De la manière de négocier avec les souverains/VIII

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Chapitre VIII
DES FONCTIONS,
DU,
NEGOCIATEUR.



Chapitre VII. modifier



LEs fonctions d’un Miniſtre envoyé dans un Pays étranger, ſe peuvent réduire à deux principales ; l’une eſt d’y traiter les affaires de ſon Prince, & l’autre eſt de découvrir celles d’autrui.

Il traite les affairës de ſon Maître avec le Prince, ou avec ſes principaux Miniſtres, avec un Conſseil, ou avec des Commiſſaires qu’on lui donne pour examiner ſes propoſitions. Dans toutes ces differentes manieres de negocier, il doit fonder principalement le ſuccès de ſes Negociations ſur la droiture & ſur l’honnêteté de ſon procedé ; s’il prétend réüſſir par des ſubtilitez, & par la ſuperiorité de genie qu’il croit avoir ſur ceux avec qui il traite, il eſt fort ſujet à ſe tromper ; il n’y a point de Prince ni d’Etat, qui n’ait un Conſeil aſſez habile pour connoître ſes véritables interêts. Les Peuples même qui paroiſſent les moins rafinez, ſont ſouvent ceux qui les entendent le mieux, & qui les ſuivent plus conſtamment ; ainſi il ne faut pas qu’un Negociateur quelque habile qu’il puiſſe être, prétende leur en faire accroire là-deſſus ; mais il faut qu’il épuiſe les lumieres & les reſſources de ſon eſprit, pour leur faire trouver des avantages effectifs dans les choſes qu’il eſt chargé de leur propoſer. Un ancien Philofophe a dit, que l’amitié qui eſt entre les hommes, n’eſt qu’un commerce où chacun cherche ſon interêt, on le peut dire à plus juſte titre des liaiſons & des traitez qui ſe font entre les Souverains ; il n’y en a point qui ne ſoient fondez ſur leurs avantages reciproques, & lorſqu’ils ne les y trouvent pas, ces traitez ne ſubſiſtent gueres, & ſe détruiſent d’eux-mêmes : ainſi le grand ſecret de la Negociation eſt de trouver les moyens de faire compatir ces communs avantages, & de les faire marcher, s’il ſe peut d’un pas égal, il faut même que le plus puiſſant de deux Souverains qui traitent enſemble, faſſe les premieres avances, & les dépenſes neceſſaires pour acheminer cette union, parce qu’il a en vûë de plus grands objets & des avantages beaucoup plus conſiderables, que l’argent qu’il employe à donner des ſubſides à un Prince inferieur & des gratifications ou des penſions à ſes Miniſtres, pour l’engager à l’aider de ſes forces & à favoriſer ſes deſſeins.

Si un Negociateur neglige les voyes honnêtes, & celles de la raiſon & de la perſuaſion pour prendre des manieres hautaines, & qui ſentent la menace ; il faut qu’il ſoit ſuivi d’une armée prête a entrer dans le pays où il negocie pour y ſoutenir ſes prétetions, ſans cela il peut comptper qu’elles n’y ſeront pas reçûës, quand mêmes elles ſeroient avantageuses au Prince à qui il les propoſe de cette ſorte.

Lorſqu’un Prince ou un État eſt aſſez puiſſant pour donner la loi à tous ſes voisins, l’art de la Negociation devient inutile, parce qu’il n’y a qu’a expliquer les volontez ; mais quand les forces peuvent être balancées, un Prince libre ou un État independant ne ſe détermine à favoriſer l’un des deux partis qu’a cauſe des avantages qu’il y trouve, & des bons traitemens qu’il en reçoit.

Un Prince qui n’a plus d’ennemis capables de s’oppoſer à ſes volontez, impoſe des tributs aux autres Puiſſances voiſines, mais un Prince qui travaille à s’agrandir, & qui a de puiſſ{ans ennemis, doit répandre & donner à ſes inferieurs pour augmenter le nombre de ſes amis & de ſes alliez, & il ne doit faire ſentir ſa puiſſance, que par ſes bienfaits.

