De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Quatrième Étude


QUATRIÈME ÉTUDE


L’ÉTAT
Séparateur


CHAPITRE PREMIER.


Phénomène de l’instabilité des gouvernements. Antipathie de la conscience humaine pour le pouvoir. — Position du problème politique.

I

Monseigneur,

L’homme qui possède la foi est vraiment heureux : il ne doute de rien ; il a sur toutes choses des réponses prêtes, des explications péremptoires.

« Demandez au chrétien, dit Jouffroy, d’où vient l’espèce humaine, il le sait ; où elle va, il le sait ; comment elle va, il le sait.

« Demandez à ce pauvre enfant, qui n’y a jamais songé, pourquoi il est ici-bas et ce qu’il deviendra après la mort : il vous fera une réponse sublime, qu’il ne comprendra pas, mais qui n’en est pas moins admirable.

« Demandez-lui comment le monde a été créé, et à quelle fin ; pourquoi Dieu y a mis des animaux et des plantes ; comment la terre a été peuplée, si c’est par une seule famille ou par plusieurs ; pourquoi les hommes parlent plusieurs langues ; pourquoi ils souffrent, pourquoi ils se battent, et comment tout cela finira : il le sait.

« Origine du monde, origine de l’espèce, question des races, destinée de l’homme en cette vie et en l’autre, rapports de l’homme avec Dieu, devoirs de l’homme envers ses semblables, droits de l’homme sur la création, il n’ignore rien ; et quand il sera grand, il n’hésitera pas davantage sur le droit naturel, sur le droit politique, sur le droit des gens : car tout cela sort, tout cela découle avec clarté, et comme de soi-même, du christianisme. » (Mélanges.)

Vous savez, Monseigneur, comment le philosophe Jouffroy, notre illustre compatriote, a vécu, et comment il est mort : ainsi trêve d’ironie. Mieux que personne, après une jeunesse passée dans les ravissements de la foi, il en avait sondé les mystères, et il avait montré que ces prétendues explications dont se vante le chrétien ne sont que des allégories énigmatiques, dont la foi elle-même est impuissante à donner le mot. C’est ce qu’il vous eût fait voir, par exemple, au sujet du droit naturel, du droit politique et du droit des gens, que vous vous flattez d’avoir enseigné au monde, et dont vous ne savez même pas aujourd’hui le premier mot. Autrement, je vous prierais, Monseigneur, vous docteur en théologie et inspecteur de la foi, de me rendre raison de ce phénomène.

II

C’est un fait que je n’essaierai pas d’amoindrir, que la société, à en juger du moins sur les apparences, ne peut se passer de gouvernement.

Et l’expérience universelle confirme cette opinion, également universelle. On n’a jamais vu de nation quelque peu policée qui fût privée de cet organe essentiel. Partout la puissance publique est proportionnelle à la civilisation, ou, si l’on aime mieux, la civilisation est en raison de son gouvernement.

Sans gouvernement, la société tombe au-dessous de l’état sauvage : pour les personnes, point de liberté, de propriété, de sûreté ; pour les nations, point de richesse, point de moralité, point de progrès. Le gouvernement est à la fois le bouclier qui protège, l’épée qui venge, la balance qui détermine le droit, l’œil qui veille. Au moindre trouble la société se contracte et se groupe autour de son chef ; la multitude n’attend que de lui son salut ; les plus hardis contre toute discipline l’invoquent eux-mêmes, comme une divinité présente, omnipotente.

De telles paroles dans ma bouche ne sont pas suspectes, et vous pouvez prendre acte, pour l’avenir, de cette concession décisive. L’anarchie, d’après le témoignage constant de l’histoire, n’a pas plus d’emploi dans l’humanité que le désordre dans l’univers : Non datur in κόσμῳ ακοσμία. Pardon, Monseigneur, de ce baragouin, que j’ai vainement essayé de traduire en notre langue.

Expliquez-moi maintenant comment, d’un côté, ce même pouvoir est pour les peuples un sujet de perpétuelle méfiance, d’hostilité sourde ; d’autre part, comment, malgré l’importance de sa fonction, qui devrait le rendre vénérable, sacré, il est en butte à une instabilité perpétuelle, à des catastrophes sans fin ?…

1o Que le gouvernement soit un sujet de méfiance pour les peuples, cela se voit rien qu’à leurs constitutions et à leurs chartes. Toujours il promet, il rassure, il offre des garanties, il se lie par des serments. Rien de plus beau et qui témoigne d’une plus grande honnêteté, d’un dévouement plus profond, que ses manifestes ; rien de plus engageant que ses harangues, ses circulaires, ses messages ; autant il se sait nécessaire, autant il se montre plein de bonne volonté. À quoi bon toutes ces précautions oratoires cependant, s’il est véritablement la force qui défend, la Justice qui distribue !… On le craint plus qu’on ne l’aime, on le subit plutôt qu’on n’y adhère ; le sage s’en éloigne, et il n’est âme si vulgaire qui ne tienne à honneur de se passer de lui. Le philosophe dit : Mal nécessaire ! Et conclut le paysan : Que le roi fasse ses affaires, et je ferai les miennes !

Cette disposition peu amicale de la conscience publique à l’endroit du gouvernement est vieille. Ne recherchez pas l’empire, dit l’Évangile ; Ne vous faites pas juges, c’est-à-dire souverains. Que celui qui veut commander aux autres, soit traité comme forçat !… Dans le paradis promis après cette vie l’âme bienheureuse ne connaît plus l’obéissance ; elle en est affranchie comme du péché ; elle partage avec le Christ son époux le règne éternel. Nos livres de dévotion sont pleins de cette image de la félicité de là-haut. Être affranchi de tout gouvernement, quel idéal ! et quelle idée !

2o Et ce qui semble justifier ce sentiment des nations, c’est que partout le gouvernement apparaît dans un état d’agitation, de démolition et de reconstruction interminable. Serait-ce une loi de la société, que ce qui doit assurer en elle la stabilité et la paix soit dépourvu de paix et de stabilité ? Le mariage, la famille, la propriété, institutions de second ordre, qui ne vivent qu’à l’ombre du pouvoir, suivent leur progrès à travers les âges, sans secousses, entourés du respect universel : qui empêche que le gouvernement ne jouisse d’une destinée pareille ?

Si haut que nous remontions dans l’histoire des gouvernements, nous trouvons les peuples sans cesse occupés des moyens de conférer à leurs souverains les garanties de la Justice, de l’intelligence et de la durée, ce qui revient à dire, de gouverner leur gouvernement !

Dans l’origine, on crut que pour instituer l’autorité publique, cette puissance gigantesque, incommode, terrible et vacillante, il ne fallait pas moins qu’une investiture des dieux, un ordre du ciel. Toute dynastie, chez les anciens, était de filiation divine. Alexandre, César, descendaient des dieux. Le christianisme n’a point aboli cette théorie, qui est propre à tout l’âge religieux : il n’a fait que la modifier suivant son dogme. Ici encore, le souverain légitime est celui dont le titre est écrit sur l’autel, et qui tient de la religion tous ses droits. Clovis et Charlemagne sont sacrés par l’Église, comme David et Salomon par la synagogue : leurs dynasties font partie de l’héritage de Dieu. Votre fils, madame, disait Châteaubriant à la duchesse de Berry, est mon roi ! Fille aînée de l’Église, la France ne peut, sans adultère, en reconnaître un autre. Il n’y a pas jusqu’à la Réforme qui ne se soit pliée à cette loi : Calvin fut prince de Genève le jour où il en devint le pontife, et parce qu’il en était le pontife. Quand l’Angleterre embrassa le protestantisme, la royauté anglaise dut l’embrasser à son tour : si Jacques II perdit sa couronne, ce ne fut pas, comme on l’a dit, parce qu’il abusait du droit divin, mais parce qu’il en sortait, en niant la divinité de l’Église anglicane.

Les rois, il est vrai, eurent peu de peine à se soumettre à une formalité qui, les faisant entrer en part de la religion, ne pouvait qu’assurer leur puissance, et préparait de loin leur apothéose. Il n’est pas d’exemple de prince qui se soit avisé de réclamer, au nom de son épée, contre la sanction divine qu’exigeait de lui l’opinion. Mais quelque avantage qui résultât pour le prince de cette fiction théologique, il n’est pas moins vrai que le droit divin, imposé par le peuple ou supposé par le chef, témoigne de la souveraine méfiance que les hommes, dès le principe, ont eue de la moralité du pouvoir, autant que de sa solidité. Partout où il s’est formé un État, le chef de cet État a dû, pour faire accepter sa mission, la placer sous une autorité transcendante : dès qu’il s’agit de gouvernement, monarchie, aristocratie ou république, l’homme ne se fie plus à l’homme, il ne reconnaît que les dieux. Les Tarquins expulsés, les consuls furent chargés à la fois du pouvoir civil et sacerdotal ; de par l’ordre du ciel, la religion fut si intimement unie à la République, que les Césars, avec toute leur puissance, ne purent jamais se faire rois : ils eussent été sacriléges ; ils durent se contenter du titre d’empereurs.

Que peuvent les bénédictions du ciel même contre le vice intérieur qui tue les gouvernements ? Toutes les monarchies, aristocraties, démocraties de droit divin, sont tombées. On a accusé l’affaiblissement de la religion, la critique des légistes, le progrès de la philosophie, la désuétude, que sais-je ? On s’en est pris tantôt à l’imbécillité des princes, tantôt à l’effervescence populaire, tantôt au temps, qui use tout…. Vaines explications, contre lesquelles proteste le sentiment des peuples, dont le premier soin est de relever sans cesse le gouvernement abattu, et cela toujours aux mêmes conditions et sous les mêmes formules.

De nos jours, le droit divin paraît tombé en défaveur. Ce serait une grossière illusion de croire que parce qu’on a abrogé le mot, on a renoncé à la chose. Jamais, au contraire, on ne fut plus attentif, en reconstruisant le pouvoir, à invoquer l’intervention du ciel. Seulement, on s’est dit qu’en définitive, pour donner l’investiture au prince, pas n’était besoin d’une onction pontificale ; que l’esprit de Dieu était sur la place publique aussi bien que dans le chœur d’une église ; qu’il n’y avait qu’à rassembler les citoyens, et que, chacun déposant son suffrage en présence de l’Être suprême et après le sacrifice solennel, le souverain surgirait, comme par une évocation prophétique, de l’assemblée du peuple.

Ainsi le droit divin ne fit jamais défaut au pouvoir. En fait comme en droit, c’est toujours lui, lui seul, qui intronise le gouvernement. La démocratie du dix-neuvième siècle a crié plus haut que celle du moyen âge, Vox populi vox Dei, ce que M. Mazzini traduit par ces mots, Dio e popolo. Grâce à cette maxime. Napoléon Ier et Louis-Philippe, sortie de la dictature populaire, purent se croire aussi légitimes que Louis XVIII et Henri V. Il n’y avait de changé que le mode d’enregistrement.

La seule chose à remarquer dans ce système est qu’il témoigne d’une méfiance plus grande encore que le premier. Comme si la consécration du prêtre était inefficace, le peuple ne s’en rapporte qu’à lui-même de la révélation divine. Ainsi appuyé, le pouvoir, ce lui semble, ne pourra plus périr ni malfaire.

Hélas ! on s’est vite aperçu qu’en substituant l’investiture du peuple à celle de l’Église, on tombait dans une superstition pire ; qu’au lieu d’améliorer le pouvoir et de le consolider on le dépravait : de sorte qu’on se trouvait avoir sacrifié, sans compensation, le fruit de dix siècles d’élaboration politique, aux hallucinations d’une démagogie sans tradition, sans idée, et livrée à la fureur de ses instincts. Et voyez la conséquence ! Devant la transaction de 89, la révolte des Vendéens eût été coupable ; 1794 et 1804 en firent un droit et un devoir. Rien n’a plus nui à la Révolution que cette palingénésie gouvernementale, devenue le sacrement du jacobinisme, et qui n’était que l’arcanum imperii.

Religion pour religion, l’urne populaire est encore au-dessous de la sainte ampoule mérovingienne. Tout ce qu’elle a produit a été de changer la méfiance en dégoût, et le scepticisme en haine.

III

C’est donc en vain qu’à l’exemple des nations les plus célèbres, le peuple français, appliquant tantôt le droit divin sacerdotal, tantôt le droit divin populaire, a épuisé toutes les formes de gouvernement simple, l’aristocratie pure, la monarchie pure, la démocratie pure. Il n’a pu s’attacher à aucune, et toutes également lui répugnent.

C’est en vain que nous avons essayé ensuite de toutes les espèces de gouvernement mixte, mariant et fusionnant ensemble, dans un même système de monarchie tempérée ou représentative, les nobles avec les roturiers, les légitimes avec les illégitimes. Rien ne peut tenir : la machine à peine établie se disloque ; plus que jamais l’équilibre paraît instable, et la fatigue de la nation au comble.

Que l’on me permette à ce sujet de citer les paroles d’un écrivain monarchique, M. Albert de Broglie :

« Quelle est véritablement, se demande-t-on, la forme de gouvernement intérieur qui convient à la nation française ? En fait de gouvernement, que veut-elle et que peut-elle ? Quelles sont ses capacités et ses convenances ? Qu’est-ce que son histoire lui conseille et lui lègue ? Où est son expérience et sa tradition ? Est-ce vers la liberté politique qu’elle aspire ? Alors pourquoi l’avoir possédée si souvent pour la laisser échapper si facilement ? Est-ce au joug d’un maître qu’elle veut prêter ses épaules ? Alors pourquoi ces subites et impétueuses explosions d’indépendance qui reparaissent de siècle en siècle ? Pourquoi ce déclin si prompt et cette chute si profonde du pouvoir absolu le lendemain même du jour où, débarrassé de toute entrave et vainqueur de tous ses ennemis, il était déposé tout entier entre les mains d’une famille adorée, et n’avait qu’à gouverner en paix une nation soumise ?

« Si la nation française est faite pour être libre, pourquoi s’est-elle si longtemps prêtée de bonne grâce au pouvoir absolu ? Si elle est née pour servir, pourquoi l’a-t-elle si solennellement et si brusquement renversé ?


M. de Broglie ne parle que de la nation française ; ses observations s’appliquent à toutes.

C’est un point d’histoire dès longtemps établi que toute nation, quelque désir qu’elle ait d’assurer son gouvernement, tend continuellement à en changer la forme, et que, n’y pouvant parvenir au gré de ses aspirations quotidiennes, elle finit par le renverser, accomplissant ainsi en un jour ce qui devait être l’œuvre des siècles. Pas de nation, pour peu qu’elle ait fourni de carrière, qui n’en offre d’exemple. — Cela résulte, dit Machiavel après Aristote, de la nature des choses. — Sans doute : mais comme ici la nature des choses, d’après Aristote et Machiavel, consiste en ce que le gouvernement devient insupportable à la nation et incompatible avec ses besoins, la question reste entière : Comment, tandis que l’autorité paternelle, le mariage, la famille, n’éprouvent de la part du peuple aucune opposition, tandis que les améliorations s’y opèrent sans résistance ; comment, dis-je, un organe aussi important que l’État, à la conservation duquel tous les vœux sont acquis, est-il sujet à une existence aussi tourmentée, aussi précaire ?

Mais écoutons M. de Broglie.

