De la musique sacrée

De la musique sacrée
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 935-944).
MUSIQUE SACREE.
Requiem héroïque de M. Zimmerman

Cette prose terrible et touchante que l’église entonne aux heures ou elle porte le deuil de ses enfans, cette poésie qui tantôt éclate en formidables images, tantôt en sanglots déchirans, ce chant lugubre, ce Dies irae, monument de la loi qui a éclairé le monde depuis dix-huit siècles, nul ne sait dire quel en est l’auteur ni le moment précis où il a vu le jour. Il est bien vrai qu’il existe aujourd’hui des chants que toute oreille a entendus, que toute bouche a répétés, et dont les auteurs sont restés ignorés ; il est bien vrai aussi que chaque cité renferme un de ces merveilleux édifices, demeure du Seigneur et maison de tous, sur les murs duquel chaque siècle a marqué son âge, chaque fait sa date, chaque révolution sa cicatrice, mais la pierre où l’on pourrait lire la signature de l’ouvrier, cette pierre, nul ne la voit : elle est enfouie ou absente. C’est là le propre de ce qu’on pourrait appeler l’art social : l’homme s’y abrite derrière la société, ce qu’il crée n’est pas son œuvre, mais celle de la croyance qu’il professe. Il n’en retire pas même le bénéfice de vivre dans la postérité. L’art individuel est plus avisé ; c’est pour lui-même qu’il travaille : il se nomme.

Le Dies irae a-t-il été, comme quelques-uns le prétendent, composé par un moine espagnol durant la nuit qui précéda son supplice, ordonné par l’inquisition ? Faut-il l’attribuer à Thomas de Cellano, qui, vers 1250, fut de l’ordre des frères mineurs, ou, suivant l’opinion d’autres religieux du même ordre, à Bonaventure ou Mathieu d’Aquasporta, mort cardinal en 1302 ? Faut-il dire, avec quelques savans dominicains, qu’il est de Humbert, général de l’ordre, mort en 1277, ou bien, avec d’autres dominicains, qu’il est dû à leur frère Latinus Frangipani, surnommé de Urfiniis, mort aussi cardinal en 1294 ? Soutiendra-t-on, avec les augustins, qu’il est d’Auguste Bugellénis ? Enfin, les assertions du cardinal Bona, n’essaiera-t-on pas d’en rapporter l’honneur, ainsi qu’on l’a déjà fait, à saint Grégoire-le-Grand ou à saint Bernard ?

L’incertitude qui règne relativement à l’origine du Dies irae est on ne peut mieux démontrée par la diversité de ces prétentions. Il est une supposition qui tout à la fois, nous le croyons du moins, expliquera cette incertitude, et changera complètement la nature de la question. Le Dies Irae, loin d’être l’œuvre d’un homme isolé, ne serait-il pas en réalité une œuvre préparée de loin en quelque sorte, l’œuvre de plusieurs hommes et de plusieurs époques, et dont le germe et les types principaux existaient, longues années avant son apparition définitive, dans les liturgies particulières de quelque monastère ou de quelque diocèse ? On nous permettra d’exposer ici les faits sur lesquels s’appuie notre conviction.

Il y a quelques années, M. Paulin Blanc, bibliothécaire à Montpellier, découvrit, sur les feuillets de garde d’un manuscrit du Xe siècle provenant de l’abbaye de Saint-Benoît d’Aniane, une prose notée en neumes, c’est-à-dire au moyen d’un petit tracé de points courant irrégulièrement au-dessus d’un texte latin, et dont les hauteurs inégales indiquent les diverses intonations des syllabes. Cette notation se place, dans l’histoire de l’art, entre les lettres grégoriennes et le système de notation dû à Guido d’Arezzo, qui imagina de placer les neumes sur deux lignes, en se servant en même temps des intervalles que ces lignes laissaient entre elles, de manière à fixer avec précision la place que chaque neume devait occuper. Ajoutons encore qu’à ces deux lignes Guido joignit par la suite deux nouvelles lignes de différentes couleurs, l’une rouge et l’autre jaune ou verte, intercalées avec les premières[1]. La pièce découverte par M. Paulin Blanc contient évidemment le germe des idées qui font le sujet du Dies irae. Elle se compose de vingt-deux strophes en prose poétique où l’on reconnaît de loin en loin le retour des rimes. À en juger par un calque que nous devons l’obligeance du savant bibliothécaire, l’écriture appartient incontestablement à la forme carolingienne et fixe la date du monument en question de la fin du IXe siècle au commencement du Xe. Voici un fragment de cette prose :