La principale fonction du Negociateur eſt donc de travailler à unir avec ſon Prince, celui vers lequel il eſt envoyé, ou à entretenir leur union, ſi elle eſt dèja formée, & à l’augmenter par ſes ſoins & par ſes offices ; s’il y a entr’eux quelque meſintelligence, il faut qu’il travaille à la faire ceſſer, & a prévenir les nouveaux ſujets qui en pourroient naitre, qu’il maintienne dans les pays où il ſe trouve, l’honneur & les interêts de ſon Prince, qu’il y protege & conſerve ceux de ſes ſujets, qu’il favoriſe leur commerce, & qu’il entretienne une bonne intelligence entr’eux & les ſujets du Prince auprès duquel il eſt envoyé.

Il doit toûjours ſuppoſer qu’il n’y a point de Prince ni d’Etat qui veuille que ſon Miniſtre lui faſſe des affaires, que les Princes qui en cherchent de nouvelles, ne manquent jamais de moyens pour les faire naître, qu’il leur en vient ſouvent plus qu’il n’en peuvent déſirer par des accidens imprévûs, & qu’ainſi il eſt de la ſaâgeſſe d’un Negociateur d’éviter tout ce qui peut donner occaſion à de nouveaux démêlez, & de ſe conduire de telle ſorte qu’on ne puiſſe lui imputer d’y avoir contribué.

Sa ſeconde fonction étant de découvrir ce qui ſe paſſe dans la Cour & dans le Conſeil du pays où il ſe trouve, il doit premierement tirer de ſon prédeceſſeur dans le même pays toutes les lumieres & toutes les habitudes qu’il lui peut donner pour le mettre en état de s’en inſtruire ; il doit enſuite cultiver les amis & les habitudes que ce Miniſtre lui laiſſe, & en faire de nouvelles, s’il ne les juge pas ſuffiſantes pour en tirer toutes les lumieres dont il a beſoin.

Il ſeroit fort utile d’imiter en cela l’ordre établi par la Republique de Veniſe, qui fait rendre à tous ſes Ambaſſadeurs un compte par écrit de l’état de la Cour d’où ils reviennent, tant pour l’information de la République, que pour l’inſtruction des nouveaux Ambaſſadeurs qui leur ſuccedent, ce qui leur eſt d’un grand ſecours à leur arrivée ; & on à remarqué qu’il n’y a point de Miniſtres qui ſoient d’ordinaire mieux inſtruits que le ſont ceux de Veniſe, de l’Etat des Cours où ils ont reſidé.

Pour découvrir ce qui ſe paſſe dans un pays étranger, il faut ſavoir par qui & comment.

Un Negociateur qui arrive dans une Cour ou dans une Republique, peut tirer diverſes lumieres des autres Miniſtres étrangers qu’il trouve dans le même pays ; comme ils travaillent tous à découvrir ce qui s’y paſſe, ils ſe communiquent d’ordinaire volontiers divers avis qui peuvent regarder leurs communs interêts, pourvû que leurs Maîtres ne ſoient pas dans des partis oppoſez.

A l’égard des gens du pays & des lumieres qu’on en peut tirer, lorſqu’un Negociateur ſert un grand Prince, le plus ſûr & le plus court moyen eſt de mettre dans les intêrets de ſon Maître quelqu’un du Conſeil du Prince ou de l’Etat vers lequel il eſt envoyé, par les voyes qu’un Negociateur diſcret & habile ſait mettre en uſage lorſque ſon Maître veut bien lui en donner les moyens, mais il faut qu’il ſache bien choiſir ſon correſpondant, & qu’il n’en ſoit pas la duppe.

Il y a dans les Negociations comme dans la guerre des eſpions doubles, qui ſe font payer des deux partis, il y en a qui donnent d’abord de bons avis pour mieux tromper dans la ſuite le Negociateur qui les a reçûs. Il y a même des Princes aſſez fins pour détacher de leurs confidens, qui ſous l’apparence d’une liaiſon ſecrete avec un Miniſtre étranger, lui donnent de faux avis, afin de mieux cacher les deſſeins de leur Maître, & il y a eu des Ambaſſadeurs aſſez peu clairvoyans pour s’y laiſſer tromper.

