De la lecture des auteurs profanes/Traduction


Traduction par Édouard Sommer.
Librairie Hachette et Cie (p. 6-86).
SAINT BASILE LE GRAND.


HOMÉLIE AUX JEUNES GENS


SUR L’UTILITÉ QU’ILS PEUVENT RETIRER


DE LA LECTURE DES AUTEURS PROFANES.




I. Mes enfants, bien des raisons m’engagent à vous donner des conseils que je crois excellents, et qui vous profiteront, j’en ai la confiance, si vous êtes dociles. L’âge où me voici parvenu, les épreuves sans nombre que j’ai déjà subies, la longue habitude de vicissitudes fécondes en enseignements, m’ont assez donné l’expérience des choses humaines pour que je puisse montrer la route la plus sûre à ceux qui ne font qu’entrer dans la vie. D’un autre côté, par les liens de la nature, je tiens la première place après vos parents, et l’affection que je vous témoigne ne le cède guère à la leur ; vous-mêmes, si je ne m’abuse sur vos sentiments, vous ne regrettez pas, quand vous portez vos regards sur moi, l’absence de ceux à qui vous devez le jour. Si vous accueillez mes avis avec empressement, vous serez, quoique au second rang, du nombre de ceux que loue Hésiode ; sinon, je ne voudrais rien vous dire de pénible, mais rappelez-vous les paroles du poëte : Le plus parfait des hommes est celui qui voit par lui-même ce qui est sage ; il n’est pas non plus sans mérite, celui qui se conforme aux conseils d’autrui : quant à l’homme qui n’est capable ni de l’un ni de l’autre, il n’est bon à rien. Ne soyez pas surpris, vous qui recevez tous les jours les enseignements d’un maître, et qui vivez dans le commerce des anciens sages, grâce aux écrits qu’ils nous ont laissés, si je prétends avoir trouvé par moi-même des préceptes plus utiles encore que les leurs. Ce que je viens précisément vous conseiller, c’est de ne pas mettre sans réserve entre leurs mains le gouvernail de votre âme, comme celui d’un navire, pour les suivre partout où ils voudront vous mener : il faut, tout en prenant ce qu’ils vous offrent d’utile, savoir aussi ce que vous devez laisser de côté. Quel est ce choix à faire, et comment exercer ce discernement ? C’est ce dont je vais vous instruire, sans tarder davantage.

II. Nous autres, mes enfants, nous estimons que cette vie humaine est absolument sans prix ; nous ne regardons pas comme un bien et nous n’appelons pas de ce nom un objet dont l’utilité se borne aux choses d’ici-bas. Ainsi l’éclat de la naissance, la force, la beauté, la haute stature du corps, les hommages de la terre entière, la royauté même, enfin tous les avantages de ce monde qu’on pourrait nommer, n’ont rien de grand à nos yeux, rien qui soit digne de nos souhaits ; nous ne regardons pas d’un œil d’envie ceux qui les possèdent : nos espérances vont plus loin, et nous n’agissons qu’en vue de nous préparer à une autre vie. Tout ce qui peut servir à cette fin, nous devons l’aimer et le rechercher de tout notre pouvoir ; tout ce qui ne tend pas à ce but est sans valeur et ne mérite que dédain. Quelle est cette vie, quelle en sera la nature et le séjour, c’est là un sujet trop vaste pour l’aborder dans cet entretien, et qui réclamerait des auditeurs d’un autre âge. Toutefois, un seul mot pourra peut-être vous en donner une idée suffisante : si l’on pouvait embrasser et réunir par la pensée toutes les félicités que l’homme a goûtées depuis qu’il existe, on trouverait que leur somme n’égale pas même la millième partie du bonheur de l’autre vie, et que les biens d’ici-bas tous ensemble sont encore plus loin du moindre des biens de l’autre monde que l’ombre et le rêve ne le sont de la réalité. Ou plutôt, pour me servir d’une comparaison plus convenable, autant l’âme est en tout supérieure au corps, autant l’une des deux vies est au-dessus de l’autre. Ce sont les saintes Écritures qui nous conduisent à cette autre vie par l’enseignement des mystères. Mais tant que notre âge s’oppose à ce que nous pénétrions la profondeur de leur sens, à l’aide d’autres livres dont l’esprit ne leur est pas entièrement opposé, nous exerçons en quelque sorte l’œil de notre âme sur des ombres et sur des miroirs ; nous imitons en cela ceux qui se préparent au métier des armes, et qui, après s’être rendus habiles dans les gestes et dans les danses, recueillent au jour du combat le fruit de leurs jeux. Nous devons croire aussi qu’une lutte, et la plus grande de toutes, nous est proposée, que pour nous y préparer il nous faut tout faire, endurer toutes les fatigues selon nos forces, fréquenter les poëtes, les historiens, les orateurs, tous les hommes qui peuvent nous être de quelque utilité pour la culture de notre âme. De même donc que les teinturiers préparent d’abord, au moyen de certaines opérations, l’étoffe qui doit recevoir la teinture, et seulement alors la baignent dans la pourpre ou dans quelque autre liqueur ; de même nous aussi, si nous voulons que l’image de la vertu soit ineffaçable en nos âmes, nous nous initierons dans ces études extérieures, avant d’entendre les sacrés et mystérieux enseignements ; et après nous être habitués en quelque sorte à voir le soleil dans les eaux, nous fixerons nos regards sur la pure lumière.

