De la nature des choses (édition Nisard)/Livre IV

De la nature des choses (édition Nisard)
Traduction par divers traducteurs sous la direction de Charles Nisard.
De la nature des chosesFirmin Didot (p. 65-89).
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LIVRE IV.


(4, 1) Je parcours les sentiers des Muses qui ne sont point encore battus, et que nul pied ne foule. J’aime à m’approcher des sources vierges, et à y boire ; j’aime à cueillir des fleurs nouvelles, et à me tresser une couronne brillante là où jamais une Muse ne couronna le front humain : d’abord, parce que mes enseignements touchent à de grandes choses, et que je vais affranchissant les cœurs du joug étroit de la superstition ; ensuite, parce que je fais étinceler un vers lumineux sur un sujet obscur, et que je revêts tout des grâces poétiques. (4, 10) Ce n’est pas sans raison. Les médecins, pour engager les enfants à boire la repoussante absinthe, commencent par enduire les bords du vase d’un miel pur et doré, afin que leur âge imprévoyant se laisse prendre à cette illusion des lèvres, et qu’ils avalent ce noir breuvage, jouets plutôt que victimes du mensonge ; car ils recouvrent ainsi la vigueur et la santé. De même, comme nos leçons paraissent amères à ceux qui ne les ont point encore savourées, (4, 20) et rebutent la foule, j’ai voulu, empruntant la voix harmonieuse des Muses, les dorer en quelque sorte du miel de la poésie : j’essaye de retenir ton âme suspendue à nos vers, jusqu’à ce que toute la Nature lui apparaisse, et qu’elle sente l’importance de nos études.

Tu sais déjà ce que sont les éléments de toutes choses, et sous combien de formes diverses ils tourbillonnent d’eux-mêmes, en proie à une agitation éternelle ; (4, 29) tu as vu la nature des âmes, et à quoi tient leur énergie quand elles sont ajustées aux corps, et quels déchirements les font retomber en atomes : maintenant abordons ce qui a essentiellement trait à ces matières. Il existe des objets que nous appelons images. Espèces de membranes enlevées à la surface des corps, elles voltigent çà et là dans les airs, elles assiègent nos veilles, elles épouvantent nos cœurs même durant la nuit, alors que nous apercevons des spectres étranges, et les fantômes de ceux qui ont perdu le jour : (4, 40) horribles visions, qui nous arrachent souvent aux langueurs du sommeil. Ainsi ne va pas croire que ce soient là des âmes échappées du Styx, des ombres qui errent parmi les vivants ; ou que la mort laisse subsister une partie de nous-mêmes, une fois que la double nature des esprits et des corps meurt éparpillée en ses propres atomes.

Je répète donc que les assemblages exhalent à leur cime des apparences, des figures déliées, qui en sont comme les membranes, et on peut dire les écorces ; car elles ont un aspect et une forme semblables (4, 50) au corps qui a répandu ces flottantes images.

Elles ne se dérobent point aux intelligences les plus épaisses, surtout puisque le monde des sens nous offre mille corps qui émanent : les uns jaillissant épars des assemblages en ruines, comme la fumée que jette le bois, ou la vapeur du feu ; les autres, tissu fin et serré, comme ces rondes tuniques de peau que les cigales ôtent un jour d’été, et ces molles enveloppes qui se détachent à fleur de corps du veau naissant, et la robe que la couleuvre laisse sur les épines où elle glisse : car tu vois souvent (4, 60) les buissons enrichis de ces dépouilles que le vent agite. Si le fait a lieu, toute surface doit envoyer aussi de subtiles images. Ces lourds débris tombent-ils des êtres, plutôt que de fines émanations ? Pourquoi ? Tu demeures bouche close. Surtout puisque la cime des assemblages, pleine de corps imperceptibles, peut les rejeter sans détruire leur ordre, leur forme, leurs traits, et beaucoup plus vite ; car leur petit nombre diminue les obstacles, et ils sont rangés en tête.

(4, 70) Oui, certes, nous voyons bien des êtres qui soulèvent et chassent leur matière, non-seulement du fond de leurs entrailles, mais encore des superficies telles que la couleur. Ainsi font habituellement ces voiles jaunes, bruns et rouges [73], qui, étendus sur les mâts et les poutres dans nos vastes amphithéâtres, y font bouillonner la vague de leurs plis tremblants. Toute l’assemblée du cirque qu’ils dominent, et tout ce qui en est la parure, les grands, les dames, les immortels, se colorent, et semblent ondoyer d’un éclat mobile. Mieux on ferme les abords, (4, 80) les barrières, et mieux on intercepte les feux du jour, plus on augmente le charme riant des teintes qui baignent la salle.

Or, puisque ce fard émane de la surface des toiles, il faut que tous les corps lancent aussi de frêles images : car elles sont aussi dardées par la surface.

Voici déjà quelques traces certaines de ces formes partout répandues, minces contours qui demeurent séparément invisibles.

En outre, le parfum, la fumée, la vapeur, et toutes les essences analogues, jaillissent éparses des assemblages, (4, 90) parce que, soulevées du fond, elles arrivent au jour par des voies tortueuses qui les brisent, et que les embouchures par où elles tâchent de sortir, une fois chassées, ne sont pas droites. Mais la couleur, écorce fine que jettent les surfaces, ne trouve rien qui la puisse déchirer, étant à nu, et comme sur le front des êtres.

Enfin, ces images que les miroirs, les ondes et toute surface brillante nous offrent, étant semblables aux corps, doivent provenir de formes qui en émanent. (4, 100) Car pourquoi tombe-t-il des êtres mille débris échappés de leur matière sensible, plutôt que de fines émanations ? Je le répète, tu demeures bouche close. Il existe donc de subtiles images, ayant la forme plus que la nature des corps, invisibles quand elles sont éparses, mais qui, incessamment foulées par mille chocs, rejaillissent ensemble du miroir aux yeux. Vois-tu un autre moyen qui leur permette de subsister, et de reproduire tous les êtres ?

Apprends ici de quelle fine matière se composent les images : (4, 110) surtout puisque leurs germes sont mille fois plus écartés de nos sens, plus imperceptibles que les êtres qui commencent à franchir les bornes de la vue. Mais d’abord examine, sous une forme palpable, la délicatesse des éléments de toutes choses : quelques mots y suffisent.

Déjà, parmi les êtres, il y en a de si menus que le tiers de leur corps ne se verrait pas. Que penses-tu donc que soit un intestin, le globe de l’œil ou du cœur, les membres, les articulations ? Quelle petitesse ! Songe maintenant aux atomes (4, 120) qui doivent être la base de leur esprit et de leur âme : vois-tu comme tous sont fins et grêles ?

Les corps qui exhalent de piquantes odeurs, l’absinthe au goût affreux, le panace, la rude aurone et la triste centaurée, à la moindre secousse que tu leur imprimes, éveillent une idée encore vive de ces apparences qui errent à milliers de mille façons, dépourvues d’énergie, d’action sensible, et dont la petitesse, relativement aux corps, est inexprimable : aucune langue ne peut en rendre compte.

(4, 130) Mais ne va pas croire que ces images vagabondes soient toujours la dépouille des êtres. Non ; il en existe qui, spontanément écloses, s’établissent elles-mêmes dans la région céleste nommée les airs. Revêtues de mille formes, elles nagent à la cime des nues, essences fluides qui changent incessamment d’aspect, et dont les contours se plient à mille ressemblances. Les exemples sont faciles. Vois grossir un amas de nuages qui troublent la face riante du monde, caressant les airs de leur molle agitation. Tantôt il semble que des fantômes de géants (4, 140) traversent le ciel, et prolongent au loin leur ombre ; tantôt de vastes montagnes, et des rochers qui tombent de leurs flancs, précèdent le soleil ou flottent derrière : puis vient un monstre qui traîne, qui amasse de nouveaux orages.

Disons maintenant avec quelle facilité, quelle vitesse les images se forment, et leur écoulement, leur chute, leur fuite perpétuelle des êtres. Il monte toujours, à fleur de corps, une substance que dardent les assemblages, et qui, arrivant aux choses extérieures, traverse les unes, surtout le vêtement ; mais que les aspérités du roc ou la dure essence du bois, quand elle les heurte, (4, 150) déchirent et empêchent de renvoyer aucune forme. Si elle ne rencontre que des matières brillantes, compactes, et en tête le miroir, il ne se passe rien de semblable : car elle ne peut les franchir comme des étoffes ; et, avant de la rompre, le corps uni a soin de la dérober à sa perte. De là ce rejaillissement des images qui nous frappent. Si rapide, si imprévu que soit le choc du miroir que tu poses devant un être quelconque, tu vois apparaître la forme : reconnais donc le flux perpétuel des surfaces qui envoient de minces tissus [158], de frêles images. (4, 160) Aussi ces formes naissent-elles en foule dans un court espace, et il est juste de leur accorder une prompte origine. Il faut que la moindre durée fasse tomber du soleil un torrent de lumière, pour emplir incessamment la nature : la même raison exige que chaque moment emporte des corps mille simulacres éparpillés de mille façons, de mille côtés divers ; car, en quelque sens que nous tournions le miroir, les objets se reproduisent avec leur couleur et leur forme.

(4, 169) Souvent la pureté limpide du ciel est troublée si vite par un désordre si vaste, si épouvantable, que toutes les ténèbres semblent abandonner le Styx, et remplir les profondes cavernes des airs : tant les nuages amassent une nuit lugubre, tant les sombres fantômes de la peur apparaissent et planent sur nos têtes ! Mais leurs images, que sont-elles, relativement à eux-mêmes ? Qui peut le calculer ou le dire ?

Maintenant le vol rapide qui emporte les images, et leur agilité à fendre la vague des airs, à dévorer un long espace dans un court intervalle, (4, 180) de quelque côté que leur essor divers les pousse, nous inspirent quelques vers dont le charme surpasse le nombre, comme un souffle harmonieux du cygne l’emporte sur le vaste cri dont les grues parsèment le vent à la cime des nuages.

D’abord, on peut remarquer souvent que les essences légères, et qui ont pour base de fins atomes, sont agiles. Vois, par exemple, la lumière du soleil et sa vapeur chaude. Leur vitesse tient aux imperceptibles germes dont elles sont faites. Ils se chassent eux-mêmes, ils n’hésitent point à franchir les vides de l’air : un choc les poursuit, les excite ; (4, 190) car le rayon succède vivement au rayon, les éclairs aiguillonnent et perpétuent la fuite des éclairs. Par la même raison, il faut que les images puissent traverser en un moment des espaces incommensurables ; tout le démontre : leur petitesse, ce mobile qui assiège, qui bat, qui pousse leurs derrières ; et enfin le tissu si maigre de ces émanations si libres de pénétrer tous les assemblages, et comme de filtrer entre les pores du vent.