Il y avoit en Angleterre en 1671 un Ambaſſadeur de Hollande à qui des gens du Conſeil du Roi Çharles II perſuaderent ſi bien qu’il n’avoit aucune intention de faire la guerre ſes Maîtres ; que cet Ambaſſadeur les aſſura par toutes ſes dépêches qu’ils n’avoient rien à craindre de ce côté là, traitant de ridicules tous les avis qu’ils avoient d’ailleurs de la reſolution priſe à Londres de les attaquer ; & on a ſû depuis que ces Anglois avoient été détachez de la part de la Cour pour tromper cet Ambaſſadeur Hollandois ; il y a eu de nôtre temps des Ambaſſadeurs de quelques autres pays qui ont donné dans le même paneau.

Un habile Negociateur ne croit pas legerement tous les avis qu’il reçoit, il en examine auparabant toutes les circonſtances, l’interêt & les pſſions de ceux qui les lui donnent, par quelle voye ils peuvent aveoir découvert les deſſeins dont ils l’avertiſſent, s’ils ont du rapport avec ce qu’il ſait d ailleurs de l’état des affaires, ſi on ſait quelque mouvement & quelques preparatifs qui les rendent vraiſemblables, & quantité d’autres ſignes ſur leſquels un homme habile & penentrant ſait tirer de juſtes conſequences, & dont il eſt auſſi inutile de donner des regles à ceux qui ne ſont pas nez avec les ouvertures d’eſprit neceſſaires en pareils cas, qu’il l’eſt de parler à des hommes ſourds, auſſi n’eſt-ce pas pour eux qu’on écrit ces obſervations.

Un Negociateur peut découvrir les ſecrets du pais où il ſe trouve par ceux qui ont part aux affaires, ou par ceux auſquels ils ſe confient ; il eſt difficile qu’il n’y en ait d’intereſſez qu’il peut gagner, d’indiſcrets qui diſent ſouvent plus qu’ils ne doivent, de mécontens & de paſſionnez qui revelent quelquefois des choſes importantes pour ſoulager leur chagrin.

Les Miniſtres même les plus habiles & les plus fideles ne ſont pas toûjours ſur leurs gardes, on en a Vû qui étoient très-bien intentionnez pour leur Prince & pour ſon Etat, & qui cependant laiſſoient échapper des diſcours & des ſignes exterieurs par leſquels on découvroit leurs attachemens & leurs liaiſons les plus ſecretes.

Il y a des Courtiſants qui ſans être du Conſeil, découvrent par une longue connoiſſance des affaires de leur Cour, ce qui y a été réſolu, & qui le diſent volontiers, pour faire admirer leur penetration.

Il eſt difficile qu’on puiſſe cacher à un Negociateur actif, attentif & éclairé une reſolution importante, qui eſt accompagnée de diverſes circonſtances capables de la faire découvrir, quand même il n’en auroit aucun avis de la part de ceux qui en peuvent être informez.

Il faut qu’il mande exactement à ſon Prince tous les avis qu’il reçoit avec toutes les circonſtances qui les accompagnent, c’eſt-à-dire, par qui & comment il les a reçûs, & qu’il y joigne toutes ſes conjectures, afin que le Prince ſoit en état de juger ſi les conſequences que ſon Miniſtre en tire ſont bien où mal fondées.

Il y a des choſes qu’un Miniſtre habille peit connoitre par lui même, dont il doit rendre un compte exact à ſon maître, & dont la connoiſſance lui eſt fot utile pour lui aider à penetrer les deſſeins les plus cachez.

Il peut & doit découvrir quelles ſont les paſſions & les inclinations dominantes du Prince auprès duquel il ſe trouve, s’il a de l’ambition, s’il eſt appliqué & laborieux, s’il aime la guerre, ou s’il préfere aux affaires le repos & les plaiſirs ; s’il ſe gouverne par lui-même, ou s’il eſt gouverné, & juſqu’à quel point ; quel eſt le genie, les inclinations & les interêts de ceux qui le gouvernent.

