De la méthode comparative en histoire

De la méthode comparative en histoire


Sire, Madame,
Messeigneurs,
Mesdames, Messieurs
,


Il y a dix ans, presque jour pour jour, se réunissait à Londres le IVe Congrès international d’histoire. Beaucoup d’entre vous y ont assisté. Ils gardent, sans nul doute, le vivant souvenir de ces belles journées que l’intérêt scientifique aussi bien que le charme de la plus large et de la plus cordiale hospitalité ont rendues inoubliables. Pourtant, l’atmosphère politique était lourde et comme chargée d’orage. On pouvait surprendre dans les dernières paroles du beau discours du regretté James Bryce, lu à la séance d’ouverture, l’expression d’une angoisse contenue. C’était un appel émouvant à la concorde des peuples : concorde possible, puisqu’elle se fonde sur la constatation de leur solidarité historique ; concorde indispensable, s’il est vrai que la guerre est le plus grand fléau de l’humanité. Mais qui aurait pu s’attendre à ce moment à l’imminence d’une catastrophe ? On ne se sépara point sans avoir décidé de se retrouver à Saint-Pétersbourg en 1917.

Hélas ! En 1917, la civilisation, depuis trois ans déjà, traversait la crise la plus terrible qu’elle eût jamais subie. Toutes les énergies étaient tendues vers la lutte. On eût dit qu’un monde nouveau s’enfantait dans l’héroïsme, dans l’horreur et dans les larmes. Toutes les prévisions étaient déjouées, tous les espoirs déçus, toutes les habitudes, toutes les traditions bouleversées. Cette Russie, où nous devions siéger, était secouée par une révolution formidable ; Saint-Pétersbourg était devenu Pétrograd. Ce palais où nous sommes assemblés aujourd’hui et qui, si longtemps, avait abrité les travaux paisibles d’une académie, était occupé par une ambulance allemande. Vous-mêmes, arrachés à vos études, vous portiez les armes, ou, militarisés au service de vos patries, vous leur donniez le concours de votre science et de votre talent, à moins que, comme celui qui vous parle, vous n’en fussiez empêchés par la prison ou par la déportation. La paix s’est faite, mais elle n’a rendu au monde ni la sécurité, ni la sérénité. Que de problèmes restent à résoudre ! Quel désarroi moral dans les consciences ! Quel désarroi intellectuel dans les esprits ! Quel bouleversement de l’équilibre social et de l’équilibre économique !

Au milieu de circonstances si déplorables, c’est un symptôme encourageant que la continuation de la vie scientifique. Décimés par la guerre, appauvris par la hausse de tous les prix, gênés par l’insuffisance des ressources que les gouvernements sont contraints d’imposer trop souvent aux laboratoires ou aux bibliothèques, plus souvent encore l’âme meurtrie par les deuils les plus cruels, chercheurs et professeurs ont repris sans hésiter leurs travaux et leur enseignement. Dans toutes les sciences, et cela dans tous les pays, l’activité des savants témoigne d’une énergie soutenue par le plus haut idéal. La réunion de ce Congrès en donne une preuve significative.

Les Congrès internationaux d’histoire sont sans doute une des manifestations les plus caractéristiques de l’universalité de la science. Car ils attestent d’une façon particulièrement frappante ce détachement de toutes les contingences auquel conduit nécessairement la recherche de la vérité. Pour le mathématicien, pour l’astronome, pour le physicien ou le chimiste, ce détachement se comprend sans peine. Il est bien plus difficile pour l’historien. L’historien, en effet, ne se trouve pas, vis-à-vis de l’objet de ses études, dans la situation du naturaliste vis-à-vis de la nature. Sa personnalité y est pour ainsi dire en jeu. Comment, s’il étudie l’histoire de son pays, pourra-t-il oublier que ce pays est sa patrie ; si c’est l’histoire de sa religion, qu’elle est la source de sa croyance ; si c’est l’histoire de son parti, que ce parti a droit à sa fidélité !