Que la terre écoute ! que les rivages de la grande mer,
Que l’homme, que tout ce qui vit sous le soleil écoute !
Le jour du pardon est proche !,
Le jour du châtiment suprême, le jour terrible, affreux,
Où le ciel doit s’évanouir, le soleil se calciner,
La lune se voiler, la lumière s’obscurcir,
Où les astres tomberont sur la terre.
Hélas ! misérables ! misérables ! pourquoi, homme,
Courir après de veines joies ?
Jusqu’à présent la terre est demeurée ferme sur ses bases ;
Ce jour-là, elle vacillera comme l’onde des mers,… etc.

[2]

Le jet et le mouvement du Dies Irae, se font déjà sentir dans cette pièce, mais ils sont bien plus apparens dans une autre pièce rapportée sous le titre : Versus de Die judicii, que M. Bottée de Toulmon nous a fait connaître, et que l’on voit à la Bibliothèque royale, dans un manuscrit provenant de Saint-Martial de Limoges, sous le numéro 1154, ancien fonds Celle-ci est composée, comme le Dies irae, de vers dits rhythmiques, de huit pieds. Les strophes sont de six vers. Ce manuscrit est du XIe siècle. Il est visible que nous nous rapprochons de la forme de la prose des morts :

Lorsque l’éternelle flamme
Dévorera l’orbe terrestre,
Lorsque le feu terrifie redoublera de fureur,
Lorsque le ciel se ploiera comme un livre,
Lorsque les astres tomberont, ce sera le signe
Que la fin des siècles arrive.

Jour terrible, jour de colère,
Jour d’ombre et d’obscurité,
Jour de clairons, jour de trompettes,
Jour de deuil, jour d’épouvante,
Où le poids des ténèbres
Tombera sur les pécheurs.

Quelle frayeur descendra du ciel,
Quand le roi, courroucé s’avancera… etc.

[3]

Observons, avec M. Bottée de Toulmon, que le premier vers ; le vers le plus saillant du Dies irae, ouvre ici la seconde strophe. De plus, ce vers est visiblement indiqué dans la pièce de M. Paulin Blanc : Dies illa tremenda, dies calamitatis. Dans la filiation, nous saisissons le trait de ressemblance. Un pas de plus, car ici les pas se marquent par siècles, et nous touchons au Dies irae ; mais nous rencontrons tout à coup un troisième mouvement dont la date est certaine : c’est le fameux réponse Libera, qui fait partie des prières de l’absoute. Ce réponse est de Maurice de Sully, évêque de Paris, qui le fit chanter dans son église en 1196. Or, ce réponse a précédé le Dies irae, puisque cette prose est la dernière pièce qui soit entrée dans la liturgie de l’office des morts. Si, d’un autre côté, nous observons que le Dies irae est une séquence, que ce genre d’hymnes, déjà fort amélioré aux Xie et XIIe siècles, fut porté à sa perfection vers le commencement du XIIIe, nous rapporterons à cette dernière époque l’apparition du Dies irae, qui, avec le Lauda Sion, son contemporain peut être regardé comme le modèle le plus accompli de cette sorte de poésie liturgique[4].

Maintenant, plus d’essais, plus de tâtonnemens. Le Dies irae, long-temps ébauché, a enfin trouvé sa forme. Le moule est coulé, il est indélébile. Les strophes en jaillissent brûlantes, emportées par leur rhythme ternaire et roulant sur leurs rimes uniformes. Le Dies irae est consacré.

