-t-il jamais la foudre, ne répand-il jamais sa menace retentissante, quand toute la face du ciel est pure ? Attend-il qu’elle soit voilée de nuages, pour descendre au sein de la tempête, et y ajuster ses coups de plus près ? Mais pourquoi les darder contre la mer ? Qu’a-t-il à gourmander les ondes, ces masses liquides, ces campagnes flottantes ?

En outre, s’il veut que nous évitions le coup de la foudre, pourquoi hésite-t-il à nous la faire voir, quand elle part ? Veut-il, au contraire, nous surprendre, nous accabler de ses feux : alors pourquoi ce tonnerre qui éclate du même côté, afin de nous prémunir contre la foudre ? (6, 410) Pourquoi ces ténèbres, ces frémissements, ces murmures déchaînés avant elle ?

Et puis, comment admettre que ses traits volent de toutes parts à la fois ? Or, oseras-tu prétendre que jamais un seul instant ne voit naître plusieurs coups ? Quoi de plus ordinaire, quoi de plus inévitable ? Comme les averses des nues tombent sur mille régions, ainsi la foudre doit jaillir de mille points en même temps.

Pour achever, d’où vient que sa flamme ennemie met en poudre les sanctuaires des dieux, et les brillantes demeures consacrées à lui-même ? D’où vient qu’il brise les belles statues des immortels, (6, 420) que la violence de ses coups ravit tous leurs charmes à ses propres images ? D’où vient encore qu’il s’attaque le plus souvent aux lieux élevés, et que la cime des montagnes nous offre surtout la trace de ses feux ?

Ces explications rendent désormais faciles à connaître les météores que les Grecs nomment prestères [424], à cause de leurs suites, et la force qui les envoie tomber des hautes régions dans la mer. Car on les voit de temps à autre, semblables à une colonne détachée, fondre du ciel sur les ondes : autour d’eux la mer émue bouillonne, échauffée par un souffle impétueux ; (6, 429) et les navires que surprend ce désordre courent un grand péril au sein de la tourmente. Voilà ce qui arrive parfois, alors que la rage du vent, incapable de rompre le nuage dont elle s’empare, l’abaisse pourtant, du haut des cieux vers les flots : espèce de colonne qui tombe peu à peu, masse que l’effort d’un bras robuste semble précipiter des airs pour l’étendre sur les eaux. Puis, quand il la crève, le vent rapide jaillit de ses flancs, et gagne la mer, où il excite dans les vagues un étrange bouillonnement. Car, à force de rouler ses tourbillons, il descend, et entraîne dans sa chute le nuage, corps obéissant et souple ; (6, 440) à peine a-t-il enfoncé dans l’abîme la masse orageuse, qu’il se déchaîne tout entier au sein de l’onde, qu’il soulève de toutes parts et fait bouillir la mer retentissante.

Quelquefois aussi une colonne de vent s’enveloppe elle-même de ces nues, dont elle ramasse les germes en les détachant de l’air, et imite ces prestères que laisse tomber le ciel. Une fois que la trombe est venue s’abattre et se rompre ici-bas, elle vomit un horrible tourbillon, et se livre à l’orage. Mais elle est fort rare sur la terre, où les montagnes lui font nécessairement obstacle ; et le même phénomène éclate plus souvent (6, 450) au sein de la mer, qui ouvre à l’horizon une vaste et libre étendue.

Les nuages se forment, lorsque ces innombrables germes à surface rude qui voltigent dans les hauteurs du ciel s’amassent tout à coup, enlacés par de faibles nœuds, mais pourtant capables de maintenir leur assemblage. Ce premier tissu engendre de minces nuées, qui bientôt se prennent elles-mêmes, se lient et s’amoncellent, et en s’amoncelant s’accroissent, et bondissent aux vents, si bien que la tempête finit par y soulever sa rage.

(6, 459) Voici un autre fait encore. Plus la cime des montagnes est voisine du ciel, plus la fumée jaunâtre des nuages et leur épais brouillard couronnent fréquemment ces hauteurs. Sans doute. Car aussitôt que la substance des nues se forme, quoique trop déliée pour être visible, les vents la portent et la rassemblent au faîte des monts. Là enfin ces nues, réunies en masses plus abondantes, plus compactes, plus serrées, nous apparaissent, et semblent monter de ce faîte dans les airs. Que les hauteurs soient exposées aux vents, tout le déclare, les faits eux-mêmes, et ce que nous ressentons à gravir de hautes montagnes.

(6, 470) En outre, la Nature dérobe aussi à toute l’étendue des mers une foule d’atomes : les vêtements suspendus au bord du rivage le proclament, alors que l’humidité s’y attache. Tu vois donc que mille essences, capables d’accroître les nues, jaillissent aussi du bouillonnement des flots salés ; car, en ce point, tous les corps humides sont de la même famille.

De tous les fleuves encore, ainsi que de la terre, on voit s’élever un brouillard et une écume qu’ils exhalent, qu’ils poussent en l’air comme une haleine, qui enveloppent le ciel de leurs sombres voiles, et qui, (6, 480) insensiblement amoncelés, fournissent d’épais nuages. Car ils sont aussi pressés d’en haut par la vague étincelante de l’éther qui les foule en quelque sorte, et qui étale sous le riant azur le noir tissu des orages.

Il est possible même que des germes extérieurs viennent s’ajouter à l’assemblage de ce monde, pour y engendrer ces nues et ces tempêtes flottantes. Car je t’ai appris déjà, l’innombrable nombre des atomes, et l’infinie profondeur de la masse universelle, et le vol rapide des corps élémentaires, et leur promptitude habituelle à franchir d’incommensurables espaces. Est-il donc étrange que souvent (6, 490) la nuit et la tempête couvrent si vite de si grandes montagnes, et pendent à la fois sur la terre et l’onde, puisque de toutes parts tous les pores du ciel, et en quelque sorte toutes les veines du monde immense offrent aux éléments mille entrées et mille issues toujours ouvertes ?

Sache maintenant de quelle façon la pluie se ramasse dans les entrailles des nues, et lâche ces averses qui tombent sur la terre : je vais te l’expliquer. Le point que j’emporterai d’abord, le voici : une foule de semences liquides montent avec les nuages de tous les corps ; et ces deux essences, (6, 500) la nue et l’eau que la nue renferme, croissent ensemble, de même que le sang, la sueur, et les autres fluides des membres, partagent les accroissements du corps humain. Les nuages gagnent encore beaucoup d’humidité sur la mer, alors que le vent les y porte comme des flocons de laine suspendus. Tous les fleuves leur envoient également de l’eau. Puis, une fois les semences liquides réunies à milliers de mille façons, et accrues de toutes parts, les nues condensées aspirent à leur chute (6, 510) pour deux motifs : un vent impétueux les opprime, et l’abondance même de ces nuages, dont les cimes entassées se foulent, se pressent, en fait jaillir la pluie.

En outre, dès que le vent amaigrit les nues, ou que, frappées de la chaleur du soleil, elles tombent en ruines, l’eau des pluies s’échappe et ruisselle goutte à goutte, comme une cire qui fond et coule abondamment sous une flamme ardente.

Mais il y a de violentes averses, quand les nues amoncelées cèdent à la double violence de leur poids et du vent qui les heurte.

Les pluies continuent et demeurent longtemps inépuisables, (6, 520) lorsque des milliers de germes fluides, lorsque des monceaux de nuages qui crèvent les uns sur les autres, accourent de tous les points de l’horizon, et que la terre fumante exhale et renvoie partout d’humides vapeurs.

Alors, quand les rayons du soleil brillent opposés à l’averse des nues, les couleurs de l’arc-en-ciel apparaissent au sein de la noire tempête [524].

Quant aux autres choses qui ont leur naissance, qui ont leurs accroissements à part, et à toutes celles qui s’amassent dans les nues, oui, toutes, je le répète, la neige, les vents, la grêle, les durs frimas, (6, 530) ces grandes et fortes gelées qui durcissent les grandes eaux, ces freins, ces empêchements qui arrêtent de toutes parts les fleuves ; ton esprit avide peut aisément découvrir et envisager de quelle façon elles arrivent et quelle cause les engendre, du moment que tu connais bien la vertu des atomes.