Pour arriver à l’objectivité, à l’impartialité sans laquelle il n’est pas de science, il lui faut donc comprimer en lui-même et surmonter ses préjugés les plus chers, ses convictions les mieux assises, ses sentiments les plus naturels et les plus respectables. Peut-être lui est-il impossible d’arriver à un tel renoncement. Il s’y essaie pourtant, car il sait que c’est à ce prix seulement qu’il méritera bien de la science. Il peut, ou, du moins, il doit, quoi qu’il lui en puisse coûter, dire avec Pasteur : « Il n’y a ici ni religion, ni philosophie, ni athéisme, ni matérialisme, ni spiritualisme qui tienne. Je pourrais même ajouter : comme savant, peu m’importe. C’est une question de fait, et je l’ai abordée sans idée préconçue ; je ne puis que m’incliner devant l’expérience, quelle que soit sa réponse. »

Eh bien ! cette conception de la science, n’est-ce pas d’elle que sont sortis les Congrès internationaux d’histoire ? N’y répondent-ils pas entièrement, eux qui convient à étudier dans le même esprit, suivant la même méthode, sans rechercher rien d’autre que le vrai, tous les historiens indistinctement, quels que soient leurs pays, leur nationalité, leurs confessions religieuses ? N’affirment-ils pas cette vérité, banale sans doute, mais d’une application si difficile, que la science n’a pas de patrie ? Ne sont-ils pas l’hommage le plus éclatant rendu à ce détachement nécessaire dont je parlais tout à l’heure ? Voilà pourquoi de telles assemblées sont salutaires, et voilà pourquoi aussi quand, en 1921, la Royal Historical Society de Londres a offert aux historiens belges de réunir à Bruxelles le Ve Congrès international des sciences historiques, ceux-ci ont accepté avec joie une si belle mission.

Ils l’on acceptée avec joie, mais aussi avec reconnaissance. Car ils savaient bien que la proposition qui leur était faite, s’expliquait surtout par cette sympathie dont leur pays, après la guerre, a reçu tant de preuves. Et laissez-moi tout d’abord, Messieurs, vous en remercier en leur nom avec la plus profonde gratitude.

Vous ne trouverez pas ici la somptuosité qui a marqué les derniers congrès. Ni l’époque où nous vivons ne le permet, ni surtout la situation dans laquelle se trouve encore la Belgique — sans parler de celle de son change. Mais ce que vous trouverez, ce sera l’accueil le plus amical et aussi, soyez-en sûrs, l’état d’esprit que tous, j’en suis certain, vous souhaitez de trouver.

Pour se montrer dignes de la confiance que l’on a placée en eux, les historiens belges se sont efforcés de renouer la tradition glorieuse dont ils se trouvaient momentanément les dépositaires. Ils ont voulu que ce Congrès d’après-guerre fût, autant qu’il était possible, le pendant de ses prédécesseurs de Paris, de Rome, de Berlin et de Londres. Dans toute la force du terme, ils l’ont voulu international ; ils y ont invité, sans d’ailleurs en exclure personne, tous les États admis dans la Société des Nations. La pensée qui a présidé à leur organisation a été cette pensée d’impartialité scientifique dont je parlais tout à l’heure. Ils n’ont rien négligé pour que l’air que vous respirerez ici, ce soit l’air des hauteurs, le seul qui convienne à la science.