« Il est, nous le savons, d’heureux esprits que ces perplexités ne traversent pas. Nous avons lu naguère, et même en fort bon lieu, des théories d’histoire de France très-conséquentes et très-bien liées, dans lesquelles tout semble se tenir à merveille. Suivant ces faiseurs de systèmes, les deux principes qui ont toujours présidé au développement de la France suffisent aussi à tous ses vœux, l’Égalité et l’Autorité. La plus grande mesure d’égalité possible sous la garde de la plus grande somme d’autorité imaginable, voilà le gouvernement idéal de la France. C’est là ce que la couronne et le tiers-état ont cherché de concert, à travers nos longues agitations. Supprimer les rangs supérieurs qui dominaient la bourgeoisie, et du même coup les autorités intermédiaires qui gênaient la royauté, arriver par là à une égalité complète et à un pouvoir illimité, c’est la tendance finale et providentielle de l’histoire de France.

« Une démocratie royale, comme on l’a dit, en d’autres termes un maître et point de supérieurs, des sujets égaux et point de citoyens, point de priviléges mais point de droits : telle est la constitution sociale qui nous convient. On appelle cela le gouvernement historique de la France et la glorification du principe d’autorité ; on le recommande, en termes coulants et par des raisonnements anodins, à l’imitation des législateurs de notre âge et à l’amour des générations futures.

Nous ne nions pas les douloureuses confirmations qu’un tel système peut trouver dans les précédents de notre histoire. Nous avons montré nous-même comment entre les étourderies de la noblesse, les défaillances du tiers-état et l’habileté de la couronne, presque toutes nos commotions politiques se sont terminées par le progrès simultané de l’égalité et de l’autorité. Mais il est pourtant impossible de séparer ce mouvement de sa fin ; et cette fin, ce fut la catastrophe de la Révolution française. S’il est vrai que la combinaison de l’égalité et du despotisme soit le gouvernement naturel de la France, comment se fait-il que l’ancienne monarchie ait péri au moment même où elle se rapprochait le plus de cet idéal ? S’il est vrai que la nation française ne demande que deux choses, un joug et un niveau, et que tout Français consente aisément à obéir pourvu qu’il n’ait personne à respecter, d’où vient que c’est à partir du jour où ce double désir a été à peu près pleinement satisfait que s’est ouverte pour la royauté une ère de décadence que rien n’a pu conjurer, et pour la nation une série d’agitations que soixante ans n’ont pu finir ? Ne serait-ce point que le gouvernement fondé sur l’égalité dans l’obéissance, résultat des fautes successives du tiers-état, flattant toutes ses faiblesses, ne satisfaisait pourtant aucune de ses aspirations généreuses, et laissait par conséquent la nation dans un secret mécontentement d’elle-même ? Ne serait-ce pas surtout que cette forme de gouvernement renferme des conditions qui rendent toute stabilité impossible, et qui font de la démocratie royale la moins solide comme la moins noble des institutions politiques ? (Revue des Deux-Mondes, 15 janvier 1854.)


Il n’est pas exact de dire, comme fait M. de Broglie, que la démocratie royale, il sous-entend impériale, soit le moins solide des gouvernements. Elle est tout aussi solide que la monarchie et l’aristocratie, j’oserais même dire qu’aucune institution politique n’offre autant de stabilité. Il n’y a rien de plus ferme, de plus fixe, de plus immuable, que l’instinct. Une plèbe ignorante, purgée de tout ferment généreux et philosophique, se donnant un prince de son crû, forme un tout politique qui peut durer autant qu’elle-même, indéfiniment. Tel est le gouvernement turc, qui remonte à plus de 500 ans, et dont Abdul-Médjid est le trente-quatrième sultan. Si l’empire turc, après avoir usé dans de longues guerres les facultés physiques et conquérantes de sa nation, est tombé dans l’étisie, s’il soulève le mépris même de nos soldats, ce n’est pas tant sa faute que celle des nations qui l’entourent, qui l’étreignent de leur civilisation active, et, le pénétrant de toutes parts, le contraignant à réfléchir, accélèrent sa dissolution. Plus elles montent, plus il paraît descendre ; mais ce n’est pas une raison de dire que par lui-même il manque de stabilité. L’empire ottoman pouvait aller dix siècles sous le protectorat de la Russie ; il meurt de la raison des puissances occidentales.

Quoi qu’il en soit, il résulte des réflexions de M. de Broglie que la France, après avoir traversé cinq ou six sortes de gouvernements, ne sait point encore auquel s’arrêter ; qu’elle les a repoussés successivement tous et avec la même énergie ; que le scepticisme politique s’est développé dans le pays en raison directe des variations de l’autorité ; que non-seulement la foi au pouvoir est éteinte, mais que l’antipathie est arrivée au comble, et que n’était un je ne sais quel sentiment de conservation ou de peur qui retient en haut et en bas la masse, le pouvoir, dont la compression augmente de jour en jour, tomberait vite : en sorte que plus, avec le temps, la raison publique grandit et la civilisation se développe, plus éclate l’antagonisme entre la société et le gouvernement.

Telle est, Monseigneur, l’énigme dont je vous demande, à vous à qui la foi enseigne tant de choses, la solution. Que signifie cette évolution interminable ? S’il est pour les nations un système de gouvernement normal, et la raison y incline, à moins de supposer que le gouvernement ne soit qu’une superfétation nuisible, d’où vient que la nation française, intelligente entre toutes, généreuse, pleine d’audace, aimant la liberté jusqu’à la licence, l’égalité jusqu’à l’ostracisme, l’ordre public jusqu’à la transportation, folle de légalité et folle d’arbitraire, d’où vient qu’une telle nation ne l’a pas encore trouvée ?

M. de Broglie tond à accuser le pays : j’inclinerais plutôt à accuser le pouvoir. Mais toutes ces récriminations de peuple à prince sont puériles ; elles ne prouvent qu’une chose, que le pays et le pouvoir, malgré leur bonne volonté, ne peuvent faire ménage ensemble : et c’est ce dont je demande la raison.

Que si, la question intentionnelle étant des deux parts écartée, les parties mises dos à dos avec leurs griefs réciproques, nous devons rapporter à une loi générale les évolutions politiques dont notre nation est le passif et très-instructif sujet ; si, comme a prétendu le démontrer Machiavel dans ses discours sur Tite-Live, les sociétés sont condamnées à rouler sans fin dans ce cercle fatal, et si les événements contemporains n’ont fait que justifier sous ce rapport la théorie du Florentin, quelle est alors cette loi ? quelle est la raison de toutes ces aventures ? par quelles considérations de théodicée, de métaphysique, d’économie sociale, expliquer cette antinomie choquante, immorale, d’un être, la société, en lutte continuelle avec sa fonction motrice, avec son maître organe ? Quelle cause secrète oppose incessamment l’intérêt du prince à l’intérêt, d’abord du plus petit, puis du plus grand nombre, et précipite ainsi les États vers leur ruine : comme si le gouvernement avait au sein de la vie sociale, seule continue et progressive, une vie propre et limitée, comme si par conséquent son renouvellement périodique était pour les sociétés une condition de durée ?…

IV

Je ne ferai pas attendre à mes lecteurs la solution.

Ainsi qu’on vient de voir, je réduis toute la science politique à une question unique, celle de la stabilité.

Qui fait que depuis la haute antiquité jusqu’à nos jours la constitution des États a été si fragile, que tous les publicistes, sans exception, l’ont déclarée essentiellement instable ?

Qui leur conférera la stabilité et la durée ?

Telle est pour moi la question fondamentale, la seule précisément qui n’ait pas été traitée à fond. Les autres n’ont qu’une importance secondaire.

Et telle est ma réponse :

Ce qu’il faut considérer avant tout dans le gouvernement n’est pas l’origine (droit divin, droit populaire ou droit de conquête) ; ce n’est pas non plus la forme (démocratie, aristocratie, monarchie, gouvernement simple ou mixte) ; ce n’est pas même l’organisation (division des pouvoirs, système représentatif ou parlementaire, centralisation, fédéralisme, etc.) : c’est l’esprit qui l’anime, la pensée intime, l’idée.

C’est par leur idée que les gouvernements vivent ou meurent… Que l’idée soit vraie, et l’État, si reprochable qu’en soit l’origine, si défectueuse que paraisse son organisation, se rectifiant de lui-même, conformément à sa pensée secrète, sera à l’abri de toute atteinte du dehors, comme de toute corruption du dedans. Il fera rayonner autour de lui sa pensée, et s’accroîtra sans cesse en étendue, en profondeur et en force. Au contraire, que l’idée soit fausse, alors il n’est légitimité, popularité, organisation, puissance militaire qui tienne, il faut qu’il tombe.

Or, comme la pensée, avouée ou non avouée, des gouvernements, a été jusqu’ici un préjugé radicalement opposé à la Justice, une fausse hypothèse politique ; comme d’un autre côté la succession des États dans l’histoire est une marche ascensionnelle vers leur formule juridique, on peut, à ce double point de vue de la théorie et de l’histoire, les ramener tous à trois systèmes différents, que nous examinerons l’un après l’autre :

1. Système de la Nécessité, qui est celui de l’antiquité païenne ;

2. Système de la Providence, qui est celui de l’Église ;

Ces deux systèmes, antithèses l’un de l’autre, sont les extrêmes opposés d’une seule et même déduction qui embrasse tout l’âge religieux : par leur fusion ils forment depuis trois siècles le système combiné de la politique moderne ;

3. Système de la Justice, qui est celui de la Révolution, et qui constitue, par opposition au gouvernement religieux, le gouvernement humain.

Ainsi, il en est du Pouvoir comme de la propriété, de la division du travail, et de toutes les forces économiques : pris en lui-même, et abstraction faite de la pensée plus ou moins juridique qui le détermine, il est étranger au droit, indifférent à toute idée morale ; c’est un instrument de force.

Tant que le gouvernement n’a pas reçu la Justice, il reste établi sur les idées de Fatalité et de Providence, il tend à l’inorganisme, il oscille de catastrophe en catastrophe.

Le problème est donc, après avoir préparé le terrain économique, de faire au gouvernement application de la Justice, par là de l’affranchir de la fatalité et de l’arbitraire : tel est l’objet de la Révolution.


CHAPITRE II.

Du gouvernement selon la nécessité : Platon, Aristote, Spinoza,Rousseau, Machiavel. — Métaphysique du système.

V

La plus grande des divinités antiques, devant laquelle toutes les autres, comme de simples créatures, courbaient la tête, était le Destin, Fatum, Parca, Necessitas, Sors ou Fors, Fortuna ; grec, Μοΐρα, Ἀναγκὴ, etc.

Par le Destin, disait la religion, et à sa suite la philosophie, s’explique tout ce qui arrive dans l’univers, les destinées des mortels, et les révolutions des empires. Devant lui toute question tombe, toute recherche expire : il est la raison première et dernière des choses.

Pourquoi ces débâcles de nations et de trônes, croulant les uns sur les autres, dans une instabilité perpétuelle ? — C’est le Destin qui le veut ; c’était écrit dans son livre ; c’est le fuseau de la Parque qui tourne : sic volvere Parcas !

Pourquoi suis-je pauvre, opprimé, tandis que tel autre, qui vaut peut être moins, commande et jouit ?

C’est le Destin qui l’a ainsi établi, c’est lui qui nous assigne à chacun notre lot, sortem, μοΐραν. Qui oserait réclamer contre ses décrets ?

Et pourquoi ne réclamerais-je pas ? Qu’y a-t-il de commun entre moi, être libre, que la Justice possède, et le Destin ?…

Impiété ! Les dieux mêmes sont soumis à la Destinée ; et toi, ver de terre, tu protesterais contre elle ! Heureux seulement, si avec le secours de ces Immortels, qui te donnent l’exemple de la soumission, tu parviens à lire quelques lignes du livre éternel ! Connaissant ton sort par avance, tu le rempliras avec plus de certitude, tu éviteras ce qui pourrait t’en détourner : c’est le seul moyen qui te soit laissé d’ajouter à ta fortune si elle est favorable, comme aussi de l’adoucir si elle est contraire…

Ainsi procède le génie humain. Au lieu de chercher dans l’analyse des faits la raison des choses, de contrôler par des observations réitérées ses premiers aperçus et de rectifier ses jugements, il tranche, il décide, il décrète, il joue, sans s’en apercevoir, le rôle du Destin qu’il adore. Puis il se donne des mythes, il s’entoure de fables et de mystères ; il se crée, pour conjurer le Destin, une pharmacie de sacrements et tout un chenil de divinités.

Ce qu’il y a de plus triste est de voir ensuite la philosophie redire en phrases pédantesques les enseignements de la superstition, et donner ses pastiches pour des découvertes. Laissons de côté la théologie fataliste du pouvoir, que Mahomet a résumée en un mot, islam, résignation. Mais les docteurs ès sciences politiques, qu’ont-ils fait autre chose que la déduction matérialiste du mythe oriental ?

VI

Tous les auteurs qui ont traité de la politique, depuis Platon jusqu’à J.-J. Rousseau, sont d’accord que l’instabilité est inhérente à tout gouvernement ; et comme ils expliquent cette instabilité par un fait de nature prétendu nécessaire, lequel se traduit pour l’État en une loi également nécessaire, il en résulte, selon ces auteurs, que l’État, en obéissant à sa nécessité naturelle et sociale, travaille nécessairement à sa ruine.

Sur quoi j’observe, tout d’abord, qu’une pareille nécessité est chose contradictoire, qui répugne à la notion de l’être, aux lois du mouvement et de la vie, à la destinée sociale, au progrès de l’humanité, à la fonction officielle de l’État. A priori, de par la logique, avant tout examen et contrairement à l’ancienne doctrine, j’affirme donc que la stabilité est essentielle à l’État, et que l’opinion de sa caducité nécessaire, naturelle, organique, est fausse.

Quelle serait, au surplus, cette cause fatale de caducité, qui plane comme l’oiseau de la mort sur la pensée des publicistes et des hommes d’État ?

Serait-elle dans l’objet même de la constitution politique, dans ce qui fait son mandat, sa mission, sa fin ?

L’objet ou la cause déterminante de l’établissement du pouvoir chez les peuples primitifs a été de protéger la Justice, telle quelle, contre les incursions de la barbarie, soit intérieure, soit extérieure. L’histoire des plus vieilles civilisations, dans la Chine, l’Inde, la Chaldée, l’Égypte, de leurs guerres, de leurs expéditions, des invasions qu’elles ont éprouvées, le démontre. L’oppression des Doriens par toute la Grèce pendant plus de quatre siècles, les guerres serviles des Romains, le montrent encore. Platon, à qui on fait honneur de cette découverte, que la Justice est l’objet, partant la base et la loi du gouvernement, ne fut ici que l’interprète des législations primitives, de même que sa république n’est qu’une contrefaçon des premières utopies. Il ne sut pas même déduire de son principe que l’État ayant pour fondement la Justice, pour mandat la Justice, pour loi d’organisation et d’action la Justice, sous tous ces rapports l’institution politique n’ayant rien que de légitime, par conséquent d’éminemment vital, elle devait être, par nature, essence et destination, inaccessible à toute atteinte, à toute dissolution, en un mot immuable. Le premier au contraire, Platon désespère de la stabilité de l’État. Il n’attend rien, pour sa conservation, de l’efficacité du droit. Après avoir posé en principe la légitimité de l’institution, il conclut par la nécessite de la chute. Aussi ne donne-t-il sa république que comme un idéal.

Si le pouvoir est irréprochable dans son objet, faut-il accuser son origine, son installation, son organisation ou sa forme ?

D’une part, quant à l’origine et à l’intronisation, il ne paraît pas qu’elles exercent une influence sérieuse sur la stabilité des États. Quel que soit le prince, qu’il vienne de l’élection ou du droit divin, qu’il soit le produit de l’usurpation ou de la conquête, le pays se montre toujours avec lui de bonne composition, s’il fait justice.

Quant à la constitution du pouvoir, elle peut d’autant moins être un principe de ruine, qu’elle est donnée le plus souvent par la constitution physique du pays : sol, climat, race, tempérament, génie, langue, religion, production agricole, industrie, etc.