III. S’il y a quelque affinité entre les deux littératures, la connaissance de l’une et de l’autre ne peut assurément que nous être utile ; sinon la comparaison, en nous faisant voir leurs différences, ne sera pas d’un faible secours pour nous affermir dans l’amour de celle qui est la meilleure. Mais où trouver une image qui nous en donne une idée assez claire ? La voici : la vertu propre de l’arbre est de se couvrir de fruits dans la saison, mais de plus il reçoit une sorte de parure des feuilles qui s’agitent autour de ses rameaux ; de même, le fruit essentiel de l’âme est la vérité, mais en même temps la sagesse extérieure est pour elle une enveloppe qui ne manque point de grâce, comme ces feuilles qui offrent un abri au fruit et à l’œil un aspect agréable. Aussi dit-on que le grand Moïse, dont la sagesse est si renommée chez tous les hommes, exerça d’abord son génie dans les sciences de l’Égypte, avant d’en venir à la contemplation du grand Être. Comme lui, mais bien des siècles après, le sage Daniel approfondit, à Babylone, la science des Chaldéens avant d’aborder l’étude des choses saintes.

IV. Ainsi, les connaissances profanes ne sont pas inutiles à l’âme, nous l’avons suffisamment démontré. Mais comment devez-vous chercher à les acquérir ? c’est ce qu’il faut maintenant vous dire. Pour commencer par les poëtes, qui nous offrent des récits de toute nature, gardez-vous d’écouter indistinctement tout ce qu’ils vous disent : lorsqu’ils vous rapportent les actions ou les paroles d’hommes de bien, aimez leurs héros, imitez-les, efforcez-vous de leur ressembler ; mais quand ils mettent sous vos yeux des personnages vicieux, fuyez et bouchez-vous les oreilles, comme ils disent eux-mêmes que fit Ulysse pour éviter les chants des Sirènes. L’habitude d’écouter des paroles mauvaises conduit aux mauvaises actions. C’est pourquoi il nous faut veiller sur notre âme avec une extrême vigilance, de peur que, séduits par l’attrait du langage, nous n’admettions sans nous en apercevoir quelque principe pervers, et ne ressemblions à ceux qui avalent du poison avec le miel. Nous ne louerons donc pas les poëtes lorsqu’ils insultent, lorsqu’ils raillent, lorsqu’ils nous montrent des hommes livrés au vin ou à l’amour, lorsqu’ils font consister le bonheur dans une table chargée de mets ou dans des chants lascifs. Nous écouterons moins encore ce qu’ils nous racontent de leurs divinités, surtout quand ils nous parlent de plusieurs dieux et de dieux en désaccord entre eux. En effet, ils nous font voir le frère en hostilité avec le frère, le père avec les enfants, et les enfants faisant à ceux qui leur ont donné le jour une guerre implacable. Pour les adultères, les amours, les commerces effrontés de leurs dieux, et principalement de ce Jupiter qu’ils nomment le premier et le plus grand de tous, ces récits qu’on rougirait de faire même en parlant des bêtes, nous les abandonnerons aux histrions. J’en dirai tout autant des historiens, surtout lorsqu’ils forgent des contes pour l’amusement de leurs lecteurs. Nous n’imiterons pas non plus ces orateurs si habiles dans le mensonge. Nous ne devons mentir ni devant les tribunaux ni dans aucune des circonstances de la vie, nous qui avons choisi le droit et véritable chemin, nous à qui notre loi interdit les procès. Nous recueillerons, au contraire, tout ce qu’ont dit ces auteurs, soit à la louange de la vertu, soit à la honte du vice. Tandis que le reste des animaux jouit seulement du parfum ou de l’éclat des fleurs, l’abeille sait de plus y puiser le miel ; de même celui qui ne recherche pas uniquement l’agrément et le plaisir peut trouver dans des ouvrages de ce genre des richesses utiles à l’âme. Nous devons donc les aborder en imitant exactement l’abeille. Elle ne vole pas indistinctement sur toutes les fleurs, elle n’essaye pas non plus d’emporter tout entières celles sur lesquelles elle se pose, mais elle y puise les sucs nécessaires à son travail, et abandonne le reste. Nous aussi, si nous sommes sages, nous tirerons de ces livres tout ce qui peut nous convenir, tout ce qui est conforme à la vérité, et nous passerons par-dessus le reste. Quand nous cueillons la fleur du rosier, nous écartons les épines ; de même, nous récolterons ce que les écrits profanes offrent de salutaire, et nous nous garderons de ce qu’ils ont de funeste. Il faut donc tout d’abord examiner de près chacune de nos études, la mettre en harmonie avec la fin que nous nous proposons, et, comme dit le proverbe dorien, aligner la pierre au cordeau.