Poursuis maintenant, et vois ce qui amène les bouleversements du sol [535]. Avant tout, aie soin de te convaincre que les profondeurs comme le haut de la terre sont remplis de cavernes où le vent habite ; que mille lacs, mille gouffres chargent ses flancs, ainsi que des rocs et des pierres déchirées : (6, 540) crois encore que, sous la face du globe, roulent impétueusement bien des fleuves cachés, qui emportent des roches englouties. La force des choses exige que la terre soit partout la même.

Ce principe fondamental une fois établi, les hautes régions du sol tremblent, alors que de vastes écroulements bouleversent ses entrailles, où la vieillesse abat d’immenses cavernes. Car alors des montagnes entières tombent, et de grandes secousses répandent soudain de longs tressaillements. Il le faut bien, puisque les chariots ébranlent, au bord de la route, nos demeures émues de leur faible poids, (6, 550) et que les maisons bondissent encore là où des chars rapides font rouler leurs roues retentissantes.

Il arrive aussi que, par l’effet de grands éboulements de terre dans des mares profondes, le bouillonnement de l’eau fait vaciller le sol qui lui sert de lit ; de même un vase ne peut rester immobile, tant que le fluide balance à l’intérieur sa vague incertaine.

En outre, dès que le vent, amassé dans les cavités inférieures du sol, en assiège sur un point les profondes cavernes, (6, 560) la terre se penche du côté où la presse l’impétuosité du vent. Les demeures, bâties à la surface, cèdent avec elle : plus elles montaient vers le ciel, plus elles fléchissent et plus la même pente les entraîne. Les poutres courent en avant, déjà suspendues, déjà prêtes à la chute. Et l’on a peur de croire que la nature réserve au vaste monde l’heure fatale, l’heure de sa perte, quand on voit de si énormes masses de terre s’abîmer ! Ah ! si les vents ne reprenaient parfois haleine, aucun frein ne pourrait empêcher les êtres de courir à la mort. (6, 570) Mais tour à tour ces vents languissent et redoublent ; ils se rallient en quelque sorte, et, revenus à la charge, ils battent en retraite : aussi voit-on la terre menacée plus souvent que frappée de ruine. Elle se courbe un instant, se redresse ensuite, et ne perd son équilibre que pour rentrer dans son assiette. Voilà pourquoi nos demeures chancellent de haut en bas ; mais le haut plus que le milieu, le milieu plus que le bas, et le bas si peu que rien. De vastes ébranlements sont occasionnés encore par la grande et forte haleine de quelque vent, soit extérieur, soit formé dans la terre (6, 580) dont il envahit les gouffres. C’est d’abord au sein de ces immenses cavernes que ses frémissements éclatent, que roulent ses tourbillons ; puis enfin, lorsque sa dévorante impétuosité force le passage, il ouvre les entrailles de la terre, et creuse de larges abîmes. Ce fléau attaqua, près de la Syrie, la ville de Sidon ; et on le vit à Égine, dans le Péloponnèse : toutes deux furent abattues par ces éruptions du vent et ces tempêtes du sol. De grandes secousses ont encore plongé sous la terre bien de hautes murailles, et une foule de villes ont péri, abîmées dans la mer avec leurs citoyens. (6, 591) Lors même que ce vent ne jaillit point au dehors, un souffle fougueux et plein de rage circule dans les mille pores de la terre, espèce de frisson qui excite le tressaillement. Ainsi, quand le froid pénètre et secoue les membres, il faut que, malgré eux, les membres tremblants grelottent. Une double terreur agite donc les habitants des villes : ils craignent la chute des toits sur leur tête ; ils craignent que sous leurs pieds la Nature ne démolisse tout à coup les cavernes du sol, que ses déchirements n’ouvrent au loin un gouffre immense, (6, 600) et que pour l’emplir elle ne veuille y confondre ses immenses débris.

Oui, on a beau croire que le ciel et la terre demeurent inviolables, confiés à la garde du principe immortel de vie ; souvent encore, lorsque ces terribles dangers nous pressent, les aiguillons de la peur trouvent accès dans nos âmes : il semble que la terre se dérobe sous nos pas, emportée vers l’abîme ; que la grande masse des êtres, partout défaillante, va suivre sa chute, et faire du monde un amas confus de ruines.

Il faut maintenant expliquer pourquoi la mer ignore tout accroissement. D’abord, on s’étonne que la nature n’en augmente jamais le volume, (6, 610) lorsque des eaux si abondantes y tombent, lorsque tous les fleuves y accourent de toutes parts. Ajoute les pluies errantes des nues, et ces tempêtes au vol rapide, qui arrosent et baignent les ondes comme les terres ; ajoute les sources propres à l’Océan : eh bien ! pour accroître sa masse, ces torrents font à peine l’effet d’une seule goutte d’eau. Est-il donc étonnant que la mer n’ajoute point à son immensité ?

Et puis, l’ardente vapeur du soleil lui ôte beaucoup de substance ; car nous voyons les étoffes, où l’humidité ruisselle, sécher au feu de ses rayons. (6, 620) Or, mille océans déploient à nos yeux l’immense tapis des ondes. Ainsi, quoique le soleil n’enlève à chaque point qu’un atome d’humidité, dans un espace si vaste les pertes sont énormes.

Les vents eux-mêmes, les vents peuvent appauvrir la matière fluide, quand ils balayent la plaine des eaux ; puisque souvent on les voit, dans l’intervalle d’une nuit, sécher nos rues, et durcir la molle fange en une croûte épaisse.

Je te l’ai appris, en outre les nuages gagnent beaucoup d’humidité qu’ils pompent à la grande surface des mers, (6, 630) et qu’ils répandent sur toute l’étendue du globe, quand la pluie tombe ici-bas et que le vent apporte les orages.

Enfin, la terre étant une substance poreuse dont la masse, tout entière unie, environne l’Océan d’une large ceinture, de même que ses veines portent à la mer une onde jaillissante, elle doit recevoir aussi l’écoulement des flots salés. Oui, le sel emprisonné y passe comme dans un filtre : la matière humide remonte sous terre jusqu’au berceau des fleuves, s’y amasse toute, et de là épanche sa douceur nouvelle au sein des campagnes, où la route, une fois tracée, guide le pas limpide des ondes.

(6, 640) Maintenant, pour quelle raison les gorges du mont Etna exhalent-elles parfois de si épais tourbillons de flamme ? Je vais le dire. Car ce ne fut point un fléau déchaîné par les immortels, cette tempête de feu qui régna jadis dans les plaines de la Sicile, et qui attira les regards des peuples voisins, quand ils virent étinceler la voûte fumante du ciel, et que, le cœur plein d’effroi, ils se demandèrent avec angoisse quelle révolution préparait la Nature !

Ici, Memmius, il faut que d’un coup d’œil profond et vaste tu enveloppes le monde dans toute son immensité, (6, 650) pour te ressouvenir que la grande masse des choses est un gouffre inépuisable, et pour t’apercevoir qu’auprès d’elle les cieux à part ne sont qu’un atome, qu’un point imperceptible, et moindre par rapport à l’ensemble que l’homme par rapport à la terre. Si tu envisages clairement ce juste principe, si tu en vois la lumière toute manifeste, bien des prodiges cesseront de t’émerveiller.

Déjà, qui de nous s’étonne, alors que les membres d’un homme s’ouvrent aux embrasements de la fièvre, ou que toute autre maladie ravage le corps ? En effet, tout à coup le pied s’enfle, une douleur aiguë (6, 660) saisit les dents, se jette même sur les yeux ; le feu sacré s’allume, il se glisse dans le corps, il brûle toutes les parties qu’il gagne, et coule d’un membre à l’autre. Sans doute ; car il existe des semences de toutes choses, et la terre et le ciel répandent assez de germes vicieux, pour fournir à la violence du mal un immense développement. Il faut donc supposer, de même, que les abîmes de l’infini envoient au ciel et à la terre assez d’atomes pour que des ébranlements soudains fassent bondir le sol, pour que de rapides tourbillons parcourent les terres, les ondes, (6, 670) pour que les feux de l’Etna débordent et embrasent le ciel. Oui, ce fait a lieu, et les dômes célestes s’enflamment. Les averses de la tempête jaillissent aussi à flots plus épais, quand la semence des eaux se porte plus abondamment au sein de l’air.

