CHAPITRE IX.


Conclusion.




De tous les pays lettrés, je doute qu’il y en ait un où l’on soit aussi étranger qu’en France à tout ce qui s’appelle littérature étrangère. Seroit-on surpris dès-lors que pas un des auteurs nègres ne fût mentionné dans nos dictionnaires historiques, qui d’ailleurs ne sont guère que des spéculations financières ? Ils contiennent les fastidieuses nomenclatures de pièces de théâtre oubliées, et de romans éphémères. Cartouche y a trouvé une place, et ils gardent le silence sur Raikes, fondateur des Sunday-schools, ou Écoles du dimanche ; sur William Hawes, fondateur de la Société humaine, pour soigner les individus frappés de mort apparente ; sur des hommes tels que Hartlib, Maitland, Long, Thomas Coram, Hanway, Fletcher de Saltoun, Ericus Walter, Wagenaar, Buckelts, Meeuwis-Pakker, Valentyn, Eguyara, François Solis, Mineo, Chiarizi, Tubero, Jérusalem, Finnus Johannaeus, etc., etc., etc. On n’y trouve pas Suhm, le Puffendorf du dernier siècle ; pas même un grand nombre d’écrivains nationaux qui devoient y figurer, Persini, Blaru, Jehan de Brie, Jean des Lois, de Clieux, et ce bon quaker Benezet, né à Saint-Quentin, l’ami de tous les hommes, le défenseur de tous ceux qui souffroient, qui toute sa vie combattit l’esclavage par la raison, la religion et l’exemple. Il établit à Philadelphie une école pour les enfans noirs, qu’il enseignoit lui-même. Dans les intervalles que lui laissoit cette fonction, il alloit chercher des malheureux à soulager. À ses funérailles, honorées d’un concours très-solennel, un colonel américain, qui avoit servi comme ingénieur dans la guerre de la liberté, s’écria : J’aimerois mieux être Benezet dans ce cercueil, que George Washington avec toute sa célébrité : c’est une exagération sans doute, mais elle est flatteuse. En parlant de Benezet, Yvan-Raiz, voyageur russe, disoit : Les académies d’Europe retentissent d’éloges décernés à des noms illustres, et Benezet n’est pas sur leurs listes. À qui donc réservent-elles des couronnes[1] ? Ce Français qui excita si puissamment l’admiration des étrangers n’est pas même connu en France ; il n’a pas trouvé la moindre place chez nos entrepreneurs de dictionnaires ; mais Benjamin Rush, et une foule d’Anglais et d’Américains ont réparé cette omission.

Des hommes qui ne consultent que leur bon sens, et qui n’ont pas suivi les discussions relatives aux colonies, douteront peut-être qu’on ait pu ravaler les Nègres au rang des brutes, et mettre en problème leur capacité intellectuelle et morale. Cependant cette doctrine, aussi absurde qu’abominable, est insinuée ou professée dans une foule d’écrits. Sans contredit les Nègres, en général, joignent à l’ignorance des préjugés ridicules, des vices grossiers, surtout les vices inhérens aux esclaves de toute espèce, de toute couleur. Français, Anglais, Hollandais, que seriez-vous, si vous aviez été placés dans les mêmes circonstances ? Je maintiens que parmi les erreurs les plus stupides, et les crimes les plus hideux, il n’en est pas un que vous ayez droit de leur reprocher.