V. Puisque c’est la vertu qui doit nous guider vers cette vie que nous espérons, et que son éloge se rencontre souvent chez les poëtes, souvent aussi chez les historiens, mais plus souvent encore chez les philosophes, c’est à des écrits de cette sorte qu’il faut surtout nous attacher. Ce n’est pas un médiocre avantage que d’habituer à l’idée de la vertu et de familiariser avec elle les âmes des enfants ; les notions que l’on reçoit à cet âge sont ineffaçables, parce qu’elles s’impriment profondément dans des esprits encore tendres. Croyons-nous qu’Hésiode ait eu d’autre motif que d’exciter la jeunesse à la vertu, lorsqu’il écrivait ces vers que tous répètent et dont voici le sens : La route escarpée qui mène à la vertu paraît d’abord rude et difficile à gravir, féconde en peines et en sueurs. Aussi n’est-il pas donné à tout le monde d’y entrer, tant elle est raide, ni à ceux qui y entrent d’arriver aisément au sommet. Et pourtant, une fois que l’on y est parvenu, on peut voir combien elle est belle et unie, combien elle est facile et douce, combien enfin elle est plus agréable que cette autre route qui conduit au vice et que les hommes prennent en foule, dit encore le poëte, à cause de la brièveté du trajet. Pour moi, je pense qu’Hésiode, en parlant ainsi, n’a eu d’autre dessein que de nous exhorter au bien, de nous engager tous à être honnêtes, et d’empêcher que les difficultés ne nous découragent et ne nous fassent renoncer au but. Que si quelque autre a fait un semblable éloge de la vertu, accueillons encore ses récits ; ils tendent à la fin que nous nous proposons.

J’ai entendu dire à un homme fort habile à interpréter la pensée des poëtes que toute la poésie d’Homère n’est qu’un éloge de la vertu, et que tout, sauf ce qui est de pur ornement, y concourt à cet objet : il citait surtout le passage où le poëte représente le chef des Céphalléniens sauvé du naufrage, paraissant seul et nu aux yeux de la princesse et lui inspirant le respect ; la vue de cet homme nu et seul ne fait point rougir, parce qu’il nous le montre paré de sa vertu comme d’un manteau : bientôt même tous les Phéaciens se font de lui une si haute idée, que, renonçant à la mollesse de leur vie, ils l’admirent, ils l’imitent tous, et dès lors aucun d’eux ne désire rien si ardemment que d’être Ulysse, et Ulysse sauvé du naufrage. Dans de pareils récits, disait l’interprète de la pensée du poëte, Homère semble nous crier : Mortels, cultivez cette vertu qui accompagne le naufragé se sauvant à la nage, et qui, lorsqu’il est nu sur la plage, le fait paraître plus digne d’envie que les opulents Phéaciens. Et c’est bien là la vérité. Tous les autres biens n’appartiennent pas plus à ceux qui les possèdent qu’au premier venu ; comme au jeu de dés, ils passent des uns aux autres : seule la vertu est une richesse que l’on ne perd point et qui demeure fidèle après la mort comme pendant la vie. C’est, il me semble, ce qui fait dire à Solon en parlant des riches : « Nous n’échangerons point notre vertu contre leurs biens ; la vertu est toujours constante, les richesses de l’homme changent sans cesse de maîtres. » C’est encore la même idée qu’exprime Théognis lorsqu’il dit que le dieu, quel que soit le dieu dont il parle, fait pencher la balance tantôt d’un côté et tantôt de l’autre, que tantôt l’homme est riche et tantôt il ne possède rien.