(4, 199) Quoi ! des atomes enfouis que rejettent les entrailles des êtres, comme la lumière du soleil et sa vapeur chaude, n’absorbent qu’un point de la durée, quand on voit leurs flots se répandre dans toute l’étendue, envahir la terre, les ondes, et baigner les hauteurs du ciel : tant leur essor est prompt, et leur aile légère ! Mais alors ceux qui occupent la cime, prêts au départ, une fois livrés à un élan que nul obstacle ne retarde, combien ne doivent-ils pas aller plus vite, plus loin, et franchir un espace plus vaste, dans cet intervalle que met un rayon de soleil à dévorer les cieux !

(4, 210) Voici un exemple plus frappant encore de cette rapidité qui entraîne les images. Dès que tu exposes le cristal des eaux à la face riante des nuits étoilées, aussitôt les astres, flambeaux étincelants du globe, répondent au miroir. Vois-tu dès lors avec quelle promptitude leur image tombe des régions célestes aux régions de la terre ? Je le répète donc, ces merveilles nous obligent à reconnaître des émanations qui frappent, qui harcèlent les yeux [218], et qui sont un écoulement perpétuel des mêmes assemblages. (4, 220) Le froid émane des eaux courantes ; la chaleur, du soleil ; et du bouillonnement des vagues, un sel qui ronge les murailles autour de la plage. Mille sons divers ne cessent de flotter au vent. Enfin, une vapeur au goût salé attaque nos lèvres, quand nous sommes au bord de la mer ; et l’absinthe qu’on délaye, qu’on mélange devant nos yeux, nous blesse de son amertume. Tant il est vrai que toute chose vomit une matière flottante qui se répand de toutes parts, en tous sens : ni trêve ni repos qui interrompe le flux des êtres, puisque nos organes sont toujours en éveil, et que toujours (4, 230) ils peuvent voir, ou sentir, ou entendre mille retentissements.

En outre, comme nos doigts, maniant une forme dans les ténèbres, la reconnaissent pour la même qui se voit à la blanche lumière du jour, une cause semblable doit émouvoir le tact et la vue. Mais alors, si nous explorons la nuit un carré qui nous affecte, le jour peut-il envoyer à nos regards autre chose que son image carrée ? Les images sont donc le germe de la vue ; rien de plus clair, et sans elles tous les corps demeurent invisibles.

(4, 240) Je dis maintenant que ces images tourbillonnent et jaillissent éparses de tous côtés ; mais les yeux seuls étant capables de voir, il arrive que là où le regard se tourne, mille corps y donnent avec leur couleur et leur forme. La distance même nous est révélée par les images, qui ont soin de marquer leur intervalle ; car, à peine dardées, elles battent et foulent les airs qui sont entre nos yeux et elles. Ce courant glisse tout entier sur nos prunelles, (4, 250) les balaye en quelque sorte, et passe. Voilà comment nous apercevons toutes les distances : l’abondance du vent que chassent les images, la longueur du souffle qui effleure nos yeux, est la mesure de leur écartement. Admire l’extrême vitesse de ces opérations, qui montrent à la fois de quelle nature sont les êtres, et à quel intervalle.

Ne sois pas étonné de voir les corps nous apparaître, quand les images qui nous frappent ne sont point isolément visibles. (4, 260) Battus par un vent qui se déchaîne peu à peu, inondés par un froid aigu, avons-nous coutume de sentir tour à tour les premiers atomes du froid ou du vent ? Non, ils agissent en masse : nous les voyons heurter nos membres, comme si nous endurions le choc de quelque matière sensible. Nos doigts, quand ils rencontrent une pierre, ne touchent que la surface, que la couleur, écorce fine : est-ce donc la couleur qui les affecte ? non, ils sentent la dureté enfouie dans les entrailles de la pierre.

(4, 270) Sache maintenant pourquoi les images se peignent au delà du miroir ; car, évidemment, elles semblent fort reculées. Oui, comme de véritables corps nous apparaissent derrière nos portes, qui laissent le champ ouvert au regard, et lui font apercevoir mille choses éloignées du seuil. Deux airs, deux courants prolongent ainsi la vue. Nos yeux reçoivent d’abord le vent qui est en deçà des portes, ensuite les portes elles-mêmes qui arrivent de chaque côté, ensuite les atteintes du jour extérieur, et un second air que suivent les objets réels de cette vue lointaine. (4, 280) De même, sitôt que le miroir décoche son image pour atteindre nos organes, elle bat et refoule les vents intermédiaires, longue colonne qui se fait sentir avant elle. Mais à peine le miroir nous frappe-t-il, que nos propres images, déjà échappées, y arrivent, y échouent ; et, rejaillissant à nos yeux, elles précipitent, elles roulent un autre tourbillon, et nous le montrent avant de se faire voir elles-mêmes. Voilà comment elles paraissent si écartées du miroir. (4, 290) Je le répète donc, nos adversaires ne peuvent crier merveille, de voir le rejaillissement des images à la surface du miroir expliqué par les deux airs ; car ils assignent au même fait la même cause.

Mais pourquoi le miroir représente-t-il à gauche le côté droit de nos membres ? Parce que les images, quand elles gagnent et heurtent la surface polie, ne reculent pas sans altération. Elles se retournent pour fuir, comme si on appuyait sur un pilier de bois un masque de terre qui ne fût point encore sec, (4, 299) et que la face, demeurée pure, quoique refoulée par le choc, vînt se peindre derrière : tu verrais aussitôt ce qui occupait la droite passer à gauche, ce qui était à gauche envahir la droite.

Souvent aussi les images, renvoyées de miroir en miroir, offrent cinq ou six fois la même ressemblance. Toute reculée, tout enfouie que soit une chose, fût-elle de travers, elle peut encore jaillir de sa retraite profonde sous les rayonnements obliques de plusieurs glaces, qui la font apercevoir dans la salle : tant les images étincellent de miroir en miroir ! (4, 310) Celles qui émanent de gauche rebondissent à droite ; puis, elles se tournent de nouveau, et reprennent le même sens.

Bien plus, tout miroir à facettes recourbées comme le flanc humain renvoie sans intervertir : soit que les images, promenées de facettes en facettes, nous arrivent après une double conversion ; soit que, dans le trajet, elles roulent sur elles-mêmes, instruites par la courbure du miroir à nous tourner la face.

Les images semblent aussi marcher avec nous, (4, 320) suivre nos pas, imiter nos gestes. Voici pourquoi. Dès que tu abandonnes un coin du miroir, aucune ne peut en rejaillir : la nature voulant que toutes émanent et rebondissent à angles égaux.

Nos yeux redoutent et fuient la vue des corps éclatants. Le soleil aveugle même ceux qui osent le regarder en face : tant il a de force, tant les images que sa hauteur précipite violemment à travers un ciel pur heurtent et bouleversent le frêle tissu des yeux ! (4, 330) Et puis, souvent un vif éclat brûle le regard, parce que mille germes de feu y sont contenus, et blessent les yeux où ils pénètrent.

En outre, tout est jaune pour un homme tourmenté de la bile, parce que son corps vomit une foule de pâles atomes, qui rencontrent les images ; et aussi, parce que l’œil est mêlé de ces germes dont le reflet contagieux imprime sa pâleur à toutes choses. Dans les ténèbres, nous apercevons ce que le jour éclaire : voici pourquoi. Aux noirs brouillards de l’air environnant (4, 340) qui assiège, qui occupe d’abord les conduits ouverts de l’œil, succède tout à coup une lumineuse blancheur, un vent qui nettoie pour ainsi dire les yeux, et dissipe les sombres vapeurs du premier souffle ; car il est mille fois plus agile, plus fin, plus énergique. Dès que sa lumière remplit et ouvre les sentiers que bouche le vent obscur, les images qui s’épanouissent étalées au jour le suivent, et harcèlent la vue. Du grand jour au contraire, les yeux ne peuvent agir sur les ténèbres, (4, 350) parce que le vent épais et sombre, qui arrive le second, emplit les pores, obstrue les voies, et arrête le mouvement des images que sa nuit emprisonne.

Pourquoi les tours carrées des villes, que nous examinons de loin, nous semblent-elles rondes ? Parce que, de loin, tous les angles se montrent obtus ; ou, pour mieux dire, ne se voient pas. Leur impression, leur coup expire, sans atteindre le foyer de notre vue : car l’abondance de l’air que traverse leur image (4, 360) les soumet à un choc perpétuel qui les émousse, les rend insensibles ; et alors ils nous apparaissent comme des amas de pierres arrondies, moins distincts pourtant que les véritables corps à forme ronde que tu as sous les yeux, et dont ils ne présentent que les vagues esquisses.

On dirait même que nos ombres bondissent au soleil, et, attachées à nos traces, imitent nos gestes : si on pouvait croire que du vent obscur fût capable de suivre les pas et de reproduire les mouvements, les attitudes des hommes. Car rien ne forme ce que nous avons coutume de nommer ombre, sinon un air privé de jour. (4, 370) Oui, la lumière du soleil abandonne tour à tour chaque point du sol, où notre marche lui fait obstacle ; puis, elle revient emplir la place que nous avons quittée. Voilà comment il se fait que les mêmes ombres paraissent errer toujours à la suite du corps. En effet, puisque les rayons étincelants ne cessent de se répandre, pour se dissiper ensuite, semblables à une laine dévidée dans le feu, il est naturel que la terre soit aussitôt vide que pleine de ce flot lumineux, qui balaye les sombres nuages.

(4, 380) Et pourtant je suis loin de reconnaître que les yeux se trompent. Il ne leur appartient que de voir où sont les lumières, les ombres. Mais ces lumières sont-elles toujours les mêmes, ou non ? Ces ombres passent-elles d’un lieu à un autre ? sont-elles plutôt ce que nous avons dit ? Il faut que ton intelligence, que ta raison en décide. Les yeux ne peuvent approfondir la nature des choses : ainsi, ne va pas leur imputer la faute du jugement.

Le vaisseau qui nous entraîne dans sa course paraît immobile ; tandis que ceux qui demeurent à la rade, nous croyons les voir passer, (4, 390) et voir fuir à la poupe les collines, les plaines que rase notre vaisseau, emporté sur les ailes de ses voiles.

Il semble que tous les astres dorment attachés à la voûte des airs, et tous obéissent à un mouvement perpétuel : car ils se lèvent, et ils gagnent un coucher lointain, après que leur globe resplendissant a mesuré les cieux. Le soleil et la lune partagent aussi leur immobilité apparente, quoique les faits eux-mêmes en attestent la marche.

