chez Volland, Gattey, Bailly (p. 108-114).


CHAPITRE XV.

Richesse, Pauvreté, Avarice.



Puisqu’il n’est point de jouissance du cœur, des sens, de l’esprit, de l’imagination, que l’on puisse suppléer à force de richesses, peut-être même aucune que l’on ne puisse obtenir sans leur secours, il est démontré, ce me semble, que la richesse ne saurait être regardée comme un premier moyen de bonheur.

Suivant les circonstances ou la disposition de ceux qui les possèdent, je crois qu’il est une manière d’être que les richesses embarrassent, une autre qu’elles rendent plus facile. De cette comparaison je conclus que si la richesse n’est pas en effet un premier moyen de bonheur, elle est devenue, au moins dans l’état actuel des choses, pour la fortune des individus comme pour la fortune publique, un moyen de force et de puissance ; c’est l’usage qu’on en fait qui le rend utile ou funeste.

Celui qui ne désire, ne demande, ne craint rien, est sans doute le plus libre des hommes ; et cette indépendance absolue ne peut trouver d’asyle plus sûr que la pauvreté : mais un tel homme est l’œuvre des philosophes ou plutôt leur chimère ; ce n’est pas là l’homme de la nature. — Qui est-ce qui est heureux, disait d’Alembert ? quelque misérable.

L’homme de la nature n’existe qu’autant qu’il jouit, désire, espère ; comment verrait-il d’un œil indifférent le moyen d’agrandir à-la-fois la sphère de ses désirs, de ses espérances, et celle de son pouvoir ?

Je ne pense pas que les distinctions que l’on vient d’établir soient de vaines subtilités ; ce que l’on ne désirera plus comme un premier moyen de bonheur, comme le bonheur même, mais simplement comme un moyen de force et de puissance, comme une faculté de plus, on le désirera beaucoup plus raisonnablement ; ainsi l’on calculera bien plus juste les efforts à faire pour l’obtenir ; on ne sacrifiera point le but aux moyens ; on ne cherchera point à s’enrichir aux dépens de ses forces, de sa santé, de son bonheur, de sa considération, de son repos : car l’on se souviendra toujours que la richesse n’est quelque chose qu’autant qu’elle peut nous servir à conserver et à augmenter ces premiers biens, les seuls qui puissent donner quelque prix à la vie.

M. Wattelet disait qu’au-delà de dix mille livres de rente tout ce qu’on peut avoir de fortune n’est jamais que pour les autres. En supposant que le compte soit encore exact à l’heure qu’il est, il sera bon de considérer que dans quinze ou vingt ans, il risque fort de ne l’être plus, et qu’en tout cas le sage qui s’applaudirait de la modération avec laquelle il bornerait ses désirs à dix mille livres de rente, grace à l’observation de M. Wattelet, pourrait bien n’être encore qu’un sage très-personnel.

Ce qui m’a le plus dégoûté d’être pauvre, ce n’est assurément pas le bonheur des riches, ce n’est pas non plus le mépris qu’ils ont pour les pauvres ; c’est la plate estime ou la sotte haine qu’ont le plus communément les pauvres pour les riches. Je serais bien fâché, je l’avoue, que qui que ce soit au monde pût me soupçonner de préventions si basses ou si puériles.

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L’avarice est une passion beaucoup plus ridicule dans ses effets qu’elle n’est déraisonnable dans son principe.

Il est impossible de mépriser absolument une passion qui croît par la jouissance, qui anime encore l’âge le plus glacé, qui dans l’espèce de vague où elle promène sans cesse notre imagination, lui donne peut-être autant de sensations agréables qu’aucune autre.

Lorsque cette passion ne franchit pas de certaines bornes, elle sauve d’une infinité de faiblesses et garantit plusieurs qualités essentielles, l’esprit de calcul, l’esprit d’ordre, l’esprit de modération ; appliquée à la chose publique, elle peut devenir même une grande vertu.