Le sophiste de Céos, Prodicus, développe dans un endroit de ses écrits des principes semblables sur la vertu et sur le vice : c’est un de ceux qu’il faut écouter avec soin ; car ce n’est point un philosophe méprisable. Voici à peu près son récit, du moins autant que je puis m’en rappeler le sens ; je n’en ai point retenu les termes, je sais seulement qu’il s’exprime simplement comme nous faisons, et non pas en vers. Il raconte qu’Hercule, fort jeune encore, à peu près à l’âge où vous êtes, délibérait sur la voie qu’il devait prendre, et qu’il hésitait entre le chemin pénible qui mène à la vertu et cette autre route si facile, lorsque deux femmes se présentèrent à lui ; c’étaient la Vertu et la Volupté. Au premier abord, avant même qu’elles eussent parlé, leur extérieur trahissait la différence de leurs caractères. L’une relevait sa beauté par tous les artifices de la parure ; elle était languissante de mollesse, et menait à sa suite tout l’essaim des plaisirs ; elle les montrait à Hercule, lui faisait des promesses plus douces encore, et s’efforçait de l’attirer vers elle : l’autre, maigre et desséchée, au regard fixe, tenait un langage bien différent ; elle ne lui promettait ni le repos ni le plaisir, mais des sueurs continuelles, des fatigues et des dangers sans nombre sur terre et sur mer. Pour récompense, il serait un jour au nombre des dieux, car ainsi s’exprime le philosophe : et c’est elle qu’Hercule suivit enfin.

VI. Presque tous les écrivains qui ont quelque réputation de sagesse se sont étendus plus ou moins dans leurs ouvrages, chacun selon ses forces, sur l’éloge de la vertu ; il faut les écouter, et tâcher que notre vie présente l’application de leurs principes. Car celui qui fortifie en soi par la pratique cette sagesse qui n’est qu’en paroles chez les autres, celui-là seul est sensé ; les autres s’agitent comme des ombres vaines. C’est à peu près la même différence, selon moi, qu’entre un dessin où le peintre représenterait un homme d’une beauté merveilleuse, et une personne qui posséderait en réalité les perfections retracées dans le tableau. Faire en public un brillant éloge de la vertu et s’étendre sur ce sujet en longs discours, tandis qu’en particulier on préfère le plaisir à la tempérance, la cupidité à la justice, c’est, j’ose le dire, ressembler à ceux qui jouent les drames de la scène et qu’on voit souvent paraître en rois et en princes, lorsqu’ils ne sont ni rois, ni princes, ni peut-être même de condition libre. Un musicien ne consentirait pas volontiers à jouer sur une lyre qui ne serait point d’accord, ni un coryphée à diriger un chœur où l’ensemble ne serait pas parfait : mais nous, nous serons en opposition avec nous-mêmes, notre vie démentira nos paroles ; nous dirons avec Euripide que le serment prononcé par nos lèvres n’était point ratifié par notre cœur ; et nous poursuivrons plutôt l’apparence de la vertu que la vertu même. C’est cependant, s’il faut en croire Platon, le dernier degré de l’injustice, de vouloir paraître juste quand on ne l’est pas.

VII. Faisons donc notre profit de tous les écrits qui renferment des préceptes de vertu. Mais comme les actions vertueuses des anciens nous sont conservées par la tradition ou sont consignées dans les ouvrages des poëtes et des historiens, ne négligeons pas non plus l’utilité que nous pouvons en retirer. Un homme du peuple insultait Périclès, qui n’y faisait aucune attention ; et pendant tout le jour ils continuèrent, l’un à prodiguer sans relâche les injures, l’autre à garder son indifférence. Comme le soir était venu et que l’obscurité décidait enfin cet homme à se retirer, Périclès le reconduisit avec un flambeau, ne voulant pas qu’il arrivât malheur à son maître de philosophie. Un autre homme, dans sa colère contre Euclide de Mégare, jurait de le faire mourir ; Euclide fit à son tour le serment d’apaiser cet ennemi et d’éteindre son ressentiment. N’est-il pas bien précieux que de pareils exemples se présentent à la mémoire, lorsqu’on est déjà possédé par la colère ? Il ne faut pas, en effet, écouter la tragédie lorsqu’elle dit en propres termes : « La colère arme mon bras contre mes ennemis. » Le meilleur est de ne laisser aucune prise à cette passion. Mais si c’est chose trop difficile, il faut se servir de la raison comme d’un frein, pour l’empêcher d’aller au delà des bornes ; mais revenons à ces exemples de vertu. Un homme frappait violemment au visage Socrate, le fils de Sophronisque, et Socrate ne résistait point, mais il laissa ce furieux assouvir sa colère, jusqu’à ce que son visage fût enflé et meurtri par les coups. Quand l’autre eut cessé de le frapper, on dit que Socrate se contenta d’écrire sur son propre front, comme un sculpteur sur une statue : Ceci est l’ouvrage d’un tel ; et que ce fut là toute sa vengeance. Ces exemples sont à peu près d’accord avec nos principes, et j’ose dire que c’est un grand bien pour des jeunes gens de votre âge de les imiter. Le trait de Socrate est conforme au précepte qui dit : Lorsqu’on vous frappe sur une joue, loin de vous venger, présentez encore l’autre joue. La conduite de Périclès et d’Euclide est conforme à cet autre précepte : Supportez ceux qui vous persécutent, endurez leur colère avec douceur ; et encore à celui-ci : Souhaitez du bien à vos ennemis, et ne les maudissez point. Quiconque aura été instruit d’avance par de pareils modèles cessera de regarder nos préceptes comme impraticables. Je ne passerai pas non plus sous silence la conduite d’Alexandre : lorsqu’il eut fait prisonnières les filles de Darius, dont on vantait la merveilleuse beauté, il ne voulut même pas les voir, estimant honteux pour celui qui avait vaincu des hommes de se laisser vaincre par des femmes. Nous trouvons dans un pareil trait la même leçon que dans cette parole : Celui qui jette sur une femme un regard de convoitise, bien qu’en réalité il n’ait pas consommé l’adultère, n’est cependant pas exempt de péché, puisqu’il a laissé entrer le désir dans son cœur. Il est bien difficile de croire que la conduite de Clinias, l’un des disciples de Pythagore, se soit trouvée par hasard d’accord avec notre loi, et qu’il n’ait pas eu dessein de nous imiter. Qu’a donc fait ce Clinias ? Il pouvait, en prononçant un serment, éviter une amende de trois talents ; mais il aima mieux les payer que de jurer : et pourtant son serment eût été conforme à la vérité. Sans doute il avait eu connaissance du commandement qui nous interdit de jurer.