Entre ces montagnes qui apparaissent au loin, jaillissant des gouffres humides, une flotte s’ouvrirait un libre passage : (4, 400) et pourtant leurs cimes enchaînées n’offrent à l’œil qu’une île immense.

Les enfants voient tourbillonner les salles et bondir les colonnes, quand ils cessent de tourner sur eux-mêmes : illusion si forte, qu’ils ont peine à croire que tout l’édifice ne les menace pas d’un écroulement.

Sitôt que la nature se met à faire jaillir la pourpre de ses feux tremblants, et la dresse sur les montagnes ; ces montagnes, on dirait que le soleil les couronne, les touche, les brûle lui-même de son flambeau : elles dont nous éloignent à peine deux mille jets d’arc, (4, 410) souvent même cinq cents courses de javelots ! Mais, entre le soleil et elles, de vastes océans se déploient sous les vastes campagnes des airs, et il y a un intervalle de mille régions, que mille peuples occupent avec mille races de bêtes sauvages.

Un amas d’eau, profond d’un seul pouce, vient-il à séjourner entre les pavés de nos rues ? il laisse nos yeux se précipiter dans le sol, avec un essor aussi vaste que les gouffres du ciel ouverts sur nos têtes ; et il nous offre, sous la terre, le merveilleux spectacle des nuages, du firmament, et du corps que ses profondeurs recèlent.

(4, 421) Passes-tu un fleuve ? arrête la fougue de ton cheval, et détourne le regard vers les ondes rapides : ce cheval immobile, tu le vois emporté de travers par une force qui le pousse vivement contre la pente de l’eau ; et, de quelque côté que tu jettes les yeux, tout partage cet élan, et semble flotter de la sorte.

Vois ce portique qui allonge ses flancs symétriques, et repose debout sur une file de colonnes égales. Si, du faîte, tu examines toute cette longueur, (4, 430) elle se réduit en un cône dont le sommet diminue peu à peu : le toit gagne la base, les côtés se joignent, et aboutissent à la mince et imperceptible arête du cône.

Sur mer, un nocher croit apercevoir dans les ondes et le berceau et la couche du soleil, qui vient y ensevelir sa lumière. Oui, parce que la vue ne rencontre que les flots et le ciel. Tu ne peux donc imputer aux sens aucune faiblesse.

Dans le port, les hommes sans expérience de la mer ne voient que des navires aux agrès boiteux heurter et fendre les ondes. Car la partie des rames qui dépasse le sel humide des flots (4, 440) est droite, droite comme le haut du gouvernail ; mais toute celle qui entre, qui plonge dans le fluide, courbée, tordue, semble rejaillir horizontalement, et, ainsi détournée, flotte presque sur la cime des vagues.

La nuit, alors que de légers nuages traversent le ciel, emportés par le vent, les fanaux étincelants du monde paraissent aller contre les nues que domine leur essor, et contre la voie que toute raison leur impose.

Si nos doigts, appliqués à un seul œil, le pressent en dessous, ils affectent le sens, au point que la vue (4, 450) semble doubler tout ce que nous apercevons. Elle double nos lustres couronnés de flammes resplendissantes ; elle double les meubles féconds de nos appartements : elle double le visage des hommes au double corps.

Enfin, quoique le doux abattement du sommeil enchaîne nos membres, ensevelisse nos corps dans un calme profond, il nous semble pourtant que ces membres veillent et remuent. Aveuglés par la nuit obscure, nous croyons voir le soleil et la lumière du jour. Enfermées dans un étroit espace, nous gagnons des cieux, des mers, des fleuves, des monts nouveaux, (4, 460) et nos pas dévorent les campagnes. Mille retentissements peuplent cet austère silence qui enveloppe la nuit, et mille réponses jaillissent de nos lèvres muettes.

Une foule de choses étranges nous apparaissent encore, qui cherchent à entamer le crédit de nos sens. Vains efforts ! la plupart des illusions tiennent aux conjectures que nos intelligences y ajoutent, et qui établissent comme vu ce que ne voient pas les sens. Car on a bien du mal à dégager un fait palpable des incertitudes que le concours rapide du jugement y mêle.

(4, 470) Enfin, un homme qui nous croit incapables de rien savoir ignore lui-même si on peut connaître le fait sur lequel il appuie son ignorance. Je rejette tout débat avec un fou qui marche la tête renversée. Pourtant, je lui accorde cette notion. Encore demanderai-je par quel hasard lui, qui ne voit aucune réalité dans les choses, a su approfondir la nature du mot savoir et du mot ignorer. Quel instinct lui a donné le sentiment du vrai, du faux ? et à quelle marque distingue-t-il ce qui est incertain ou sûr ?

(4, 479) Tu apercevras bientôt que la connaissance du vrai a son germe dans les organes, que le témoignage des sens est irrécusable. Car il nous faut un guide, dont la bonne foi et le jugement énergique suffisent au triomphe du vrai sur le faux. Or, qui peut inspirer une foi plus vive que les sens ? Est-ce la raison qui ose combattre leurs avis, elle qui serait fille de leurs écarts, elle qui leur doit toute son existence ? Si les organes mentent, la raison entière devient un mensonge. Les oreilles sont-elles capables de reprendre les narines, le toucher de reprendre les oreilles ? Le toucher lui-même sera-t-il gourmandé par les saveurs de la bouche, démenti par les narines, confondu par les yeux ? (4, 490) Non, je ne le crois pas. Ils ont tous reçu leur puissance distincte, leur énergie propre. Donc il est nécessaire que les êtres mous, brûlants ou glacés, nous paraissent tels ; il est nécessaire que la couleur aux mille nuances, et les qualités jointes à la couleur, affectent un sens à part : à part, comme le goût qui travaille la bouche, comme le berceau des odeurs, comme le berceau du son. Ainsi les organes sont incapables de surprendre mutuellement leurs fautes ; incapables aussi de se corriger eux-mêmes, puisque notre foi en eux doit être toujours égale. (4, 500) Ainsi toutes leurs conjectures sont éternellement vraies.

Si la raison ne peut démêler pourquoi une masse, carrée de près, semble ronde de loin, il vaut mieux encore, blessant la raison, assigner des causes mensongères à cette double forme, que de voir les choses évidentes nous glisser des mains, entamer ainsi la base de nos croyances, et arracher les fondements sur lesquels reposent la vie, le salut des hommes. Oui, leur raison ne croulera pas toute seule, leur existence même va tomber en ruine, s’ils n’osent, sur la foi des sens, (4, 510) éviter les précipices et tous les objets à fuir, pour embrasser les objets contraires. Ne vois donc que des flots de paroles inutiles dans toutes les attaques préparées contre les sens.

En architecture, si on emploie d’abord une règle fausse, si l’équerre trompeuse s’écarte de l’angle droit, et que le niveau pèche du moindre côté, il faut que tout le bâtiment soit de travers, incorrect, vicieux, affaissé, penché, sans aplomb, sans harmonie : quelques endroits sembleront aspirer à une chute, bientôt essuyée par la masse, (4, 520) que trahissent les erreurs fondamentales du plan. De même tout jugement, né de sensations fausses, ne peut être que faux et vicieux.

Maintenant, pour expliquer de quelle façon les autres sens exercent chacun leur sensibilité propre, nous avons déblayé la route.

D’abord le son et la voix se font entendre dès que leur corps se glisse dans nos oreilles, et va heurter le sens : car il faut bien admettre la nature corporelle de la voix et du son, eux qui ébranlent nos organes. Aussi écorchent-ils souvent le gosier, et la fuite du cri irrite-t-elle les artères. (4, 530) Voici pourquoi. Lorsque les germes de la voix, déchaînés trop abondamment pour des issues étroites, se mettent à fuir, ils comblent les embouchures de la gorge, qui deviennent rauques, et endommagent les voies par où ils gagnent les airs. Or, pour nous blesser, il est incontestable que le son et la parole veulent être des essences corporelles.

Et puis tu sais que de matière nous ôtent, et que de nerfs, que de vigueur usent les conversations soutenues, allongées, depuis les feux naissants (4, 540) de l’aurore jusqu’aux ombres de la nuit obscure : surtout quand les cris accompagnent ce flux de paroles. Ainsi la voix forme nécessairement un corps, puisque de longs discours appauvrissent notre substance.

Les oreilles ne reçoivent pas des atomes de même forme, quand gronde le sourd éclat des trompettes mugissantes, ou la conque recourbée des barbares ; où serpentent de rauques bourdonnements ; et lorsque, dans les vallées de l’Hélicon, un cygne tourmenté par la mort roule le flot plaintif de sa voix mélancolique ?

Les sons arrachés de notre corps, (4, 550) et que nous envoyons par la bouche, notre langue, mobile ouvrière de la parole, les articule, et l’inflexion des lèvres concourt à les façonner. La rudesse de la voix tient à la rudesse de ses éléments, et sa douceur est engendrée par les plus doux atomes.

Si un court espace sépare le berceau de la voix du lieu où elle vole, les paroles elles-mêmes doivent être claires, et les articulations distinctes ; car la voix garde ses inflexions, elle garde sa forme. Mais si elle parcourt un trop long intervalle, (4, 560) l’abondance de l’air confond nécessairement les mots, et bouleverse la voix qui le fend de son aile. Il en résulte que tu peux entendre le bruit, et non distinguer le sens des paroles : tant le son arrive confus et embarrassé !

En outre, souvent un mot, échappé du héraut, frappe les oreilles de tout un peuple. Une seule voix est donc éparpillée tout à coup en mille voix, puisqu’elle se distribue à mille organes, et y imprime des mots aux formes nettes, au retentissement distinct. (4, 570) Une partie de ces voix, qui ne rencontrent pas les oreilles mêmes, passent et expirent sans fruit, disséminées au vent. D’autres, heurtant une masse solide, pierres rebondissantes, envoient un son qui nous abuse ; car il n’est que l’image d’une parole.

Une fois éclairé sur ce point, ami, tu peux te rendre compte, tu peux expliquer aux autres pourquoi, dans les solitudes, les pierres renvoient exactement et la forme et l’ordre des mots, lorsqu’on cherche ses compagnons égarés sous l’ombre des montagnes, et qu’une voix retentissante appelle leur troupe dispersée. J’ai entendu même six ou sept paroles rejaillir d’un endroit (4, 580) à qui on en jetait une seule : tant elles se multipliaient à bondir de collines en collines !