Sans doute, entre les traditions relatives à l’origine du Dies irae, nous aimerions voir triompher celle qui l’attribue à ce moine espagnol condamné par l’inquisition, et suivant laquelle la victime aurait, pour ainsi dire, improvisé ce chant lugubre en face du bûcher. Cela serait poétique et beau. Malheureusement cette hypothèse ; si séduisante pour l’imagination, tombe devant la raison et les faits. Qui ne sent que le Dies irae, compose dans une semblable situation, aurait certainement été le résultat de l’inspiration du moment, une œuvre originale, conçue d’un seul jet ? Nous voyons, au contraire, qu’il a plusieurs antécédens dans la liturgie. Il est donc inutile de chercher l’auteur de cette prose. L’histoire du Dies irae est celle de presque toutes les créations de ce que nous avons appelé l’art social. Comme l’art social est le fruit lent et graduellement élaboré des inspirations d’une époque, il parcourt une série de phases diverses avant d’arriver a son complet développement. L’art individuel est libre, varié, spontané dans ses productions comme dans ses allures, et, tandis qu’il exprime ce qui caractérise l’originalité de l’artiste dans le milieu d’idées qui l’entoure, l’art social subordonne la pensée de l’individu à la pensée de tous. Aussi les monumens de l’art du moyen-âge, du plain-chant et de l’architecture gothique, sont-ils presque toujours polyonymes, quand ils ne sont pas anonymes. Ceux qui régularisèrent le plain-chant, comme ceux qui arrêtèrent les formes de l’architecture gothique, firent absolument abstraction de l’idée d’art. Saint Grégoire-le-Grand se défendait, à propos d’un livre, et avec une sorte de dédain, d’avoir voulu s’astreindre aux règles de la rhétorique, à plus forte raison eût-il manifesté une susceptibilité analogue pour ce qui regardait le chant d’église. Eusèbe, dans la description qu’il nous a laissée de la basilique de Tyr, élevée vers l’an 315 par Paulin, évêque de cette ville, touche à peine à quelques détails architectoniques, pour insister longuement sur les mystères exprimées dans les formes de la construction du temple. Le plain-chant et l’architecture gothique ce deux arts sociaux par excellence, furent même l’objet d’une législation, et l’auteur des Institutions liturgiques a fait preuve d’une rare intelligence du génie de l’époque en rapprochant, dans un parallèle historique, ces deux grandes manifestations de la pensée chrétienne.

Arrivons maintenant à l’art profane. Laissant à l’art religieux et social ce caractère auguste, incommunicable, d’autorité, de majesté, nous avons presque dit d’authenticité, que son rival sera toujours tenté de lui envier, nous examinerons de quelle manière cette liturgie de la messe des morts, si admirablement complétée par la prose Dies irae, a inspiré les compositeurs modernes, qui n’ont pas craint de lutter avec une pareille poésie, avec ce plain-chant surtout dont nous n’avons pas encore parlé, parce que ses beautés sont d’une nature qui échappe aux formes ordinaires de l’analyse. Nous le dirons tout d’abord : la science moderne, avec ses séductions, ses combinaisons, ses ressources, ses effets, n’a rien produit qui puisse approcher du simple plain-chant du Dies irae. Cette mélodie, nue comme la mort, aux tons crus, aux contours anguleux et abrupts, a quelque chose qui frappe de stupeur et qui glace jusqu’aux entrailles ; et ce qu’il y a d’admirable, c’est que la même période mélodique se prête aussi merveilleusement à l’expression de la terreur qu’à l’accent de la supplication. Aussi, loin de nous toute idée de comparaison entre deux choses qui procèdent de deux principes opposés, qui appartiennent à des ordres d’idées différens : entre l’art liturgique et l’art proprement dit, entre le plein-chant et la musique. La consitution tonale de l’un donne naissance à l’expression calme et contemplative ; la constitution tonale de l’autre engendre l’expression terrestre et passionnée Les partisans des messes à grand orchestre auront beau arguer de je ne sais quel sentiment religieux, de je ne sais quelle couleur religieuse, de je ne sais quelle couleur religieuse. Ce ne sont la que mots vagues et vides de sens. Il restera toujours, dans ce système, à fixer les limites de l’art religieux et de l’art mondain, et la question de la confusion des genres se représentera éternellement. Sans doute, l’on peut admettre que ces deux tonalités ne seront pas perpétuellement incompatibles ; en d’autres termes, il est permis de rêver une musique religieuse véritablement digne de ce nom, appropriée aux besoins de l’époque et en harmonie avec l’état actuel de l’art. Jusqu’ici pourtant nous ne voyons pas que les tentatives aient été heureuses. Le seul résultat important qu’elles aient préparé, et que déjà on peut annoncer comme prochain, c’est un retour vers le plain-chant pareil à celui qui s’est produit naguère pour l’art gothique. Il est impossible que le sens et l’esprit de ces admirables cantilènes ne se dévoilent pas tôt ou tard aux yeux de ceux qui ont pénétré les mystérieuses beautés et la véritable expression des formes de l’architecture chrétienne. Aujourd’hui même, l’introduction de la musique mondaine dans le sanctuaire a tout à la fois quelque chose de faux et de choquant autant pour le goût de l’artiste que pour la piété du fidèle, et il n’est pas nécessaire d’être chrétien pour sentir que les accens du plain-chant sont les seuls qui puissent s’allier avec l’austère poésie des textes sacrés, comme les seuls qui puissent dignement retentir sous les voûtes de la basilique.