Vous ne trouverez point ici, disais-je, l’esprit d’après-guerre, mais vous vous attendez peut-être à ce que, en ouvrant cette assemblée, il apparaisse utile de jeter un coup d’œil sur certaines conséquences, sur certaines leçons peut-être, que les historiens peuvent tirer de la guerre. Semblable préoccupation paraîtrait superflue, sans doute, si l’un des caractères précisément de notre science n’était l’élargissement continuel de son objet dans la durée. À mesure que le temps s’écoule, son domaine augmente. Il était hier moins étendu qu’il ne l’est aujourd’hui, et tout nouveau fait qui nous apporte la succession ininterrompue des événements est pour nous l’analogue de ce que, pour l’expérimentateur, est la découverte d’un nouveau phénomène de la nature. Or, l’importance de ces faits est éminemment variable. Il en est qui sont tellement considérables, tellement chargés, si l’on peut ainsi dire, de signification, tellement en contradiction avec notre attente, tellement incompatibles à nos prévisions ou à nos hypothèses, qu’ils nous forcent de soumettre à la critique les théories ou les méthodes qu’ils ont désorientées. La convulsion par laquelle vient de passer le monde a été pour les historiens ce qu’un cataclysme cosmique serait pour un géologue. La société a été si profondément bouleversée qu’elle s’est révélée sous des aspects nouveaux, qu’elle a posé des problèmes inattendus et démontré l’insuffisance de bien des solutions. Même au point de vue de la technique de notre science, que de questions ne soulève-t-elle pas ! Il me suffira de mentionner ici celles qui concernent l’authenticité, l’interprétation et la conservation de cette multitude de documents écrits ou figurés que recueillent de toutes parts les archives et les musées de la guerre. Nous leur avons consacré une section spéciale du Congrès et je n’entends point anticiper ici sur ses travaux. Je voudrais seulement vous soumettre quelques réflexions d’ordre tout à fait général touchant certains enseignements qui me paraissent découler des événements dont nous avons été les témoins.

Durant tout le cours de la guerre, les belligérants ont mis particulièrement deux sciences en réquisition : l’histoire et la chimie. Celle-ci leur a fourni des explosifs et des gaz ; celle-là, des prétextes, des justifications ou des excuses. Mais leur sort a été bien différent. La nécessité imposée à la chimie ne contrariant point sa nature, elle a pu, tout en servant les armées, faire de précieuses découvertes. L’histoire, au contraire, en se jetant dans l’arène y a perdu trop souvent ce en quoi consiste son essence même : la critique et l’impartialité. Il lui est arrivé de se laisser emporter par la passion, de défendre des thèses, de ne plus se soucier de comprendre et de se subordonner aux militaires et aux politiques[1]. En cela, d’ailleurs, rien d’étonnant. À toutes les époques, les princes ont prétendu la mettre au service de leur ambition ou de leurs appétits. Elle n’a fait de nos jours que ce qu’elle faisait déjà au xviie et au xviiie siècle, quand elle fournissait aux rois, à un Louis XIV, par exemple, ou à un Frédéric II, des raisons suffisantes d’attaquer leurs voisins. Mais nos États nationaux lui ont imposé une tâche bien autrement plus lourde que celle dont l’avaient chargée les États absolutistes de l’Ancien Régime. Il ne s’agissait plus pour elle d’agir sur quelques diplomates : elle devait convaincre de la justice de leur cause ces multitudes de citoyens qui votent et qui combattent. Il ne lui suffisait plus, comme jadis, d’interpréter des généalogies princières et de discuter des traités : elle devait soutenir le courage et la conviction des peuples en évoquant tout leur passé au profit de la guerre, en leur montrant dans leurs adversaires des ennemis naturels et héréditaires, en les dépeignant depuis les temps les plus reculés comme s’ils avaient toujours été aux prises, comme si la grandeur des uns entraînait nécessairement l’asservissement des autres, comme si, enfin, leur civilisation leur appartenait en propre, était la manifestation exclusive de leur génie, la création originale de leur esprit, et comme si son existence même était l’enjeu de la lutte.