Les peuples voisins de ces lieux y font habiter les satyres et les nymphes. Ils parlent aussi de faunes ; et tous affirment que leurs bruissements nocturnes, leurs ébats folâtres troublent le morne silence des bois. Et des cordes harmonieuses y résonnent, avec ces douces plaintes que répand la flûte sous le doigt du chanteur, et les enfants des campagnes sont avertis au loin, lorsque Pan secoue la couronne de pin, rempart de son front qui tient à moitié des bêtes, (4, 590) et que sa lèvre recourbée, volant sur des pipeaux ouverts, épanche les intarissables accords de sa muse champêtre. Que de prodiges, à les entendre ! Craignant de paraître relégués dans une solitude que les dieux mêmes abandonnent, ils forgent de merveilleuses histoires ; ou bien un autre motif les guide : car les oreilles des hommes ne sont que trop avides de fables.

Au reste, ne sois pas étonné si de tel endroit qui arrête la vue, qui nous dérobe les corps visibles, il nous arrive des sons assez éclatants pour fatiguer nos oreilles. (4, 600) Nous apercevons bien des hommes qui causent à travers les portes fermées. Oui, parce que la voix franchit sans blessure des issues tortueuses ; mais les images s’y refusent. Elles se déchirent, à moins de couler tout droit, comme dans les pores du verre que fend le vol des moindres apparences.

En outre, la voix se distribue de tous côtés, parce que le son engendre le son. Aussitôt qu’il éclate, il se multiplie, comme l’étincelle de feu va s’éparpiller en mille étincelles. Aussi la voix remplit-elle tout aux alentours, (4, 610) même les enfoncements cachés, que son éclat ébranle. Au contraire les images, à peine dardées, volent en droite ligne. Voilà pourquoi l’œil est incapable de franchir les barrières, tandis que le son extérieur nous arrive. Encore la voix, émoussée quand elle perce les murs, est-elle confuse quand elle gagne nos oreilles ; et on voit que le retentissement nous frappe plus que les mots eux-mêmes.

Les instruments du goût, le palais et la langue, sont d’un mécanisme plus compliqué et d’une explication plus rude.

D’abord, nous sentons un goût dans la bouche [619] (4, 620) lorsque nos dents expriment le suc de la nourriture, comme une main qui presse et dessèche une éponge imbibée d’eau. Les matières exprimées circulent ensuite dans les interstices du palais, dans les voies tortueuses et les mille pores de la langue. Alors, pour peu que les sucs flottants aient des germes lisses, leurs douces atteintes caressent mollement toutes les fibres sous les voûtes humides et ruisselantes de la bouche. Les autres, au contraire, piquent et déchirent les organes où ils jaillissent, suivant la mesure de leur aspérité.

Ensuite, les jouissances du goût finissent au palais : (4, 630) une fois que les sucs, descendus par la gorge, coulent épars dans les membres, aucune volupté ne les accompagne. Et peu importe la nature des aliments qui vont enrichir ta substance, pourvu que les matières absorbées se cuisent, que tu puisses les distribuer au corps, et entretenir dans ton estomac le cours des humeurs digestives.

Maintenant expliquons pourquoi le suc nourricier agit diversement sur divers êtres ; pourquoi un corps amer et repoussant, au goût des uns, ne laisse pas de sembler exquis à d’autres ; pourquoi enfin ces différences, ces oppositions si vives, que les uns trouvent un aliment où les autres voient un poison énergique. (4, 640) Ainsi le serpent, atteint de notre salive, dépérit et s’achève lui-même de ses propres morsures ; ainsi l’ellébore, poison mortel aux hommes, accroît l’embonpoint des chèvres et des cailles.

Veux-tu en démêler la cause ? Rappelle-toi ce que nous avons dit plus haut sur les mille combinaisons qui enchaînent les atomes dans les êtres. Or, comme tous les animaux qui se nourrissent ont mille différences extérieures, et que la coupe des membres, la surface qui borne leur assemblage, tient à leur espèce, (4, 650) les germes doivent avoir la même condition, la même variété de formes. Et si les germes diffèrent, il est indispensable que les ouvertures, les canaux que nous appelons des pores, varient dans tous les membres, et jusque dans le palais et la bouche : les uns doivent être plus étroits, les autres plus larges ; il existe nécessairement des carrés et des triangles, des ronds, et mille polygones de mille sortes. Ne faut-il pas, en effet, que la combinaison et le mouvement des atomes varie la structure des pores, et que les ouvertures soient modifiées par le tissu qui les enveloppe ? (4, 660) Donc, lorsque tu vois un mets exquis pour les uns et amer pour les autres, sa douceur tient aux atomes qui roulent, caressants et lisses, dans les conduits du palais ; au lieu que les âcres impressions du même corps accompagnent les formes rudes et les crocs aigus dont il perce la gorge.

Cet exemple nous amène facilement à expliquer toutes choses. Ainsi, lorsqu’un débordement de la bile a provoqué la fièvre, ou qu’une autre cause déchaîne la fougue du mal, tout le corps est aussitôt bouleversé, tous les éléments se déplacent : (4, 670) il en résulte que les atomes de nourriture, jadis appropriés au sens, ne lui conviennent plus, et qu’il s’accommode mieux des autres, qui, en y pénétrant, sont aptes à causer un sentiment amer. Car les deux espèces se combinent dans la substance du miel [673], comme nous te l’avons souvent montré plus haut.

A présent écoute de quelle façon les odeurs gagnent et frappent les narines : je vais le dire. D’abord, il faut des corps innombrables qui roulent, qui vomissent le flot de mille parfums ; et tu dois admettre que les odeurs sont partout émanées, partout jaillissantes, partout répandues. Mais leur affinité pour les êtres varie (4, 680) comme les formes élémentaires ; et voilà pourquoi, au sein des airs, le miel attire de si loin les abeilles, et un cadavre les vautours ; pourquoi les chiens, une fois leur nez subtil au vent, nous guident sur la trace des bêtes au pied fourchu ; pourquoi enfin les gardiennes du Capitole, les oies au blanc plumage, éventent la piste lointaine des hommes.

Ainsi tel odorat, donné à tel être, le conduit vers sa nourriture propre, le rejette loin du noir poison ; et cet instinct conserve toutes les espèces vivantes.

Quant aux odeurs mêmes qui vont assaillir les narines, (4, 690) il se peut que les unes aient un essor plus vaste que les autres ; mais aucune ne court aussi loin que le son, que la parole, ni surtout (ai-je besoin de le dire ?) que les images qui frappent les yeux et provoquent la vue. Car elles marchent errantes et lourdes ; et encore loin du but elles expirent peu à peu, éparpillées sur la molle vague des airs. Pourquoi ? D’abord, elles s’arrachent péniblement aux entrailles des êtres. Car les odeurs ne débordent, ne fuient point à la cime : toutes les substances le prouvent, alors que rompues, que broyées, que minées par le feu, elles jettent de plus fortes exhalaisons.

(4, 700) Ensuite, tu peux voir que leurs atomes sont moins fins que ceux de la parole ; car elles sont exclues des murailles, que percent aisément la voix et le son. De là vient que le corps odorant lui-même nous offre moins de facilité pour découvrir son asile : ses impressions se glacent, à force de traîner dans les airs, et ne volent point au sens avec de nouvelles toutes chaudes. Aussi les chiens, souvent égarés, vont-ils quêtant à la piste.

Du reste, cela ne se voit que dans les parfums ou dans le monde des saveurs. Toutes les couleurs (4, 710) ont-elles un rapport si harmonieux avec tous les organes, que les unes ne soient plus douloureuses à voir que les autres ?

Bien plus, dès que le coq [712], chassant la nuit au battement de ses ailes, appelle le jour de sa voix éclatante, les lions agiles sont incapables de lui tenir tête, de le regarder en face : tant ils songent alors à la fuite ! Oui, parce que la substance du coq renferme certains atomes qui, une fois dardés à l’œil des lions, percent les fibres, et y causent une douleur assez vive pour abattre ces fiers courages. (4, 720) Et pourtant les mêmes atomes ne blessent aucun homme : soit que nos yeux les repoussent, ou que, trouvant à leur entrée même des issues libres, ils ne puissent endommager par un long séjour aucune partie des organes.

Poursuis, et vois maintenant la nature des impressions, la source des idées qui arrivent aux intelligences : quelques mots suffisent [724].

J’affirme d’abord que toute sorte d’images errent à milliers de mille façons, et de toutes parts, en tous sens : images si déliées, que leur rencontre dans les airs suffit pour les attacher ensemble, comme les feuilles d’or, ou les fils d’araignée. (4, 730) Car les formes qui envahissent les yeux, qui harcèlent la vue, sont bien moins délicates que leur tissu, à elles, qui entrent par tous les vides du corps, qui ébranlent la fine matière des âmes, et qui provoquent leur sensibilité.

Aussi voyons-nous apparaître des centaures, et des formes de scylles, et des gueules de cerbères, et les fantômes des morts qui ont leurs ossements sous la terre. Ces apparitions tiennent aux images partout répandues, et dont les unes naissent spontanément au milieu des airs, dont les autres échappent à tous les assemblages, (4, 740) ou qui sont un effet bizarre de ces espèces réunies. Car il est impossible que les images de centaures soient faites de matière vivante, puisque la matière ne créa jamais un tel monstre ; mais quand une forme de cheval rencontre par hasard la forme des hommes, elles se joignent sans peine, comme nous avons dit plus haut, à cause de leur fine nature, de leur tissu imperceptible.

Toutes les apparences du même genre naissent de la même façon ; et comme tu as vu que ces images déliées sont aussi mobiles que légères, un seul de leurs coups ébranle facilement nos intelligences, (4, 750) qui ont elles-mêmes une légèreté et une finesse merveilleuses.

Ce fait que je rapporte, veux-tu en apprécier la justesse ? Écoute. Si nous apercevons les mêmes choses avec l’esprit et l’œil, il faut bien que tous deux soient affectés de même. Or, tu sais que des lions, par exemple, ne m’apparaissent qu’à l’aide d’images qui vont assaillir mes yeux : tu le vois donc, mon intelligence sera également frappée de ces apparences de lion, ou de tout autre corps, qui sont aussi nettes pour elle que pour les yeux ; seulement, elle reçoit de plus fines images.

De même, quand le sommeil s’est répandu dans nos membres, (4, 760) les intelligences ne veillent encore que pour essuyer ces mêmes fantômes, qui assiègent nos veilles : au point que nous croyons être sûrs de voir un homme qui a échangé la vie pour la mort, et qui appartient à la terre. La Nature nous impose ces illusions, parce que tous les sens dorment engourdis au fond des membres, et ne peuvent combattre le mensonge par la vérité. En outre, la mémoire languit abattue par le sommeil, et ne dément pas nos âmes, lorsque cette proie de la mort et de la tombe leur apparaît encore vivante.