VIII. Mais reprenons ce que je vous disais en commençant : il ne faut pas admettre tout indistinctement, mais seulement ce qui est utile. Il est honteux, en effet, tandis que nous repoussons les aliments nuisibles, que nous ne fassions aucun discernement entre les sciences, qui sont la nourriture de l’âme, et que, semblables à un torrent, nous engloutissions avidement tout ce qui s’offre à nous. Le pilote ne s’abandonne pas au gré des vents, mais il dirige son vaisseau vers le port ; l’archer s’efforce de frapper un but ; le forgeron et le charpentier se proposent une fin selon leur art ; est-il donc raisonnable que nous le cédions à ces artisans, et que nous soyons moins capables qu’eux d’embrasser nos intérêts ? Si le travail de l’ouvrier a son but, assurément la vie de l’homme a le sien aussi, et c’est vers ce but qu’il nous faut diriger toutes nos actions et toutes nos paroles, si nous ne voulons être entièrement semblables aux animaux sans raison. Autrement, nous serions comme des navires sans lest, et, la raison n’étant point assise au gouvernail de notre âme, nous ne ferions dans cette vie qu’errer de tous côtés au hasard. Réglons-nous sur les combats gymniques, ou, si vous l’aimez mieux, sur ceux de la musique : chacun de ces combats, dont une couronne est le prix, a des exercices qui lui sont propres, et celui qui se prépare à la lutte ou au pancrace n’ira pas apprendre à jouer de la cithare ou de la flûte. Polydamas, avant de paraître dans la lice à Olympie, arrêtait les chars dans leur course, et fortifiait sa vigueur par ces exercices. Milon se tenait immobile sur un bouclier frotté d’huile, et, résistant à tous les efforts, demeurait aussi inébranlable que ces statues scellées à leur base. Enfin, tous les exercices de ces athlètes n’étaient qu’une préparation à la lutte. S’ils avaient renoncé à la poussière des gymnases pour jouer des instruments de Marsyas ou d’Olympe les Phrygiens, pensez-vous qu’ils eussent aisément remporté de glorieuses couronnes, ou même qu’ils eussent pu se montrer dans l’arène sans se couvrir de ridicule ? Timothée ne quittait pas non plus son instrument pour aller vivre dans les palestres. Sans cela, il ne fût point parvenu à une telle supériorité sur tous les musiciens ses rivaux, lui dont l’art était si parfait qu’il pouvait, à son gré, exalter l’âme par une harmonie mâle et impétueuse, pour la calmer et l’attendrir ensuite par de plus douces mélodies. Un jour, dit-on, jouant sur le mode phrygien en présence d’Alexandre, il le fit lever de table pour courir aux armes, puis, adoucissant ses accords, il le ramena vers les convives. Tant l’exercice a de puissance, dans la musique comme dans les combats du gymnase, pour conduire au but de l’art.