Long-temps en Europe, sous des formes variées, les Blancs ont fait la traite des Blancs ; peut-on caractériser autrement la presse en Angleterre, la conduite des vendeurs d’ames en Hollande, celle des princes allemands qui vendoient leurs régimens pour les colonies ? Mais si jamais les Nègres, brisant leurs fers, venoient (ce qu’à Dieu ne plaise), sur les côtes européennes, arracher des Blancs des deux sexes à leurs familles, les enchaîner, les conduire en Afrique, les marquer d’un fer rouge ; si ces Blancs volés, vendus, achetés par le crime, placés sous la surveillance de géreurs impitoyables, étoient sans relâche forcés, à coups de fouet, au travail, sous un climat funeste à leur santé, où ils n’auroient d’autre consolation à la fin de chaque jour que d’avoir fait un pas de plus vers le tombeau, d’autre perspective que de souffrir et de mourir dans les angoisses du désespoir ; si, voués à la misère, à l’ignominie, ils étoient exclus de tous les avantages de la société ; s’ils étoient déclarés légalement incapables de toute action juridique, et si leur témoignage n’étoit pas même admis contre la classe noire ; si, comme les esclaves de Batavia, ces Blancs, esclaves à leur tour, n’avoient pas la permission de porter des chaussures ; si, repoussés même des trottoirs, ils étoient réduits à se confondre avec les animaux au milieu des rues ; si l’on s’abonnoit pour les fouetter en masse, et pour enduire de poivre et de sel leurs dos ensanglantés, afin de prévenir la gangrène ; si en les tuant on en étoit quitte pour une somme modique, comme aux Barbades et à Surinam ; si l’on mettoit à prix la tête de ceux qui se seroient, par la fuite, soustraits à l’esclavage ; si contre les fuyards on dirigeoit des meutes de chiens formés tout exprès au carnage ; si blasphémant la divinité, les Noirs prétendoient, par l’organe de leurs Marabouts, faire intervenir le ciel pour prêcher aux Blancs l’obéissance passive et la résignation ; si des pamphlétaires cupides et gagés discréditoient la liberté, en disant qu’elle n’est qu’une abstraction (actuellement telle est la mode chez une nation qui n’a que des modes) ; s’ils imprimoient que l’on exerce contre les Blancs révoltés, rebelles, de justes représailles, et que d’ailleurs les esclaves blancs sont heureux, plus heureux que les paysans au sein de l’Afrique ; en un mot, si tous les prestiges de la ruse et de la calomnie, toute l’énergie de la force, toutes les fureurs de l’avarice, toutes les inventions de la férocité étoient dirigées contre vous par une coalition d’êtres à figure humaine, aux yeux desquels la justice n’est rien, parce que l’argent est tout ; quels cris d’horreur retentiroient dans nos contrées ! Pour l’exprimer, on demanderoit à notre langue de nouvelles épithètes ; une foule d’écrivains s’épuiseroient en doléances éloquentes, pourvu toutefois que n’ayant rien à craindre, il y eût pour eux quelque chose à gagner.

Européens, prenez l’inverse de cette hypothèse, et voyez ce que vous êtes.

Depuis trois siècles, les tigres et les panthères sont moins redoutables que vous pour l’Afrique. Depuis trois siècles, l’Europe, qui se dit chrétienne et civilisée, torture sans pitié, sans relâche, en Amérique et en Afrique, des peuples qu’elle appelle sauvages et barbares. Elle a porté chez eux la crapule, la désolation et l’oubli de tous les sentimens de la nature, pour se procurer de l’indigo, du sucre, du café. L’Afrique ne respire pas même quand les potentats sont aux prises pour se déchirer ; non, je le répète, il n’est pas un vice, pas un genre de scélératesse dont l’Europe ne soit coupable envers les Nègres, et dont elle ne leur ait donné l’exemple. Dieu vengeur, suspens ta foudre, épuise ta miséricorde en lui donnant le temps et le courage de réparer, s’il est possible, ses scandales et ses atrocités.

Je m’étois imposé le devoir de prouver que les Nègres sont capables de vertus et de talens ; je l’ai établi par le raisonnement, plus encore par les faits ; ces faits n’annoncent pas des découvertes sublimes ; ces ouvrages ne sont pas des chefs-d’œuvres ; mais ils sont des argumens sans réplique contre les détracteurs des Nègres. Je ne dirai pas avec Helvétius que chacun en naissant apporte d’égales dispositions, et que l’homme n’est que le produit de son éducation ; mais cette assertion, fausse dans sa généralité, est vraie à bien des égards. Un concours d’heureuses circonstances développa le génie de Copernic, de Galilée, de Leibnitz et de Newton ; des circonstances fâcheuses ont peut-être empêché d’éclore des génies qui les auroient surpassés ; chaque pays a sa Béotie, mais en général on peut dire que le vice et la vertu, l’esprit et la sottise, le génie et l’ineptie appartiennent à toute sorte de contrées, de nations, de crânes et de couleurs.

Pour comparer des peuples, il faut les placer dans les mêmes conjonctures ; et quelle parité peut s’établir entre les Blancs, éclairés des lumières du christianisme qui mène presque toutes les autres à sa suite, enrichis des découvertes, entourés de l’instruction de tous les siècles, stimulés par tous les moyens d’encouragement ; et d’autre part, les Noirs privés de tous ces avantages, voués à l’oppression, à la misère ? Si aucun d’eux n’avoit fait preuve de talens, on n’auroit pas lieu d’en être surpris ; ce qu’il y a vraiment d’étonnant, c’est qu’un si grand nombre en ayent manifesté. Que seroient-ils donc si, rendus à toute la dignité d’hommes libres, ils occupoient le rang que la nature leur assigne, et que la tyrannie leur refuse ?