(4, 770) Au reste, ne sois point émerveillé de voir que les images se meuvent, et agitent avec harmonie leurs bras et le reste des membres ; car le sommeil nous offre de ces formes mobiles. Voici comment. Les images, tour à tour évanouies et remplacées par de nouvelles formes aux attitudes nouvelles, semblent avoir changé de gestes. Oui, leur succession doit être fort rapide : tant leurs pieds sont agiles, leurs sources abondantes, et tant la moindre durée sensible voit jaillir de ces parcelles, qui alimentent leur fugitif assemblage !

Il faut encore résoudre mille questions, éclaircir mille points, (4, 780) si on veut expliquer nettement les choses.

On demande, surtout, pourquoi nos esprits forment tout à coup les idées que nos caprices leur imposent [781]. On demande si les images, esclaves de notre volonté, accourent à son premier appel ; et si, dès que les ondes, la terre, le ciel enfin, ou les assemblées, les pompes, les festins, les batailles, nous font envie, la Nature nous apprête, nous fournit au moindre mot toutes ces images. Et encore faut-il songer que dans la même région, dans le même lieu, les autres imaginations évoquent mille pensées contraires !

(4, 790) Quoi ! les spectres, enfants de nos rêves, qui joignent à un pas harmonieux la souplesse des membres, la souplesse des bras tour à tour agités, et qui vont sous nos yeux répétant ces gestes que leur pied accompagne, savent-ils donc bondir avec art ? Errent-ils alors, pour que la nuit favorise ces doctes ébattements ? Ou bien en est-il des images comme des paroles, et nos sens embrassent-ils à la fois une série dont les intervalles nous échappent, quoique la raison admette leur existence ? Sans doute. (4, 799) Voilà pourquoi nos yeux rencontrent toujours et partout des images toutes prêtes ; voilà pourquoi, tour à tour évanouies et remplacées par de nouvelles formes aux nouvelles attitudes, elles semblent avoir changé de gestes.

Mais leur essence fine, pour être nettement aperçue, veut des intelligences attentives.

Aussi toutes les images se perdent, hormis celles que nous évoquons nous-mêmes. Or, nous sommes toujours prêts et enclins à voir les choses qui ont rapport à nos idées : elles nous apparaissent donc.

(4, 809) Ne vois-tu pas que nos yeux même, quand ils envisagent un corps délié, se préparent et se fixent ? Autrement, la vue ne saurait être perçante. Et encore remarques-tu que, faute de tourner leur attention sur mille choses apparentes, nos intelligences les voient dans un éternel et profond éloignement. Émerveille-toi donc ensuite, si toutes les images nous échappent, hormis celles dont la pensée nous absorbe ! Souvent alors nous agrandissons démesurément les formes, et nous courons de nous-mêmes au piège des illusions.

Souvent aussi les images qui se renouvellent ont changé (4, 820) de sexe : nous avions une femme dans les bras, et tout à coup nous y apercevons un homme ! Leur figure, leur âge subit encore mille vicissitudes, que le sommeil et le défaut de mémoire travaillent à rendre moins étranges.

Il est ici un système vicieux et faux, que tu dois éviter avec horreur et fuir avec effroi. Oui, garde-toi de croire que le flambeau des yeux étincelle tout exprès pour la vue ; que le pied sert de fondement à la colonne flexible des jambes, afin que nos pas allongés dévorent la route ; (4, 830) que les bras, vigoureux assemblage de muscles, et les mains, ces deux ministres du corps, furent destinés à satisfaire tous les besoins de la vie.

Toutes ces fausses interprétations de la Nature bouleversent la raison. Le corps ne renferme point un seul organe qui naisse pour nous servir ; mais, une fois né, chacun y trouve son emploi. Voyait-on, avant que le flambeau des yeux fût allumé ? discourait-on, avant de posséder une langue ? Non, ce fut elle qui vint longtemps avant (4, 840) la parole ; les oreilles existaient déjà, que nul retentissement ne se faisait entendre ; tous les membres enfin ont dû, ce me semble, précéder leur usage : donc, il leur est impossible de croître pour notre service.

Au contraire, ces batailles où la main seule déchirait les corps, ensanglantait les membres, furent de beaucoup antérieures au vol des flèches étincelantes ; et la Nature poussa les hommes à éviter les blessures, avant que l’art n’eût ajouté au bras gauche le rempart d’un bouclier.

Abandonner le corps fatigué au sommeil, (4, 850) est chose bien autrement vieille que les molles étoffes de nos lits ; et on étancha la soif, avant que la coupe ne prit naissance.

Oui, on peut admettre que nous ayons imaginé, en vue de leur usage, toutes les choses suggérées par les enseignements de la vie pratique. Mais les autres, qui ont commencé par naître, nous ont découvert ensuite leur utilité ; et parmi elles nous distinguons surtout les organes, les membres. Je le répète donc, il est impossible que tu oses les croire formés à titre de serviteurs utiles.

(4, 859) Pourquoi nous étonner encore si la nature physique de tout animal est avide de nourriture ? Ne sait-on pas que les assemblages perdent mille flots de matière par mille débordements ? Les animaux surtout, eux que le mouvement agite. Les sueurs arrachent et emportent une foule de germes profondément enfouis ; une foule sont exhalés par nos bouches haletantes de fatigue. Ces pertes appauvrissent le corps, et minent toute la substance des êtres : épuisement que la douleur accompagne. Voilà pourquoi ils absorbent la nourriture qui, éparpillée dans les vides, étaye les membres, ranime les forces, et (4, 870) comble le gouffre de la faim ouvert dans les muscles et les veines. De même, le breuvage circule dans tous les endroits qui implorent son humidité : ces mille tourbillons de vapeur chaude qui embrasent nos estomacs, un fluide bienfaisant les dissipe, les éteint comme du feu ; et il empêche leurs desséchantes ardeurs de consumer nos membres. Ainsi la soif haletante, balayée par ce flot, abandonne le corps ; ainsi on apaise le cri de la faim.

Mais comment se fait-il que nous puissions, à notre gré, nous jeter en avant, ou imprimer au corps un mouvement oblique ? (4, 880) quel agent a coutume de pousser une masse si lourde ? Je vais le dire : toi, écoute mes paroles.

Les apparences de la marche s’offrent d’abord à notre esprit qu’elles ébranlent, je l’ai dit, je le répète. La volonté agit alors ; car elle ne se met jamais à l’œuvre avant que les intelligences examinent ce qu’elles veulent, et ce premier aperçu est une image. Ainsi donc, une fois que la résolution de partir, de marcher, agite l’esprit, il frappe aussitôt la vive essence des âmes par toute la masse, dans les articulations et les membres : (4, 890) contact facile, puisque les deux substances sont enchaînées. L’âme, à son tour, attaque le corps ; et voilà comme, peu à peu, toute la machine s’émeut et s’ébranle.

D’ailleurs, ces ébranlements amaigrissent le corps ; et il faut bien que l’air, essence toujours mobile, gagne les ouvertures, inonde les vides, et circule dans les moindres parties de notre substance. Tu vois donc que deux mobiles nous emportent, comme le vent et la voile chassent les navires.

Ici encore ne va pas crier merveille, (4, 900) parce que des corps imperceptibles roulent un corps énorme, et que nos lourdes masses tournent à leur gré. Le vent, fluide subtil et maigre, précipite bien avec de vastes efforts de vastes navires ; et, si impétueux que soit leur essor, une seule main les conduit, un seul gouvernail leur imprime mille détours. Armées de grues et de poulies, les machines remuent et enlèvent sans peine des fardeaux immenses.

Maintenant, de quelle façon le doux sommeil verse-t-il le repos aux membres, et chasse-t-il les inquiétudes de nos poitrines ? (4, 910) Je veux l’exposer en quelques vers, dont le charme surpasse le nombre. Un souffle harmonieux du cygne l’emporte sur le vaste cri dont les grues parsèment le vent à la cime des nuages : toi, apporte-nous de fines oreilles et un esprit perçant, afin de t’épargner mille révoltes contre nos paroles, et cette aversion, cette horreur pour la vérité, qu’inspire le fol aveuglement de ses propres erreurs.

D’abord le sommeil a lieu quand les âmes se décomposent au sein des membres, et qu’une partie de leur essence a été vomie au dehors, tandis que l’autre se ramasse, se concentre dans les profondeurs de la masse. (4, 920) Alors, alors enfin nos membres paraissent déliés et flottants. Car il est incontestable que le sentiment est dû au travail des âmes ; et à peine le sommeil y met-il empêchement, que nous devons croire les âmes bouleversées, chassées de leur asile. Non pas tout entières : autrement le corps demeurerait engourdi par les glaces éternelles de la mort, faute de garder une parcelle de leur substance cachée dans les organes ; feu qui dort enfoui sous un monceau de cendres, étincelle qui rallume le sentiment au fond des membres, invisible foyer qui jette tout à coup la flamme.

(4, 930) Mais la cause de ce nouvel état, et la source de ce bouleversement des âmes, de cette langueur du corps, je vais te les découvrir : ne me laisse pas jeter mes paroles au vent.

La surface des corps essuyant par son voisinage le contact des airs, elle doit être battue, ébranlée de mille coups : aussi la peau, et même des écailles ou un cuir épais, enveloppent-ils presque tous les assemblages. De même, la respiration expose leur intérieur à un choc, quand ils aspirent ou rejettent le souffle. (4, 940) Ces deux atteintes que la masse subit à la fois, cet ébranlement qui remonte par des canaux imperceptibles jusque vers les éléments et la base même de notre substance, ruinent peu à peu les membres. Car les atomes de l’esprit et du corps se troublent, se déplacent, et font que les âmes nous échappent en partie, que le reste va se cacher au fond des êtres, ou, éparpillé dans la masse, ne peut y rester uni et fournir sa part au mouvement vital, les réunions comme les voies étant interrompues par la Nature. (4, 950) Le sentiment, que ces révolutions étouffent, gagne les profondeurs du corps. Tout appui manque sous nos organes : la défaillance nous prend, et une langueur générale des membres. Les bras, les paupières tombent ; les jarrets succombent à un lourd affaissement, et la vigueur se brise.

Ensuite nos repas amènent le sommeil, parce que la nourriture nous affecte comme l’air, quand elle circule dans nos veines. Et même cet assoupissement des hommes rassasiés ou las a mille fois plus de pesanteur. Car les atomes, rompus de travail, essuient de vastes bouleversements ; (4, 960) et ce désordre veut que nos âmes se jettent plus avidement au fond des membres, que leur fuite soit plus abondante, que mille déchirements intérieurs les éparpillent encore davantage.