Mais, dira-t-on, cet orageux incendie de l’Etna est trop vaste ! Oui : comme un fleuve est immense aux yeux de quiconque n’a jamais rien aperçu de plus grand ; comme un homme, comme un arbre, comme tous les êtres de toutes sortes, quand ils surpassent tout ce que nous avons vu, nous paraissent le type de la grandeur. Et pourtant ces objets réunis, et avec eux le ciel, la terre, les ondes, (6, 680) ne sont rien auprès de la grande masse des masses tout entière !

Expliquons cependant de quelle manière cette flamme, tout à coup irritée, s’exhale des grandes fournaises de l’Etna. D’abord, toute la substance intérieure de la montagne est creuse, et ne s’appuie guère que sur des cavernes de rochers. Or, tous ces antres contiennent du vent, et par suite de l’air, puisque le vent n’est que l’agitation de l’air qui s’emporte. Quand cet air a pris feu, et que déchaîné autour des rochers il les échauffe de ses atteintes furieuses, ainsi que la terre, et arrache de leur sein un jet de flamme ardent et rapide, (6, 690) il monte tout droit vers les gorges de la montagne, il se répand à la cime, il fait tourbillonner au loin l’incendie, au loin il sème la cendre brûlante, il roule un épais et sombre torrent de fumée, et lance en même temps des rochers d’une pesanteur étrange. N’hésite point à reconnaître ici les violences d’un souffle orageux.

D’ailleurs, sur presque tout le pied de la montagne, la mer brise ses ondes et lâche sa vague bouillonnante. Du bord de cette mer aux plus hautes gorges du volcan courent des antres souterrains. Oui, tu dois le reconnaître, la force même des choses exige que cet intervalle soit franchi par une ligne de cavernes, où la mer afflue sans obstacle (6, 700) pour se dégorger à l’autre bout : voilà ce qui fait jaillir la flamme, ce qui pousse les rochers en l’air, ce qui soulève des nuages de sable. Car ils trouvent au faîte des ouvertures que les habitants du lieu nomment cratères, et que nous appelons gorges ou bouches.

Il est encore d’autres phénomènes, à l’explication desquels une cause unique ne suffit point : il leur en faut plusieurs, quoique entre toutes il n’y en ait qu’une de véritable. Si tu aperçois de loin le cadavre d’un homme étendu sans vie, il est bon que tu énumères toutes les causes possibles de mort, afin de nommer l’unique cause de la sienne. A-t-il succombé au fer, au froid, (6, 710) à la maladie, au poison ? Tu ne peux le décider au juste ; mais tu sais bien qu’il a dû être victime de quelque fléau de ce genre. De même, voilà tout ce que nous avons à dire pour expliquer mille choses.

L’été voit grossir peu à peu et se répandre dans les campagnes un seul fleuve d’ici-bas, le Nil, ce bienfaiteur de l’Égypte entière. Pourquoi la baigne-t-il ordinairement au milieu des chaleurs ? Peut-être dans l’été les aquilons, qui prennent à cette époque le nom de vents étésiens, soufflent-ils contre ses embouchures ; de manière que leur haleine, contrariant sa marche, lui fait obstacle, refoule ses ondes, comble son lit, et l’oblige à s’arrêter. (6, 720) Il est incontestable que ces vents se précipitent à l’encontre du fleuve ; car ils accourent du pôle aux étoiles glacées, tandis que le fleuve part des ardentes régions de l’Auster, où la chaleur noircit et brûle les races humaines, et que son berceau est au centre même du jour.

Il peut arriver encore qu’un vaste amas de sable forme à l’embouchure une digue contre les flots, alors que la mer, bouleversée par le vent, y roule des sables. De cette manière, l’issue du fleuve est moins libre, et il trouve un essor moins facile à la pente de ses eaux.

(6, 730) Il est possible aussi que les pluies tombent plus abondamment à la source du Nil, quand le souffle des vents étésiens précipite de ce côté toutes les nues des airs. Chassées vers les régions du midi, elles s’amassent, s’épaississent enfin à la cime des monts, et tombent accablées de leur propre poids.

Peut-être enfin les hautes montagnes de l’Éthiopie fournissent-elles à ces débordements, alors que leurs blanches neiges roulent dans la plaine, fondues aux rayons du soleil, cet œil immense du monde !

Vois maintenant ce que sont ces endroits, ces lacs nommés Avernes : (6, 740) je vais en expliquer l’essence et la base.

D’abord ce nom d’Avernes qu’on leur donne s’appuie sur un fait ; car ils sont funestes à tous les oiseaux. Ceux que leur vol amène directement au-dessus de ces lieux oublient d’agiter la rame, de tendre la voile de leur aile ; leur tête flotte languissamment, et ils sont précipités à terre, si la nature du lieu le permet, ou dans l’eau, si au dessous d’eux l’Averne étend ses lacs. Il y a près de Cumes un endroit de ce genre, où des montagnes, pleines de soufre et enrichies de sources chaudes, exhalent une âcre fumée.

(6, 750) On en voit un autre dans les murs d’Athènes, au sommet de la citadelle, près du temple de la bienfaisante Pallas. Jamais les corneilles à la voix rauque n’osent y aborder au vol, pas même quand les offrandes fument sur les autels : tant elles fuient avec effroi, non pas la terrible colère de Pallas allumée par leur vigilance, suivant les poëtes de la Grèce, mais la nature du lieu, qui travaille de son propre fond à les écarter !

La Syrie offre encore, dit-on, un lieu semblable. À peine les animaux y ont-ils porté leurs pas, que la seule force du terrain les abat violemment, les abat (6, 760) tout à coup, comme si on les immolait aux dieux Mânes.

Tous ces phénomènes s’accomplissent sous l’empire d’une loi naturelle ; et leur cause, leur origine sont assez éclatantes pour nous épargner de croire qu’une porte de l’Orcus soit ouverte dans ces régions, et ensuite que les dieux Mânes entraînent par là nos âmes sur les bords de l’Achéron, comme souvent, dit-on, la narine du cerf au pied ailé attire hors de ses retraites la flexible race des serpents. Combien la vérité repousse ces fables ! pour t’en instruire, j’essaye de traiter à fond la matière.

(6, 770) D’abord, je te l’ai dit souvent et je te le répète, la terre contient sous mille formes des éléments de toutes sortes. Beaucoup sont propres à nourrir la vie ; beaucoup engendrent des maladies, et ne savent que hâter la mort. Et puis, nous avons montré plus haut que toutes les existences ne s’accommodent point également des mêmes choses, parce que la nature, le tissu des assemblages, et les formes élémentaires, varient. Que de sons ennemis coulent dans l’oreille ; que d’odeurs en pénétrant l’odorat l’irritent de leur rudesse ; (6, 780) que de corps enfin dont le contact est à éviter, dont la vue est à craindre, dont la saveur est fâcheuse !

Au reste, tu peux voir combien d’objets causent à l’homme de pénibles impressions, qui blessent et incommodent ses organes. D’abord, à certains arbres est affecté un si dangereux ombrage, qu’il excite de vives douleurs à la tête, quand on repose étendu sur l’herbe au pied de ces arbres.

Il existe même, sur les hautes cimes de l’Hélicon, un arbre qui tue l’homme avec l’horrible parfum de sa fleur. Tous ces poisons jaillissent de la terre, (6, 790) parce que mille semences de mille corps, réunies de mille façons, chargent ses flancs, qui vomissent à part les différentes espèces.

Un flambeau nocturne, à peine éteint, blesse-t-il les narines de ses âcres odeurs, il nous endort aussitôt jusqu’à nous faire tomber, comme ce mal rapide qui a coutume de nous abattre, de nous envoyer à terre.

L’âpre castoréum assoupit encore la femme qui succombe, et d’une main défaillante laisse échapper son brillant ouvrage, si l’odeur l’a saisie au moment où elle paye son tribut de chaque mois.

Bien d’autres essences portent la langueur dans les ressorts des membres, et vont ébranler l’âme au fond de ses retraites.

(6, 800) Enfin, si on demeure longtemps au bain chaud, et que plongé dans le vase on ruisselle d’une eau bouillante, quand on est plein de nourriture, avec quelle facilité la vie s’écroule au milieu de l’onde !