Puisque j’ai parlé d’athlètes et de couronnes, songeons que c’est seulement après avoir enduré mille fatigues, augmenté leur vigueur par toutes sortes d’exercices, supporté les travaux et les sueurs du gymnase, reçu bien des coups dans les luttes de l’académie, après avoir renoncé aux plaisirs pour suivre le régime sévère que leur imposent leurs maîtres, enfin, pour abréger, après avoir toujours vécu comme si le temps qui précède le combat devait être uniquement une préparation à ce combat même, qu’ils viennent dépouiller leurs membres dans le stade pour acheter au prix de tant d’efforts et de dangers une couronne d’olivier, d’ache ou de quelque autre feuillage, et pour entendre le héraut proclamer leur victoire. Et nous, à qui sont proposées des récompenses si merveilleuses par leur nombre et leur grandeur que la parole ne saurait en donner l’idée, pensons-nous les obtenir sans peines, sans travail, par une vie de nonchalance et de mollesse ? L’oisiveté serait alors une chose bien précieuse, et le plus heureux des hommes eût été Sardanapale, ou, si l’on veut, ce Margitès, qui ne fut, dit Homère (si toutefois ces vers sont de lui), ni laboureur, ni vigneron, et qui n’exerça aucune des professions utiles aux hommes. N’est-il pas plus vrai de dire avec Pittacus qu’il est difficile d’être vertueux ? Une existence passée dans de continuels travaux suffirait à peine, en effet, pour nous faire parvenir à ces biens, dont je vous ai dit tout à l’heure qu’aucune des choses humaines n’offre l’image. Il ne faut donc pas nous laisser aller à l’insouciance, ni sacrifier nos belles espérances pour quelques instants de mollesse, si nous ne voulons nous couvrir de honte et nous attirer un châtiment, sinon ici-bas chez les hommes (quoique cela même soit redoutable pour un esprit sensé), du moins dans ces lieux d’expiation qui se trouvent sous la terre ou dans toute autre partie de l’univers. Dieu pourra pardonner peut-être à celui qui aura failli involontairement à son devoir ; mais celui qui, de parti pris, aura préféré le mal, est sans excuse et ne saurait échapper à un rigoureux châtiment.

IX. Que devons-nous donc faire ? me direz-vous. Eh ! que devez-vous faire, sinon de cultiver votre âme et de ne prendre aucun souci du reste ? Ne soyons pas esclaves de notre corps, si ce n’est pour les besoins indispensables ; mais recherchons ce qui est le plus avantageux à notre âme : adoucissons par une conduite chrétienne cette captivité qui la force à partager les passions du corps ; habituons le corps lui-même à vaincre ces passions ; donnons à notre estomac la nourriture qui lui est nécessaire, et non celle qui lui plaît le mieux ; n’imitons pas ces hommes qui courent de tous côtés après des cuisiniers et des ordonnateurs de festins, qui fouillent la terre et les mers, comme s’ils devaient payer un tribut à un maître exigeant ; misérables par les tourments qu’ils se donnent, aussi malheureux que ceux qui subissent les châtiments de l’enfer, c’est d’eux qu’on peut dire qu’ils battent le feu, qu’ils portent de l’eau dans un crible, qu’ils puisent pour remplir un tonneau sans fond, et il n’y a point de terme à leurs peines. Avoir un soin excessif de sa chevelure ou de ses habits, c’est, comme disait Diogène, être malheureux ou coupable. Aussi j’affirme que mériter et obtenir le nom d’élégant doit paraître aussi honteux à des jeunes gens de votre âge que d’être impudique ou de devenir adultère. Qu’importe à l’homme sensé de revêtir une robe d’un fin tissu ou de porter un manteau grossier, pourvu qu’il soit suffisamment protégé contre le froid et contre la chaleur ? Il en est de même pour tout le reste : il ne faut pas vouloir plus que le besoin ne réclame, ni donner au corps plus d’attention que n’en exige le bien de l’âme. L’homme, celui du moins qui mérite ce nom, n’a pas moins à rougir d’aimer la parure et de choyer son corps que de se laisser aller bassement à quelque vice. Donner tous ses soins au bien-être du corps, c’est se méconnaître soi-même et ne pas comprendre cette sage maxime que ce qu’on voit de l’homme n’est pas l’homme, mais que nous avons besoin d’une sagesse supérieure, grâce à laquelle chacun de nous, quel qu’il soit, peut se connaître lui-même. Or il est aussi impossible à celui qui n’a pas purifié son âme d’arriver à cette connaissance, qu’à celui dont l’œil est malade de fixer ses regards sur le soleil. Purifier son âme, c’est, s’il faut vous le dire en un mot et d’une manière qui vous suffise, c’est mépriser les plaisirs des sens ; ne pas repaître ses yeux des objets inconvenants que montrent les charlatans ou de spectacles qui font pénétrer en nous l’aiguillon de la volupté ; ne pas verser dans l’âme par l’oreille des mélodies corruptrices. Une musique efféminée ouvre l’âme aux passions qu’enfantent la dégradation et la bassesse. Recherchons plutôt cette autre musique plus pure et dont les effets sont plus salutaires, celle que David, le poëte des psaumes sacrés, employait, dit-on, pour faire revenir le roi de ses emportements. On rapporte que Pythagore, rencontrant des gens ivres qui sortaient d’une partie de débauche, ordonna au joueur de flûte qui conduisait la troupe de changer d’harmonie et de jouer sur le mode dorien ; et cette musique les rendit si bien à eux-mêmes qu’ils jetèrent leurs couronnes et se retirèrent chez eux pleins de confusion. D’autres, aux accords de la flûte, entrent dans des transports semblables à ceux des Corybantes ou des Bacchantes. Tant il est différent d’entendre une musique honnête ou licencieuse ! Abstenez-vous donc de celle qui domine de nos jours, avec autant de soin que des actions les plus honteuses. Quant à mêler à l’air mille odeurs qui flattent l’odorat et à vous frotter de parfums, je rougis même de vous le défendre. Enfin, que pourrait-on dire pour vous détourner de rechercher les jouissances du palais, sinon qu’elles obligent ceux qui en poursuivent la satisfaction à vivre, comme les bêtes, dans la dépendance de leur ventre ?