Les choses qui nous attachent même quand elles sont accomplies, les occupations qui absorbent et exercent le plus nos intelligences, le sommeil a coutume de nous les imposer encore. Les avocats plaident, et interprètent les lois ; les généraux engagent et affrontent les batailles ; les marins soutiennent une guerre déclarée par les vents ; (4, 970) et nous aussi, un doux travail nous enchaîne : toujours, toujours interroger cette Nature, que nous exposons toute nue dans la langue de nos pères !

Tous les arts, comme tous les penchants, nous fixent ainsi, et peuplent nos rêves de leurs illusions. Vois les hommes assidûment occupés du théâtre plusieurs jours de suite : lors même que ces images ne frappent plus leurs sens avides, il est rare que leur intelligence ne garde pas des ouvertures libres, par où elles savent y remonter. Oui, durant quelques jours les mêmes prestiges assiègent (4, 980) leurs regards, et jusque dans leurs veilles ils croient apercevoir des corps bondissants, des membres agiles et souples. Ce pur accent des lyres, des cordes à la voix harmonieuse, leurs oreilles le boivent encore. La même foule leur apparaît avec toutes les pompes resplendissantes de la scène.

Tant la volonté, le goût et la nature du travail habituel ont de force, non-seulement chez les hommes, mais encore chez les bêtes ! Le sommeil qui abat les membres du coursier généreux, empêche-t-il que la sueur et une haleine précipitée (4, 990) ne marquent ses brûlants efforts pour disputer la palme ? Les barrières semblent ouvertes, et pourtant il repose.

Que de fois les chiens du chasseur, mollement assoupis, remuent tout à coup les jambes, aboient soudain, et aspirent à plusieurs reprises les airs, comme pour y saisir la trace des bêtes ! Déjà éveillés, ils poursuivent encore mille fantômes de cerfs, ils les voient abandonnés à la fuite ; puis enfin ils reviennent à eux, et secouent ces douces illusions. Les jeunes dogues, race caressante, habituée au logis, (4, 1000) tressaillent, et arrachent vivement leur corps de la terre, comme si des traits, des visages nouveaux inquiétaient leur vue. Plus le germe des images est rude, plus elles doivent irriter le sommeil.

Les oiseaux de mille couleurs partent tout à coup la nuit, et agitent les bois sacrés de leur aile retentissante, lorsque des vautours semblent leur apporter la guerre, les batailles, au sein de leur mol assoupissement, et voler à leur poursuite.

De même nos intelligences, accoutumées à de vastes enfantements, exécutent et soutiennent de grandes choses jusque dans nos rêves. (4, 1010) Les rois emportent des villes, on les prend, ils engagent la mêlée, ils poussent le cri des malheureux égorgés sur place. Mille autres combattent, à qui leurs blessures arrachent des gémissements ; ou, comme si leurs membres palpitaient sous la dent des tigres, des lions cruels, ils remplissent tout de lamentations. Beaucoup révèlent alors de terribles mystères, et dénoncent leurs propres attentats. Beaucoup essuient la mort. Beaucoup croient tomber de hautes montagnes sur la terre : leurs corps frissonnent épouvantés, et au réveil leur âme, frappée de vertige, (4, 1020) se remet à peine des émotions soulevées par ces tempêtes de la chair.

Les hommes altérés se voient au bord de fleuves, de sources ravissantes, que leur gosier absorbe presque tout entières. Que de fois un enfant, enchaîné par le sommeil, a cru lever sa robe devant un réservoir, un bassin ! et le flot impur, jaillissant du corps, souille les étoffes resplendissantes que fournit Babylone.

Puis, quand les vives humeurs de sa jeunesse commencent à bouillonner dans les pores, que la sève croît et mugit avec les ans, mille formes venues de mille corps extérieurs lui offrent, (4, 1030) messagères lascives, de beaux visages, de fraîches couleurs, qui ébranlent et irritent les organes tout gonflés de semence, qui suppléent à mille douces opérations, qui excitent de longs épanchements, et qui ensanglantent la robe des vierges.

Elles vont solliciter le fluide générateur au fond de nos membres, je le répète, sitôt que les années mûrissent les forces ; et, comme les organes divers sont harcelés par divers mobiles, la semence des hommes ne fermente que sous des influences humaines. À peine renvoyée de ses demeures, elle traverse les membres, les articulations, tout le corps enfin, (4, 1040) et se ramasse dans les nerfs qui lui sont affectés. Là, elle frappe les organes mêmes de la génération. Irrités par elle, les organes se gonflent ; ils aspirent à rejeter ce qui provoque leur fatal emportement, et nos âmes tendent vers le corps qui les a blessées d’amour. Oui, elles gagnent habituellement la source même du coup : notre sang inonde les douces ennemies qui nous frappent, et, vaincues dans nos bras, elles sont accablées de sa pourpre jaillissante !

Ainsi donc un homme, percé des flèches de Vénus que lance soit un enfant à la molle beauté, (4, 1050) soit une femme qui darde l’amour par tous ses membres, court aux êtres qui le blessent, avide de joindre, de mêler à leur essence les flots de ses voluptueuses écumes : car le désir fougueux est un pressentiment de la jouissance. Voilà ce que nous entendons par Vénus, ce que nous avons nommé Amour. Voilà comment il épanche dans nos âmes cette goutte de volupté, qui tourne sitôt en inquiétudes glaciales, puisque les êtres chéris, dans leur absence, nous laissent de vives images et un doux nom toujours retentissant à nos oreilles.

(4, 1059) Mais on doit fuir ces images, écarter de soi tout ce qui alimente de folles envies, détourner le cours de son intelligence, répandre sans choix une sève trop abondante, loin de la retenir, enchaîné par un seul amour, et de fomenter un germe de soucis, de tourments inévitables. Car, une fois nourrie, la plaie s’aigrit et s’enracine : chaque jour augmente nos fureurs, appesantit nos misères, à moins que de nouveaux coups n’étourdissent les premières blessures, à moins que de fugitives, de vagabondes amours ne les cicatrisent encore fraîches, ou que nous puissions tourner ailleurs les mouvements de nos âmes.

Un homme qui évite l’amour, ne renonce point à sa douce moisson. (4, 1070) Au contraire, sans essuyer les peines, il recueille les fruits. Car, évidemment, les pures voluptés attendent plutôt les âmes saines que de misérables fous. Aux heures mêmes de la possession, les amants promènent, égarent de mille côtés leurs flottantes ardeurs : leurs yeux, leurs mains ne savent de quel trésor jouir avant les autres ; ils pressent violemment les charmes où ils fondent ; ils blessent un faible corps, et leur dent fatigue ces lèvres meurtries de leurs baisers. Tant leurs jouissances sont imparfaites, tant un aiguillon caché les anime contre tous les appas qui engendrent et soulèvent ces rages amoureuses ! (4, 1080) Mais Vénus amortit la douleur au sein du plaisir, et y mêle la douce volupté qui combat les morsures.

Hélas ! on espère que la source même de nos ardeurs peut en éteindre les flammes : espoir que la nature dément et repousse. Cette passion est la seule dont une jouissance complète redouble les embrasements et la fougue terrible. La nourriture, le breuvage que nos membres absorbent, y envahissent des places fixées ; aussi apaise-t-on facilement cet amour du pain et des ondes. (4, 1090) Mais la beauté, la fraîcheur, notre corps ne peut en jouir que par des formes légères ; et encore le vent nous dispute ces maigres espérances. Ainsi, dans le sommeil, un homme brûlé de soif cherche vainement un fluide capable de rafraîchir ses membres : il ne boit que des images jaillissantes ; il a beau se tourmenter, un torrent inonde ses lèvres, et il a soif encore ! Telle, dans l’amour, Vénus se joue des amants par de stériles images. Leurs yeux ne peuvent se rassasier du corps qui les enchaîne, ni leurs mains arracher une parcelle de ces molles beautés, (4, 1100) où elles errent irrésolues.

Enfin, quand les membres enlacés cueillent la douce fleur des jeunes amours, que les corps tressaillent aux approches des jouissances, et que la déesse va ensemencer le champ maternel, ces étreintes sont encore plus avides : ils confondent leur haleine, leurs bouches humides, que presse la dent fougueuse. Vains efforts ! ils ne peuvent entamer ces charmes, ou engloutir et répandre leur corps dans le corps adoré. Car on voit que leurs âmes brûlent et essayent de le faire : tant ils aiment les nœuds étroits de Vénus, (4, 1110) sitôt que leurs membres amollis fondent aux ardeurs du plaisir [1110] ! Enfin, les sucs irritants jaillissent des nerfs où ils sont amoncelés ; la fougue se calme, mais pour un instant : bientôt les emportements renaissent, et la même fureur agite les hommes, qui essayent de toucher au but où ils aspirent. Hélas ! ils ne trouvent aucun moyen qui dompte le fléau, et une blessure cachée les ronge dans ces incertitudes.

Ajoute que la fatigue dévore les nerfs, et amène le dépérissement ; ajoute que nous passons la vie sous le fouet des autres. Cependant les fortunes s’écroulent, on engage ses biens ; (4, 1120) le devoir languit, et la réputation frappée chancelle. Car on brille de parfums, et du riant éclat des chaussures de Sicyone ; de grandes émeraudes aux vertes lumières sont emprisonnées dans l’or [1123] ; on use continuellement la pourpre, fatiguée de boire les sueurs amoureuses ; les richesses bien acquises de nos pères ne sont plus que rubans et parures, ou se convertissent en robes brodées par Scio et Alinde. Les festins étincelant de riches étoffes, de mets exquis, les jeux, les débauches, les odeurs, les couronnes, les guirlandes, on les prodigue ; (4, 1129) mais en vain. Un goût amer empoisonne la source même du plaisir, et les fleurs cachent des épines : soit que les remords aiguillonnent ces existences oisives, et ruinées par les voluptés impures ; soit que des mots équivoques, lancés par une femme, percent nos âmes éprises, et y demeurent, y couvent en traits de feu ; ou que ses regards nous semblent trop mobiles, trop occupés des autres, et nous révèlent une perfidie dans un sourire.

Encore ces maux accompagnent-ils un amour heureux et sans partage. Que sera donc un amour sans espoir ni aliment ? Ouvre les yeux, et tu apercevras (4, 1140) des tourments innombrables. Aussi vaut-il mieux y pourvoir de la façon enseignée plus haut, et entrer en garde contre tout appât. Car éviter les pièges est chose plus facile que de se dérober aux lacs, une fois pris, et de rompre les nœuds puissants de Vénus.