C’est en vertu de ce principe que l’histoire de chaque peuple pivote sur une institution centrale, symbole, formule de sa constitution native, expression de son génie, sorte de Palladium et de mot de ralliement, qui ne périt qu’avec lui : dans l’Inde, la caste ; en Égypte, le sacerdoce ; chez les Arabes, la tribu ; en Grèce, l’amphictyonie ; dans l’Italie, ancienne et moderne, l’Église et l’empire ; en France, la monarchie ; en Allemagne, la diète ; en Angleterre, le parlement ; en Espagne, les cortès ; aux Pays-Bas, les bourgeois ; en Suède, les paysans ; en Pologne, les nobles, etc.

Nous avons en France un exemple frappant de cette persistance de la forme native de l’État. Après une durée de quatorze siècles, soit, en comptant les empereurs romains, de près de dix-neuf, la royauté est enlevée par la Révolution. Pour créer l’équilibre social, la première pensée est de refaire le gouvernement. Quelle en sera la forme ? La démocratie, s’écrient les révolutionnaires. Mais non : à peine la démocratie a supprimé la royauté et le roi, qu’elle travaille à les reproduire par sa centralisation, son unité, par le commandement, la réglementation, l’uniforme. Le terrain préparé par les législateurs ; le peuple n’a plus qu’à consommer l’œuvre par son suffrage. Aussitôt qu’il peut intervenir, il se donne un chef, Napoléon ; et nous n’avons pas même la monarchie balancée de 91, nous avons celle de Louis XIV et de Charlemagne.

Il y a dans tous ces faits comme un témoignage de la nature qui, en dépit des accidents révolutionnaires, proteste de la stabilité essentielle de l’État, et, par l’innéité et la constance des formes organiques, dément la théorie prétendue de la caducité nécessaire des gouvernements. Ce n’est donc pas là qu’il faut chercher la cause première des cataclysmes politiques, et il est juste de dire que ce n’est pas là non plus que les auteurs ont cru la découvrir,

VII

La nécessité, naturelle et sociale, qui s’impose à l’État comme loi politique, et le rend en conséquence fatalement instable, c’est, dit Aristote, l’inégalité des conditions et des fortunes… Telle est la cause générale des révolutions ; toutes les autres ne sont que secondaires.

Or, comme il est de fait qu’à mesure que la civilisation se développe par la science, l’industrie et l’art, l’inégalité grandit en même temps, on peut ajouter aux paroles d’Aristote ce corollaire, que plus la société avance, plus la condition des États devient précaire et les révolutions fréquentes ; sur ce point encore l’histoire semble confirmer le dire de la philosophie.

L’inégalité, voilà donc, en un mot, le nœud de la politique et la clef de l’histoire.

À cette assertion d’Aristote, je réponds deux choses :

1o Quand il serait vrai, comme le Péripatétique et tous ses successeurs le prétendent, que l’inégalité fût une loi de nature, elle ne pourrait pas, précisément pour cette raison, devenir une cause de subversion pour l’État. Tout au contraire, comme elle serait un élément de l’humanité, elle en serait un aussi de la politique, elle serait une condition de stabilité pour le pouvoir. Il implique contradiction qu’un être périsse en obéissant à sa loi.

Dans cette hypothèse, la théorie d’Aristote, qui est celle de Platon, de Machiavel et de tous les autres, et déjà fausse.

2o Mais il n’est pas vrai que l’inégalité soit une loi de la nature et de la société ; sur ce point je n’ai plus à faire ma preuve.

J’ai démontré, par raison juridique et mathématique, que l’inégalité des fortunes, bien qu’en vertu de conventions expresses et dans l’intérêt des relations économiques elle puisse être l’objet d’une certaine tolérance, n’a rien en soi cependant de nécessaire ni d’humain ; qu’en tant qu’elle est le fait de la nature, c’est un accident auquel la prudence du législateur, l’habileté de l’économiste, la sagesse du pédagogue, sont appelées à porter remède ; en tant qu’elle résulte de l’anarchie politique, mercantile et industrielle, une violation du droit.

Je ne reviendrai pas sur cette thèse, d’une certitude désormais invincible. Mais je conclus contre Aristote et toute la vieille politique :

Quelles que soient les inégalités que la nature laisse subsister entre les hommes, et dont nul citoyen ne songea jamais à faire un grief à l’État, ce ne sont pas ces inégalités qui provoquent la révolte, comme il plaît au philosophe de Stagyre de le dire, et qui amènent les révolutions ; c’est l’iniquité systématique dont elles sont le prétexte, et qui fait de l’économie sociale un guet-apens tendu au travail, à la bonne foi et à la liberté.

La cause de l’instabilité des gouvernements, en un mot, ce n’est pas, comme on l’a dit, l’inégalité naturelle, si qua est ; c’est la subversion, en tout, partout et toujours, de la balance économique.

Or, puisque le pouvoir, d’après tous les politiques, est établi pour la garde de la Justice, ce qui revient à dire pour maintenir la balance entre les intérêts et les services, il résulte que le remède à l’instabilité politique est trouvé : c’est de renoncer à l’hypothèse préconçue d’une inégalité nécessaire, et, à la place de cette idée funeste qui corrompt les gouvernements, de donner à l’État, pour idée mère, l’équilibre économique ; pour mission, de procurer lui-même cet équilibre.

Ainsi la théorie de l’instabilité politique, par suite celle de la nécessité politique ou de la raison d’État, qui a inspiré tous les législateurs, les philosophes, les hommes d’État, et qui gouverne encore aujourd’hui les sociétés, cette théorie est triplement fausse : elle est fausse dans sa donnée métaphysique, en ce qu’elle suppose un état de subversion nécessaire ; elle est fausse dans sa notion de l’inégalité, dont elle fait à la fois une loi de nature et une loi sociale, ce qui veut dire une loi de droit ; elle est fausse, enfin, dans la conséquence qu’elle tire de cette inégalité, contre laquelle elle suppose que l’homme se révolte malicieusement, tandis que son devoir est de s’y soumettre ; j’ajoute : ce qu’il ne manque pas de faire, tant qu’il n’y découvre pas d’injustice.

Nous tenons maintenant le fil qui va nous conduire dans le labyrinthe politique et nous donner le secret de toutes les agitations et culbutes des gouvernements. L’histoire des États n’est autre que l’évolution de cette funeste erreur, qui commence à l’origine même des sociétés, dont la philosophie s’est faite ensuite l’écho, et qui ne devait finir qu’à l’apparition d’une science nouvelle, l’économie.

On conçoit, du reste, que ce n’est point avec cette netteté analytique, si nouvelle encore pour notre époque, que le phénomène pouvait être d’abord envisagé et compris. D’un sentiment unanime, païens et chrétiens, monarchistes et démocrates s’accordèrent à considérer l’inégalité comme une loi de la nature et de la Providence contre laquelle nul n’avait le droit de protester, et qui, s’imposant à la raison pratique, devenant ainsi raison d’État, trouvant son expression, et, si on peut le dire, sa garantie dans le pacte social, conduisait systématiquement l’État de naufrage en naufrage.

Établie sur une conception pareille, la société est en œuvre de suicide ; le pouvoir, gardien de la Justice, est impuissant à remplir son mandat : c’est un organe d’iniquité. Contraint fatalement, pour soutenir un ordre de choses dont l’immoralité ne tarde pas à paraître, à user envers les citoyens de violence, de ce moment il est perdu. En place de la Justice règne la raison d’État, dont le dernier mot, le terme funeste, est la tyrannie.

On en a fait avant moi la remarque : la vie des États est une dialectique. Rien ne le montre mieux que ce système de la Nécessité.

VIII

L’ordre politique, ainsi que l’a montré Aristote, étant lié à l’ordre économique, tous deux solidaires, on peut prévoir quelle influence l’inégalité sociale, soutenue per fas et nefas, exercera sur la stabilité de l’État.

Le pouvoir, en effet, n’ayant et ne pouvant avoir d’objet que de protéger l’ordre économique dans ce qu’il a de juste et dans ce qu’il a d’injuste, il est clair que le gouvernement aura la paix ou sera livré à l’antagonisme selon que les intérêts seront plus ou moins troublés par le défaut d’équilibre et par leur antagonisme ; en autres termes, que l’iniquité qui affecte l’ordre social se communiquera dans la même proportion au gouvernemental. En sorte que, comme l’ordre économique se trouve, par l’inégalité qu’il consacre et développe, placé hors du droit, l’ordre politique, institué pour sa défense, sera fatalement conduit à s’affranchir aussi du droit.

Ainsi, à mesure que l’inégalité se creuse entre les citoyens et rend la société chancelante, le gouvernement, forcé d’user de plus en plus de la force, tourne au despotisme, à la tyrannie, et se démoralise. Par sa violence, il perd l’appui que lui prêtait autrefois la société ; par la nécessité de se défendre, il se concentre, il déforme sa propre constitution, il rétrécit de plus en plus sa base, jusqu’à ce qu’enfin n’étant plus arc-bouté ni par la société qui se retire, ni par la division de ses parties, il perd l’équilibre et tombe.

Que des historiens, plus poëtes que philosophes, accusent après cela de la décadence des empires la corruption des mœurs, l’ambition des grands, les passions de la multitude, l’affaiblissement de la religion, etc., il est clair que ces explications n’atteignent pas la cause première, elles ne sont qu’une analyse du phénomène.

Aussi longtemps donc que la balance économique n’a pas été établie, le problème du gouvernement se pose en ces termes, qui font de son existence une impossibilité :

« Étant donnée une nation, avec son territoire, son industrie, ses intérêts, sa religion, ses mœurs, ses relations, ses instincts, son génie ; l’inégalité des fortunes et la subordination des rangs étant tout à la fois la condition d’existence de la société et la cause de ses agitations : organiser au sein de cette société, avec ses hommes et ses ressources, une force publique devant laquelle tout intérêt s’efface, toute volonté plie, toute résistance se brise ; puis, au moyen de cette force, discipliner et conduire la nation, la maintenir dans l’obéissance le plus longtemps possible ; exercer le pouvoir, au dedans et au dehors, dans le sens du privilége aristocratique, de la hiérarchie des fonctions, de la subordination des masses et de la prérogative gouvernementale ; le tout avec le plus de gloire pour le prince et de profit pour la classe élevée, le moins de turbulence et de misère dans la plèbe. »

Dans ce programme, qui est celui de tous les pouvoirs, de toutes les théories, de toutes les utopies, la justice n’est comptée pour rien ou presque rien. Il ne se peut autrement : la Justice, dans l’hypothèse de l’inégalité naturelle et sociale, hypothèse qui n’est autre que celle de la déchéance originelle, n’étant pas de l’homme, mais du souverain, identique et adéquate par conséquent à la volonté du souverain, à l’intérêt du souverain, la Justice n’a rien à faire dans une constitution dont le principe est la nécessité ; le moyen, la force ; le but, d’empêcher, par la force, la révolte de la misère contre le privilége.

Suivant que le prince s’inspirera de tel ou tel des éléments dont est formée la constitution physique du pays, il y aura une politique des instincts, une politique des intérêts, une politique de tradition, une politique de guerre, une politique de religion. Toutes ces politiques ont été glorifiées tour à tour par les beaux esprits de chaque siècle ; elles le sont plus que jamais aujourd’hui. Mais une politique de Justice, il n’y en eut jamais ; il ne saurait y en avoir. La Justice, prise pour principe, moyen et but du gouvernement, est une utopie révolutionnaire, qui ne se peut réaliser que par l’Égalité.

IX

Ainsi, tant que dure l’éducation économique des sociétés, la Justice étant subordonnée à l’Autorité, le Pouvoir tend fatalement au despotisme, qui lui devient de plus en plus un besoin, tranchons le mot, une vertu.

Suivez ce raisonnement, qui contient toute la théorie du fatalisme politique :

La société est sacrée. Elle est la source, le sujet de la Justice, si la Justice est quelque chose, puisque, sans remonter jusqu’à Dieu, qui en créant l’humanité lui a donné ses lois, hors de la société il n’y a que l’état de guerre, la barbarie, le non-droit.

Théoriquement, qui dit Justice dit égalité. Dans le fait, cette égalité est démentie par la nature, qui, nous faisant inégaux dans nos personnes, nous soumet à cette trinité fatale : inégalité devant la nature, inégalité devant la fortune, inégalité devant la société et devant la loi.

Devant cette inégalité invincible, la créature raisonnable et pieuse s’incline avec résignation ; le méchant, par la concupiscence de la chair et l’orgueil de l’esprit, se révolte et conspire contre la hiérarchie éternelle.

Or la société, en créant pour sa défense l’organe gouvernemental, confère au prince ses droits sur les personnes et sur les choses, et le rend inviolable.

Il suit de là que si la société réclame, pour le maintien de sa hiérarchie, le sacrifice de certains intérêts, le Pouvoir ne peut reculer devant l’exécution de cet ordre ; que tout ce que le prince accomplit à ce point de vue supérieur est légitime ; qu’il serait coupable s’il manquait à ce devoir ; que si, de plébéien à plébéien, de noble à noble, d’église à église, il est bien qu’une justice égale soit religieusement suivie, il n’en est plus de même de prolétaire à aristocrate, de laïque à clerc, de citoyen à prince, du prince lui-même à la nation…

Ce qui revient à dire que le gouvernement, institué en apparence et avec une commune bonne foi pour servir d’organe au droit, possède en outre le privilége de faire, le cas échéant, abstraction du droit et de ne se guider que par la raison d’État ; qu’ainsi, mandataire de la Justice, il est supérieur à la Justice ; que par conséquent, plus il vieillit, plus, la nécessité le poussant, il accumule sur sa tête d’iniquités et avance sa ruine.

Cette théorie d’arbitraire autant que de fatalisme, qui se résout, comme l’on voit, en une contradiction, a été gravement soutenue de nos jours comme la quintessence de la morale, le fin du fin de la politique.

L’homme d’État, disent les adeptes, obéit à deux maximes différentes, à deux lois, à deux morales, selon qu’il applique les règles ordinaires de la Justice, ou que, s’élevant à une sphère plus haute, il considère la raison d’État. Mais son âme n’en est point troublée : autant dans la science le général l’emporte sur le particulier, autant dans la conscience de l’homme d’État la morale politique, la grande morale, l’emporte sur la morale vulgaire. Pour lui, les distinctions accoutumées du juste et de l’injuste changent et s’intervertissent dès qu’il est question du salut public et de la raison d’État. Ce qui est utile à la Société, c’est-à-dire à la hiérarchie, à la noblesse, au clergé, au prince, passant en première ligne, est le vrai bien ; ce qui peut leur nuire est le mal : tant mieux pour le citoyen, dont le droit y concorde ; tant pis pour celui dont le droit y est contraire. C’est un risque que tous ceux qui vivent sous la loi de l’État s’engagent tacitement à courir : la société n’existe qu’à ce prix. Islam, résignez-vous !

X

Le système de la raison d’État, qui n’est autre que le système du Fatum, motivé sur le principe d’une inégalité purement hypothétique, a régi tous les anciens peuples ; il régit les modernes.

Car il ne faut pas s’imaginer, parce que le christianisme a répandu sur le monde son eau baptismale, que le paganisme, qui le premier donna la sanction du destin à l’inégalité, ait disparu. En politique, le paganisme vit toujours ; il partage avec le christianisme la religion des mortels, et plus la dissolution du corps social devient imminente, plus il se vante de le guérir… par la force.