En un mot, il faut mépriser absolument le corps, si l’on ne veut se plonger dans les voluptés comme dans un bourbier, ou plutôt il faut n’en prendre soin, comme dit Platon, qu’autant qu’on trouve en lui un auxiliaire pour l’étude de la sagesse ; et ce précepte est conforme à celui de saint Paul, qui nous exhorte à n’accorder aucune attention à notre corps en vue de satisfaire nos passions. Quelle différence peut-on faire entre un homme qui ne songerait qu’au bien-être de son corps, mettant dédaigneusement en oubli cette âme dont le corps ne doit être que l’instrument, et celui qui voudrait se procurer des outils sans étudier l’art auquel ils peuvent servir ? Nous devons, au contraire, châtier la chair, réprimer ses appétits comme ceux d’une bête féroce, calmer par la raison, et en quelque sorte le fouet à la main, les mouvements désordonnés qu’elle excite en nous, loin qu’il faille lâcher toute bride à nos passions et voir tranquillement notre âme, semblable à un cocher qu’emportent des chevaux fougueux, entraînée au gré de leur violence. Rappelons-nous le mot de Pythagore ; il voyait un de ses disciples augmenter son embonpoint par les exercices du gymnase et par la bonne chère : « Quand cesseras-tu, lui cria-t-il, de te rendre ta prison plus dure ? » Aussi Platon, à ce qu’on rapporte, prévoyant la funeste influence que son corps pouvait avoir sur lui, s’établit à dessein dans l’Académie, qui était l’endroit le plus malsain de l’Attique, pour retrancher le luxe de son embonpoint, comme on retranche dans une vigne les rameaux superflus. Moi-même, j’ai entendu dire à des médecins que l’excès de l’embonpoint est un danger.

Ainsi donc, puisque le soin exagéré du corps ne vaut rien au corps lui-même et devient un empêchement pour l’âme, ce serait une folie manifeste que de le choyer et de s’en rendre esclave. Si nous nous apprenions à le mépriser, je ne sais trop ce que nous pourrions encore admirer parmi les choses humaines. Que nous servirait la richesse, si nous dédaignions les voluptés de la chair ? Je ne le devine point, à moins que nous ne prenions plaisir, comme les dragons de la fable, à veiller sur des trésors enfouis. Lorsqu’on a su s’affranchir de ces servitudes, on est bien éloigné de vouloir rien faire ou rien dire qui soit bas et honteux. Tout ce qui passe le nécessaire, fût-ce le sable de la Lydie ou l’or extrait par des fourmis laborieuses, on y attache d’autant moins de prix qu’on en sent moins le besoin ; mais on mesure l’usage des choses aux nécessités de la nature, et non pas à ses plaisirs. Celui qui est sorti de ces limites ressemble à un homme qui roule sur une pente, et qui, ne trouvant pas un point où fixer son pied, ne peut arrêter le mouvement qui l’entraîne. Plus on a amassé, plus on a besoin, pour satisfaire sa passion, de multiplier les richesses acquises ; c’est ce qu’exprime Solon, le fils d’Exécestide, lorsqu’il dit : « La cupidité de l’homme ne connaît point de terme. » Prenons aussi Théognis pour maître : « La richesse, s’écrie-t-il, n’est l’objet ni de mon désir ni de mes prières ; puissé-je seulement vivre de peu, exempt de douleurs ! »