Il doit encore s’inſtruire exactement de l’Etat de ſes forces, tant de terre que de mer, du nombre de ſes Places, ſi elles ſont bien munies & bien fortifiées, de l’état de ſes Ports, de ſes Vaiſſeaux & de ſes Arcenaux, quelles troupes il peut mettre en campagne, tant de Cavalerie que d’Infanterie, ſans dégarnir ſes places & ſes frontieres ; quels ſont ſes revenus ordinaires & extraordinaires, & quel eſt ſon credit ſur la bourſe de ſes ſujets, s’ils ſont affectionnez ou mécontents ; les intrigues qui ſont dans ſa Cour, s’il y a des factions & des partialitez dans ſon État & ente ſes Miniſtres ſur le gouvernement, ou ſur la Religion ; ſa dépenſe annuelle, tant pour ſa maiſon, que pour l’entretien de ſes troupes, & pour ſes plaiſirs, quelles ſont ſes alliances, tant offenſives que défenſives avec d’autres puiſſances, & celles qui lui ſont ennemies ou ſuſpectes, qui ſont les Princes & les États qui recherchent ſon amitié, quelles démarches ils font pour cela, & à quelles fins, quel eſt le principal trafic qui ſe fait dans ſes États, leur fertilité ou leur ſterilité.

Il faut qu’il ſe rende fort aſſidu à la Cour du Prince, & qu’il s’acquiere aſſez de familiarité auprès de lui pour le voir & lui parler ſouvent ſans ceremonie, afin d’être toûjours à portée de découvrir tout ce qui s’y paſſe, & de lui inſinuer ce qui convient aux interêts dont il eſt chargé.

S’il eſt dans un État populaire, il faut qu’il aſſiſte à toutes les Diettes ou Aſſemblées, qu’il y tienne grande table pour y attirer les Deputez, & qu’il s’y acquiere par ſes honnêtetez & par ſes preſens, les plus accreditez & les plus capables de détourner les reſolutions préjudiciables aux interêts de ſon Maître, & de favoriſer ſes deſſeins.

Une bonne table facilite les moyens de ſavoir ce qui ſe paſſe, lorſque les gens du pays ont la liberté d’aller manger chez l’Ambaſſadeur, & la dépenſe qu’il y fait eſt non ſeulement honorable, mais encore très-utile à ſon Maître lorſque le Negociateur la ſait bien mettre en œuvre

C’eſt le propre de la bonne chere de concilier les eſprits, de faire naître de la familiarité & de l’ouverture de cœur entre les convives, & la chaleur du vin fait ſouvent découvrir des ſecrets importans.

Il y a diverſes autres fonctions attachées à l’emploi du Miniſtre Public, comme ſont celles de donner part au Prince ou à l’Etat où il ſe trouve des ſujets de joye ou de triſteſſe qui arrivent au Prince qu’il repreſente, & celle de faire des complimens de conjouïſſance, & de condoleance en pareil cas au Prince à qui on eſt envoyé.

Un Negociateur qui ſait ſon mêtier eſt toûjours des premiers à ſatiſfaire à cette civilité, & il le fait en des termes qui perſuadent que ſon Maître s’intereſſe veritablement à tout ce qui arrive au Prince auprès duquel il ſe trouve ; il doit prévenir en cela les ordres de ſon Maître, & témoigner qu’il eſt ſi bien inſtruit de ſes intentions, qu’il peut l’en aſſûrer par avance ſur chaque évenement heureux ou malheureux, en attendant qu’il ai reçû l’ordre de les lui expliquer plus particulierement.

Les fonctions du Miniſtre public ceſſent par la mort du Prince qui l’a envoyé, ou par celle du Prince à qui on l’envoye, juſqu’à ce qu’il ait de nouvelles lettres de creance. Elles ceſſent auſſi lorſque ſon Prince l’a revoqué, ou qu’il ſurvient une declaration de guerre de la part de l’un des contre l’autre : mais les privileges attachez à ſon caractere par le droit des gens, ſubſiſtent toûjours nonobſtant la declaration de guerre & les autres cauſes de la ceſſation de ſes fonctions, juſqu’à ce qu’il ſoit de retour auprès de ſon Maître.