Et pourtant, quoique saisi et enlacé, on peut échapper au fléau, si on ne se met pas en travers soi-même, si on ne ferme point les yeux sur les vices de cœur ou les imperfections physiques de celle qui enflamme nos désirs. Car la plupart des hommes, dans leurs transports aveugles, imaginent (4, 1150) et accordent aux femmes mille beautés qui ne sont point à elles. Vicieuses ou difformes, elles leur paraissent éblouissantes de charmes, et dignes des plus éclatants hommages. Et ils se raillent les uns des autres. « Apaisez Vénus, qui vous afflige de ces honteuses amours, » disent-ils, les malheureux, sans voir leurs propres et lamentables infortunes [1155] !

De noires amantes sont dorées comme le miel [1156]. Infectes et sales, elles négligent la parure. Louches, elles ont, comme Pallas, un œil au flottant azur. Sèches et roides, ce sont des biches ; imperceptibles naines, de véritables Grâces, élégantes merveilles ; énormes colosses, de majestueuses et imposantes beautés. (4, 1160) Elles bégayent, et parlent mal : doux embarras ! Elles ne soufflent mot : aimable pudeur ! Elles sont impétueuses, bavardes, insoutenables : quel feu pétillant ! Tombent-elles de maigreur, elles sont adorables de finesse ; sèchent-elles de la toux, elles ne sont que languissantes. Un corps massif, aux larges appas, devient une Cérès allaitant Bacchus. Un nez camus rappelle les Sylvains, les Faunes, et de grosses lèvres sont le trône du baiser. Faire le dénombrement de toutes ces illusions, est chose trop longue.

Supposons même que tous les charmes éclatent sur leur visage, que tous leurs membres exhalent Vénus. Mais elles ne sont point uniques ; mais on a bien vécu avant de les connaître ; (4, 1170) mais elles partagent les vils besoins des plus immondes. Hélas ! elles sont infectées par elles-mêmes, et leurs femmes en déroute se cachent pour éclater de rire.

Cependant un adorateur rebuté inonde leur seuil de larmes, de fleurs, de guirlandes, de parfums, et imprime de lamentables baisers à ces portes orgueilleuses. Enfin il entre ; mais, au passage, le moindre souffle blesse-t-il ses narines ? prompt à fuir, il cherche des prétextes honnêtes ; ces plaintes, longtemps méditées et jaillies du cœur, expirent à ses lèvres : (4, 1179) il voit et accuse sa démence, lui qui enrichissait une mortelle des biens que sa nature lui refuse. Nos déesses le savent. Aussi enveloppent-elles d’un épais rideau ces coulisses de la vie, quand elles veulent nous retenir, nous enrôler sous les bannières amoureuses. Vains efforts ! Arrêtent-elles la pensée, qui va illuminer ces mystères et dépister ces ridicules ? Elles ont beau être gracieuses, adorables : on ne se résigne point à faire la part des infirmités humaines.

Au reste, leurs soupirs ne sont pas toujours de voluptueux mensonges, quand elles enlacent et rivent leur corps au corps des hommes, (4, 1190) et que leur bouche ruisselante pompe le baiser sur nos lèvres. Non, elles obéissent souvent à leur instinct, et, avides de joies communes, elles nous excitent à fournir la carrière des amours. Pourquoi les oiseaux, les bêtes sauvages, les génisses, les brebis, les juments, succombent-elles aux feux du mâle, sinon parce que leurs corps eux-mêmes brûlent, fermentent, débordent, et aiment à repousser les coups de son ardeur bondissante ?

Ne vois-tu point, ô Memmius, des êtres que les jouissances communes enveloppent des mêmes nœuds, au prix des mêmes tortures ? Ainsi, dans nos carrefours, les chiens qui aspirent à rompre leur union, (4, 1200) et qui dirigent leur ardent et vigoureux effort en sens contraire, demeurent assujettis par les fortes chaînes de Vénus. Affronteraient-ils ces maux, si un appas connu, une volupté mutuelle ne les attirait au piège qui les tient enlacés ? Je le répète donc, les jouissances se partagent.

Et lorsque Vénus mêle nos semences, que les femmes aspirent et engloutissent vivement le germe des hommes, la ressemblance du fruit avec les mères ou les pères tient à la sève qui domine. Mais les enfants que tu vois unir et fondre sur un même visage les traits de chaque parent, (4, 1210) naissent de leur matière, de leur sang à tous deux : car les deux semences que Vénus aiguillonne jaillissent entre-choquées par de mutuelles ardeurs, qui concourent à rendre leurs batailles égales.

Il peut arriver même que ces enfants ressemblent à un aïeul, ou soient les vives images de leurs premiers ancêtres. Voici pourquoi. La substance des époux recèle sous mille combinaisons mille germes, héritage transmis de pères en pères, et qui vient de la souche. Vénus emploie ces purs atomes à diversifier les figures, (4, 1220) à reproduire les traits et même la voix, la chevelure des familles, essences qui ont une base déterminée tout comme nos visages, nos corps et nos membres. La sève paternelle travaille donc à la race des femmes, et du corps des mères il ne jaillit que des hommes ; car si tout enfantement suppose les deux germes, encore la ressemblance du fruit marque-t-elle le suc qui abonde davantage : ressemblance si éclatante, soit chez les enfants des hommes, soit chez les rejetons des femmes.

Il est faux que la puissance divine, refusant à quelques hommes le germe créateur, (4, 1230) et une douce famille qui les salue du nom de père, condamne leurs tristes jours à une Vénus stérile. La plupart le croient ; et, désespérés, ils inondent les autels de sang, ils y entassent les offrandes, pour que des sucs abondants fécondent les épouses. Mais ils fatiguent en vain les dieux et les oracles ; car la stérilité résulte de leur germe trop épais, ou trop clair et trop fluide. Trop clair, il ne demeure pas attaché aux réservoirs : il fond, recule, se perd, et avorte. (4, 1240) Trop épais, il jaillit à flots compactes, et on ne le darde pas assez loin : il ne peut se glisser au but ; ou même, quand il perce les voies, ce germe se mêle difficilement au germe des femmes. Oui, aux concerts de Vénus, l’harmonie des organisations diffère. Tel homme charge mieux tel sein que les autres, et une femme ne reçoit pas de tous le fardeau qui appesantit ses membres. Beaucoup ont langui paresseuses sous de nombreux hymens, et trouvent ensuite des époux qui les fécondent, qui les enrichissent des joies de la maternité. (4, 1250) Et les hommes chez qui de fécondes épouses demeuraient stériles rencontrent à peine des natures analogues, que des enfants croissent, doux appui autour de leur vieillesse.

Tant il importe que les deux germes opèrent un mélange créateur, que les sucs fluides se marient aux sucs épais, et les épais aux fluides ! Ici, le choix des aliments qui nous soutiennent est fort grave ; car les uns épaississent dans les membres la sève qui est amaigrie, délayée par les autres. Il faut même regarder comment tu organises la douce volupté. (4, 1260) On croit généralement que les animaux, les quadrupèdes nous offrent le modèle des attitudes les plus fécondes : car une fois les poitrines à plat et le rein exhaussé, les canaux pompent aisément la sève. Vénus ne demande point aux femmes un mouvement élastique. Non ; elles empêchent et contrarient la conception, si leurs joyeux bondissements répondent aux coups des hommes, si, de toute la force de leur poitrine assouplie par l’amour, elles aspirent le flot qui doit les rendre fécondes. Elles ôtent le soc égaré du sillon, elles écartent du but le jet créateur. (4, 1270) Aussi nos courtisanes exploitent-elles ces agitations, tant pour éviter le doux fardeau et ne pas tomber enceintes, que pour assaisonner leur vénus infâme. Mais nos épouses ont-elles besoin de ces raffinements ?

Il arrive parfois que, sans intervention divine ni flèche de Vénus, une femme sans beauté, inspire de longs amours. Sa conduite, des mœurs faciles, et un soin exquis de sa personne, nous habituent facilement à passer nos jours avec elle.

En général, l’habitude est l’intermédiaire de l’amour : (4, 1280) car, si faibles que soient des coups éternellement répétés, ils domptent enfin et ruinent les êtres. Ne vois-tu pas que les moindres gouttes, tombées des nues, creusent le roc où leur humidité séjourne ?




NOTES


LIVRE IV.


v. 73. Et volgo faciunt id lutea russaque vela. Les théâtres des Romains étaient tendus de rideaux, de tapisseries, de voiles, dont les uns servaient à orner la scène, d’autres à la spécifier, d’autres à la commodité des spectateurs. Ceux qui servaient d’ornement étaient les plus riches, et ceux qui spécifiaient la scène représentaient toujours quelque chose de la pièce qu’on jouait. Les voiles tenaient lieu de couverture, et l’on s’en servait pour la seule commodité des spectateurs, afin de les garantir des ardeurs du soleil. Catulus, le premier, imagina de revêtir tout l’espace du théâtre et de l’amphithéâtre de voiles étendus sur des cordages qui étaient attachés à des mats de navire, ou à des troncs d’arbres fichés dans les murs. Ces mêmes voiles devinrent dans la suite un objet de luxe. Lentulus Spinther en fit faire de lin d’une finesse jusqu’alors inconnue. Néron non-seulement les fit teindre en pourpre, mais y ajouta des étoiles d’or, au milieu desquelles il était peint monté sur un char ; le tout travaillé avec tant d’adresse et d’intelligence, qu’il paraissait comme un Phébus qui, modérant ses rayons, ne laissait se glisser qu’un demi-jour agréable.

v. 158. Perpetuo fluere ut noscas e corpore summo Texturas rerum tenuies. On aurait droit de demander à Lucrèce comment les émanations abondantes et continues n’épuisent pas promptement les corps ; mais Épicure répond qu’il se fait un échange continuel d’émanations réciproques, et qu’au moyen de ces compensations alternatives, l’épuisement se fait moins sentir ; il y a d’ailleurs un autre exemple plus favorable à ce système : ce sont les corps odorants, auxquels l’émanation de leurs parfums pendant des siècles ne fait point éprouver d’altération sensible.

v. 218. … Quæ feriant oculos, visumque lacessant. Il faut remarquer combien la théorie des anciens, sur la vision, était ingénieuse ; Lucrèce nous la développe avec beaucoup de clarté et d’élégance. Les détails minutieux sont relevés par les charmes d’une poésie pittoresque et gracieuse ; il est impossible de rassembler plus de difficultés, et de les vaincre plus heureusement.