Cette exaspération ne s’explique pas seulement par l’enthousiasme ou l’angoisse patriotiques. Il faut aussi en chercher la cause dans une théorie singulièrement propre à l’exciter en la justifiant, je veux dire dans la théorie des races. Ne donnait-elle pas, en effet, une base scientifique aux outrances du nationalisme ? Ne trouvait-elle pas, dans la différenciation physique, l’origine de la différenciation morale et intellectuelle ? Ne fournissait-elle point la preuve de la diversité qualitative des peuples et ne déduisait-elle pas de cette diversité, voulue par la nature, la nécessité, la fatalité de la guerre qui devait soumettre le plus faible au plus fort ? Or, cette doctrine, la guerre même semble bien en avoir prouvé l’inanité. Elle a montré, en effet, des peuples de même race se dressant les uns contre les autres. Elle a fourni la preuve que ce qui unit les hommes, ce n’est ni la communauté des caractères ethnographiques, ni la parenté des langues, mais la volonté collective de se dévouer jusqu’à la mort de la défense d’un même idéal ou d’intérêts identiques. On disait que les gouvernements et les formes politiques découlent de la race et que l’absolutisme, par exemple, est implanté par elle au cœur des sujets. Nous avons vu cependant des nations chez lesquelles il était prétendument inné, le rejeter avec horreur. Bref, dans tous les domaines, les faits ont réfuté la théorie, et il faut sans doute s’en réjouir puisqu’elle était aussi malfaisante qu’elle est erronée.

Malfaisante, elle ne l’était pas moins, d’ailleurs, au point de vue intellectuel qu’au point de vue moral. Car elle se met en opposition flagrante avec le principe même de la recherche scientifique. Au lieu de scruter patiemment les faits pour découvrir en eux-mêmes leur signification, elle les soumet arbitrairement au dogme qu’elle professe. Elle possède d’avance la solution des problèmes à résoudre. Rien de plus commode que d’invoquer le schibboleth de la race : cela permet de tout expliquer sans rien comprendre.

La vraie méthode ne serait-elle pas de procéder précisément au rebours ? Je veux dire de ne recourir au facteur de la race que quand toute autre tentative d’interprétation ayant échoué, force serait bien de s’adresser à lui. On s’apercevrait alors combien il est décevant. Pas un seul des peuples que nous connaissons, en effet, n’est de race pure ; tous sont le produit d’un mélange de populations diverses et dont le dosage, et même la composition exacte, nous échappent. Comment se reconnaître, dès lors, au sein d’une telle complexité et se débrouiller au milieu de ce chaos ? Mais il est plus évident encore que l’on se plaît trop souvent à reconnaître l’action de la race dans des phénomènes que l’analyse critique dévoile comme de simples phénomènes sociaux. Les conditions géographiques, les conditions économiques, une foule d’autres circonstances encore influencent le développement des peuples, l’accélèrent en certaines contrées, et le retardent ailleurs. Il en résulte qu’à la même date les divers peuples appartiennent cependant à des époques différentes du développement général, parce que chez tous le temps ne s’est pas écoulé, si l’on peut dire, avec la même vitesse. La période que nous appelons moyen âge ne s’est-elle pas prolongée bien plus longtemps chez certaines nations que chez certaines autres ? Dès lors, ne convient-il pas, avant de juger de l’originalité d’une institution, par exemple, ou d’une coutume, de se demander si, au lieu d’en faire hâtivement honneur au prétendu génie national, il ne faut pas la considérer tout bonnement comme une survivance ou un archaïsme ? De grands progrès ont déjà été réalisés en ce sens. Nous savons aujourd’hui, grâce à l’ethnographie comparée, que la constitution politique et le droit des sociétés primitives présentent, en général, le même spectacle. Il n’est plus possible de revendiquer, aussi bien pour les Grecs que pour les Romains, les Celtes, les Germains ou les Slaves, une place à part et privilégiée en dehors du commun de l’humanité. Partout, dans ses traits essentiels, le développement général est de même nature et passe par des phases analogues. Sans doute, cette ressemblance ne va pas jusqu’à l’identité. On relève dans le détail des différences innombrables. La plupart d’entre elles sont évidemment le résultat de l’ambiance. Un peuple barbare voisin de peuples plus avancés ne présentera pas la même physionomie qu’un peuple barbare entouré d’autres barbares. Le climat, le relief du sol, sa fertilité, sa proximité ou son éloignement de la mer ont aussi exercé leur action et, petit à petit, dégagé et précisé de plus en plus les types nationaux. Ce qu’il faut attribuer à la race en dernière analyse, qu’est-ce donc, sinon ce qui demeure autrement inexplicable ? Et cela revient à dire qu’invoquer la race, c’est une manière d’affirmer notre ignorance, et qu’en bonne méthode il serait plus sage de l’avouer que de prétendre résoudre l’inconnu par l’inconnu.