Avec quelle facilité aussi l’énergique et pernicieuse odeur du charbon se glisse dans le cerveau, si on ne boit de l’eau avant qu’elle n’y monte !

Et quand elles ont envahi, échauffé toutes les pièces d’une maison, les fumées du vin portent aux nerfs une sorte de coup mortel.

Ne vois-tu point aussi naître et s’amasser dans la terre le soufre, et le bitume à l’odeur fétide ? Enfin, quand on poursuit les veines d’argent ou d’or, (6, 810) et que, le fer à la main, on fouille les profondeurs cachées du sol, quelles funestes vapeurs jaillissent des entrailles de la mine ! Que d’exhalaisons malfaisantes au séjour de ces riches métaux ! et quel visage, quel teint ils donnent aux hommes ! Ne vois-tu point, ou n’as-tu pas entendu dire avec quelle promptitude ils y meurent d’ordinaire, et combien la vie manque nécessairement d’abondance pour ceux que la grande force des lois enchaîne à ce terrible ouvrage ? Il faut donc que le sol écumant jette toutes ces vapeurs, et les répande dans la vaste et libre étendue de l’air.

Voilà comment les Avernes doivent envoyer à l’oiseau (6, 820) une essence mortelle, qui s’élève de la terre aux cieux, et qui va empoisonner une certaine partie de l’atmosphère. À peine l’oiseau y est-il porté par ses ailes, enlacé aussitôt et comme saisi de l’invisible poison, il tombe en ligne directe vers l’endroit d’où monte l’infect bouillonnement ; et, après sa chute, la fatale énergie de cette même écume lui ôte des membres tous les restes de la vie. Car la première attaque n’excite en lui qu’une sorte de vertige ; puis, quand il est précipité dans la source même du venin, il faut encore qu’il y vomisse l’âme, (6, 830) parce que les exhalaisons meurtrières l’environnent en abondance.

Il se peut aussi que, de temps à autre, cette énergie et ce bouillonnement de l’Averne dissipent tout l’air qui est entre l’oiseau et le sol, de manière que l’intervalle soit presque abandonné au vide. Alors, quand l’oiseau qui vole passe directement au-dessus de ces lieux, ses ailes fatiguées en vain lui manquent tout à coup, et chacune voit trahir son effort inutile. Ne pouvant trouver un appui que son aile lui refuse, il tombe : son poids l’entraîne, la Nature le veut ; et une fois étendu au milieu du vide, (6, 840) il répand son âme par toutes les issues du corps.

L’eau des puits gagne de la fraîcheur en été, parce que la chaleur appauvrit le sol, et que si la terre possède quelques atomes de feu, elle se hâte de les rejeter dans les airs. Ainsi donc, plus la chaleur frappe la terre, plus elle glace le fluide que la terre recèle. Mais quand le froid à son tour la presse, la ramasse, la durcit, il arrive que cet épaississement refoule dans les puits toute la vapeur chaude que portent les flancs du sol.

On dit que, près du temple d’Hammon, il y a une source froide tant que brille le jour, (6, 850) et chaude tant que règne la nuit [849]. Les hommes s’émerveillent trop de cette fontaine. Ils croient qu’un soleil pénétrant l’échauffe sous terre d’un feu rapide, dès que la nuit enveloppe le monde de ses épouvantables voiles ; opinion qui s’écarte bien loin de la vérité. Quoi ! le soleil travaille la surface nue des ondes, sans venir à bout de la rendre chaude quand sa lumière nous domine, quand elle possède de si vives ardeurs ; et il pourrait au fond de la terre, ce corps si épais, faire bouillir la matière humide, et lui communiquer son ardente vapeur ! (6, 860) Lui surtout qui est à peine capable d’insinuer à travers les murs de nos maisons les traits brûlants de sa flamme.

Mais où donc est la cause de ce phénomène ? La voici. Une terre moins compacte que le reste du sol embrasse la fontaine, et mille germes de feu avoisinent la substance de l’onde. Aussi, quand les ombres humides de la nuit engloutissent la terre, la terre aussitôt, glacée jusqu’au fond des entrailles, se contracte ; et alors, comme si on la pressait avec la main, elle vomit dans la source tout ce qu’elle peut avoir de brûlants atomes, et fait que l’eau ardente au toucher écume de vapeur. (6, 870) Mais une fois que les rayons naissants du soleil ouvrent les pores, et amaigrissent le flanc des campagnes, où pénètrent de bouillantes fumées, les éléments du feu regagnent leurs anciennes demeures, et la terre recouvre toute la chaleur des eaux. Voilà pourquoi la source fraîchit à la lumière du jour.

En outre, le soleil frappe les ondes de ses rayons, et plus le jour augmente, plus un feu tremblant écarte les germes humides : il en résulte que tous les atomes de feu appartenant à ces eaux leur échappent. De même souvent elles rejettent le froid contenu dans leur sein, et brisent la glace dont elles relâchent les nœuds.

(6, 880) Il est encore une source froide [880], au-dessus de laquelle l’étoupe qu’on y met prend feu aussitôt, et vomit la flamme. Par un effet semblable une torche, allumée dans cette onde, y nage étincelante au gré du vent qui la pousse. C’est que l’eau renferme d’innombrables semences de vapeur chaude, et qu’en outre la terre elle-même, où la source repose, doit y faire monter partout de brûlants atomes, qui s’exhalent au-dehors et gagnent les airs, sans être toutefois assez vifs pour échauffer la fontaine.

(6, 889) De plus, une fois ces atomes répandus hors du sol, une force cachée les oblige de franchir tout à coup les ondes, et de se rassembler à la surface. Ainsi, dans la mer Aradienne, on voit sourdre un filet d’eau douce, qui écarte autour de lui les flots salés ; mille autres plages de l’Océan fournissent une ressource utile à la soif des marins, en vomissant une onde pure au sein de l’onde amère : de même ces éléments peuvent jaillir à travers la fontaine et s’élancer jusqu’à l’étoupe. Quand ils sont réunis et attachés au corps de la torche, ils s’allument sans peine aussitôt, parce que les étoupes et les torches elles-mêmes tiennent emprisonnées une foule de semences ardentes.

(6, 901) Ne vois-tu point aussi qu’une mèche de lin qu’on vient d’éteindre, approchée d’un flambeau nocturne, se rallume avant d’avoir touché la flamme ? Et la torche de même. Et bien d’autres matières, frappées de la vapeur chaude, s’embrasent de loin, avant que le feu ne les pénètre sous un choc immédiat. Or, on peut croire que le même fait a lieu dans la source.

Pour achever, maintenant je vais dire quelle loi de la Nature veut que le fer obéisse à l’attrait de cette pierre que les Grecs, dans leur langue, appellent magnétique [908], (6, 910) parce que c’est au pays des Magnésiens qu’elle a pris naissance.

Cette pierre fait l’admiration des hommes. Oui, car elle forme souvent une chaîne d’anneaux qui se tiennent eux-mêmes suspendus. Tu peux quelquefois les voir, au nombre de cinq ou de plus encore, descendre en une série flottante au vent, qui l’agite d’une légère haleine. L’un tient à l’autre, s’y attache en dessous ; et ils ne connaissent entre eux d’autre appui, d’autre nœud que la pierre : tant elle propage au loin l’empire d’un attrait irrésistible !

Dans les phénomènes de ce genre, mille principes doivent être bien établis, avant que le fait même ne reçoive d’explication. (6, 920) C’est par d’interminables détours qu’il faut gagner le but. Aussi j’implore de toi une oreille et une âme attentives.

D’abord, tous les objets que nous apercevons sèment et répandent à flots intarissables des essences qui frappent l’œil, qui excitent la vue. Les odeurs jaillissent perpétuellement de certains assemblages ; comme le froid émane des eaux vives, la chaleur du soleil, et du bouillonnement des vagues un sel qui ronge les murailles autour de la côte. Mille sons divers ne cessent de couler dans l’espace. Enfin, une vapeur au goût salé attaque souvent nos lèvres, (6, 930) quand nous sommes au bord de la mer ; et l’absinthe qu’on broie, qu’on mélange devant nos yeux, nous blesse de son amertume. Tant il est vrai que tous les corps vomissent un flux de matière qui coule de toutes parts, en tous sens ! Cet écoulement a lieu sans trêve, ni repos, ni intervalle, puisque nos sens demeurent toujours en éveil, et que toujours on peut tout voir, tout respirer, ou entendre mille retentissements.