Les messes de morts les plus connues ont eu pour auteurs Palestrina, Jomelli, Mozart et Cherubini, qui en a fait deux. Parmi les compositeurs vivans qui ont marché dans la voie si glorieusement ouverte, il faut nommer M. Berlioz, et enfin M. Zimmerman.

Nous n’enregistrons que pour mémoire la Missa pro defunctis de Palestrina. Il est- visible que ce grand homme n’a pas rattaché cet ouvrage à l’idée d’une solennité particulière, et qu’il l’a écrit dans le seul but de compléter l’office de la chapelle Sixtine. Cette œuvre, du reste, ne contient ni l’Introït ni la prose. Sous le rapport de l’étendue, elle a donc moins d’importance que les messes ordinaires du même maître, et, sauf l’offertoire, morceau réellement digne de lui, les fragmens qui en ont été exécutes aux séances de M. le prince de la Moskowa nous ont montré qu’elle leur était fort inférieur.

Apres Palestrina, la messe de Jomelli, intitulée également Missa pro defunctis, a joui long-temps d’une grande célébrité. Nous ne saurions fixe l’époque précise à laquelle cet ouvrage fut composé L’auteur était né en 1714, année de la naissance de Gluck, et, comme Gluck, il commença d’écrire fort tard. Il est à croire que cette messe de Requiem vit le jour durant les vingt ans que Jomelli passa à Stuttgart en qualité de maître de chapelle du prince de Wurtemberg. Au point de vue liturgique, cette messe est plus complète qu’aucune de celles du même genre dues aux autres compositeurs ; car, outre l’Introït et la Prose, elle contient encore le Libera, qui, comme nous l’avons dit, se chante à l’absoute. Nous sommes ici en pleine musique moderne. Une révolution fondamentale s’est opérée, et depuis un siècle et demi, dans l’art musical, à l’harmonie consonnante des modes ecclésiastiques a été substitue le système d’harmonie basé sur la dissonnance. Toutefois le style pittoresque n’existe pas encore. Ni Jomelli, ni Pergolèse, dans son Stabat, ne songent à demander à l’orchestre l’éclat de ses images et de ses couleurs ; un simple quatuor d’instrumens à cordes leur suffit pour accompagner les voix et soutenir l’harmonie. Le père Martini blâmait Pergolèse de n’avoir marqué aucune différence entre le style du Stabat et celui de ses ouvrages dramatiques. Si jamais reproche ne fut plus fondé, jamais il n’en fut de plus inutile. Il s’adresse avec une égale justesse à Jomelli, à Haydn, à Mozart, à Cherubini. Ce n’est pas la faute des compositeurs ; mais celle du système qui a triomphé. Ce qui surprendra bien des personnes aujourd’hui, c’est que la messe des morts de Jomelli est écrite d’un bout à l’autre en ton majeur. Ceci est remarquable, et prouve qu’avec des idées de convenance bien arrêtées, les compositeurs d’une certaine époque n’attachaient pas la même importance que nous à des choses qui nous paraissent rigoureuses. Quoi qu’il en soit, l’œuvre de Jomelli, ne contînt-elle qu’un morceau de la force de l’Introït, serait digne de sa réputation. Ce début est calme et majestueux. C’est bien là le repos éternel, cette paix sans fin que l’église demande pour ceux qui ont combattu pendant leur vie terrestre. Le Dies irae n’est pas sur ce ton. Ainsi que nous venons de le faire entendre, pour apprécier un morceau de cette étendue, il faudrait se désintéresser de nos préjugés habituel, faire la part des formes reçues à une époque déjà loin de nous, et se rendre compte de certaines convenances dont la raison nous échappe. Citons pourtant, entre autres fragmens, le Pie Jesu et le retour du Requiem dans le Libera. Il y a là un grand style, une belle et touchante expression, qui montrent qu’après tout génie sait, à ses instans, élargir le cercle des théories contemporaines, s’élever au-dessus de son temps, et plier les formes de convention à des inspirations dignes de l’art qui ne meurt point.