Platon, qui avait si bien vu que la Justice et la vertu sont les seules et véritables bases de l’État ; qui accusait la démagogie de son temps d’avoir fait de la politique un art de crime, une théorie de violence et d’iniquité ; qui, jouant sur le mot ἀρἴστοι, rappelle ses concitoyens au gouvernement, non plus des riches et des puissants, mais des meilleurs, et leur présente dans ce but un idéal de république où la Justice seule, selon lui, commande et gouverne ; Platon, dans sa célèbre utopie, alors qu’il s’imagine n’obéir qu’à la Justice, ne fait en réalité que suivre la raison d’État. Incapable de faire la balance du doit et de l’avoir de chaque citoyen, regardant l’inégalité comme une loi nécessaire, il ne trouve rien de mieux que de supprimer toute espèce de droit individuel et de faire peser sur les têtes un niveau absolu. C’est la raison d’État élevée à la plus haute puissance : communauté de biens, communauté de femmes, repas communs, élimination de la richesse, du luxe, de la poésie, de l’art : voilà où le prince des politiques et des moralistes se laisse conduire par la théorie de la nécessité.

Esprit plus positif, doué d’un sens trop vif des réalités humaines pour tomber dans ce communisme, qu’il censure justement, Aristote, tout en faisant la part plus grande à la liberté, au droit de l’homme et du citoyen, n’en reste pas moins, comme Platon son maître, un sectateur fidèle de la nécessité, un praticien de la raison d’État. Mieux que personne il avait aperçu les rapports qui unissent l’ordre politique et l’ordre économique ; les deux premiers livres de la Politique traitent de la société civile, de la propriété, de la famille, du travail, de l’esclavage, de la finance, etc. Pour comble, il avait recueilli, analysé, comparé jusqu’à cent cinquante constitutions d’états, dont la substance se trouve résumée dans son livre.

Rien n’y servit : ni l’érudition du publiciste, ni les observations de l’économiste, ne sauvèrent l’utopie aristotélique de l’écueil où avait échoué celle de Platon. Les temps n’étaient pas venus sans doute : la science était trop faible, le préjugé trop fort, la raison trop confuse, la conscience trop engourdie. De même que Platon, Aristote donne la préférence à l’aristocratie ou gouvernement des meilleurs, et distingue du premier coup dans la société trois classes d’hommes : une classe supérieure, gouvernante ; une classe inférieure, ou plèbe, obéissante ; et une classe servile, travaillant pour les deux autres. De là, bon gré mal gré, toutes les iniquités du pouvoir aristocratique, mais iniquités nécessaires, qui font partie intégrante des attributions et prérogatives du sénat, et sans lesquelles la noblesse, le gouvernement, par suite la société elle-même, périraient.

Fallait-il naître homme de génie, s’appeler Aristote, pour nous donner ce travestissement de la mythologie du Fatum ? Comme le gouvernement aristocratique naît de la nécessité, il a pour loi la nécessité ! C’est plus métaphysique que la fable, mais c’est moins beau à coup sûr. Mais dites-moi donc, ô philosophe, quelle différence vous faites alors de l’aristocratie et du despotisme ? Qu’importe, pour parler au nom de la nécessité ou de la raison d’État, que le despote soit un ou plusieurs ? Le gouvernement en sera-t-il plus équitable, plus moral, plus rationnel, moins enclin à l’inorganisme par la concentration fatale de ses pouvoirs ? Et puis, d’où savez-vous que dans tout cela il y ait nécessité ?…

Qui a nommé Platon et Aristote a dit la pensée de la Grèce et de l’Orient dans ce qu’elle eut à la fois de plus positif et de plus idéal : en eux, nous possédons l’antiquité tout entière, théorie, pratique et histoire.

L’histoire romaine, depuis l’expulsion des Tarquins jusqu’à César, est la démonstration éclatante de cette vérité, que le pouvoir élevé au-dessus de la Justice par la raison d’État ne peut supporter de constitution, que si on lui en impose une il l’use à la longue, et que son dernier mot est la force. Sans tant philosopher, et longtemps avant d’avoir reçu la visite de Cynéas, les pères conscrits l’avaient compris et traitaient en conséquence la plèbe, qui de son côté le leur rendait en émeutes perpétuelles.

Cette constitution romaine, qui fit l’admiration de Polybe, ne se soutint qu’à force de révolutions et de remaniements, exempte de troubles alors seulement que le peuple était occupé à la guerre. Après quatre cent soixante ans d’agitations pour la liberté civile et l’égalité politique, Rome ne trouve la paix que dans la dictature perpétuelle : de ce moment date sa décadence, terme fatal d’une évolution dont le point de départ avait été la justice patricienne, l’inégalité.

La féodalité appartient au système de la Providence, dont je parlerai plus bas.

XI

Sur la fin du moyen âge, la Renaissance, et tôt après la Réforme, semblent devoir apporter aux nations fatiguées quelque rafraîchissement. Mais la théorie de la nécessité ressuscite, comme si, pour apprendre la Justice, la raison des peuples avait eu besoin, en désapprenant l’Évangile, de rapprendre le Destin.

Machiavel, Hobbes, Spinoza, fondent l’État sur le principe de nécessité, et aboutissent tous trois au despotisme. Ce que je trouve odieux dans ces philosophes, c’est que là où Mahomet, dans le sentiment de son impuissance, se borne à une élévation de cœur à Dieu, Résignation à Allah ! ils prétendent mettre de la raison. Il n’y a pas d’iniquité pire que celle du Sage : Corruptio optimi pessima.

Avant l’établissement de l’État, dit Spinoza, il n’y a ni juste ni injuste, ni bien ni mal. D’où résulte que tout ce que l’État fait pour sa propre conservation ne saurait jamais être injuste : cela, suivant lui, impliquerait contradiction. Il accorde donc que l’État a le droit de gouverner, au besoin, par la violence, et d’envoyer, même pour les causes les plus légères, les citoyens à la mort ; seulement il se confie en la prudence du souverain, que l’emploi malentendu de la force mettrait en péril ! Il ne voit pas, ce qu’avait fort bien aperçu Aristote, que tout ici est nécessaire, l’abus de la force, et par suite la dissolution de l’État, fatum !

Aussi la considération du péril n’arrête guère les despotes. L’État, c’est moi, dit Louis XIV : on peut voir dans ses Mémoires les étranges leçons qu’au nom du droit divin, et du style le plus dévot, il donne à son petit-fils sur la manière de gouverner les peuples. Hélas ! hélas ! si cette politique d’autocrate est nécessaire, il faut dire que la corruption de la société par la monarchie est aussi nécessaire. Est-ce le dix-huitième siècle qui corrompit Louis XV, et avec lui la constitution monarchique ; ou bien Louis XV, relève de Louis XIV, qui corrompit le dix-huitième siècle ?… Perverti, dès la mamelle par cette tradition de famille, Louis XVI ne recula jamais, malgré sa piété sincère et ses vertus réelles, devant le mensonge, la trahison, le poison, dès qu’il les crut nécessaires au maintien de sa couronne. Et l’empereur Napoléon Ier, qui se crut un instant l’héritier des rois, et à qui il arrivait de dire en parlant de Louis XVI, Notre pauvre oncle, ne l’a-t-on pas entendu renouveler le mot de Louis XIV : La constitution, c’est moi ?

Avec le principe de fatalité et d’antagonisme pris pour base de la société, avec la raison d’État prise pour loi du gouvernement, le domaine public s’identifie avec l’apanage du prince, la constitution de l’État avec la volonté de l’empereur, la nation avec sa personne. Le droit n’existe plus : tout se règle par ordonnance du dynaste, rendue secundùm artem.

La démocratie a suivi, quoique de loin, l’exemple de l’aristocratie et de la royauté. Comme elle n’eut jamais pour but de réaliser la Justice dans l’économie, mais seulement de réprimer l’insolence des grands et de modérer l’exploitation bourgeoise, l’égalité ne fut pour elle qu’un mythe, la Constitution une entrave pour ses adversaires, une toile d’araignée pour elle-même ; quant à sa politique, elle n’est jamais sortie de la fatalité, de la raison d’État. Le contrat social de J.-J. Rousseau ne diffère en rien, sous ce rapport, des théories de Platon, Aristote, Hobbes, Spinoza, et de la pratique du despotisme : extrait des Institutions de Calvin, c’est tout dire. La démocratie a eu sa morale de salut public, ses suspensions de la liberté et de la Justice, ses tribunaux exceptionnels, ses lois de silence, ses épurations, son terrorisme, ses auto-da-fé… Puisse-t-elle enfin comprendre que cette politique dont elle est folle est la cause même de ses défaites, et qu’il n’y a pour elle de salut que dans la balance économique, seul principe qui lui appartienne, et qu’aucun de ses adversaires n’osera jamais ni récuser ni admettre !

Disons-le toutefois, à l’honneur du genre humain, rarement la conscience des princes fut à la hauteur du principe qui les faisait agir. Presque tous l’ignorèrent ; et quand pour la première fois la révélation en fut faite au monde, ils s’en défendirent comme d’un monstre. Rois et pontifes, ministres et philosophes faisaient de la raison d’État comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir ; et les peuples ne s’en scandalisaient pas : cela s’appelait toujours de la Justice. Aujourd’hui même, c’est à peine si la plus savante critique a pu voir dans le livre de Machiavel autre chose qu’une calomnie, une ironie ou une hyperbole.

Quelques mots sur cet étrange livre du Prince trouvent naturellement ici leur place.

XII

Machiavel avait parfaitement observé que l’instabilité de l’équilibre politique, quelle que soit la forme du gouvernement, a sa cause première dans l’opposition des intérêts, en autres termes, dans l’inégalité des fortunes ; il le dit expressément dans ses Décades. Ceci posé, Machiavel ne va pas plus loin ; il ne se demande pas si cette opposition est un fait de nature, ou le résultat d’une fausse opinion ; si par conséquent l’antagonisme qu’elle crée dans le gouvernement est l’expression d’une nécessité absolue, ou seulement d’une nécessité hypothétique. Machiavel s’en tient à la croyance commune. Il suppose, avec Aristote et tous les publicistes, que l’inégalité des conditions est donnée, comme celle des climats, par la nature des choses, et il part de là. Que si, par hasard, il essaye de remonter par la pensée jusqu’à la cause de ce fait premier, l’opposition des intérêts, il se jette alors dans le mysticisme, il en appelle à la loi des sphères, il se refait une mythologie. Plein de mépris pour l’Église et le catholicisme, qu’il accusait d’avoir corrompu l’Italie, ne pouvant revenir à la mythologie des anciens, Machiavel se livre à l’astrologie ; il se crée, pour le besoin de son intelligence, une religion qui répond à tout : c’est le mouvement des sphères, figure nouvelle du destin.

La société ne pouvant donc, selon Machiavel, exister que sur l’inégalité et l’antagonisme, les sphères l’ayant ainsi réglé de toute éternité ; d’autre part l’intérêt social étant le plus grand de tous, et l’État ou le prince représentant la société, il n’hésitait point à sacrifier, en tout état de cause, la Justice à la raison d’État. De là une nouvelle et redoutable opposition, qui, s’ajoutant à celle des intérêts, devait finir par prévaloir contre le gouvernement et amener sa ruine.

Tous les États qui ont existé et qui existent, disait Machiavel, roulent dans ce cercle invariable : monarchie, aristocratie, démocratie. — Passons sur les mixtes.

La nation débute par la royauté : au prince, il recommande de tuer, en une fois et sans faire traîner l’exécution, tous ses ennemis.

L’aristocratie saisit le pouvoir : il lui conseille d’exterminer la dynastie, jusqu’au dernier rejeton.

La démocratie vient à son tour : il lui prescrit de tuer tous les nobles.

Il eût dit à l’Église, si l’Église avait eu besoin de ses conseils, de brûler tous les hérétiques, tous les philosophes, tous les socialistes, qui de leur côté ne devaient pas manquer de massacrer tous les prêtres, si jamais ils devenaient les maîtres.

Du reste, Machiavel ne s’occupe ni de droit public, ni de constitution : il avait pour cela trop de génie, trop de bon sens, trop de franchise. Pour lui, le gouvernement n’est pas l’application de la Justice aux choses de l’État ; c’est l’art de s’établir au pouvoir, de l’exercer, de s’y maintenir, de s’y étendre, d’après la loi des sphères, par tous les moyens possibles, au besoin par la Justice, même par une constitution.

— Mais, observez-vous, avec ce système de proscriptions iniques, le gouvernement se rend odieux et prépare sa ruine. — C’est vrai, répond Machiavel, mais le gouvernement ne peut exister à d’autres conditions, puisque son mandat est de maintenir l’iniquité de l’économie sociale. D’ailleurs, toute chose devant avoir une fin, il ne s’agit plus ici de fonder, comme les prophètes le promettaient à David, pour l’éternité, mais de fournir une carrière suffisante et glorieuse. L’homme sage travaille-t-il à se rendre immortel ? Non, mais à vivre le mieux et le plus longtemps possible. Hors de là, point de politique, point de gouvernement, point de société.

Bien entendu que là où les moyens de droit sont de mise, l’homme d’État ne doit pas les négliger. — Il serait à souhaiter, dit Machiavel, que les choses pussent être toujours réglées par la Justice ; mais comme la chose est impossible, ce serait niaiserie de s’y astreindre.

Ainsi la théorie de Machiavel n’est pas double, comme on l’a cru : appuyée sur le droit pur, s’il s’agit d’une république ; fondée sur la raison d’État, s’il est question d’une monarchie. Dans tous ses ouvrages Machiavel est semblable à lui-même : c’est toujours la même politique, toujours la même déduction, basée sur la même hypothèse.

Machiavel eut la logique de son sujet, et, ce qui vaut mieux, ce qui fit son affreuse réputation et souleva contre lui tous les anathèmes, il en eut le courage.

Ce qu’Adam Smith et les physiocrates firent au dix-huitième siècle pour l’économie, la séparant avec soin de la politique et de la Justice, découvrant le fatalisme de ses lois, l’opposition du travail et du privilége, etc., Machiavel, deux siècles et demi auparavant, l’avait fait pour la politique, la séparant également de la Justice et de l’économie, et faisant de ses procédés une sorte de rubriquaire à l’usage de tous les pouvoirs, sans se préoccuper autrement de ce qui pouvait s’y rencontrer de moral ou d’immoral.

C’est ainsi que nous avons entendu Rossi dire : Autre chose est l’économie politique, et autre chose la morale. — Tout de même avait dit Machiavel : Autre chose est la politique, et autre chose la Justice.

XIII

Nous avons le secret du fatalisme politique, nous en connaissons la théorie : nous pouvons en quelques lignes apprécier cette religion du Destin, sur laquelle on a écrit tant et de si insipides volumes.


1. Dans la société comme dans la nature, disent les fatalistes, les conditions sont naturellement inégales. La Justice dès lors n’a rien d’absolu ; elle est subordonnée à une loi plus haute, dont le gouvernement est l’organe. Cette loi est l’inégalité. Cela est fatal.

2. L’inégalité des conditions engendrant une divergence d’intérêts qu’il est impossible de faire cesser par la Justice, le gouvernement est armé, pour vaincre les résistances, d’une prérogative supérieure qui lui permet de suspendre la Justice et la liberté : c’est la raison d’État. Cela est fatal.

3. Mais l’exercice de cette prérogative paraît bientôt incompatible avec la division du pouvoir ; il exige que la plus entière liberté soit laissée au prince ; il répugne à tout ce que l’on appelle constitution, et qui aurait pour objet de limiter la puissance politique ; et comme le gouvernement est avant tout une force de volonté et d’action, il est inséparable de la personne du prince : il y a identité entre le prince et l’État. Cela est encore fatal.

4. Donc, par le fait de l’action souveraine, il y aura concentration, absorption incessante des facultés de la nation dans la faculté princière ; de sa pensée, de son avoir, de son moi, dans la pensée, l’avoir, le moi, du premier magistrat. C’est toujours fatal.