Je n’ignore par l’objection que l’on peut soulever ici. Beaucoup d’historiens prétendront que ce qu’ils appellent race, ce sont précisément ces types nationaux, lentement émergés des origines communes, mais qui, une fois formés, doués d’une individualité propre, ne se développent plus que conformément à eux-mêmes et suivant les lois de leur nature particulière. Que faut-il croire de cette identification de la race avec la nationalité ? La littérature de guerre, en matière historique, l’a acceptée presque sans exception. Permettez-moi de m’y arrêter un instant.

Certes, il serait puéril de nier que les nations modernes présentent, à qui les observe même superficiellement, des différences si tranchées qu’elles vont parfois jusqu’au contraste. Leur art, leur littérature, leurs institutions, leur constitution sociale nous offrent les nuances les plus diverses, et nous parlons de l’âme, du génie et de l’individualité des peuples comme si les peuples étaient, en effet, des individus. Quelle réalité se cache cependant derrière ces métaphores, et dans quelle mesure un peuple est-il comparable à une personne ? Voilà sûrement, s’il est homme de science, une des questions principales qui puissent se poser à l’historien.

Je constatais tout à l’heure les services éminents que la méthode comparative avait rendus à la connaissance des civilisations primitives. Or, cette méthode, on renonce à l’employer dès que l’on aborde l’étude des civilisations plus avancées. Pourquoi ? J’en cherche le motif sans le trouver. On dira peut-être que la sociologie s’offre ici à l’historien et lui permet de démêler, sous la diversité des développements nationaux, les caractères communs du développement général. Certes, personne ne disconviendra que la sociologie n’apporte à l’historien un précieux concours. Mais encore faut-il bien remarquer qu’elle ne nous fournit guère jusqu’ici que des hypothèses — hypothèses utiles, suggestives et fécondes, j’en demeure d’accord, mais trop flottantes et trop provisoires pour qu’il soit possible de bâtir sur elles.

La sociologie est une science apparentée à l’histoire, mais elle ne se confond pas plus avec elle que l’histoire économique, par exemple, ne se confond avec l’économie politique ou l’histoire du droit avec le droit. Elle peut indiquer à l’historien des points de vue, elle ne peut pas lui imposer sa méthode.

Il reste donc, si nous voulons comprendre les originalités et les individualités nationales, qu’un seul procédé s’offre à nous, et c’est celui de la comparaison. Par elle, en effet, et par elle seule, nous pouvons nous élever à la connaissance scientifique. Nous n’y arriverons jamais si nous nous confinons dans les limites de l’histoire nationale.

Il va sans dire que je n’entends point parler ici du travail de l’érudition. La paléographie, la diplomatique, l’épigraphie, la numismatique, l’édition et la critique des sources, bref la pratique de ce métier délicat et passionnant grâce auquel l’histoire découvre, dégrossit et amène à pied d’œuvre ses matériaux, requiert une technique qui est dans toute la force du terme une technique scientifique, et sans laquelle l’histoire, d’ailleurs, ne serait qu’un genre littéraire. Quand je parle de connaissance scientifique, je n’envisage que la construction historique ; je pense non point à la critique d’élaboration, mais à la critique de synthèse[2]. Et c’est à propos de celle-ci, et à propos d’elle seule, que je ne puis m’empêcher de relever l’insuffisance et le danger de la méthode qui consiste à traiter l’histoire d’un peuple du point de vue de ce peuple même, à la disposer et à l’organiser comme si elle n’existait que pour lui, comme si elle était autre chose qu’une simple manifestation locale de l’histoire universelle. Serait-il irrévérencieux de dire qu’il arrive trop souvent à l’historien de se conduire à l’égard de sa nation comme l’architecte à l’égard de ses clients ? Il cherche avant tout à lui fournir une histoire conforme à ses goûts et à ses mœurs, bref, une histoire habitable. Mais l’histoire, en tant du moins qu’elle revendique le nom de science, ne s’applique pas à la pratique, elle ne s’applique qu’à la vérité. Et comment est-il possible de découvrir la vérité, si ce n’est en tournant ses regards vers elle ?