J’admire encore le mépris que professait pour toutes les choses humaines ce Diogène, qui se trouvait plus riche que le roi lui-même, parce qu’il avait moins de besoins. Nous, au contraire, si nous n’avons pas les trésors de Pythius le Mysien, des arpents de terre sans nombre, des troupeaux si considérables que nous ne puissions les compter, nous ne serons pas satisfaits. Cependant il convient, je pense, de ne pas désirer les biens qu’on n’a pas, et de se glorifier moins de la possession de ceux qu’on a que du bon usage qu’on en sait faire. Socrate avait raison, lorsqu’il disait d’un homme fier de sa richesse qu’il ne l’admirerait pas avant d’avoir vu comment il savait en user. Si Phidias et Polyclète s’étaient enorgueillis de l’or et de l’ivoire qui leur avaient servi pour faire le Jupiter des Éléens et la Junon d’Argos, on eût ri de les voir se targuer d’une richesse qui leur était étrangère, et sacrifier cet art qui avait donné à l’or plus de charme et plus de prix ; et nous, si nous estimons que la vertu de l’homme ne tire pas d’elle-même un éclat assez vif, croyons-nous être plus à l’abri de la honte ?

Mais si nous dédaignons la richesse, si nous méprisons les plaisirs des sens, aurons-nous à cœur la flatterie et ses fausses caresses ? imiterons-nous la fourbe et l’astuce du renard d’Archiloque ? Non ; car il n’y a rien que l’homme sage doive plus éviter que de vivre selon l’opinion et d’épier ce qui plaît à la foule, au lieu de prendre la droite raison pour guide de sa vie, et de rester inébranlable dans les principes qu’il croit vrais, lors même qu’il devrait être en opposition avec tous les hommes, et subir pour la vertu les affronts et les périls. Ceux qui n’ont point ces sentiments diffèrent-ils beaucoup de ce sophiste égyptien, qui se changeait à son gré en arbre, en bête, en feu, en eau, et qui prenait toutes les formes ? Tantôt ils feront l’éloge de la vertu auprès de ceux de qui elle est honorée, tantôt ils tiendront un autre langage, s’ils voient que l’injustice est florissante : et c’est ainsi que se conduisent les flatteurs. Comme on dit que le polype change de couleur selon la terre qu’il touche, on les voit changer de sentiments selon les dispositions de ceux qu’ils fréquentent.

X. Tout ce que je viens dire, nous l’apprendrons d’une manière plus parfaite dans nos saints livres ; mais pour le moment traçons-nous, d’après les ouvrages profanes, une sorte d’esquisse de la vertu. Ceux qui recueillent avec soin ce que chaque chose présente d’utile ressemblent à ces grands fleuves qui reçoivent de tous côtés de nombreux et rapides accroissements. Le poëte qui disait joindre peu avec peu n’entendait pas sans doute parler de la richesse plutôt que des connaissances de toute nature. Le fils de Bias, partant pour l’Égypte, demandait à son père ce qu’il pourrait faire de mieux pour lui plaire : « Amassez, répondit Bias, des provisions pour votre vieillesse ; » et c’était la vertu qu’il désignait par ce mot, mais il l’enfermait dans des limites trop étroites, puisqu’il en bornait l’utilité à cette vie. Pour moi, quand on compterait les années de Tithon ou d’Arganthonius, ou même de celui de nos patriarches qui passa le plus de jours sur la terre, de Mathusalem, qui vécut, dit-on, neuf cent soixante-dix ans ; quand on y joindrait tout le temps qui s’est écoulé depuis la création de l’homme, je me rirais de tout cela comme d’une idée d’enfant, tenant mes yeux fixés sur cette suite éternelle de siècles dont l’imagination ne saurait concevoir le terme, pas plus qu’elle ne peut supposer une fin à l’âme immortelle. C’est pour ce temps que je vous exhorte à amasser des provisions, à remuer toute pierre, comme dit le proverbe, à rechercher de tous côtés ce qui peut vous être utile. La tâche est difficile et demande bien des peines ; ne nous rebutons pas pour cela : souvenons-nous plutôt du philosophe qui nous conseille d’embrasser tout d’abord le genre de vie le plus honnête et de compter que l’habitude nous y fera trouver du charme ; tentons le meilleur chemin. Il serait honteux de négliger le temps présent, et d’avoir à regretter un jour le passé, lorsque ces tristes vœux seront superflus.

Je vous ai donné une partie des conseils que je crois les plus utiles ; je vous dirai le reste à mesure que les occasions se présenteront. Il y a trois sortes de malades ; prenez garde de ressembler à ceux qui sont incurables, et de montrer vos âmes atteintes des mêmes infirmités que leurs corps. Ceux qui éprouvent une indisposition légère vont eux-mêmes trouver le médecin ; ceux qui sont attaqués de maladies plus graves mandent les personnes dont ils attendent leur guérison ; quant aux atrabilaires dont le mal est devenu tout à fait incurable, ils n’acceptent même plus de remèdes. Puissiez-vous ne pas éprouver ce malheur en fermant aujourd’hui vos oreilles à la voix de la raison !