5. De là, d’abord, corruption du corps social par l’instrument gouvernemental, le premier répugnant invinciblement à l’inorganisme du second, autant qu’à sa raison d’État.

6. De là, ensuite, réaction des citoyens contre le prince, antagonisme entre la société et le gouvernement.

7. De là, enfin, révolution, changement d’étiquette dans le pouvoir, sinon mort de la nation et de l’État. Tout cela est fatal.


Ces propositions sont liées l’une à l’autre par un rapport indissoluble. La nécessité de la première admise, celle des autres en découle ; leur ensemble constitue la métaphysique du gouvernement, tel qu’il s’exerce depuis l’origine des sociétés, et sauf les rares et illusoires réserves que le christianisme et la Révolution y ont introduites. La philosophie allemande a fait à son tour des variantes sur ce thème antique : elle ne l’a pas changé.

XIV

Questions.

Demande. — L’équilibre économique est la condition nécessaire de la moralité, par suite de la stabilité des gouvernements : ce principe est incontestable. Sans une balance des forces, services, valeurs, intérêts, l’État, si parfaitement organisé d’ailleurs qu’on voudra, marche à une ruine certaine ; avec cette balance, au contraire, quelle que soit sa constitution, il peut se modifier, jamais périr.

Ne semble-t-il pas dès lors que l’on puisse tenir pour indifférentes et inutiles ces questions qui ont rempli le monde de tant de tumulte, fait la gloire de tant d’écrivains, d’orateurs et d’hommes d’État, servi de prétexte à tant de révolutions : monarchie, aristocratie, démocratie ; gouvernement mixte, représentatif, parlementaire ; distinction des puissances en temporelle et spirituelle ; division des pouvoirs, législatif, exécutif, judiciaire ; distinction du souverain ou du prince ; unité ou dualité des chambres ; centralisation ou fédéralisme, administration préfectorale et municipale, ministère public, jury, suffrage universel, restreint, direct, à deux degrés ; incompatibilités ; noblesse, bourgeoisie, classe moyenne, etc. ?

Que deviennent toutes ces choses dans la société régularisée par la balance ? quelle en est désormais la valeur ? ou, pour parler plus franchement, que devient la politique ?

Réponse. — C’est une loi du sujet qu’en toute chose il commence par produire spontanément ses formes, qui sont ses mœurs, avant de connaître, par la réflexion, la faculté ou le principe qui les lui fait produire. Nous l’avons vu pour la Justice, la propriété, les contrats, les formes judiciaires ; nous le verrons pour le mariage. Mais cela n’empêche pas que les formes du sujet n’acquièrent de fermeté et ne deviennent invulnérables qu’après que la raison en a reconnu et déterminé le principe : la dissolution actuelle, effet du scepticisme moral, en est la preuve.

Or, ce qui arrive pour toutes les catégories de l’ordre moral devait arriver aussi pour le gouvernement. L’État a produit ses formes avant que la philosophie eût reconnu et analysé le principe social dont il est l’expression, et qui n’est autre que la balance économique. Mais l’État est resté dans une condition précaire tant qu’il n’a pas compris et affirmé cette balance ; bien plus, il a tendu constamment à détruire ses formes naturelles et à retourner à l’inorganisme, ce qui est, pour un gouvernement, l’immoralité. Cette réaction du pouvoir contre ses formes s’explique maintenant : elle est la conséquence du privilége, tacite ou avoué, dont le préjugé général lui fait une loi.

Supprimez donc le privilége, faites la balance, et le gouvernement, en s’organisant de lui-même, conformément à l’idée de Justice qui l’anime, va reproduire, dans les conditions les plus favorables, toutes ces formes dont la prudence des législateurs s’est de tout temps et à bon droit occupée ; la politique deviendra la première et la plus grande division de la Justice.

En deux mots, le gouvernement, incarnation du sujet social, organe de la Justice, ne peut se passer de formes ; et ces formes sont le signe et le gage de sa moralité.

Mais le gouvernement, assis sur le privilége, répugne aux formes juridiques que lui assigne la conscience des nations ; et c’est ce qui fait que le retour du gouvernement à l’inorganisme, au despotisme, est le symptôme le plus certain de la décadence des sociétés et le prélude de leur ruine.

Quant au choix à faire entre ces formes, dont plusieurs sont opposées, mais pourtant ne s’excluent pas, et à leur organisation, il est à peine besoin de rappeler que le système doit résulter de la constitution physique de chaque pays et être le produit du temps : tous les auteurs sur ce point sont unanimes.

D. Le privilége est, suivant l’étymologie du mot, une préférence légale. D’après cette définition, nombre de priviléges semblent conformes à la Justice, partant respectables : tel est, par exemple, le privilége d’exploitation accordé pour un certain temps aux inventeurs. Cependant, nous voyons l’opinion attaquer incessamment le privilége et en faire un grief contre le gouvernement. Qu’est-ce donc qui distingue le privilége licite du privilége illicite ? Où finit le droit ? où commence l’abus ?

R. Dans la langue politique, on entend par privilége une dérogation à la Justice, faite par raison d’État, et en vue de soutenir l’inégalité sociale.

L’exemple cité des brevets d’invention servira à nous faire comprendre.

Tout service, toute découverte, peut être assimilée à un produit d’une espèce particulière, dont une concession de terres, un privilége d’exploitation, est le prix. La question est donc de savoir ce que vaut le service rendu ou la découverte opérée, afin de lui appliquer la loi de l’échange, qui est l’égalité des valeurs.

Or, le gouvernement, en tant qu’il procède d’une prétendue nécessité de laquelle naît l’inégalité des conditions et des fortunes, ne l’entend point ainsi ; son principe est de décerner des récompenses hors de proportion avec les services, de créer des bénéfices gratuits, des priviléges perpétuels.

Tels furent les droits féodaux abolis par la Révolution, et que depuis soixante ans on s’efforce de rétablir. Telles sont les concessions, subventions, dispensations, dotations faites par l’État, à perpétuité, à de grandes compagnies, à de hauts personnages ; tels encore les offices ministériels, et tous ces petits monopoles échappés à la grande razia du 4 août.

Ce que l’on se propose, par ces dérogations au droit commun, est de reformer et d’entretenir la hiérarchie des classes : on l’avoue. C’est une vieille maxime de la monarchie qu’une royauté a besoin de noblesse, la noblesse d’un tiers-état, et celui-ci d’une plèbe ; que pour avoir des nobles il faut de grandes propriétés, des droits d’aînesse, des majorats ; pour soutenir une bourgeoisie, des corporations, des maîtrises et des jurandes, La plèbe n’a pas besoin qu’on la soutienne : elle vient toute seule, comme les sauvageons. Le gouvernement, qui pourrait arrêter cette végétation féodale, qui du moins pourrait la balancer, en donnant l’essor à des institutions de mutuellisme, le gouvernement favorise l’inégalité ; il laisse faire le privilége, il comprime la Révolution. Ainsi, grâce à cette haute connivence, tandis que la Justice règne, le privilége gouverne : la société est enlacée dans un vaste réseau de monopoles. Jamais l’égalité, fille de la Justice, n’avait été vue d’aussi près que depuis 1789 ; mais, comme on ne sait ce qui arriverait de ce régime inouï, le gouvernement, fidèle aux idées conservatrices, se rejette dans la tradition.

D. Précisez le sens de ces mots : Suspension de la loi, suspension de la liberté, suspension de la Justice ?

R. La liberté, la loi, le droit, sont suspendus toutes les fois que leur considération cède à la raison d’État. D’après ce qui vient d’être dit du privilége, l’ensemble des actes du pouvoir n’est guère autre chose qu’une suite de suspensions du droit. Mais les politiques réservent cette expression pour les cas où la suspension est plus éclatante, plus impitoyable. Alors le pouvoir affecte la solennité, il se drape : et la multitude d’applaudir à une puissance qui prime la Justice même.

D. Comment la démocratie, qui depuis 89 a tenu plus d’une fois le pouvoir, n’a-t-elle pas profité de l’occasion pour établir à tout jamais la suprématie du droit et abolir la raison d’État ?

R. C’est que la démocratie n’a jamais cru à l’égalité, qu’elle ne comprend rien à la balance économique et n’aspire qu’à une modération dans la servitude. Or une servitude modérée a tout autant besoin de raison d’État qu’une servitude rigoureuse : ce qui met la démocratie de pair avec l’absolutisme, et la tue aussitôt par la contradiction.

D. Qu’appelez-vous tyrannie ?

R. Une façon acerbe, outrageuse, personnelle au prince, d’appliquer la raison d’État. Au fond, tous les gouvernements établis sur le fatalisme économico-politique sont tyranniques. Ils ne se distinguent les uns des autres que par le plus ou le moins de rigueur ou de dissimulation dont ils usent dans l’application du système.

D. Qu’est-ce qui distingue l’usurpation de la légitimité ?

R. Au commencement, chez un peuple qui n’a pas éprouvé de révolutions politiques, la différence paraît énorme : la légitimité suppose l’acquiescement populaire, souvent aussi la consécration sacerdotale, tandis que l’usurpation se passe de l’une et de l’autre. Mais avec le temps cette différence s’évanouit : le dernier mot de la raison d’État étant de se tourner contre son propre représentant, en sorte que la possession du pouvoir finit par n’être plus, chez les hommes comme chez les chevaux sauvages, qu’une question de force. C’est le triomphe de la Justice que la raison d’État se réduise d’elle-même à l’absurde.


CHAPITRE III.

Du gouvernement selon la Providence. — Décret de prédestination ; règne éternel du Christ ; catholicité ; théocratie.

XV

C’est ici surtout que celui qui veut apprécier avec sincérité l’influence de la pensée religieuse doit considérer, non pas tant son expression primordiale, que ses tendances constitutives.

On l’a dit à satiété, surtout depuis 1830, le christianisme, à son origine, eut quelque chose d’ultra-démocratique, que tous les novateurs brouillés avec l’Église ont eu soin de rappeler. Une école s’est formée pour rattacher par cet endroit le christianisme à la Révolution : elle compte pour ses représentants principaux, après MM. Buchez et Ott, MM. Arnaud (du Var), Frédéric Morin, Bordas-Demoulin, Huet, Hubert Valleroux, Chevé, et quelques autres. Le système de ces messieurs est connu : on se prévaut des coutumes longtemps suivies dans l’Église pour l’élection des évêques, la tenue des conciles, etc. ; on cite les passages de l’Évangile, des épîtres et des anciens Pères, concernant le gouvernement temporel, et dans lesquels le suffrage universel est présenté comme d’institution divine, de droit apostolique, canonique, civil et naturel : moyennant quoi on admet, sans plus de difficulté, la hiérarchie ecclésiastique, l’orthodoxie et son exégèse.

De bonne foi, est-ce ainsi que l’on doit juger la politique d’une église ? Qu’importe ce qu’ont dit, balbutié les premiers chrétiens ? Il s’agit du mouvement de l’idée, et l’on nous parle du point de départ de cette idée, de la thèse ! Que devait devenir l’Église, et qu’est-elle devenue, en vertu de son principe et de sa religiosité ? voilà ce que nous avons à voir. Question de tendance, par conséquent, et non pas question d’origine.

Or, ce que la société chrétienne tendait à devenir, quant à l’ordre politique, je m’en vais vous le dire.

D’abord, selon les néo-chrétiens comme d’après les ultramontains, tout pouvoir, démocratique ou monarchique, est de droit divin. M. l’abbé Lenoir, dont les allures démocratiques semblent faire de lui un néo-chrétien, le dit en fort bons termes :

« Le peuple est le vrai souverain, immédiatement établi de Dieu. Le suffrage universel est le moyen par lequel ce médiateur collectif fait connaître la volonté divine. C’est ce que l’abbé Lacordaire disait un jour par ces mots : Dieu a dit aux nations : Allez et gouvernez-vous. » (Dictionnaire des Harmonies de la Foi et de la Raison, p. 1539.)


Ainsi, d’après la démocratie catholique et néo-chrétienne, le peuple, médiateur collectif, ne parle point de son autorité propre et d’après une Justice immanente ; il ne fait que rendre, comme la Sibylle, les oracles de la divinité. Sa loi, qui est sa religion, est supérieure à lui ; sa conscience, comme son entendement, y est soumise.

Or, dès que l’idée du divin pénètre quelque part, la Justice en sort. Que dit au peuple sa religion ?

J’ai montré dans le chapitre précédent que la religion, en ce qui touche la question d’État, se résolvait, pour les peuples polythéistes, en un mot : fatalité. Nous savons quelle conséquence ils ont tirée de cette formule pour la politique du prince et la constitution du gouvernement : ç’a été de les débarrasser l’un et l’autre de la Justice.

Le christianisme change la religion, Nova facit omnia. Il change donc l’idée du gouvernement, ce qu’il y a en lui d’animique, de vivant, de substantiel, et qui tôt ou tard doit lui donner sa forme légitime. Quelle politique nouvelle va résulter de ce changement ? Sera-t-elle plus conforme à l’idée du droit ?

Hélas ! n’attendons pas que l’Évangile, saisissant l’erreur à la racine, affirme l’égalité positive : il ne connaît que le communisme. N’attendons pas que l’Église subordonne à la Justice son autorité et sa foi, qu’elle organise le gouvernement en conséquence et le purge de sa raison d’État : le pouvoir selon le Christ est encore plus jaloux de sa prérogative que le pouvoir selon le destin ; et si l’Église répudie Machiavel et la loi des sphères, elle n’a pas moins horreur de la liberté, de la Justice, de la constitution politique, du progrès, de tout ce qui, en un mot, tend à émanciper l’homme.

XVI

La pensée du gouvernement antique répugnait au christianisme par plusieurs raisons.

Comment, d’abord, accorder le principe de nécessité avec la notion d’un Dieu tout puissant, tout sage, créateur de la matière, gouvernant tout par sa Providence, et réparant dans une vie meilleure les infortunes de celle-ci ?… L’idée du destin, absolu, aveugle, sans Justice, sans miséricorde, impliquait la négation de la divinité même ; pour peu qu’on la pressât, elle menait droit au matérialisme.

Comment ensuite, sur ce grand fait de l’inégalité sociale, se contenter plus longtemps de l’explication usée, décriée, d’une nécessité brutale et sans intelligence ? Eh quoi ! de toutes parts l’esclave, le prolétaire, l’opprimé, se soulevaient contre la destinée et contre l’empire ; ils appelaient de la fatalité à la Justice divine, — cet appel faisait tout le christianisme, — et l’Église leur répèterait, avec le paganisme, que, s’ils souffraient, s’ils jeûnaient, s’ils se désespéraient, c’était par force majeure, par la nature des choses, par la volonté du destin !…

Quant aux révolutions des États, objet de scandale dans le paganisme même, dont les dieux protecteurs, des villes, se trouvaient ainsi convaincus d’impuissance, il était encore plus impossible à l’Église d’en admettre la théorie. Outre que cette théorie, faisant naître l’instabilité de la nécessité, semblait contradictoire, l’Église, héritière de la synagogue, se faisait des révolutions des empires un titre providentiel. C’était pour elle que tout ce mouvement s’était accompli, pour elle que l’Europe avait vaincu l’Asie, et que Rome commandait à l’univers. L’argument tombait, si l’évolution était éternelle. Désormais, au contraire, le Christ allait en finir avec ces établissements éphémères, qui tous promettaient l’ordre et ne donnaient que l’anarchie, Qui dicebant : Fax ! pax ! et non erat pax. Telle avait été la pensée des Césars eux-mêmes et l’espérance des Romains. Imperium sine-fine dedi, je leur ai donné un empire sans fin, dit Jupiter dans l’Enéide, I. 1, v. 279 ; un empire de paix, de Justice et de concorde :

Aspera tum positis mitescent sæcula bellis,
Cana Fides, et Vesta, Remo cum fratre Quirinus
Jura dabunt… ….........(Ibid., v. 291-293.)