Ensuite, je te rappellerai à quel point la substance des corps est poreuse : vérité qui étincelle au début de mes vers ; notion qui a trait à une foule de choses, (6, 940) mais qui touche surtout au phénomène dont j’attaque ici l’explication. Il faut donc établir qu’à la portée de l’homme il n’y a que des corps mêlés de vide.

D’abord, il arrive dans les grottes que les pierres de la voûte épanchent, comme une sueur, de l’eau qui ruisselle goutte à goutte. Des sueurs nous baignent ainsi le corps entier. La barbe croît, et le poil jaillit des membres, des articulations. La nourriture circule éparpillée dans toutes nos veines : elle va entretenir et accroître les extrémités même du corps, et jusqu’au bout des ongles. Le froid à son tour et la vapeur chaude pénètrent l’airain ; (6, 950) nous le sentons ; nous sentons encore qu’ils nous gagnent à travers l’argent et l’or, quand nous tenons une coupe pleine. Nos murs enfin, nos murs de pierre, s’ouvrent à l’aile rapide du son : l’odeur y coule, le froid aussi, et l’ardeur du feu. Que dis-je ? Cette ardeur traverse même la dure essence du fer, à l’endroit où la cuirasse fait le tour du cou et l’emprisonne. Des influences malsaines nous envahissent également de l’extérieur ; et la tempête échappée de la terre et du ciel, on dit avec raison qu’elle va se perdre dans le ciel et la terre : car le monde ne renferme que des corps au tissu poreux.

(6, 960) Ajoute qu’il n’est pas donné à toutes les matières que jettent les assemblages, de produire les mêmes impressions, ni de former avec toutes choses les mêmes alliances.

Le soleil cuit et dessèche la terre, mais il résout la glace ; mais les hautes neiges amoncelées sur les hautes montagnes, ses rayons les obligent de fondre ; et la cire, exposée à son ardente vapeur, devient liquide. Le feu est prompt aussi à faire couler l’airain, à dissoudre l’or ; mais il contracte la peau, la chair, et les ramasse. Les eaux fluides durcissent à leur tour le fer qui sort de la fournaise ; (6, 970) mais la chair et la peau, que durcit la chaleur, y sont amollies. Les chèvres à la barbe longue aiment tant l’olivier, qu’il semble ruisseler pour elles de nectar et d’ambroisie : or, il n’est pas d’arbre qui pousse une feuille plus amère au goût des hommes. Enfin, le pourceau fuit la marjolaine, et craint tous les parfums ; car les porcs hérissés de soies trouvent un venin énergique dans ces odeurs, qui opèrent quelquefois en nous une sorte de retour à la vie. La fange, au contraire, la fange, qui est pour nous si affreuse, leur paraît si charmante, qu’ils s’y roulent et s’y engloutissent avec une ardeur insatiable.

(6, 980) Avant d’aborder le point en question, il me reste encore, je pense, une chose à dire. Les corps divers ayant de nombreux interstices, il faut que ces interstices soient diversement organisés : il faut que chacun ait une nature et offre une voie particulière. Oui, car les animaux possèdent des sens distincts, et chaque organe ne reçoit que l’objet qui lui est propre. Ne vois-tu point, en effet, que le son a d’autres routes que le goût des sucs nourrissants, que l’haleine embaumée des odeurs ? De plus, autres sont les corps répandus à travers l’airain, (6, 990) autres ceux qui pénètrent le bois, autres ceux qui fendent l’or : ne le vois-tu point aussi ? Et par l’argent il s’écoule autre chose que par le verre, puisque le verre s’ouvre à l’image, et l’argent à la chaleur. Et puis, les émanations franchissent plus ou moins vite les mêmes pores. Ainsi le veut la nature de ces routes variées de mille façons, comme je viens de le montrer plus haut, par la différence de l’organisation et du tissu dans les êtres.

Une fois que ces idées fondamentales reposent affermies sur leur base, et nous préparent le terrain d’avance, le reste est facile : tout s’éclaircit, (6, 1000) et l’on voit apparaître la cause qui attire l’essence du fer.

D’abord il faut que de l’aimant jaillissent une foule d’atomes, sorte de vapeur écumante qui bat et dissipe tout l’air interposé entre la pierre et le métal. Dès qu’ils ont balayé cet espace, et qu’un grand vide se fait dans l’intervalle, aussitôt les éléments du fer y glissent, y tombent encore réunis ; de telle sorte que l’anneau même suit l’impulsion, et se précipite en masse. Car il n’y a point de corps que ses germes embarrassent davantage par un enchaînement plus étroit, plus solide, (6, 1010) que le fer robuste, essence glaciale qui excite le frisson. Il n’y a donc rien d’étrange à dire que cette foule de corps élémentaires ne peuvent se répandre du fer et gagner le vide, sans que l’anneau tout entier les suive. Il les suit, en effet, jusqu’à ce qu’il rencontre la pierre elle-même, et que d’invisibles nœuds l’y attachent. Ce phénomène s’accomplit en tous sens : à quelque endroit que se forme le vide, soit de côté, soit en haut, les atomes voisins se portent à l’instant vers l’espace libre. Songe que des chocs extérieurs les y poussent ; (6, 1020) car ils ne peuvent spontanément et à eux seuls monter dans les airs.

Il est un autre motif qui leur rend cet essor plus facile. Dès que l’appauvrissement de l’air placé en tête de l’anneau y débarrasse, y vide l’intervalle, il arrive soudain que l’air opposé chasse, en quelque sorte, et roule l’anneau par derrière. L’air, en effet, ne cesse de battre les corps qu’il environne. Mais alors s’il ébranle le fer, c’est qu’il a un point de l’étendue qui est vide, et qui ouvre ses flancs au métal. (6, 1029) Cet air dont je parle, fluide subtil qui coule par les mille pores du fer jusque dans ses moindres atomes, le meut et le précipite : comme le vent qui enfle la voile des navires, il aide et favorise l’élan d’un corps inerte.

Enfin, tous les êtres doivent avoir de l’air dans leur substance, puisque leur substance est poreuse, et que l’air les enveloppe, les baigne de toutes parts. Or, celui que les entrailles du fer recèlent, y flotte tourmenté d’une agitation perpétuelle ; et en s’agitant, il est incontestable qu’il frappe l’anneau, qu’il en soulève l’intérieur, et qu’enfin il se jette avec lui du côté où le fer s’emporte (6, 1040) déjà, et s’empare du vide ouvert à ses efforts.

Il arrive quelquefois aussi que la nature écarte le métal de cette pierre, et l’accoutume tantôt à la fuir, tantôt à la suivre.

J’ai vu même des anneaux de Samothrace reculer en bondissant, et des parcelles de fer tressaillir avec fureur dans un vase d’airain, sous lequel on avait mis une pierre magnétique : tant il semble que le fer brûle d’échapper à l’aimant, dès que l’airain s’interpose entre eux, et tant la discorde éclate aussitôt ! Voici pourquoi sans doute. La vapeur émanée de l’airain a pris les devants, et occupe toutes les ouvertures du fer ; (6, 1050) celle de l’aimant, qui vient ensuite, trouve les voies remplies, et ses canaux ordinaires lui manquent. Elle est donc réduite à heurter, abattre d’une vague orageuse l’impénétrable tissu : c’est ainsi qu’elle repousse et agite à travers l’airain un corps qui, sans l’airain, court d’habitude s’engloutir en elle.

Ne va point t’émerveiller, à ce propos, si l’exhalaison de la pierre n’a pas la vertu d’imprimer à toutes choses le même élan. Quelques-unes demeurent inébranlables sous leur poids, comme l’or. D’autres, matières si lâches que cette vapeur y passe sans obstacle, n’offrent aucune prise à l’impulsion : (6, 1060) la substance du bois est évidemment de ce genre. Mais le fer, essence qui tient le milieu entre ces deux natures, à peine absorbe-t-il quelques parcelles d’airain, qu’il se voit ébranler au choc du torrent magnétique.