Souvent en politique les révolutions brusques, à raison des désastres qu’elles entraînent, peuvent s’assimiler aux grandes convulsions de la nature. De la part des planteurs, c’est encore une nouvelle imposture d’avoir confondu la question de l’émancipation avec celle de la traite, d’avoir débité que les amis des Noirs vouloient un affranchissement subit et général. Ils opinoient pour une marche progressive qui opéreroit le bien sans secousse ; tel étoit l’avis de l’auteur de cet ouvrage, lorsque dans un écrit adressé aux Nègres et Mulâtres libres, et qui lui a valu tant d’injures, il annonçoit (et il l’annonce encore), qu’un jour sur les rivages des Antilles, le soleil n’éclairera plus que des hommes libres, et que les rayons de l’astre qui répand la lumière ne tomberont plus sur des fers et des esclaves[2] ; mais les planteurs français ont repoussé avec acharnement tous les décrets par lesquels l’assemblée constituante vouloit graduellement amener des réformes salutaires ; leur orgueil a perdu pour eux les colonies du nouveau Monde, qui ne fleuriront jamais, dit Le Genty, que sous les auspices de la liberté personnelle ; le trafic révoltant que l’homme ose y faire de son semblable, ne les conduira jamais à une prospérité constante…

Ce continent américain, asile de la liberté, s’achemine vers un ordre de choses qui sera commun aux Antilles, et dont toutes les puissances combinées ne pourront arrêter le cours. Les Nègres réintégrés dans leurs droits, par la marche irrésistible des événemens, seront dispensés de toute reconnoissance envers ces colons, auxquels il eût été également facile et utile de s’en faire aimer.

Le travail à la tâche, dont on reconnoît déjà l’utilité au Brésil et à Bahamas, l’introduction de la charrue pour les cultures à la Jamaïque, justifiée par des succès[3], suffiroient pour renverser ou modifier le système colonial. Cette révolution aura un mouvement accéléré, lorsque l’industrie et la politique, connoissant mieux leurs rapports mutuels, appelleront autour d’elles, dans les colonies, les pompes à feu, et tous les moyens mécaniques à l’aide desquels on abrège le travail, on facilite les manipulations ; lorsqu’une nation énergique et puissante, à laquelle tout présage de hautes destinées, étendant ses bras sur les deux Océans Atlantique et Pacifique, élancera ses vaisseaux de l’un à l’autre, par une route abrégée, soit en coupant l’isthme de Panama, soit en formant un canal de communication, comme on l’a proposé, par la rivière Saint-Jean et le lac de Nicaragua ; elle changera la face du monde commercial, et la face des empires. Qui sait si l’Amérique ne se vengera pas alors des outrages qu’elle a reçus, et si notre vieille Europe, placée dans un rang de puissance subalterne, ne deviendra pas une colonie du nouveau Monde ?

Il n’y a d’utile et de durable que ce qui est juste ; aucune loi émanée de la nature ne place un homme dans la dépendance d’un autre, et toutes les loix que la raison désavoue, sont par là même frappées de nullité. Chacun apporte, en naissant, son titre à la liberté[4] ; les conventions sociales en ont circonscrit l’usage, mais la limite doit être la même pour tous les membres de la cité, quelles que soient leur origine, leur couleur, leur religion. Si vous avez droit de rendre un autre homme esclave, disoit Price, il a droit de vous rendre esclave ; et si l’on n’a pas droit de le vendre, personne n’a le droit de l’acheter.

Puissent les nations européennes expier enfin leurs crimes envers les Africains ! Puissent les Africains, relevant leurs fronts humiliés, donner l’essor à toutes leurs facultés, ne rivaliser avec les Blancs qu’en talens et en vertus, oublier les forfaits de leurs persécuteurs, ne s’en venger que par des bienfaits, et dans les effusions de la tendresse fraternelle, goûter enfin la liberté et le bonheur ! Dût-on ici bas n’avoir que rêvé ces avantages pour soi-même, il est du moins consolant d’emporter au tombeau la certitude, qu’on a travaillé de toutes ses forces à les procurer aux autres.


P. S. Deux hommes de lettres très-distingués par leurs talens et leurs ouvrages, l’un Helvétien, et l’autre Américain, ont fait sur le manuscrit original de cet ouvrage des traductions allemande et anglaise, qui paroîtront incessamment, en Allemagne et dans les États-Unis d’Amérique.



FIN.



  1. V. The American Museum, in-8o, t. IV, Philadelphie 1788, p. 161 ; et t. IX, 1791, p. 192 et suiv.
  2. V. Lettre aux citoyens de couleur et Nègres libres, in-8o, Paris 1791, p. 12.
  3. V. Dallas, t. I, p. 4. Barré-Saint-Venant propose également l’introduction de la charrue dans nos colonies.
  4. Le Genty.