Le Christ annoncé aux prophètes, le Christ fils de Jéhovah, donnerait-il moins que Jupiter ? L’Église resterait-elle au-dessous de César, l’Évangile au-dessous de l’Énéide ?

La logique poussant à leur insu les intelligences, la révolution, au moins dans le dogme, était inévitable.

Au principe de la Nécessité succède donc, par opposition, celui de la Providence ;

À la théorie des évolutions gouvernementales, l’affirmation d’un Règne éternel ;

À la pluralité des cultes et des États, l’universalité sociale et religieuse, le catholicisme.

L’idée est d’une moralité supérieure ; toutefois l’Église n’entendant ni établir l’égalité parmi les hommes, — son dogme de la prévarication ne le permet pas, — ni faire régner exclusivement la Justice et abdiquer sa propre prérogative, quelle satisfaction peut-elle donner aux consciences ? quelle amélioration dans sa politique ? en quoi le nouveau régime sera-t-il supérieur à l’ancien ?

Que le lecteur, s’il veut avoir l’intelligence de l’histoire ecclésiastique, veuille bien pour un instant descendre avec moi dans les profondeurs de la théologie chrétienne, — ce n’est pas plus difficile que de visiter un puits de mine : — il y trouvera le secret du gouvernement sacerdotal, secret qu’un évêque aurait quelque peine à avouer.

XVII

Des notions combinées de la Providence en Dieu, de la prévarication originelle dans l’homme, et de la rédemption par le Christ, la théologie déduit logiquement, nécessairement, une théorie prodigieuse, sur laquelle j’appelle l’attention de tous les transcendantalistes, parce qu’elle est renfermée dans toute hypothèse transcendantale, aussi bien, par exemple, dans la théodicée de M. Jules Simon, que dans la réhabilitation charnelle de M. Enfantin : je veux parler de la prédestination.

La prédestination, dans le système chrétien, est la contre-partie de ce qu’est dans la morale rationnelle la théorie égalitaire, dont nous avons formulé les principes dans les deux études précédentes, et de laquelle nous déduirons plus bas les formes du gouvernement de la Justice ; c’est le décret providentiel, tenant lieu de charte sociale. Voici comment Bergier, le théologien classique, en résume les dispositions.

Il ne s’agit, dans l’extrait qu’on va lire, que de la prédestination relativement au salut ; mais la Providence, ainsi que la grâce, embrasse tout, et comme le temporel n’est donné qu’en vue du spirituel, comme l’ordre social a pour type l’ordre d’en haut, ce qui est dit de la prédestination dans l’autre vie doit s’entendre également de la prédestination dans la société.

Tous les catholiques sont d’accord :

« 1. Qu’il y a en Dieu un décret de prédestination, c’est-à-dire une volonté absolue et efficace de donner le royaume des cieux à tous ceux qui y parviennent en effet ;

« 2. Que Dieu, en les prédestinant à la gloire éternelle, leur a aussi donné les moyens et les grâces par lesquels il les y conduit infailliblement ;

« 3. Que ce décret est en Dieu de toute éternité, et qu’il l’a formé avant la création du monde, comme le dit saint Paul, Éph., I, 3, 45 ;

« 4. Que c’est un effet de sa bonté pure ; qu’ainsi ce décret est parfaitement libre de la part de Dieu et exempt de toute nécessité ;

« 5. Que ce décret de prédestination est infaillible ; qu’il aura infailliblement son exécution ; qu’aucun obstacle n’en empêchera l’effet : ainsi le déclare Jésus-Christ (Jean, c. x, 27, 28, 29) ;

« 6. Que, sans une révélation expresse, personne ne peut être assuré qu’il est du nombre des prédestinés ou des élus ;

« 7. Que le nombre des prédestinés est fixe et immuable ; qu’il ne peut être augmenté ni diminué, puisque Dieu l’a fixé de toute éternité, et que sa prescience ne peut être trompée ;

« 8. Que le décret de prédestination n’impose cependant aucune nécessité aux élus de pratiquer le bien : ils agissent toujours très-librement, et conservant toujours, dans le moment même qu’ils accomplissent la loi, le pouvoir de ne pas l’observer ;

« 9. Que la prédestination à la grâce est absolument gratuite ; qu’elle ne prend sa source que dans la miséricorde de Dieu ; qu’elle est antérieure à la prévision de tout mérité naturel ;

« 10. Que la prédestination à la gloire n’est pas fondée sur la prévision des mérites humains, acquis par les seules forces du libre arbitre : car enfin, si Dieu trouvait dans le mérite de nos propres œuvres le motif de notre élection à la gloire éternelle, il ne serait plus vrai de dire avec saint Pierre qu’on ne peut être sauvé que par Jésus-Christ ;

« 11. Que l’entrée du royaume des cieux, qui est le terme de la prédestination, est tellement une grâce, gratia Dei vita æterna, qu’elle est en même temps un salaire, une couronne de justice, une récompense des bonnes œuvres faites par le secours de la grâce. »


Bergier cite ensuite les autorités à l’appui de ces onze propositions ; puis il rapporte les points sur lesquels les catholiques disputent entre eux, et que je me dispenserai de mentionner, ceux sur lesquels ils s’accordent suffisant pour notre édification.

Il résulte de cette doctrine, exclusivement orthodoxe, que, le genre humain tout entier étant, par l’effet du péché originel, une masse de perdition, il n’y a de sauvés que ceux qu’il plaît à Dieu, indépendamment de tout mérite propre, à tel point que la grâce divine équivaut ici à une vraie loterie. Ce n’est plus le destin sans doute, puisque le destin est aveugle ; mais c’est quelqu’un qui pour l’homme ne vaut guère mieux, puisque le décret de prédestination, antérieur à tout mérite et démérite, est un pur acte du bon plaisir de Dieu, immodifiable, irrévocable. Quand le Juge suprême jouerait, comme Bridoye, le salut des hommes au sort des dés, sa prédestination, affranchie de toute considération juridique, n’en serait, relativement à nous, ni plus morale ni plus judicieuse.

Remarquez du reste que la prédestination n’exclut pas l’égalité ; elle la suppose, et c’est là le merveilleux. Si les âmes étaient inégales, si Dieu en les créant les dotait de facultés graduées, appropriées aux fonctions qu’elles auront à remplir dans la vie, le décret de prédestination pourrait être motivé par leurs qualités natives ; il serait encore gratuit, mais il ne serait pas sans motifs ; en dernière analyse, la destinée de chacun serait proportionnelle à ses moyens. Ce serait de la logique ordinaire, une application à la vocation des âmes de la théorie des causes finales. Mais tel n’est point l’ordre de la Providence : devant Dieu leur créateur toutes les âmes sont égales ; elles ne perdent leur égalité que par l’union avec le corps, tombé sous la puissance de Satan. Ici donc la finalité, qui partout éclate dans la constitution des créatures, n’a plus lieu. Le souverain Arbitre fait servir à ses desseins qui il lui plaît et comme il lui plaît ; du berger il fait un roi, du piqueur de sycomores un prophète, du pêcheur un apôtre, du mendiant un pontife. C’est ainsi que ses jugements se manifestent, et déconcertent la raison des hommes.

XVIII

De la prédestination anté-mondaine, dont l’objet spécial est le salut des âmes, transportons-nous actuellement dans le gouvernement de l’humanité.

Déjà nous savons qu’au point de vue de la théologie chrétienne l’humanité n’est pas régie, comme l’univers, par des lois immanentes et fixes ; elle est déchue de cette condition, désorganisée, livrée à l’esprit de désordre, incapable par elle-même de retrouver l’équilibre et de s’adonner à la Justice.

De là, d’abord, cette inégalité de rangs et de fortunes que le paganisme attribuait à la nécessité, que les économistes modernes, d’accord avec les politiques, rapportent à la même nécessité, et qui n’est autre, suivant l’Église, que la conséquence du péché.

De là, en second lieu, l’impuissance des gouvernements à qui le droit ne saurait suffire, et que l’antagonisme, l’inorganisme, les révolutions, dévorent.

Possible que dans cet état de déchéance l’humanité ait conservé un souvenir confus de sa loi, qui est l’égalité : c’est ce qu’expliqueraient ses aspirations juridiques, et ses incessantes révoltes ; mais, sevrée qu’elle est de la grâce d’origine, livrée à toutes les contradictions du mauvais esprit, au sein d’une nature devenue rebelle, ses tentatives demeurent fatalement infructueuses, ses institutions sont toujours utopiques, et tôt ou tard dégénèrent en anarchie. Il n’y a pas, sur cette terre, d’équilibre stable dans l’économie de la société ; il n’y a pas de gouvernement normal pour les nations. Le paupérisme et la tyrannie, l’égoïsme, l’ambition, l’envie, l’orgueil, au-dessus la raison d’État : tel est notre lot à jamais.

Tout ce qui nous reste à faire et que nous prescrit l’Église est d’opérer, en vue du monde à venir, notre réconciliation avec Dieu, en subordonnant à ce grand but et notre économie publique, et nos gouvernements…

Concevons donc une bonne fois que, la fin de l’homme n’étant point ici-bas, tout dans le présent doit être ordonné pour cette fin supérieure, qui nous est annoncée et garantie par la religion.

Le temps que nous avons à passer dans cette vallée de larmes n’étant ainsi qu’un temps d’expiation, une lutte contre nos penchants et contre le diable, il en résulte manifestement que la société chrétienne ne peut être organisée pour la liberté, la paix et le bonheur : ce serait nous faire jouir dès cette vie de la condition des saints. Elle ne peut être organisée que pour la guerre. Elle s’appelle l’Église militante, marchant à la conquête du ciel, sous des chefs institués d’en-haut, à travers les épreuves dont il plaît à la Miséricorde divine de semer sa route. C’est une croisade sans fin de l’humanité tout entière contre le génie du mal, où le soldat se rafraîchit par moments à l’étape, mais où l’obéissance la plus absolue, l’abnégation la plus parfaite, sont la première loi et le premier devoir.

Comment dès lors une semblable destinée serait-elle compatible avec cette égalité que les plus anciens mythes, monuments défigurés de la révélation adamique, reléguaient déjà loin derrière eux, vers l’époque incalculable de l’âge d’or ? Comment pourrait-elle s’accorder avec l’exercice d’un pouvoir régulier, démocratique, où chaque citoyen exercerait sa prérogative et conserverait sa liberté ?

La vie du chrétien est une milice, Militia est vita hominis super terram. Chaque jour il reçoit sa solde, Sicut dies mercenarii dies ejus. — La constitution de l’État chrétien doit donc être la même que celle d’une armée, Sicut castrarum acies ordinata. Il répugne à la raison, autant qu’à la foi, qu’il en soit autrement.

Que si telle est l’idée qui anime le gouvernement chrétien, il est aisé de dire quelle est sa loi. Ce n’est pas là Justice ; c’est encore la raison d’État, mais la raison d’État expliquée, sanctifiée par le décret de la Providence, rendue plus morale par la conformité, formelle ou présumée, de la volonté du peuple à l’ordre de Dieu, et par la foi en ses promesses.

Le gouvernement chrétien, en effet, non moins antipathique à l’organisation que le gouvernement païen, sans distinction de pouvoirs, sans discussion parlementaire, sans contrôle, sans garanties, élevé au-dessus de la Justice, a pourtant sa moralité. Il est moral comme le gouvernement d’une armée en campagne est moral, comme le régime pénitentiaire est moral, comme le bagne est moral, comme toute discipline est morale. Sans doute le droit souffre plus d’une atteinte ; mais, la fin de la société n’étant pas, sur la terre que nous habitons, le droit, ce qui serait le souverain bien, la fin des fins, la fin suprême, cette fin étant l’expiation, par laquelle seule nous pouvons conquérir, pour une autre vie, la Justice ou Béatitude, la moralité du gouvernement est sauvée si cette fin préparatoire est obtenue, et nous savons qu’elle ne peut l’être que par la discipline.

L’inégalité des conditions s’explique et se motive de la même manière. De même que, d’après le décret de prédestination, l’objet des complaisances spirituelles et temporelles du Très-Haut n’est pas nécessairement l’homme le plus habile, le plus courageux, le plus beau, celui que la sagesse humaine jugerait, en raison de ses facultés, le plus digne, mais celui qu’il a plu à Dieu de choisir ; ainsi, dans le gouvernement chrétien, le plus favorisé n’est pas toujours, il s’en faut, le mieux méritant, mais celui que l’autorité religieuse, assistée du Saint-Esprit, a désigné. Il est entendu d’ailleurs que le choix de l’Église se porte de préférence sur les sujets en qui apparaissent les signes de prédestination, tels que la noblesse, la fortune, la piété, l’obéissance, et toutes les vertus chrétiennes, d’après ce précepte connu, qu’à celui qui a plus il sera donné davantage : Qui enim habet, dabitur ei ; et qui non habet, etiam quod habet auferetur ab eo.

XIX

Où est, me demandera-t-on, le gouvernement chrétien ?

Je réponds sans hésiter : Dans l’Église, dans l’épiscopat, dont le chef suprême est le Pape. C’est par l’institution de l’épiscopat que le christianisme traduit politiquement son idée : l’évêque, ἐπίσκοπος, c’est-à-dire le surveillant, voilà, mot pour mot, le représentant de la Providence. Le peuple, médiateur collectif, comme dit l’abbé Lenoir, ne l’institue pas ; il ne lui impose pas les mains, il ne lui confère pas les pouvoirs. La puissance vient d’en haut, apportée premièrement par le Christ, comme le feu du ciel par Prométhée, puis communiquée aux apôtres, qui la transportèrent à leurs successeurs. La prérogative du peuple, là où elle s’exerce, ne va que jusqu’à la présentation du sujet à instituer : affaire de pure complaisance, de convenance, de circonstance, qui n’est point essentielle au sacrement, et qui a pu tomber en désuétude sans que l’épiscopat perdît rien de son autorité.

Oui, l’idée chrétienne, populaire, est que le gouvernement de la société réside dans le corps sacerdotal, dans la puissance appelée spirituelle, de laquelle la temporelle émane et tire sa légitimité. Telle est l’idée que le peuple, d’accord avec la papauté, a longtemps soutenue ; idée qui fait la base du pacte de Charlemagne, et à laquelle s’est sacrifiée l’Italie. Depuis des siècles l’Église a dû transiger sur la séparation des pouvoirs, sans oser la qualifier, comme elle en avait le droit, d’hérétique. Mais la Providence veille ; la Foi commande l’Espérance, et le Christ a dit : Les portes de l’Enfer, c’est-à-dire, la Puissance inférieure, ne prévaudront pas.

Elle ne saurait prévaloir, en effet, cette puissance, tant que l’humanité sera chrétienne. Voici comment le thème de la subordination du temporel au spirituel se déroule :


1. La société est fondée sur l’idée de Dieu.

2. En raison du respect que commande la divinité et de la fin qui nous est assignée par la révélation, la foi a le pas sur la Justice, le dogme est la véritable règle de la morale. — « Où la crainte de Dieu n’existe pas, dit Machiavel, qui niait le christianisme, mais qui croyait à l’influence des sphères et supposait à priori la perversité de l’homme, où la crainte de Dieu n’existe pas ; il faut que l’empire succombe ; » ce qui veut dire que le gouvernement ne repose pas sur la raison, mais sur le mystère.