La circonstance à laquelle on doit le Requiem de Mozart est trop connue pour que nous nous croyions obligé de la rappeler. Cet ouvrage fut le dernier de l’auteur de Don Juan, et, bien que resté inachevé, bien qu’il ait été terminé par une main habile et discrète qui sut déguiser sa touche sous celle du maître, il peut être considéré comme un des chefs-d’œuvre les plus originaux sortis de la plume de ce génie créateur et fécond. Cette tristesse intime, cette divine mélancolie, dont toutes les productions de Mozart, même les plus légères, sont empreintes, il les exhala dans cette œuvre suprême, qui, ainsi qu’il se l’était dit à lui-même, averti par un pressentiment trop sûr,devait être chantée autour de son cercueil. Ici encore une nouvelle révolution s’est accomplie, due presque en totalité à Mozart lui-même, une révolution partielle dans certaines formes de style, dans la coupe des morceaux, une révolution complète dans l’instrumentation. La musique pittoresque est créée, les diverses sonorités des instrumens habilement mélangées et groupées, ou savamment opposées entre elles ; les timbres variés de l’orchestre vont fournir au compositeur des couleurs au moyen desquelles il reproduira les images du texte liturgique. Mais quelle sobriété dans l’emploi de ces moyens ! Mozart se contente d’esquisser le principal trait, l’imagination de l’auditeur complète le tableau. Ainsi le Quantus tremor est futurus est peint par un vigoureux tremolo de deux mesures, ainsi une phrase de trombone de trois mesures signale le Tuba mirum ; ainsi, dans l’offertoire, la figure De ore leonis est indiquée par un saut brusque des violons de l’octave aiguë à l’octave inférieure. Voilà pour la partie poétique. Dans la partie consacrée à la prière, à la supplication, aux gémissemens, l’auteur emploie un tout autre procédé. Les images, les couleurs, disparaissent et font place à l’accent du cœur, au cri de l’ame. Ce sont tantôt des sanglots entrecoupés comme ceux que l’on entend sur le vers Cum vix justus sit securus, un trait d’orchestre menaçant et terrible comme celui qui accompagne le verset Rex tremendae majestatis, et qui, en conservant sa forme et son dessin, change tout à coup de caractère et d’expression sur les parole Salva me ; tantôt, enfin le triple élan sur lequel s’élèvent les trois vers de la strophe Ingemisco tanquam reus, ou l’accord déchirant qui opère la résolution des deux périodes suivantes : Qui Mariam absolvisti et latronem redimisti. Nous citerons encore, dans le Voca me cum benedictis, les placides accens des élus opposés aux imprécations des réprouvés, la triple période enharmonique et le triple crescendo de l’Oro supplex, qui peignent si merveilleusement le pécheur prosterné, le front dans la poussière, la poitrine gonflée de soupirs, implorant son pardon. N’oublions pas surtout cette mélodie, pleine d’angoisse du Lacrymosa, où toutes les voix réunies s’élèvent se prolongent et montent sans fin pour s’éteindre dans le silence.

