De la langue russe dans le culte catholique/Introduction

Imprimerie Pitrat aîné (p. 5-7).

Rien n’est plus ordinaire que d’entendre parler de la russification des anciennes Provinces de la Pologne. Il existe, en effet, tout un système d’assimilation forcée que le gouvernement actuel de Russie applique à ces contrées. Ce système, inauguré en 1863, sous l’impression des événements que personne n’ignore, est hautement avoué par la presse indigène, et le gouvernement lui-même n’en fait point un mystère. Loin de là, il le proclame par ses paroles comme par ses actes. C’est le mot d’ordre qu’il donne aux gouverneurs des provinces, en leur confiant la charge importante attachée à ce titre. Ce fut, il n’y a pas longtemps encore, le cri de guerre du journalisme officiel et officieux ; la devise adoptée par les apôtres du socialisme et du nihilisme, dont la classe est assez nombreuse, sans excepter les historiens et les publicistes à gages, qui restaient conservateurs sur toutes les autres questions, sauf celle dont il s’agit. Russifier le pays, telle est encore aujourd’hui la formule consacrée.

Mais si le mot de russification se trouve sur toutes les lèvres, il est peu probable que tous en aient une notion précise, y attachent un sens bien déterminé. Il importe cependant d’avoir la signification exacte du mot.

Que signifie donc la russification ?

Russification veut dire d’abord introduction de la langue russe. Dans les vues du gouvernement, cette langue doit devenir dominante dans les provinces occidentales, comme elle l’est dans l’intérieur de l’empire, à Moscou, à Pétersbourg et partout. Langue officielle, elle doit y régner dans l’administration, dans les tribunaux, dans l’armée, dans les écoles, dans la vie privée et jusque dans le sanctuaire. De là, comme conséquence inévitable, proscription du polonais partout où on l’entend parler.

Russification signifie encore substitution de la nationalité russe à la nationalité polonaise, ainsi qu’à la civilisation qui en est le fruit naturel. Pour opérer cette substitution, deux moyens ont été choisis. Le premier est l’expropriation sur une grande échelle : des terrains immenses ont été confisqués sur les seigneurs polonais et vendus aux Russes et Allemands venus, pour la plupart, de l’intérieur de l’empire. L’autre moyen, c’est l’élimination : on éloigne les Polonais de toutes les charges publiques, que l’on confie, de préférence, aux employés à la fois russes et orthodoxes.

Enfin, la russification suppose aussi la décatholicisation du pays, l’orthodoxie étant, aux yeux des Russes, un signe distinctif de leur nationalité. De là la propagande religieuse. Toutefois, ce ne sont pas seulement des prêtres qui y prêchent l’orthodoxie grecque ; souvent ce sont encore des bureaucrates, des agents de police, des gendarmes : singuliers apôtres qui usent de tous les moyens, sauf celui de la persuasion et du raisonnement, et qui tiennent leurs pouvoirs non pas du synode, mais de l’autorité civile, aux mains de laquelle sont, en réalité, les rênes du gouvernement ecclésiastique.

Tel est le vrai sens du mot russification et l’ensemble du système décoré de ce nom.

L’introduction de la langue russe dans le culte catholique en est la phase la plus intéressante au point de vue de notre sainte religion ; mais en même temps, elle se complique d’une foule de considérations qui en rendent l’étude difficile, et dont dépendent pourtant et l’intelligence et la solution du problème que le Saint-Siège est, en ce moment, occupé, dit-on, à résoudre.

Il importe donc d’envisager la question sous toutes ses faces et de la circonscrire ; car nous voulons, avant tout, lui conserver son caractère religieux, sans jamais descendre sur le terrain politique. Cela n’empêche nullement d’interroger l’histoire ou de s’engager dans des recherches statistiques et ethnographiques, sans lesquelles, d’ailleurs, on ne comprendrait pas de quoi il s’agit ; on se méprendrait sur le véritable caractère de la mesure décrétée par le gouvernement russe et on serait obligé de rester dans les abstraites régions des principes.

Voilà pourquoi il nous paraît comme impossible de traiter de l’introduction de la langue russe dans le culte catholique, sans avoir auparavant fait connaître au lecteur le pays où l’on a résolu d’établir cette innovation, les peuples qui y sont le plus intéressés, leur origine, leur langue, leur passé historique et religieux. Après ce travail préliminaire, nous retracerons l’historique de la question agitée, ainsi que les intéressants débats qu’elle avait suscités dans les sphères officielles, ceux, en particulier, qui tendaient à faire rejeter la mesure proposée et qui étaient soutenus par les Russes eux-mêmes. Enfin, nous examinerons la question en elle-même, au double point de vue du principe et du fait, et après avoir mis dans la balance les arguments apportés par les parties adverses, nous tirerons les conclusions. Telle est la trame du travail que nous commençons aujourd’hui et la marche que nous nous proposons d’y suivre.