3. Le dogme donc, principe et règle du droit, étant donné, l’Église, chargée de l’enseignement du dogme, se pose en embryon et paradigme du corps social ; l’ordre spirituel est fait type du temporel et lui communique sa loi.

4. Dernière conséquence : la puissance législative, ayant pour principe la théologie ou théodicée, appartient essentiellement à l’Église. Les princes et les rois ne sont que les exécuteurs de ses canons ; et le Pape, serviteur des serviteurs de Dieu, est élevé au-dessus de toutes les républiques et de tous les trônes, au-dessus de l’humanité.


Telle est la doctrine dont Luther et Calvin, plus chrétiens que les papes, tirèrent les dernières et exécrables conséquences, le premier en donnant le signal de l’extermination des paysans du Rhin, soulevés par lui contre l’Église ; le second en envoyant au bûcher, non pas des papistes, ce qui n’eût été de sa part qu’une représaille, mais des émancipés de l’Église, des réformateurs comme lui, tels que Michel Servet ; doctrine dont Savonarola, de même que Jean Hus, fut la victime, après en avoir été l’apôtre ; doctrine que tout théiste trouvera au fond de sa théodicée, pour peu qu’il en suive de bonne foi la déduction ; que J.-J. Rousseau reproduisit dans son Contrat social, et au nom de laquelle Robespierre guillotina la république ; doctrine qui sert aujourd’hui au roi de Prusse à rayer de la constitution qu’il avait jurée la liberté, l’égalité, toutes les garanties de droit qui entouraient son gouvernement :

« Je ne consentirai jamais, dit Guillaume IV dans son discours à l’ouverture de la Diète de 1847, à ce qu’entre notre maître, qui est le Dieu du ciel, et ce pays, il se glisse une feuille de papier, en quelque sorte comme une deuxième Providence, pour nous gouverner avec ses paragraphes et remplace par eux l’antique et sainte fidélité. »

C’est contre cette doctrine que se sont produites, depuis la fin de l’empire romain, toutes les protestations de la conscience universelle et les grands actes de l’histoire : querelle des investitures, séparation du spirituel et du temporel, tentatives d’Arnaud de Bresce et de Rienzi, priviléges de l’Église gallicane, schisme d’Avignon, institution des parlements, chartes bourgeoises, concordats, et, pour tout dire, la Révolution française, dont le crime, aux yeux de l’Église, est bien moins de lui avoir retiré ses biens que d’avoir élevé le gouvernement sur la Justice, en élevant la Justice elle-même sur l’Humanité.

Mais il est temps de suivre l’Église dans sa pratique : la pratique, bien plus que la parole, est l’expression de l’idée.


CHAPITRE IV.

Pratique du gouvernement type, ou gouvernement sacerdotal.

XX

Quelques-uns ont écrit, et Bossuet semble avoir penché vers cette opinion, qu’autrefois l’Église, par ses conciles, était une sorte de gouvernement représentatif ; qu’ainsi les vrais principes de l’ordre politique étaient en elle, longtemps avant que la Révolution les affirmât.

Une partie du bas clergé incline à cette doctrine, dont l’assassin de Mgr Sibour fut le triste apôtre.

Encore une illusion, qu’une philosophie judicieuse ne saurait autoriser.

La constitutionnalité de l’Église n’est pas plus vraie que son républicanisme.

Ce serait prendre, en effet, on ne peut plus mal à propos, une des formes du gouvernement humain, passagèrement suivie dans l’Église, mais que l’Église a toujours impatiemment supportée, pour la forme du gouvernement ecclésiastique, qui n’est autre que celui de la Providence même.

La pratique, maintenant abrogée, des conciles, fut due originairement à la simultanéité et à l’indépendance des établissements apostoliques : elle ne pouvait être que transitoire. Pour qui connaît les faits, la période où fleurirent les conciles fut la plus malheureuse du catholicisme. L’Église eût péri vingt fois si, avec le secours du bras séculier, elle n’avait trouvé le moyen de neutraliser cette influence désorganisatrice, et finalement de l’éteindre. Des conciles ! de la discussion dans l’ordre de la révélation ! Vraiment, je ne suis surpris que d’une chose : c’est que l’Église n’ait pas osé, dès le siècle des apôtres, dire anathème à ces convocations tumultueuses. Le pape Clément, successeur de Pierre, dans son Épître aux Corinthiens, où il les rappelle à la vraie discipline concernant le gouvernement des évêques, avait posé la première assise de l’édifice ecclésiastique. L’épiscopat étant de droit divin, l’élection populaire n’intervenant quelquefois, comme plus tard l’empereur, que pour désigner le sujet, mais non pour lui conférer les pouvoirs, la hiérarchie papale s’ensuivait sans difficulté. Des éléments absolutistes, tels que furent dès le temps des apôtres les chaires épiscopales, ne pouvaient aboutir qu’à une concentration absolutiste. De Nicée jusqu’à Trente, l’œuvre s’est poursuivie sans relâche ; à présent la théorie ultramontaine règne sans opposition. Pie IX, lors de la promulgation du dernier mystère, a fait acte d’infaillibilité personnelle : Bellarmin triomphe, Bossuet est condamné. Toute la chrétienté en a tressailli : catholiques, a-catholiques et néo-catholiques ont senti le coup suprême que l’Église venait de porter à la morale des peuples, à la liberté….

Calomnie ! s’écrie à ce mot M. de Montalembert : l’Église est amie de tous les gouvernements, et des gouvernements libres plus que des autres ; elle n’a de préférence pour aucune forme, elle les admet toutes, et n’en condamne aucune.

Entendons-nous. S’il s’agit de la partie purement temporelle du gouvernement social, de celle que l’Église nomme épiscopat du dehors, et au sujet de laquelle elle est bien forcée de faire à la susceptibilité des peuples des concessions, sans doute la forme lui soucie peu. Qu’importe la monarchie ou la république, si au demeurant l’État est soumis à l’Église, comme le demande l’autorité spirituelle, et comme le prescrit la rigueur du dogme ? Tout est là : l’honnête et simple foi de la Belgique constitutionnelle ou de la Suisse républicaine est sans doute plus agréable au Saint-Siége que le despotisme du tzar Alexandre ; mais qui oserait nier aussi qu’il ne préfère le gouvernement du roi de Naples, Ferdinand le Bombardeur, à celui de Victor-Emmanuel, l’absolutisme autrichien à nos chartes de 1814 et 1830 ?

La vraie question ici est de savoir quelles formes affecte de préférence le gouvernement sacerdotal, puisqu’il est le gouvernement type, celui qui doit absorber, convertir tous les autres. Comment le Saint-Siége mène-t-il la chrétienté, je veux dire cette partie de l’Église qui lui est restée fidèle ? Quels sont ses rapports de juridiction, d’administration, avec les évêques ? Comment ceux-ci, à leur tour, gouvernent-ils leurs curés, leurs religieux, leurs lévites, et toute leur milice ? La liberté entre-t-elle dans ce système, et dans quelle mesure ? La Justice y est-elle inviolable ? la responsabilité assurée ? l’ordre garanti ?… Car, comme les prêtres se font les uns aux autres, ils feront à leurs ouailles : c’est la loi et les prophètes.

XXI

Un curé de campagne, dans un manuscrit que j’ai sous les yeux, résume comme suit le gouvernement ecclésiastique. Remarquez, Monseigneur, qu’en citant ce témoignage non suspect, je suis loin de donner aux regrets qu’il exprime mon approbation. C’est manquer à l’Église et changer l’esprit du christianisme que d’y introduire des formes de gouvernement et des garanties qui ne tendent à rien de moins qu’à jeter la suspicion sur le mandat apostolique et à rendre la foi chrétienne inutile. Mon curé est honnête homme, je le garantis tel ; l’esprit de la Révolution l’a séduit comme bien d’autres, il n’est plus chrétien.

« L’arbitraire le plus absolu préside aux destinées du clergé. L’évêque, autorité sans contre-poids et sans contrôle, tient notre sort entre ses mains, dispose de nous à son gré. Il nous destitue, nous disgracie, nous condamne à un vicariat perpétuel, nous dépouille de notre traitement, de notre réputation, de notre honneur, nous frappe d’interdit, sans qu’aucune puissance au monde intervienne dans l’exercice de ce pouvoir monstrueux.

« Comme le capitaine de vaisseau à son bord, Monseigneur est maître après Dieu. Mais, la traversée opérée, le capitaine vient respectueusement soumettre sa gestion au contrôle de ses supérieurs ; l’évêque ne reconnaît d’autre chef que lui-même, car le recours d’un prêtre au métropolitain ou au Pape ne fut jamais qu’une mystification.

« Avant 89, l’existence du clergé reposant sur la possession de biens immenses, dont le pouvoir séculier s’était réservé la collation, une certaine indépendance était assurée aux heureux bénéficiaires, pendant que la partie la plus laborieuse du clergé et la plus pure gémissait dans l’oppression et la pauvreté. Le Concordat de 1802, qui restaura le culte et améliora, sous un rapport, la condition des ecclésiastiques, détruisit jusqu’au dernier vestige de leur liberté ; le clergé fut livré sans défense à la merci de quelques prélats. Bonaparte, qui concentrait dans sa main tous les pouvoirs, s’assurait ainsi une puissance de quarante mille prêtres dans la personne de quatre-vingts évêques. »


Est-il besoin que je le rappelle ? le Concordat, en ce qui touche le gouvernement du clergé, fut un retour à la vraie discipline. Ainsi en avait usé Constantin lorsque, dans l’empire épuisé, il fit appel aux évêques et retrouva dans les cadres de l’Église une armée nouvelle, enthousiaste, formée de longue main à l’obéissance, et, sous ce rapport, plus commode au despotisme, plus maniable que les prétoriens.

« La charte ecclésiastique se réduit tout entière à un seul article, à un seul mot, l’obéissance. Le serment que le vassal prêtait au suzerain dans les temps féodaux, on nous l’impose avec les circonstances les plus propres à frapper nos jeunes imaginations. Le jour de l’ordination, l’évêque, trônant majestueusement la mitre en tête, nous à genoux devant lui, les mains dans les siennes, nous jurons une obéissance absolue à lui et à ses successeurs. Aussi saura-t-il au besoin nous rappeler notre engagement et en exiger l’exécution. À nos observations timides, il répond victorieusement : Vous avez fait vœu d’obéir : pas de résistance, ou je vous interdis. Or, l’interdit signifie condamnation aux fers, au boulet, au bagne. — Ignorez-vous, disait un jour Mgr Caron, ancien évêque du Mans, un curé de campagne qu’il venait de maltraiter outre mesure et qui osait se plaindre, ignorez-vous que je vous tiens sous ma domination, et que je puis vous briser quand il me plaît et comme il me plait ?...

« Les évêques connaissent mieux que personne les abus de leur puissance. Pour en masquer l’odieux, ils affectent de s’entourer d’institutions libérales : chapitres, conseils, officialités, synodes. Ne nous arrêtons pas aux mots, et regardons aux choses.

« Les membres du conseil sont exclusivement à la nomination de l’évêque, et, comme ils tiennent de lui seul existence, position, dignités, ces prétendus conseillers sont d’une obséquiosité à rendre jaloux les muets du grand Turc. — Faites-moi chanoine, Monseigneur, disait un curé à son évêque ; je ne vous ferai pas d’opposition ! Aussi l’absolutisme épiscopal se traduit-il chaque jour avec une naïveté qui dépasse toutes les bornes. Au Mans, par exemple, les mandements, les Ordo, portaient en tête, de temps immémorial, la formule : Publié avec le consentement du chapitre ; le Consensus capituli a disparu, et on lit simplement : Par ordre de l’illustrissime et révérendissime seigneur seigneur J.-B. Bouvier, évêque du Mans.

« Autrefois, les accusations portées contre les ecclésiastiques ressortaient à un tribunal ecclésiastique, l’officialité. En apparence, elle existe encore ; en réalité, elle est morte, et bien morte. Elle figure dans l’Ordo au même titre que les noms de nos confrères morts dans l’année et inscrits au nécrologe. Jamais, depuis un demi-siècle, elle ne donna signe de vie. Le clergé s’imagine posséder une cour de justice à lui, parce que l’Ordo la mentionne, comme un peuple qui se croit libre parce que la liberté est écrite dans la constitution. Si quelque jour l’officialité ressuscite, Monseigneur saura la composer de membres qui rendent des services ; et non des arrêts.


Ici je coupe la parole à mon auteur.

Le 6 avril dernier, le Conseil d’État a rendu une déclaration d’abus contre Mgr l’évêque de Moulins, coupable :

« 1o D’avoir imposé à plusieurs curés de son diocèse une renonciation écrite et signée à se prévaloir de leur inamovibilité et à exercer aucun recours auprès de l’autorité civile dans le cas où l’évêque jugerait à propos de les révoquer ou changer pour des raisons graves et canoniques ; 2o d’avoir, par un statut synodal, prononcé excommunication ipso facto et sans intimation préalable contre ceux qui s’adresseraient à la puissance séculière pour réclamer son appui dans tout ce qui concerne la juridiction des statuts, mandements et autres prescriptions ecclésiastiques, en matière de bénéfices, titres, doctrine ou discipline ; 3o d’avoir composé le chapitre de l’église métropolitaine sans intervention de l’autorité civile. »


À cette occasion, la presse libérale, voire républicaine, fit cause commune avec les ecclésiastiques suspendus par Mgr de Dreux-Brézé, sur la plainte desquels avait été rendue la déclaration d’abus, et attaqua vivement l’évêque au nom du Concordat.

Je comprends, jusqu’à certain point, le Concordat, traité de pacification entre une nation révolutionnaire, qui n’avait pas cessé d’être chrétienne et tenait à le paraître, et le chef du catholicisme, obligé de plier devant une nécessité invincible. Le décret du 6 avril 1857 n’a rien non plus qui m’étonne : c’est la conséquence plus ou moins logique d’une situation contradictoire.

Mais il appartenait à la presse indépendante de rétablir dans sa vérité la question. Or, la vérité est qu’entre le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel il n’y a pas de conciliation possible, il ne peut y avoir qu’une subordination. La société, dont le gouvernement est l’expression, est-elle de la Révolution ou de la révélation ? procède-t-elle de l’homme ou de Dieu ? a-t-elle son principe dans le droit ou dans le dogme ? Le christianisme est-il son serviteur ou son auteur ? Selon que vous répondrez à la question, vous aurez déclaré la prépondérance du temporel sur le spirituel, ou du spirituel sur le temporel ; le chef de l’empire sera pape, à la façon de Victoria, du roi de Prusse et du tzar Alexandre, ou serviteur du Pape ; et les deux ecclésiastiques suspendus par Mgr de Dreux-Brézé, et Mgr de Dreux-Brézé lui-même, devront être considérés comme fonctionnaires de l’État ou ministres de l’Église. Dans le premier cas, la France est protestante, et, les opinions en matière de foi devenant ecclésiastiquement libres, comme elles le sont politiquement, il n’y a plus ni foi, ni église, ni religion. Dans le second cas, l’empereur est soumis, comme le plus humble des fidèles, à l’obéissance envers le Saint-Siége, et, bien loin qu’il puisse blâmer un évêque d’avoir révoqué de leurs fonctions deux curés pour des raisons canoniques, et déclaré excommuniés ipso facto ceux qui appelleraient à la puissance séculière en matière de juridiction ecclésiastique, son devoir est de prêter main-forte à l’évêque et de supprimer le traitement aux réfractaires.