Encore ces phénomènes ne sont-ils pas si étrangers au reste des corps, que mille faits analogues ne me fournissent de quoi citer mille liaisons extraordinaires.

Tu vois d’abord que la chaux seule joint un amas de pierres, que la seule colle de taureau enchaîne la matière des planches ; et un défaut du bois ouvre leurs veines plus souvent (6, 1070) que la colle ne relâche ses nœuds.

La vigne ose mêler sa liqueur jaillissante à l’eau des fontaines ; ce que ne peuvent ni la poix trop lourde, ni l’huile trop légère.

L’éclat du coquillage de pourpre se marie et s’incorpore à la laine, au point d’en être à jamais inséparable : oui, dût-on employer les flots de Neptune à déteindre l’étoffe ; oui, toute la mer dût-elle la baigner de toutes ses ondes !

Enfin, un corps unique soude l’or à l’or, et le cuivre se voit unir au cuivre par l’étain.

Que d’alliances pareilles je puis trouver encore ! mais à quoi bon ? (6, 1080) Tu n’as aucun besoin de ces longs détours ; et moi, il ne convient pas que j’y dépense tant d’efforts inutiles. Mieux vaut embrasser mille choses en quelques mots. Lorsque des corps, des tissus, se rencontrent avec de si harmonieuses oppositions que les saillies des uns répondent aux cavités des autres, leur union est parfaite. Il peut arriver aussi que des espèces d’anneaux ou de crochets les enlacent, les tiennent mutuellement enchaînés ; et voilà quel doit être surtout le lien de l’aimant et du fer.

Maintenant expliquons la cause des maladies, et de quelle source (6, 1090) peuvent naître tout à coup ces influences malsaines, qui répandent au loin la mortalité sur la race des hommes et sur les troupeaux de bétail. D’abord, je te l’ai enseigné plus haut : s’il y a mille espèces de semences favorables à notre vie, mille autres au contraire, qui engendrent la maladie et la mort, volent nécessairement ici-bas. Quand le hasard les amasse, quand elles troublent la pureté du ciel, les airs deviennent malsains. Ces tempêtes de maladies, ces pestes, un climat lointain nous les envoie, comme les nuages et les brouillards, à travers la haute voûte des cieux ; ou bien elles jaillissent (6, 1100) et montent de la terre même dont les entrailles humides se gâtent, une fois battues de pluies et de chaleurs intempestives.

Ne vois-tu pas, aussi, que le changement d’air et d’eau porte atteinte à ceux qui voyagent loin de leur patrie et de leurs foyers ? Il faut l’imputer aux vives oppositions de la température. Quelle différence, en effet, nous offre le ciel des Bretons et celui de l’Égypte, où penche l’axe du monde ! quelle différence dans l’air, du Pont à Gadès, et jusque chez les races humaines noircies par de brûlantes chaleurs ? (6, 1109) Outre les quatre vents et les quatre zones qui distinguent à nos yeux ces quatre régions, de larges abîmes séparent évidemment la couleur, le visage des peuples, et les espèces de maux qui envahissent chacune.

Il est une maladie, l’éléphantiasis, qui s’engendre sur les bords du Nil, au cœur de l’Égypte, et nulle part ailleurs.

Dans l’Attique, les jambes sont attaquées ; et l’œil, au pays des Achéens. D’autres lieux sont funestes à d’autres parties, à d’autres membres : cette disposition tient aux variétés de l’air.

Ainsi, quand un ciel lointain, qui se trouve être un poison pour nous, se déplace ; quand un air ennemi nous gagne de sa vague ondoyante, (6, 1120) il se traîne peu à peu, comme le brouillard ou les nues ; et toute l’atmosphère où il passe, il la trouble, et l’oblige à changer de nature. C’est ce qu’il fait encore, lorsqu’enfin il arrive dans la nôtre : il la gâte, il la rend pareille à lui-même et contraire à nous.

Engendré soudain, ce mal nouveau, cette peste va fondre sur les eaux, ou pénètre les moissons et les autres aliments des hommes, et la pâture des bêtes ; ou même sa fatale énergie demeure suspendue dans les airs ; et quand notre haleine aspire leur souffle ainsi mélangé, il faut bien que nos corps engloutissent aussi le venin. (6, 1130) Souvent la contagion atteint jusqu’aux bœufs, jusqu’aux troupeaux bêlants que le mal appesantit. Peu importe donc que nous allions nous-mêmes en des climats funestes, et que nous changions le manteau des airs qui nous enveloppe ; ou bien que la Nature nous amène soit un air corrompu, soit quelque autre dont l’usage ne nous est point habituel, et dont l’irruption soudaine peut nous porter atteinte.

Un fléau de ce genre, de mortelles vapeurs désolèrent jadis les campagnes où régna Cécrops : les chemins furent dépeuplés, et la ville épuisée d’habitants. (6, 1140) Car une peste née au loin, et venue des confins de l’Égypte, après avoir franchi de vastes cieux et la plaine flottante des mers, s’abattit enfin sur le peuple de Pandion ; et tous aussitôt devenaient en foule la proie de la maladie et de la mort.

D’abord un feu dévorant se portait à la tête, les deux yeux étincelaient d’ardentes rougeurs. La gorge elle-même, noire à l’intérieur, suait du sang ; des ulcères resserraient en l’obstruant le chemin de la voix, et le sang ruisselait aussi de la langue, cette interprète de l’âme, affaiblie de ses blessures, lourde, paresseuse, et rude au toucher.

(6, 1150) Puis, quand le torrent du mal, descendu par la gorge, inondait la poitrine et se répandait au cœur attristé des malades, alors toutes les barrières de la vie s’ébranlaient à la fois.

De la bouche roulaient, avec l’haleine, ces odeurs fétides qu’exhalent en se gâtant les cadavres abandonnés. L’âme entière dépouillée de sa force, et tout le corps, languissaient, touchant déjà au seuil de la mort. Ces insupportables douleurs avaient pour compagnes assidues les inquiétudes, les angoisses, les plaintes mêlées de gémissements ; et des sanglots redoublés nuit et jour, (6, 1160) obligeant les nerfs et les membres à se tordre sans cesse, brisaient enfin par de nouvelles fatigues leurs ressorts déjà fatigués.

Cependant tu n’aurais vu, à fleur de corps, aucune extrémité trop brûlante ; la main y rencontrait plutôt une impression de tiédeur, quoiqu’en même temps le corps entier fût rougi et marqué du feu des ulcères, pareil au feu sacré qui se répand sur nos membres. Mais la partie intérieure de l’homme s’embrasait jusqu’à la moelle des os ; et la flamme bouillonnait dans l’estomac, comme dans une fournaise. (6, 1170) Pas un des malades n’eût enduré l’usage de la plus mince, de la plus légère étoffe : tous abandonnaient leurs membres, brûlés par la fièvre du mal, au vent, au froid ; une partie même à l’onde glacée des fleuves, où ils précipitaient leurs corps nus. Beaucoup s’élancèrent jusqu’au fond des puits, et y vinrent tomber la bouche béante. Une soif dévorante, insatiable, les y plongeait ; et pour elle les torrents étaient comme des gouttes d’eau.

Le mal n’avait point de relâche : les corps gisaient épuisés de fatigue ; la médecine bégayait à peine dans une muette épouvante, tant elle voyait de malades (6, 1180) rouler un œil ardent, au sein de longues et pénibles insomnies ! Bien d’autres signes annonçaient la mort : l’âme bouleversée par la tristesse et l’effroi ; le sourcil dur et froncé ; l’air hagard et farouche ; les oreilles inquiètes et toujours pleines d’un sinistre tintement ; l’haleine tantôt précipitée, tantôt lente et forte ; une sueur qui ruisselait à flots brillants du cou ; une salive claire, appauvrie, teinte d’une couleur de safran, chargée de sel, et qu’une toux rauque chassait avec peine de la gorge. Les nerfs se contractaient aux mains, les membres tressaillaient ; (6, 1190) du bout des pieds, enfin, le froid étendait à pas lents et sûrs ses envahissements. À l’approche du moment suprême, ils avaient encore les narines serrées, la pointe du nez aiguë et mince, les yeux caves, les tempes creuses, la peau froide et rude, la bouche convulsivement ouverte, le front tendu et saillant. Bientôt après, la mort roidissait leurs membres immobiles ; et quand le soleil avait huit fois blanchi les cieux de sa lumière, ou neuf fois allumé son flambeau, ils rendaient l’âme.