Il n’y a de science que du général, et pour comprendre l’histoire d’un peuple, il faut donc non seulement le situer à la place qu’il occupe dans l’ensemble des autres peuples, mais encore ne jamais perdre de vue ceux-ci durant qu’on l’étudie. C’est là le seul moyen d’échapper aux mirages de l’imagination, aux illusions de la sensibilité, aux entraînements du patriotisme. Les anciens biographes n’envisageaient dans leur héros que lui-même et attribuaient toutes ses actions à son caractère ou à son génie. On en est revenu, et c’est à qui, aujourd’hui, s’efforcera de démêler dans un grand homme ce qu’il doit à son milieu. L’histoire, il faut bien l’avouer, tombe encore trop souvent dans l’erreur de ces anciens biographes. Elle considère les peuples comme autant d’individus isolés. Elle en parle souvent comme si chacun d’eux était seul de son espèce dans le monde et comme si sa civilisation était un phénomène de génération spontanée. À tout le moins fait-elle effort pour réduire au minimum ce qu’il doit à ses voisins, comme si c’était une déchéance que d’appartenir à l’humanité.

N’est-il pas évident que ce point de vue, que j’appellerai, faute de mieux, le point de vue « ethnocentrique », est ce qu’il y a de plus opposé à la science ? Les sciences naturelles nous montrent ici le chemin à suivre. Leur objet, c’est toute la nature ? Pourquoi celui de l’historien n’est-il pas toute l’histoire ?

Il serait vain d’objecter qu’il est impossible à un seul homme de connaître toute l’histoire. Est-il possible à un physicien ou à un chimiste de connaître, non pas seulement toute la nature, mais même toute la physique ou toute la chimie ? Chacun d’eux est bien obligé de n’explorer qu’un coin de l’immense domaine et, comme on dit, de se spécialiser. Mais chacun d’eux aussi sait bien que sa spécialisation ne vaut qu’en fonction de l’ensemble, et que toute la science se répercute et est impliquée dans son humble labeur. Bref, son point de vue, dans toute la force du terme, est universel. Pourquoi n’en est-il pas de même de l’historien ? Pourquoi au point de vue universel préfère-t-il presque toujours le point de vue national, je dirais volontiers le point de vue local ?

Observons que cette préférence est de date relativement récente. L’Antiquité, le moyen âge, la Renaissance, le xviiie siècle en sont exempts. D’Hérodote à Voltaire et à Herder, on connaît quantité de synthèses s’efforçant de représenter ou d’expliquer le passé de l’humanité tout entière. Il importe peu que le Discours sur l’histoire universelle ou l’Essai sur les mœurs s’inspirent d’idées bien différentes : sur l’objet même de l’histoire ils sont d’accord. Que le chrétien y reconnaisse les desseins de la Providence ou que le philosophe la soumette à son rationalisme, ils l’envisagent l’un et l’autre dans sa totalité, ou, pour mieux dire, dans son unité. À cette unité, le romantisme et le nationalisme du xixe siècle ont opposé la diversité. De même qu’ils ont poussé les artistes à rechercher la couleur locale, ils ont orienté les historiens vers l’étude des caractères particuliers qui différencient les peuples. L’histoire est devenue plus vivante, plus pittoresque, plus passionnante qu’elle ne l’avait jamais été. Elle est devenue en même temps plus riche et plus précise. La critique des sources a réalisé d’admirables progrès, des découvertes splendides ont révélé des civilisations inconnues, aucune des manifestations de l’activité sociale n’a été négligée, ni le droit, ni les mœurs, ni l’économie. C’est à juste titre que l’on a pu donner au siècle qui vient de finir le nom de siècle de l’histoire.