La messe des morts de Cherubini (ceèlle qu’il écrivit pour les funérailles du duc de Berry, car nous n’avons pas dessein de parler de son Requiem pour voix d’hommes, ouvrage de la vieillesse de l’auteur, et qui, malgré d’incontestables beautés, n’en est pas moins fort loin du premier, dont il reproduit trop fidèlement le calque) ; la messe des morts de Cherubini, disons-nous, est sinon composée d’après un système, du moins d’après un point de vue différent de celui de Mozart. Mozart avait conçu son œuvre dans une forme analogue à celle de l’oratorio. Il avait divisé sa prose en plusieurs morceaux de divers caractères, ce qui lui avait permis d’y intercaler des solos, des quatuors, des ensembles et des chœurs. Après avoir ménagé les forces de son orchestre dans deux mouvemens que lui a inspirés le Requiem aeternam, tous les deux admirables de noblesse et d’onction funèbre, Cherubini prend la prose en bloc ; il en fait un grand chœur, une action dramatique où tout se suit sans interruption. Il faut reconnaître que ce plan est plus conforme à l’idée du Dies irae. La rapidité de cette marche est peu compatible, il est vrai, avec cette recherche de détails, cette curiosité de travail et ces finesses d’intentions auxquelles Mozart s’est laissé aller si complaisamment ; mais jamais le tumulte, le désordre, la confusion que nous nous figurons devoir précéder la scène du jugement dernier, ne furent retracés en traits plus vigoureux et avec d’aussi sombres couleurs. L’on croit voir l’ange de la colère céleste chassant, le glaive en main, la foule tremblante des mortels, et les poussant, pêle-mêle, au pied du trône du juge inexorable. Le Mors stupebit, qui dans Mozart passe inaperçu, ici vous remplit d’effroi. Si le Requiem de Mozart se distingue surtout par une expression tendre et pathétique, c’est par la peinture de la terreur que celui de Cherubini est remarquable. Il est pourtant deux morceaux, le Pie Jesu et l’Agnus Dei, véritables chefs-d’œuvre dans ce chef–d’œuvre, qui, pour l’expression poétique et profondément élégiaque, pourraient le disputer à Mozart. Le caractère de l’Agnus surtout, lugubre dans le début, par dégrès s’adoucit et s’éclaire comme d’un rayon séraphique ; on sent que la prière est exaucée aux cieux avant qu’elle soit achevée sur la terre.

Nous comprenons qu’avec son instinct des grands effets, M. Berlioz ait essayé de s’inspirer du génie de Michel-Ange et de reproduire en musique la page gigantesque du jugement dernier. Chargé, en 1837, de composer une messe de Requiem pour un service funèbre en l’honneur des victimes de juillet, M. Berlioz écrivit l’ouvrage que nous connaissons, toutefois la cérémonie projetée n’eut pas lieu, et la nouvelle partition fut destinée aux obsèques du général Damrémont, qui furent célébrées dans l’église des Invalides. Dans l’un et l’autre cas, on mettait à la disposition du compositeur un local vaste et sonore, ainsi que toutes les ressources dont il pouvait avoir besoin. M. Berlioz, en profita largement. Sa prose fut conçue dans les proportions de la musique de festival. L’effet répondit à tant d’efforts. Cette grande phrase de plain-chant, articulée d’abord par les basses, ces accens timides des soprani, ces deux motifs marchant, ensemble, ces mouvemens impétueux de l’orchestre aussitôt comprimés, cette fanfare des cuivres qui éclate sur le Tuba mirum et semble se répercuter aux quatre coins du monde, ces syncopes terribles, ces voix menaçantes qui s’élèvent sur le roulement profonde des timbales, toutes ces images présentées avec une si effrayante réalité, produiront toujours une vive impression sur les masses. C’est ce dont on a pu juger récemment encore dans l’église de Saint-Eustache.

Nous venons de nommer cette parois de Sainte-Eustache, à laquelle se donnent rendez-vous MM. Adam, Ambroise Thomas, Baulieu, tous les compositeurs qui savent aujourd’hui dérober quelques heures à l’art profane pour les consacrer à la musique d’église. Le motif de cette préférence est qu’il y a, à la tête de la musique de cette paroisse, un homme de conviction, de savoir et d’expérience, un compositeur d’un talent grave et pur, un maître de chapelle actif, un habile chef d’orchestre, qui s’est spécialement voué au culte d’une branche trop négligée de l’art musical, et qui s’est promis de lui rendre tout son éclat. Secondé par le zèle intelligent de M. l’abbé Deguerry, curé de la paroisse, M. Dietsch poursuit sa modeste tâche avec une persévérance que rien ne rebute, pas même les stériles encouragemens des gens qui ne peuvent rien et l’obstiné silence des gens qui peuvent quelque chose. A force de patience et avec des ressources très restreintes. M. Dietsch a su former des chœurs de voix belles et pures, un orchestre nombreux, un répertoire varié, riche des productions de toutes les époques. C’est surtout aux simples dimanches de l’année qu’il faut se rendre à SaintEustache pour y entendre des fragmens de Palestrina, de Jomelli, de Léo, de Durante, de Marcello, etc., de ces compositeurs qu’il faudrait connaître autrement que de nom, lorsqu’on se hasarde à trancher dogmatiquement sur les questions relatives à la musique religieuse.