Si quelques-uns, comme le fait arriva, échappaient à cette mort, parce que les plaies hideuses de leurs entrailles vomissaient un torrent de matières noires, (6, 1200) cependant le poison et le trépas les attendaient encore. Que de fois, au milieu de vives douleurs à la tête, un sang corrompu remplissant les narines jaillissait à grands flots ! et par cette voie s’écoulait toute la vigueur, toute la substance des hommes.

Évitaient-ils ce flux impétueux de sang empoisonné, la maladie se jetait alors sur les nerfs, les articulations, et jusque sur les organes générateurs du corps. Aussi les uns, craignant le terrible seuil de la mort, vivaient-ils en abandonnant au fer la dépouille de leur virilité. D’autres, sans pieds ni mains, tenaient encore (6, 1210) à la vie ; une foule se privaient de leurs yeux : tant était vive cette peur de mourir imprimée dans leur âme ! Quelques malheureux enfin se prirent à oublier toutes choses, au point de ne plus se reconnaître eux-mêmes.

Quoique la terre fût jonchée de cadavres entassés sur cadavres et manquant de sépulture, la race des oiseaux et les bêtes sauvages s’en écartaient d’une fuite rapide, pour éviter d’infectes odeurs : ou bien elles goûtaient à peine ces restes, que déjà elles languissaient aux approches de la mort.

Et même, en ces tristes jours, on ne voyait guère d’oiseaux apparaître, ni d’animaux nuisibles (6, 1220) sortir des forêts : la plupart, frappés de la maladie, expiraient languissamment. Les chiens surtout, les chiens fidèles, étendus dans toutes les rues, y vomissaient avec effort leur âme, sous les assauts du mal qui arrachait la vie de leurs membres.

On menait à la hâte d’innombrables funérailles que nul n’accompagnait. Rien ne fournissait un remède général et sûr ; car ce qui avait permis à l’un d’aspirer encore le souffle vivifiant des airs, d’apercevoir encore la voûte des cieux, perdait l’autre et amenait sa ruine.

Mais de toutes ces calamités voici la plus affreuse, (6, 1230) la plus lamentable : à peine saisi du fléau, on se voyait déjà condamné à mourir ; et, dans le triste abattement d’une âme défaillante, on gisait immobile, n’envisageant plus que la mort, et l’on expirait sur la place.

Oui, car l’avide contagion du mal ne cessait point un seul instant de gagner les uns après les autres, comme des troupeaux chargés de laine ou des bœufs mugissants. Voilà surtout ce qui entassait funérailles sur funérailles. En effet, tous ceux qui fuyaient la couche des malades, trop attachés à la vie, trop effrayés de la mort, (6, 1240) étaient bientôt punis par une mort aussi triste que honteuse, délaissés eux-mêmes, manquant de secours, et à leur tour victimes de l’Abandon. Ceux au contraire qui assistaient les autres, succombaient et à la contagion, et à la fatigue que les obligeaient de subir une noble pudeur, et la prière caressante, la voix plaintive des mourants. Aussi étaient-ce les meilleurs des hommes qui essuyaient ce beau trépas.

Luttant d’efforts pour ensevelir sans relâche tout un peuple des siens, on revenait enfin brisé par les larmes et le deuil. Alors la plupart tombaient au lit sous le poids du chagrin ; et il était impossible de trouver un homme que ni la maladie, (6, 1250) ni la mort, ni le deuil, n’eût frappé à cette cruelle époque.

Le pâtre, le bouvier, et le guide robuste de la charrue, sentaient aussi de mortelles langueurs. Au fond des chaumières se pressaient des corps étendus, victimes du fléau et de la misère. Ici tu aurais vu des parents jetés sans vie sur les restes sans vie de leurs enfants ; là des fils expirant sur le cadavre de leur père et de leur mère !

Cette désolation fut en grande partie répandue des campagnes dans la ville, et apportée par une foule de laboureurs (6, 1260) qui, aux premières atteintes du mal, y affluèrent de tous côtés. Les maisons, les places disparaissaient toutes sous leurs flots épais, et la mort y amoncela facilement les cadavres.

Un grand nombre tombaient de soif au milieu des rues, et leurs corps, roulant au pied des fontaines jaillissantes, y demeuraient étendus, et suffoqués par une onde trop douce à leur gorge avide. Dans tous les endroits publics, sur tous les chemins, on voyait aussi des corps à demi éteints, aux membres languissants, horribles de saleté, couverts de lambeaux, aux chairs gâtées et en ruines, aux os revêtus à peine d’une peau livide, (6, 1270) que les plaies hideuses des entrailles et la corruption avaient déjà presque engloutie !

Enfin la mort, amoncelant ces dépouilles inanimées jusque dans le sanctuaire des immortels, chargeait incessamment de cadavres tous les édifices sacrés, que les gardiens des temples remplissaient de leurs hôtes. Car alors la religion et les divinités saintes étaient peu considérées : la douleur du moment avait plus de force.

On ne conservait plus, dans la ville, ces solennelles habitudes dont la pieuse cité accompagna toujours les funérailles. Le peuple courait çà et là tout bouleversé ; et chacun, (6, 1280) livré à ses propres ressources, ensevelissait tristement son ami.

Un mal si imprévu, et la dure misère, leur inspiraient même bien des violences. Ils plaçaient à grands cris leurs parents sur des bûchers construits pour d’autres, ils y mettaient le feu ; et souvent ils engageaient des luttes sanglantes, plutôt que d’abandonner leurs cadavres.





NOTES


LIVRE VI.


v. 1. Primæ frugiparos fœtus mortalibus ægreis
        didicerunt quondam præclaro nomine Athenæ.

On croyait que les habitants d’Athènes avaient découvert l’art de l’agriculture. Diodore de Sicile nous apprend que ces peuples se vantaient d’avoir, les premiers, formé une société régie par des lois : telle était du moins l’opinion commune ; mais, à l’époque de la fondation d’Athènes, plusieurs peuples orientaux étaient civilisés dès longtemps, et peut-être les Athéniens faisaient-ils partie d’une colonie envoyée d’Asie pour s’établir dans les plus riantes contrées de l’Europe.

v. 86. Ne trepides cœli divisis partibus amens. Lucrèce parle ici de la division que les prêtres devins, appelés fulguratores, assignaient à la voûte céleste, afin de déterminer les différents effets du tonnerre, d’après lesquels ils rendaient leurs oracles.

v. 346. Forsitan ipso veniens trahat aere quædam
      Corpora, quæ plagis incendunt mobilitatem
.

On ne peut assez admirer le discernement de Lucrèce, qui pressentit une partie des propriétés de l’air. L’expérience a confirmé plusieurs de ses hypothèses sur l’action de ce fluide, dont les effets restèrent ignorés jusqu’au moment où Pascal, Torricelli, Boyle, Otto et autres démontrèrent sa pesanteur, sa compressibilité et ses ressorts ; mais on ne savait pas encore que l’atmosphère est un mélange de deux fluides qui, pris séparément, sont transparents, compressibles, pesants, élastiques à peu près comme l’air atmosphérique, et qui néanmoins ont des qualités physiques très-différentes,

v. 424. Πρηστῆρας Graici quos ab re nominitarunt. Lucrèce croit devoir rapporter l’origine du mot prester, qui, en effet, a pour racine le verbe πρήθω, brûler, enflammer, gonfler, souffler. Le dangereux phénomène que les Grecs appelaient πρηστήρ était nommé par les Latins typho et scypho ; les Français lui donnent le nom de trombe. Les anciens et les modernes ne sont pas absolument d’accord sur les causes des trombes ; les uns et les autres l’expliquent d’une manière vraisemblable ; la description donnée par Lucrèce est très-ingénieuse, et fait connaître l’idée qu’en avaient conçue les physiciens de son temps,

v. 524. Hic ubi sol radiis, tempestatem inter opacam,
        Advorsa fulsit nimborum adspergine contra ;
        Tum color in nigris existit nubibus arqui.