Pourtant, son œuvre grandiose apparaît plus savante que scientifique. Elle est sans égale pour l’abondance des matériaux qui ont été mis au jour et pour le soin avec lequel ils ont été préparés. Mais peut-on en dire autant des synthèses qu’elle a produites ? Il semble bien qu’à mesure que le champ de l’histoire s’agrandissait, celui de la vision historique allait se rétrécissant, et il se rétrécissait davantage à mesure que l’on se rapprochait de notre temps, c’est-à-dire, reconnaissons-le, à mesure que le nationalisme et l’impérialisme s’affirmaient davantage. Il est frappant de voir à quel point le passé national attire et absorbe dans chaque pays l’attention des travailleurs. Et cela, sans doute, n’est pas un mal. Mais le mal gît dans l’esprit d’exclusivisme avec lequel on aborde ce passé. On s’enferme en lui, on ne voit que lui, et on se rend ainsi incapable de le comprendre. Au vrai, il faut reconnaître que ce qui manque le plus à nos histoires nationales, si brillantes qu’elles soient par ailleurs, c’est l’objectivité scientifique, et, disons le mot, l’impartialité. Et ce manque d’impartialité, je me garderai bien de dire qu’il est voulu, mais je dirai qu’il est fatal. Les préjugés de race, les préjugés politiques, les préjugés nationaux sont trop puissants sur l’homme pour qu’il puisse leur échapper, s’il ne se place hors de leur atteinte. Pour s’en affranchir, il faut qu’il s’élève jusqu’à cette hauteur d’où l’histoire apparaissant tout entière dans la majesté de son développement, les passions passagères du moment se calment et s’apaisent devant la sublimité du spectacle[3]. Comment y arriver, si ce n’est par la méthode comparative ? Elle seule est capable de faire éviter à l’historien les pièges qui l’entourent, de lui permettre d’apprécier à leur juste valeur, à leur degré précis de vérité scientifique, les faits qu’il étudie. Par elle, et par elle seule, l’histoire peut devenir une science et s’affranchir des idoles du sentiment. Elle le deviendra dans la mesure où elle adoptera pour l’histoire nationale le point de vue de l’histoire universelle. Dès lors, elle ne sera pas seulement exacte, elle sera aussi plus humaine. Le gain scientifique ira de pair avec le gain moral, et personne ne se plaindra si elle inspire un jour aux peuples, en leur montrant la solidarité de leurs destinées, un patriotisme plus fraternel, plus conscient et plus pur.



  1. Je n’ai pas besoin de faire observer que je ne parle qu’en général. Il y a eu d’admirables exceptions. Ici comme plus loin, je ne cherche à caractériser que la tendance dominante de l’histoire pendant la guerre. Je suis d’ailleurs très convaincu que les déformations qu’elle a subies ne sont que des réflexes inconscients provoqués par l’excitation sentimentale. Quand je parle du manque d’impartialité, je n’entends nullement parler d’un manque d’impartialité voulu. Certaines personne se sont, il est vrai, rendues coupables d’une altération intentionnelle de la vérité, mais ces personnes ne méritent à aucun égard le nom d’historiens, il n’en est pas question ici.
  2. On sait que c’est à cette critique de synthèse que s’appuie depuis plusieurs années l’excellente Revue de synthèse historique dirigée par M. H. Berr.
  3. Les idées exposées ici ne prétendent à aucune originalité. Elles étaient déjà dans l’air avant la guerre. Celui qui observe le mouvement général de la littérature historique constate combien les histoires universelles se sont multipliées depuis quelque temps. Un certain nombre d’entre elles étaient sans doute plus générales qu’universelles et visaient davantage à exposer les faits qu’à les expliquer. Il n’empêche que la tendance existait vers une conception historique plus scientifique. C’est cette conception qui préside à l’élaboration du grand ouvrage publié depuis 1920 sous la direction de M. H. Berr : L’évolution de l’humanité.