C’est donc à Saint-Eustache que M. Zimmerman nous a convoqués, cette année, pour l’execution de son Requiem héroïque, comme il nous y avait rassemblés, l’année dernier, pour sa messe de Sainte-Cécile. Ce seul titre de Requiem héroïque indique suffisamment chez M. Zimmerman l’intention modeste de prévenir dans l’esprit de ses auditeurs toute idée de comparaison entre son ouvrage et ceux de ses devanciers. On ne saurait trop le louer d’avoir senti lui-même l’obligation de se tenir également éloigné de la mélopée calme et quelque peu monotone de Jomelli, de l’expression intime et pénétrante de Mozart, de l’entraînement épique de Cherubuni, des peintures colorées et grandioses de M Berlioz M. Zimmerman, avec le talent et l’imagination qu’il possède, a conçu une messe de mort militaire. Il s’est représenté un soldat illustre, un héros mort sur le champ de bataille, dont l’armée célèbre les obsèques avec une pompe guerrière. L’armée est parmi ses chanteurs, elle est dans son orchestre. Ses accens seront funèbres plus que lugubres, ses harmonies tantôt martiales et tristes, ses rhythmes tour à tour marqués et traînans, son instrumentation parfois sombre, mais le plus souvent brillante.

L’idée de l’auteur se manifeste dès les premières mesures de l’introduction. A diverses reprises, un sourd roulement des tambours voilés répond à des phrases brèves articulées par des instrumens isolés, puis le mouvement d’une marche se dessine dans l’orchestre, et l’Introït commence. Ce morceau, dans lequel on retrouve le caractère d’onction dont M. Zimmerman avait trouvé le secret dans sa messe de Sainte-Cécile, est savamment et longuement développé. La marche se poursuit, sans interruption ; il n’en est pas de même, des voix, qui s’arrêtent de temps en temps comme pour reprendre haleine, mais en réalité, et c’est ici un des artifices du compositeur, pour se ménager d’habiles rentrées. Dans ce cadre nettement tracé, M. Zimmerman introduit plusieurs idées indépendantes les unes des autres, et ces idées s’enchaînent au moyen de modulations si faciles et si naturelles, elles se plient si heureusement à la forme générale, que, tout en jetant une grande variété dans l’ensemble, elles font ressortir au plus haut degré l’unité de pensée qui n’est pas le moindre mérite de ce morceau remarquable.

On ne doit pas s’attendre à un long détail sur le Dies irae. Volontiers on se laisserait aller à décrire ces fragmens, si tranchés entre eux de ton, de coupe et de couleur, et qui donnent lieu par momens à des contrastes imprévus. Nous nous contenterons d’insister sur la première partie de la prose, sur ce contrepoint Alla-Palestrina, dans lequel, M. Zimmerman n’a pas craint de s’emparer du plain-chant de la liturgie. Le compositeur s’est tiré en maître de cette tentative doublement audacieuse. C’était beaucoup ici que d’éviter la sécheresse d’une étude scholastique. M Zimmerman a su donner de l’animation à cette partie de son travail, il a su faire circuler une vie inconnue dans les formes austères de la vieille école. Par une gradation toujours soutenue, il arrive à l’explosion de la phrase de plain-chant attaquée par les trompettes, reprise par le chœur et l’orchestre, auquel s’unit bientôt l’harmonie massive de l’orgue.

Notons encore le mouvement entraînant du Liber scriptus, à trois temps dont le retour produit un effet singulier, le récitatif entonné par les basses sur le verset Quid sum miser ; les oppositions des voix d’hommes et des voix d’enfans sur le Recordare ; le dessin énergique des violons sur le morceau Inter oves locum praesta, qui suffirait à lui seul pour assigner à M. Zimmerman sa place parmi les compositeurs, et, dans l’offertoire, cette fugue traitée avec toutes les ressources de sa science, toute la chaleur de sa verve, et qui, interrompue par l’Hostias et preces, reparaît de nouveau soutenue d’une pédale sur laquelle les contours harmoniques se déroulent avec de nouvelles transformations. Ne perdons pas de vue cependant le point de départ de M. Zimmerman. Dans l’Introït, il nous a fait entendre une marche funèbre ; sur le Sanctus, ce chant de jubilation qui exalte au plus haut des cieux la gloire du Dieu des armées, M. Zimmerman a placé une marche triomphale. Il a réservé toute la puissance de ses effets pour ce morceau, et le chœur, l’orchestre les cuivres, les tambours découverts et l’orgue s’y réunissent dans un vaste cri de victoire et d’allégresse.