Cette définition de l’arc-en-ciel est assez heureuse ; la véritable cause de ce phénomène fut pour les anciens un problème insoluble. Les modernes ne l’ont deviné qu’après de longues et minutieuses recherches.

« L’iris ou l’arc-en-ciel ne paraît que dans un air chargé d’un nuage fondant en pluie. Il est occasionné par la lumière du soleil, réfléchie une ou plusieurs fois dans les petites gouttes dont le nuage est formé. Suivant la position de ces gouttes, les unes envoient à l’œil de l’observateur les rayons rouges de la lumière décomposée ; d’autres, les rayons oranges, ou jaunes, ou violets, etc. ; de sorte que chaque goutte qui concourt à former l’iris paraît de la couleur de la lumière qu’elle envoie à l’œil.

« Le météore, pris dans toute son étendue, est un cercle entier, dont il n’y a de visible que la partie qui est au-dessus de l’horizon. Il se dérobe absolument à notre vue lorsque le soleil dépasse une certaine hauteur : ainsi, dans les longs jours d’été, on ne voit pas d’arc-en-ciel entre neuf heures du matin et trois heures du soir ; dans l’hiver, on peut en voir à toutes les heures, lorsque le soleil est sur l’horizon, et que les autres circonstances sont favorables.

« La lumière de la lune produit aussi des iris plus faibles que celles du soleil, subordonnées aux mêmes lois. »

v. 535. Nunc age, quæ ratio terrai motibus exstet, Percipe. Lucrèce donne pour cause des tremblements de terre, l’eau, l’air et la terre elle-même, et n’y fait point participer le feu, qui, dans les causes d’un pareil phénomène, semble devoir se présenter le premier ; le poëte se rapproche, en quelque sorte, de l’opinion de plusieurs physiciens modernes. Au surplus, tous les moyens supposés par Lucrèce sont ingénieux, et sans cesse revêtus des ornements d’une poésie aussi pittoresque qu’harmonieuse. Voici quelles sont les conjectures des savants modernes sur ce phénomène :

La terre est, en une infinité d’endroits, remplie de matières combustibles ; presque partout s’étendent des couches immenses de charbon de terre, des amas de bitume, de tourbe, de soufre, d’alun, de pyrites, etc., qui se trouvent enfouis dans l’intérieur de notre globe. Toutes ces matières peuvent s’enflammer de mille manières, mais surtout par l’action de l’air, qui est répandu, comme on n’en peut douter, dans tout l’intérieur de la terre, et qui, dilaté tout à coup par ses embrasements, fait effort en tous sens pour s’ouvrir un passage. Personne n’ignore les effets qu’il peut produire quand il est dans cet état. L’eau contenue dans les profondeurs de la terre contribue aussi de plusieurs manières à ces tremblements, parce que l’action du feu réduit l’eau en vapeurs ; et l’on sait que rien n’approche de la force de ces vapeurs. Il faut observer aussi que l’eau, en tombant tout à coup dans les amas de matière embrasée, doit encore produire des explosions terribles ; elle anime les feux souterrains, parce que, dans sa chute, elle agite l’air, et fait la fonction des soufflets de forge. Enfin elle peut concourir aux ébranlements de la terre, par les excavations qu’elle fait dans son intérieur, par les couches qu’elle entraîne après les avoir détrempées, et par les chutes et les écroulements qu’elle occasionne.

v. 849 Esse apud Hammonis fanum fons luce diurna
        Frigidus, et calidus nocturno tempore fertur.

Quinte-Curce décrit ainsi cette fontaine, liv. iv, ch. 7 :

« Au milieu de la forêt d’Ammon se voit une fontaine qu’on appelle l’Eau du soleil. Au lever de cet astre, elle est tiède ; à midi, lorsque la chaleur est au plus haut degré, elle devient très-fraîche ; à mesure que le jour décline, elle s’échauffe, de manière qu’à minuit elle est presque bouillante ; et plus l’aurore s’approche, plus l’eau perd de sa chaleur, jusqu’à ce qu’au matin elle retrouve sa tiédeur accoutumée. »

v. 880. Frigidus est etiam fons…… Cette fontaine est celle de Jupiter Dodonien, et Pline la décrit en ces termes, Hist. Nat., liv. II, ch. 103 :

« La fontaine de Jupiter, à Dodone, quoique assez froide pour éteindre les flambeaux allumés qu’on y plonge, a pourtant la propriété de les rallumer quand on les en approche. »

v. 908. … Lapis hic ut ferrum ducere possit,
        Quem Magneta vocant patrio de nomine Graiei.

L’aimant fut et dut être longtemps une merveille pour les hommes. Les anciens n’avaient trouvé cependant qu’une partie de ses propriétés ; elles sont si connues, qu’il est inutile d’en offrir l’explication : je remarquerai seulement qu’au temps de Lucrèce, une partie de l’enthousiasme pour cette pierre existait encore ; c’est à cette raison qu’on doit attribuer la peine qu’il se donne d’en expliquer si longuement la nature et les effets. Cependant les commentateurs reconnaissent qu’une partie de ce passage a été supprimée ; et en effet Lucrèce, après avoir accumulé tant de notions préliminaires, semble atteindre la conclusion un peu brusquement. Le Blanc de Guillet, s’appuyant sur les réflexions de Gassendi, a imaginé de suppléer à la lacune qu’il croyait remarquer dans Lucrèce par des vers latins de sa façon, qu’il a interpolés dans le texte publié en 1788. L’entreprise était bizarre et hardie ; malheureusement Apollon ne favorisait pas plus ce poëte en latin qu’en français. Loin de chercher à ajouter des vers à cette partie du poëme, il faudrait souhaiter que Lucrèce fût arrivé plus promptement à l’admirable épisode qui termine ce dernier chant.

« Épicure, dit Creech, expliquait la force magnétique de deux manières. Il est étonnant que Lucrèce n’en donne qu’une. Il se peut pourtant qu’il les ait données toutes les deux, et qu’il s’en soit perdu une par la négligence des copistes. »

Voici un passage où Gassendi développe l’idée de Lucrèce sur le magnétisme :

« Ipsum Galenus ita refert, a lapide quidem Herculeo, ferrum ; a succino vero paleas attrahi, etc. Quippe effluentes atomos ex lapide illo ita figuris congruere cum illis, quæ ex ferro effluunt, ut in amplexus facile veniant. Quamobrem impactas utrinque (nempe in ipsa tam lapidis, quam ferri corpora concreta) ac resilientes deinde in medium circumplicari invicem, et ferrum simul pertrahi. Sic Epicurus apud illum. Haud abs re vero insinuavi præmissa illa a Lucretio videri huic modo potissimum accommodata. Imprimis enim, juxta ipsum, constabunt, tam magnes, quam ferrum, ex corpusculis consimilibus, consimiliaque etiam inania spatiola habebunt ; et maxime quidem quum, ut Alexander subolfecit, et ipsi alibi dicimus, magnes et ferrum ex eadem sint vena. Quare et effluentes ex magnete atomi, quum in ferrum incurrent, ita subibunt ejus substantiam, ut consimilibus hærentes, partim resiliant, cohærentesque abducant ; partim hæ alias exsilituræ ipsas compellant, et consequantur : adeo ut, quum reciproce atomi, ex ferro incurrentes in magnetem simile quid præstent, necesse sit atomos utrimque partim regredientes, sed implicitas tamen, in medium confluere, et propter cohæsionem utrarumque cum iis exquibus ipsæ magnetis et ferri in medium coire. Et dicitur tamen, aut censetur ferrum ad magnetem potius, quam magnes ad ferrum accedere, ex communi usu, vulgaribusque experimentis, quibus lapidi magnæ molis, aut manu detento, ferri frustula apponuntur : ita nimirum necesse est, ut, quia vel major ex magnete quam ex ferro emanat vis, vel lapis cohibetur vi ne ad ferrum properet, idcirco ferrum non in medium solum, sed in manetem etiam immotum feratur ; nequicquam certe Alexander requirit ex antiquis illis, cur, si effluxus mutui veri sunt, non tam magnes ad ferrum, quam ferrum ad magnetem tendat ? quippe si ipse rem explorasset, sese id absurde quærere novisset. »

(Gassendi, Op., t. ii, p. 125.)