Il est curieux de comparer le mécanisme que les anciens supposaient pour opérer l’action de la vue, au système supposé par les modernes. Les stoïciens pensaient que de l’intérieur de l’œil s’élancent à sa surface des rayons visuels, qui poussent l’air, le compriment et l’appliquent contre les objets extérieurs. De sorte que, dans leur système, il se fait une espèce de cône, dont le sommet est à la surface de l’œil, et la base posée sur l’objet aperçu. Or, disent-ils, de même qu’en tenant à la main un bâton, on est instruit, par l’espèce de résistance qu’on éprouve, de la nature du corps touché, s’il est dur ou mou, poli ou raboteux, si c’est de la boue ou du bois, de la pierre ou une étoffe ; de même la vue, au moyen de cet air ainsi comprimé, est instruite de toutes les qualités de l’objet qui sont relatives à la vue, s’il est blanc ou noir, beau ou difforme, etc.

Selon Aristote, la chose se passait tout différemment : c’était la couleur même des objets extérieurs qui excitait, et, pour employer ses propres termes, qui réduisait à l’acte la faculté d’être éclairé, qui appartient à l’air, perspicuum actu ; et à l’aide d’une propagation non interrompue dans l’air interposé entre l’objet et l’œil, l’organe était mis en vibration par son moyen, le sensorium intérieur étant ébranlé, d’où s’ensuivait la perception des objets. Ainsi, dans les principes de ce philosophe, l’air fait la fonction du bâton, comme chez les stoïciens ; mais c’est l’objet extérieur qui est la main, et l’œil qui est le corps touché. Chaque explication est donc ici l’inverse de l’autre. Dans la première, le mécanisme de la vision commence par l’œil, et se termine aux objets extérieurs, par le véhicule de l’air ; dans la seconde, il commence par les objets extérieurs, et se termine à l’œil, aussi par le véhicule de l’air.

Les pythagoriciens réunissaient dans leur explication ces deux mécanismes si opposés. Ils croyaient que les rayons visuels, élancés de l’œil, allaient frapper les objets extérieurs, et qu’ils étaient de là réfléchis vers l’organe. C’étaient des espèces de messagers députés par l’œil vers les objets extérieurs, et qui, à leur retour, faisaient leur rapport à l’organe.

Dans les principes d’Épicure, tout se passait par des simulacres, des images, des effigies substantielles, qui, en venant frapper l’œil, y excitaient la vision. C’était là que se bornait tout le mécanisme. Il n’était pas nécessaire que les simulacres traversassent les différentes humeurs des yeux, qu’ils ébranlassent la rétine, qu’ils affectassent le sensorium, puisque l’âme, selon la doctrine d’Épicure, était dans les yeux comme dans le sensorium.

Dicere porro oculos nullam rem cernere posse…

Les modernes expliquent ainsi le mécanisme de la vision. Ils conviennent tous qu’elle se fait par des rayons de lumière, réfléchis des différents points des objets reçus dans la prunelle, réfractés et réunis dans leur passage à travers les tuniques et les humeurs qui conduisent jusqu’à la rétine ; et qu’en frappant ainsi, ou en faisant une impression sur les points de cette membrane, l’impression se propage jusqu’au cerveau, par le moyen des filets correspondants du nerf optique.

v. 619. Principio, sucum sentimus in ore, cibum quom Mandundo exprimimus. L’explication que le poëte fait ici de la sensation du goût est exactement conforme à celle qu’en donnent les physiologistes modernes ; ils partent du même principe que Lucrèce ; mais ils ont poussé plus loin les détails anatomiques, et les procédés chimiques sur la décomposition des corps savoureux.

v. 673. Utraque enim sunt in mellis commixta sapore. Ce vers n’est que la répétition de ce que le poëte a dit ailleurs.

v. 712. Quin etiam gallum… Chez les Perses, les Guèbres, et depuis chez les chrétiens, le coq a toujours joué un rôle dans les fables sacrées : de là sans doute s’est transmise l’opinion populaire que l’aspect d’un coq fait fuir les lions. Pline a dit : « Galli.... terrori sunt etiam leonibus, ferarum generosissimis. » (Hist. Nat., lib. x, c. 21.)

v. 724. Quæ moreant animum res, accipe ; et unde, Quæ veniunt, veniant in mentem, percipe paucis. Le nouveau genre de simulacres adopté par Lucrèce, pour expliquer la génération des idées, ne présente rien de satisfaisant ; c’est la suite du système général des émanations d’Épicure. Toute cette théorie est bien faible : aussi est-ce surtout de ce côté que les détracteurs d’Épicure l’ont attaqué. Au surplus, cette matière fut toujours l’écueil de presque tous les raisonneurs ; les idées innées de Descartes, l’harmonie préétablie de Leibnitz, et les idées divines de Malebranche, ne prêtent pas moins au ridicule que les simulacres d’Épicure.

v. 781. Quæritur inprimis quare, quod quoique libido Venerit… Voici le raisonnement du poëte, dont la marche est un peu brusque et difficile à suivre. On lui demande comment il se peut que les simulacres destinés à la pensée viennent, aussitôt que nous le voulons, présenter à notre esprit les images des objets de toute espèce. Il répond qu’il y a une foule innombrable de ces simulacres ; que chaque instant est divisé en un grand nombre d’autres instants insensibles, auxquels correspond une infinité de simulacres de toute espèce, sans cesse attentifs à nos ordres, et que nous n’avons que la peine de les choisir : car enfin, ajoute-t-il, il n’est pas plus nécessaire que la nature forme exprès des simulacres, quand nous voulons penser, qu’il n’est nécessaire qu’elle leur ait appris les règles de la danse, quand nous les voyons en songe déployer leurs bras, mouvoir leurs membres avec souplesse, etc. Ces deux phénomènes sont la suite du même mécanisme, et s’expliquent par la multitude étonnante de simulacres qui se succèdent en nous sans interruption. Mais, objecte-t-on encore à Épicure, s’il y a un si grand nombre de simulacres, pourquoi n’avons-nous pas au même instant une foule innombrable d’idées de tous les genres ? C’est, répond Lucrèce, que ces simulacres ne sont aperçus que quand l’âme y fait attention, se contendit acute ; sans cela ils sont perdus pour elle. Il en est des yeux de l’âme comme de ceux du corps, qui ne voient que les objets vers lesquels ils se dirigent.

v. 1110. Membra voluptatis dum vi labefacta liquescunt. Lucrèce partageait les opinions des anciens sur la sécrétion du fluide séminal, et pensait, ainsi qu’Épicure et Démocrite, que toutes les parties du corps payaient un tribut dans l’acte de la génération, et contribuaient à la sécrétion de la liqueur fécondante. Cette opinion des anciens philosophes était également celle du vieillard de Cos, puisqu’il disait : Genituram secerni ab universo corpore et ex solidis mollibusque partibus ; et ex universo totius corporis humido, pronuntio.

« Cette idée, dit un physiologiste contemporain, cette idée sur la participation de tous les organes à la sécrétion du sperme, et sur l’existence de cette humeur toute formée dans le sang, est aujourd’hui abandonnée par les physiologistes modernes, quoiqu’elle semble d’abord la plus naturelle et être le résultat de l’observation des phénomènes divers qui précèdent et suivent l’acte de la reproduction. En effet, toutes les parties du corps participent à l’état convulsif et spasmodique des organes générateurs, et éprouvent, en même temps que ces derniers, des secousses plus ou moins violentes, et une sorte de frémissement voluptueux qui annonce l’instant de l’éjaculation. La nature semble concentrer alors toutes ses forces vers le même point, et avoir oublié toutes ses fonctions, pour ne s’occuper que de celles qu’elle doit remplir dans l’acte important de la fécondation.

« Après une sensation aussi vive, et cette espèce de convulsion générale, accompagnée de jouissances portées à leur comble, les forces vitales paraissent nous avoir abandonné. Un profond accablement, un sentiment de tristesse et de lassitude physique, suivi d’une douce mélancolie qui est loin d’être sans charme, semblent nous annoncer que toutes les parties de notre être se sont épuisées dans un si grand effort, et qu’une portion de nous-mêmes s’est échappée, pour aller vivifier un autre individu.

« Cette opinion de Lucrèce et des philosophes de l’antiquité, que le fluide séminal était sécrété en même temps par tous les membres, ne peut plus être admise aujourd’hui, qu’on a prouvé, par un grand nombre d’investigations anatomiques et d’expériences aussi concluantes que multipliées, que les humeurs sécrétées n’existaient pas toutes formées préalablement dans le sang, mais qu’elles se font dans les glandes pendant l’acte de la sécrétion.

« Descartes, et la secte nombreuse des médecins mécaniciens, considéraient les organes sécréteurs comme des espèces de cribles chargés de séparer du sang une humeur quelconque, qui n’était que les molécules constituantes du sang, diversement séparées. Les physiologistes vitalistes, parmi lesquels il faut ranger en première ligne Bordeu, Bichat, et la plupart des modernes, ont depuis longtemps fait justice de cette théorie toute mécanique, et ont surtout prouvé, d’une manière concluante, que la liqueur spermatique n’était pas toute formée dans le sang et sécrétée par les testicules, mais bien que ces organes étaient des instruments chargés de fabriquer le sperme, et de le sécréter ensuite. S’il en était autrement, les analyses chimiques et les examens les plus scrupuleux auraient démontré l’existence dans le sang de quelques atomes du fluide prolifique, et, d’une autre part, la sécrétion devrait être continuelle, et ne pas exiger, pour avoir lieu, l’influence d’un stimulus particulier, et la réunion de certaines conditions et des époques déterminées de la vie.

« C’est donc dans le parenchyme du testicule que le sperme est formé, et ensuite séparé de lui. Cette action toute moléculaire ne tombe pas sous le sens, et ne peut par conséquent être décrite ; elle reste inconnue dans son essence aussi bien que toute autre action de la nature ; et comme elle est exclusive aux êtres vivants, on doit se contenter de savoir qu’elle ne peut s’expliquer par aucune loi, mais que c’est sous l’influence d’un stimulus chimique, mécanique ou mental, que les organes génitaux entrent en action, et que lorsque l’irritation est portée à un certain degré, les testicules sécrètent la liqueur, qui, transmise par les canaux déférents dans les vésicules séminales, est dardée par jets plus ou moins rapides. »

v. 1123. Teriturque thalassina vestis. Thalassina vient du mot grec θάλασσα, mare. Le poëte parle d’une étoffe couleur de mer. C’est une de ces expressions qui n’ont de valeur que dans la langue où l’usage les a introduites.

v. 1155. Nec sua respiciunt miserei mala maxuma sæpe. Molière, qui avait essayé de traduire Lucrèce, a conservé de son travail une imitation de ce passage, qu’il a placée dans sa comédie du Misanthrope. V. la Notice sur Lucrèce.

v. 1156 Nigra μελίχροος est … Les mots grecs que Lucrèce a intercalés dans ce passage étaient en quelque sorte des expressions latinisées par l’usage chez les jeunes voluptueux ; elles avaient une valeur de convention qu’il nous est impossible d’apprécier exactement.