En attendant que la société des concerts donne au Requiem héroïque la sanction dont il est digne, nous féliciterons M. Zimmerman, lui, le dernier venu parmi les musiciens, qui ont traité le même sujet, d’avoir suivi une route à part dans une carrière déjà glorieusement battue. Rien, dans son ouvrage, qui porte la trace de réminiscences, qui reproduise les inspirations appartenant à ses prédécesseurs. L’imitation est un écueil que les plus habiles même n’évitent pas toujours. Dans le Requiem héroïque de M. Zimmerman, tout est bien de lui : la conception, la disposition des parties, l’enchaînement des harmonies et des chants, la couleur, l’instrumentation. Il est donné à peu d’artistes de pouvoir se reposer sur une œuvre pareille, si empreinte de nouveauté.

Faut-il l’avouer cependant ? nous ne pouvons, quand nous assistons à l’exécution de certaines œuvres contemporaines, nous ne pouvons nous défendre de quelque tristesse à l’idée que ces productions, admirées aujourd’hui, seront peut-être oubliées dans un petit nombre d’années, soit parce qu’elles auront cessé d’être en rapport avec les moyens d’exécution, soit parce que l’on ne sera plus à même d’en pénétrer le sens et l’esprit. Cette pensée nous vient surtout à propos de ces compositions que l’on nomme religieuses parce qu’elles ont été écrites sur les textes sacrés. Oui, sans doute, ces messes de Requiem, ces Stabat, sont bien beaux, bien imposans au point de vue de l’art. Notre esprit, néanmoins, se reporte toujours malgré nous au plain-chan de l’office des morts, à ce Dies irae, à ce De profundis en faux bourdon que de simples chantres entonnent auprès de la bière du pauvre comme autour du catafalque du riche. Ce plain-chant ne suffit-il pas à la prière, à la foi, l’appareil même de la mort ? Faut-il donc donner le change à la douleur par des pompes importunes ? Depuis plus de six cents ans, les fidèles versent des larmes et les essuient aux accens du Dies irae. Parmi les plus brillans chefs-d’œuvre de l’art moderne, en est-il beaucoup auxquels on oserait prédire une pareille durée ?


J. D’ORTIGUE.

  1. Voir les Instructions du Comité historique des Arts et Monumens, rédigées pour la partie musicale, par M. Bottée de Toulmon.
  2. Audi, tellus, audi, magni maris limbus,
    Audi, homo, audi, omne quod vivit sub sole.
    Veniae prope est dies,
    Irae supremae dies, dies invisa, dies amara,
    Quâ coelum fugiet, sol erubescet,
    Luna mutabitur, dies nigrescet,
    Sidera super terram cadent.
    Heu miseri ! heu miseri ! quid, homo,
    Ineptam sequeris laetitiam !
    Bene fundata hactenus mansit terra ;
    Tunc vacillabit velut maris unda, etc., etc.

  3. Cùm ab igne rota mundi
    Tota coeperit ardere,
    Soeva flamma concremare,
    Coelum ut liber plicare,
    Sidera tota cadere,
    Finis seculi venire.
    Dies irae, dies illa,
    Dies nebulae et caliginis,
    Dies tubae et clangoris,
    Dies luctus et tremoris,
    Quando pondus tenebrarum
    Cadet super peccatores.
    Qualis pavor tunc caderit
    Quandò rex iratus venerit, etc.

    Ces deux derniers vers sont presque littéralement reproduits dans le Dies iroe :

    Quantus tremor est futurus
    Quandò judex est venturus !

    Du reste, la mélodie du Dies iroe pourrait s’ajuster parfaitement à la pièce que nous citons, bien entendu, en ayant soin de dédoubler les strophes.

  4. Institutions liturgiques, par D. Prosper Guéranger, abbé de Solesmes. T. Ier.