De la manière de négocier avec les souverains/I

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Chapitre I

DE

LA MANIÈRE

DE NEGOCIER

AVEC

LES SOUVERAINS.



DESSEIN DE L’OUVRAGE.

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LArt de négocier avec les Souverains eſt ſi important, que la fortune des plus grands États dépend ſouvent de la bonne ou de la mauvaiſe conduite & du dégré de capacite des Negociateurs qu’on y employe, ainſi les Princes & leurs principaux Miniſtres ne peuvent examiner avec trop de ſoin les qualitez naturelles & acquiſes des ſujets qu’ils envoyent dans les Pays Etrangers pour y entretenir une bonne correſpondance avec leurs Maîtres, pour y faire des Traitez de Paix, d’Alliances, de Commerce & d’autres eſpeces, pour empêcher ceux que les autres Puiſſances pourroient y conclure au préjudice de leur Prince, & generalement pour prendre ſoin de tous les interêts qu’on y peut menager dans les diverſes conjonctures qui ſe preſentent.

Tour Prince Chrétien doit avoir pour maxime principale de n’employer la voye des armes pour ſoûtenir ou Faire valoir ſes droits, qu’après avoir tenté & épuiſé celle de la raiſon & de la perſuaſion, & il eſt de ſon interêt d’y joindre encore celle des bien-faits qui eſt le plus ſûr de tous les moyens pour affermir & pour augmenter ſa puiſſance ; mais il faut qu’il ſe ſerve de bons ouvriers qui ſachent les mettre en œuvre pour lui gagner les cœurs & les volontez des hommes, & c’eſt en cela principalement que conſiſte la ſcience de la negociation.

Notre Nation eſt ſi belliqueuſe, qu’elle ne connoît preſque point d’autre gloire ni d’autres honneurs que ceux qui s’acquièrent par la profeſſion des armes. De là vient que la plûpart des François qui ont quelque naiſſance & quelqu’élévation s’appliquent avec ſoin à acquérir les connoiſſances qui peuvent les avancer dans la guerre, & qu’ils négligent de s’inſtruire des divers interêts qui partagent l’Europe & qui ſont les ſources des guerres fréquentes qui s’y font.

Cette inclination & cette application naturelle à notre Nation fait qu’il s’élève fréquemment parmi nous de bons Officiers Généraux, & on ne doit pas s’en étonner ſi on conſidère que nul homme de qualité ne peut devenir Officier Général dans les Armées du Roi, qu’il n’ait paſſé par les degrez où il a appris ſon métier ; par le long exercice qu’il en a fait.

Il n’en eſt pas de même des bons Negociateurs, ils ſont plus rares parmi nous, parce qu’on n’y a point encore établi de diſcipline & de regles certaines, pour inſtruire de bons Sujets dans les connoiſſances neceſſaires à ces ſortes d’emplois ; & qu’au lieu d’y être élevez par dégrez, & à proportion de leur capacité & de leur expérience, comme dans les emplois de la guerre, on voit ſouvent des hommes qui ne ſont jamais ſortis de leurs pays, qui n’ont eu aucune application a s’inſtruire des affaires publiques & d’un génie médiocre, devenir pour leur coup d’eſſai Ambaſſadeurs dans des Pays dont ils ne connoiſſent ni les intérêts, ni les loix, ni les mœurs, ni la langue, ni même la ſituation.

Cependant il n’y a peut-être point d’emploi plus difficile à bien faire que Celui-la ; il y faut de la penetration, de la dexterité, de la ſoupleſſe, une grande étenduë de connoiſſances, & ſurtout un juſte & fin diſcernement, & il n’eſt pas ſurprenant que les hommes qui s’engagent dans ces emplois pour jouir du titre & des appointemens, & qui n’ont pas la moindre idée de tous les devoirs qui y ſont attachez, y faſſent un apprentiſſage ſouvent très-préjudiciable aux affaires qu’on leur confie.

Ces Negociateurs novices s’enyvrent d’ordinaire des honneurs qu’on rend en leur perſonne à la dignité des Maîtres qu’ils repreſentent, ſemblables à cet âne de la fable, qui recevoit pour lui tout l’encens qu’on brûloit devant la ſtatuë de la Déeſſe qu’il portoit. Cela arrive ſur tout, à ceux qui ſont employez par un grand Prince, auprès d’un Prince inférieur en puiſſance ; ils mêlent dans leurs Diſcours des comparaiſons odieuſes & des menaces indirectes qui lui font trop ſentir la foibleſſe, & qui ne manguent guères de leur attirer ſon averſion & ils reſſemblent plûtôt à des Herauts d’Armes, qu’à des Ambaſſadeurs, dont le but principal doit êrre d’entretenir une bonne correſpondance entre leur Maître & les Princes vers leſquels ils ſont envoyez, & qui ne doivent leur repreſenrer ſa puiſſance que comme un moyen de maintenir ou d’augmenter la leur, au lieu de s’en ſervir à les abaiſſer & à exciter leur reſſentiment & leur jalouſie.

Ces inconveniens joints à pluſieurs autres qu’on a vû arriver du manque de capacité & de la mauvaiſe conduite de pluſieurs Sujets employez par divers Princes à traiter les affaires publiques, donnent lieu de croire qu’il ne ſera pas inutile d’écrire quelques obſervations ſur la manière de négocier avec les Souverains & avec leurs Miniſtres, ſur les qualitez néceſſaires à ceux qui ſe deſtinent à ces ſortes d’emplois, & ſur les moyens de bien choiſir les Sujets les plus propres aux Pays où on les envoye, & à la nature des affaires qu’on leur confie.

Mais avant que d’entrer dans ce détail ; il est bon d’expliquer combien il eſt utile, & même néceſſaire aux Souverains, & surtout à ceux qui gouvernent de grands Etats, d’entretenir de continuelles negociations dans les pays voisins & éloignez ouvertement ou ſecrètement, durant la paix & durant la guerre.