Conçoit-on un empereur des Français, créature de la Révolution, déclarant abusive la révocation de deux curés pour cause canonique ? abusive encore l’excommunication ipso facto de tout ecclésiastique appelant de l’autorité épiscopale à l’autorité séculière, en matière de bénéfices, titres, doctrine et discipline ? abusive enfin la composition du chapitre faite sans intervention de l’autorité civile ?… Que l’empereur, à l’exemple d’Henri VIII, se déclare chef de l’Église, à la bonne heure : vouloir cumuler le bénéfice de l’orthodoxie avec la prépotence de la Révolution, donner des avertissements aux journaux qui attaquent le Saint-Siége et à ceux qui combattent le Concordat, c’est ce qu’on appelait, il y a trente ans, bascule ; ce serait de l’hypocrisie.

Feu Mgr Sibour, avant sa nomination à l’archevêché de Paris, avait publié un ouvrage dans lequel il partageait les idées libérales des réfractaires de Moulins, ainsi que du curé dont je cite l’écrit. On s’attendait qu’une fois en puissance il n’hésiterait pas à mettre en pratique ce qu’il avait lui-même si doctement enseigné. Il n’en fut rien. Mgr Sibour, Dieu mette son âme en joie ! abjura, sinon de parole, au moins de fait, c’est-à-dire de cœur, ses premières opinions. Il comprit, comme les évêques de Moulins et du Mans, l’impossibilité de concilier la hiérarchie, surtout en un temps de dissolution religieuse, avec les prétendus droits des clercs ; et tout le monde sait que sa fermeté à maintenir la vraie discipline fut la principale cause qui arma le bras de l’hérétique Verger.

J’aurais bien d’autres observations à adresser à ce sujet au Conseil d’État ; je pourrais lui dire : Vous qui apercevez la paille dans l’œil de Mgr de Moulins, arrachez donc la poutre qui est dans le vôtre… Je reviens à mon manuscrit.

« Les synodes jouissaient jadis d’une certaine liberté de représentation et de discussion. Aussi un immense cri de joie accueillit, en 1851, l’annonce d’une assemblée diocésaine. L’ère parlementaire, le système des garanties constitutionnelles, allait commencer pour le clergé. Nous rêvions, dans notre simplicité, une régénération par les états-généraux ecclésiastiques, analogue à celle de la France en 1789.

« Déception amère ! les réunions synodales n’eurent d’autre effet que de servir de bureau d’enregistrement à des ordonnances émanées de Leurs Grandeurs, et qui rendirent la position des prêtres plus pitoyable. Il y eut des créations d’archiprêtres et de doyens, astres inférieurs, chargés d’éclairer le troupeau en l’absence du soleil central. Ici on interdit le rochet à manches ; là on remplaça le bonnet carré par la barrette ; ailleurs on discutait gravement sur la question de savoir si, pour coiffure, on adopterait le bicorne ou le tricorne. De réformes, d’améliorations, de garanties, mot. Plus d’inamovibilité qu’en faveur des doyens ; les prêtres sont révocables et corvéables à merci, le bon plaisir de Monseigneur décide de leur sort sans appel. Un curé encourt l’inimitié du maire, du châtelain, d’une sœur, d’une dévote : une lettre anonyme le dénonce à Sa Grandeur, qui le sacrifie sans l’entendre.

« Nous possédons une caisse de retraite, formée de nos deniers. C’est l’évêque qui en dispose, toujours en vertu du principe d’autorité souveraine ; et dans aucun cas, quels que soient l’âge et l’infirmité, nous n’avons droit à une pension. L’évêque seul, par le ministère d’une commission qu’il nomme et dirige, juge de l’opportunité, accueille ou repousse les réclamations.

« Sous ce régime de l’autorité garantie par l’obéissance, en l’absence de règlements et de droit positif, la faveur dispose des places, de l’avancement et des récompenses. Le prêtre modeste, que recommande son seul mérite et que n’appuie pas un protecteur bien en cour, laïque ou ecclésiastique, mâle ou femelle, est sûr de végéter toute sa vie dans l’obscurité. Pourquoi, disait-on à l’archevêque de ***, ne tirez-vous pas de son trou le curé C, si laborieux, si savant, si exemplaire ? — Parce qu’il ne demande rien, répondit-il.

« Pas de concours ; point d’avantage, ni pour le mérite, ni pour l’ancienneté. Les luttes théologiques et scientifiques sont remplacées par les courses à la cure, les steeple chase, c’est le cas de le dire. Le meilleur coureur est sûr de la victoire. Dans un diocèse voisin de la capitale, le desservant d’une cure lucrative vient à mourir : aussitôt sollicitations de pleuvoir à l’évêché. Pour relever le prix de sa faveur, l’évêque dit à l’élu : Je vous donne la préférence sur 53 de vos confrères !

« Ma foi, disait un curé, j’ai fait comme tout le monde : ma cure m’a coûté 500 fr. M. l’archiprêtre de ***, très-puissant à l’évêché, quêtait pour la reconstruction de son église. Il s’adressa à moi d’une manière significative. Je compris, et pour 25 louis j’eus ma nomination. »

XXII

Je me méfie de ces anecdotes, d’autant plus que je suis loin de donner aux prestations de tout genre qui se font dans l’Église pour l’entretien du culte le sens simoniaque que la conscience séculière n’est que trop disposée à leur attribuer.

En principe, ne l’oublions pas, l’Église subsiste de dons volontaires. Son ministère, d’ordre transcendantal, n’est point soumis aux lois de la mercenarité, pas plus que la religion ne tombe sous la loi de l’offre et de la demande. Naturellement les dons faits à l’Église, de même que l’aumône et le jeûne, sont considérés comme un moyen pour les pécheurs d’obtenir les grâces célestes et de se racheter de leurs péchés. Or, parmi les grâces que peut mériter le dépouillement en faveur de l’Église, figurent sans contredit les dignités ecclésiastiques. Que de grands seigneurs autrefois et de grandes dames devenus chefs de communautés religieuses, par cela seul qu’ils en avaient été les bienfaiteurs, les fondateurs !… Y avait-il pour cela commerce ? Entre ces deux faits si disparates, la donation du fonds et la nomination du donateur par le supérieur hiérarchique, faut-il nécessairement établir un rapport de vénalité ? Ce serait aussi absurde que de dire que vous, Monseigneur, vous avez obtenu votre chapeau de cardinal en échange d’un ostensoir d’or. Voici l’histoire, telle qu’elle m’a été contée :

Vers la fin de 1848, quand Pie IX était encore à Gaëte, vous prescrivîtes des prières pour le salut de Sa Sainteté. Des prônes furent débités à cette occasion, dans lesquels on dépeignait sous des couleurs lamentables la pauvreté du pape et les persécutions que lui faisaient souffrir les républicains. Les esprits ainsi préparés, on annonce une quête, dont Monseigneur doit porter en personne, au nom de l’église bisontine, le produit à Sa Sainteté. La collecte fut, dit-on, abondante ; on n’a pu m’en spécifier le chiffre. Le riche avait versé son offrande, la veuve avait déposé son obole. Allant à Rome, et passant par Paris, Votre Éminence avisa chez un orfévre un superbe ostensoir, destiné d’abord à la chapelle de la reine Marie-Amélie, et dont le 24 février avait empêché la livraison. Vous crûtes, apparemment, que ce riche meuble serait plus agréable à Sa Sainteté qu’une somme en espèces ; et c’est postérieurement à votre visite au Saint-Père que vous fûtes élevé au cardinalat.

Non, dis-je, je ne crois pas à cette prétendue simonie. Je sais parfaitement que si, aux yeux de l’Église, l’abandon qu’on lui fait de ses biens est une marque de vocation, il n’est pas pour cela le prix de la consécration et de l’intronisation.

Mais voici où je vous arrête.

Le ministère que remplit l’Église en échange des prestations qu’elle réclame, office divin, sacrements, indulgences, est un ministère de foi, ou ce n’est rien.

Son gouvernement, sa hiérarchie, sa discipline, sont aussi de foi.

Le mode de recrutement du personnel sacerdotal, la collation des pouvoirs, tout cela est encore de foi. Ce serait le renversement de la religion que d’introduire dans l’Église, pour tous ces objets, les formes et garanties des administrations civiles et politiques. La foi est tout ici ; naissance, fortune, présents, génie, services rendus, âge, sainteté même, vœu du peuple, ne sont de rien.

La foi est au-dessus des règles, au-dessus de ce que la prudence humaine prend pour le droit : telle est sa prérogative.

J’admets qu’un tel régime puisse se soutenir, mais à condition que la foi existe, qu’il y ait foi partout, foi vive, dans le sacerdoce, dans le peuple, chez les ministres comme chez les administrés : car, que la foi se refroidisse, si peu que ce soit, et cède aux influences et considérations mondaines, si habiles à se couvrir du prétexte de la religion, alors tout est perdu, nous tombons dans l’arbitraire et toutes ses corruptions.

Eh bien ! Monseigneur, je demande qui nous garantit que cette condition est remplie ? Qui protége la chrétienté contre les défaillances de la foi ? Est-ce encore la foi qui garantira la foi ?…

J’aurais honte avec vous de presser l’argument. Ce qui est sûr, c’est que, la foi étant de toutes les choses la plus fragile, la plus légère, la plus inconstante, la plus précaire, Modicæ fidei, disait sans cesse le Christ aux apôtres, le gouvernement de la foi est par nature le plus immoral des gouvernements. Favoritisme, népotisme, pot-de-vin, concussion, vénalité, gaspillage, désordre, oppression, déni de justice : voilà quels sont, avec l’absolutisme du commandement, l’inclémence de l’autorité, l’inquisition des consciences, la justice secrète, les éléments de tout pouvoir établi sur la foi, dépourvu par conséquent de formes et de garanties.

XXIII

C’est en vain que le Christ a dit, tout exprès pour les chefs de l’Église : Rendez vos comptes, Redde rationem. Des comptes ! oui bien, disent-ils, dans l’autre vie, au tribunal de Dieu ; non pas sur la terre, à nos propres subordonnés, ce qui serait contradictoire. Eh quoi ! l’Église, la puissance souveraine, rendre compte au peuple ! L’autorité s’expliquer devant l’obéissance ! Elle ne s’explique pas devant elle-même. Madame de Meillac, supérieure de la communauté de Notre-Dame de Bordeaux, a-t-elle pu obtenir que madame Saint-Bernard, qui l’avait précédée dans l’administration de cette communauté, rendît ses comptes ? Et quand, après une réélection, elle voulut reprendre ses livres, tombés momentanément en des mains infidèles, ne les trouva-t-elle pas lacérés et les pages enlevées ?…

Et dans le procès intenté par madame de Guerry contre les dames de Picpus, sur quoi repose l’argumentation de Mgr Bonamie, défendeur ? Chose incroyable ! précisément sur l’absence d’écritures ! Vous nous réclamez 1,303,783 fr., dit Mgr Bonamie à madame de Guerry : vos titres ? Je vous défie d’en produire. Et madame de Guerry, qui a tout donné, ne peut pas invoquer les livres de la communauté : ces livres n’existent pas ; il n’y a de compte ouvert pour personne ! les dons tombent dans la caisse commune, comme la manne sur le camp d’Israël. En effet, le vœu de pauvreté, qui forme la base des communautés religieuses, exclut l’idée de cette comptabilité égoïste. En sorte que ce qui, pour un négociant, motiverait une déclaration de banqueroute frauduleuse, en religion est réputé à sainteté. (Mémoire à consulter pour Mme de Guerry, par M. Émile Olivier, 1857.)

Des écritures, des pièces justificatives, un contrôle, un syndicat, une cour des comptes tout à l’heure ! hérésie, anarchie que tout cela ! La politique du ciel n’a rien de commun avec le code de commerce. L’épiscopat, qui n’a inventé ni l’imprimerie, ni la boussole, ni les chemins de fer, ni le télégraphe électrique, n’a pas davantage inventé la tenue des livres en partie double. Il repousse de toutes ses forces l’introduction de cette pratique de méfiance dans une administration qui ne relève que de la foi… Et il a mille fois raison. Soumettez le gouvernement ecclésiastique aux règles de l’administration séculière, vous déclarez ipso facto la religion inutile ; vous substituez à la révélation l’économie politique.

Au reste, ce procédé de gestion n’est point particulier à l’Église : il est de l’essence du communisme. Avec la sévérité dans les comptes et le contrôle des écritures, point de communauté possible (Système des contradictions économiques, tom. II, ch. xv). À cet égard, j’ai été témoin de faits curieux. En 1846, lorsque le fondateur d’Icarie, Cabet, s’occupait de recueillir des souscriptions pour le cautionnement du Populaire, il lui arriva à plusieurs reprises de faire servir à d’autres opérations les sommes versées pour le cautionnement. Cabet exposait alors que ce qu’il en avait fait avait été pour le bien de la communauté, et le bill d’indemnité ne lui manqua jamais. Ne l’a-t-on pas vu, en 1849, assigné en police correctionnelle par un malheureux Icarien qui avait dépensé tout son avoir à faire le voyage de Nauvoo et n’avait rencontré que la plus affreuse misère, se prévaloir de l’art. 1837 du Code civil sur la société universelle de biens et de gains, prouver que le plaignant, qui par bonheur pour lui s’était réservé quelques centaines de francs, avait violé ses engagements de communiste, et gagner son procès ? C’est précisément la thèse de Mgr Bonamie contre Mme de Guerry, avec cette différence toutefois, que, la constitution de Picpus ayant été changée, Mme de Guerry rentre dans ses droits.

Cabet était honnête homme, raide comme un légiste dans ses convictions. Lui aussi, avec la fraternité, la charité, la communauté et l’amour, refaisait, sans le savoir, le catholicisme. Son premier soin, à Nauvoo, fut de se faire décerner la dictature : dans un pays de liberté, où la terre est pour rien, le travail plus demandé qu’offert, c’était provoquer contre lui la révolte de tous les instincts. Son erreur lui coûta la vie. Cabet est mort de chagrin après avoir été destitué par son église : ses amis d’Europe ont recueilli sa mémoire.

XXIV

Dans le pays de la foi, nous allons de miracle en miracle. Croirait-on que ce régime d’absolutisme présuppose, comme état naturel de l’homme avant le péché, l’absence de tout gouvernement, l’anarchie ? Rien n’est pourtant plus vrai.

J’ai eu l’occasion de rapporter dans ma précédente Étude un fait analogue relativement à la propriété. La propriété, et l’inégalité de condition qui vient à la suite, d’après Malebranche, dom Calmet, et tous les fondateurs d’ordres, n’est pas d’institution divine, c’est un effet du péché originel.

Il en est ainsi du gouvernement. Ôtez le péché originel, la doctrine de l’Église, en matière politique, est l’anarchie. L’institution du pouvoir, à ses yeux, est une suite du mal, une nécessité de pénitence. Et cela est logique : sans propriété, il n’y a pas matière à gouvernement, puisqu’il n’y a pas de droits, pas même d’intérêts. L’horreur des communautés pour toute espèce de compte-rendu le fait bien voir. Tous ne font qu’un. Aussi l’Église, dans sa hiérarchie même, imite de son mieux cette anarchie. Le dogme est invariable, la discipline n’a rien d’uniforme. Autant de maisons religieuses, autant de règles différentes : Alius quidem sic, alius verò sic. Bien que l’obéissance, après la désappropriation, soit la clef de voûte de l’édifice, à proprement parler ce n’est pas au supérieur que la religieuse obéit, c’est à la règle. Obéir à l’homme, contre la règle, d’après saint Bernard, saint Thomas et les plus savants casuistes, serait péché. Or, qu’est-ce que la règle ? Une révélation. De sorte que l’homme qui se désapproprie et jure obéissance à la règle, mourant au monde, c’est-à-dire à la vie politique et sociale, ne reconnaît rien entre Dieu et lui : il est anarchiste. De dire comment se concilie cette anarchie de principe avec l’autorité de fait, c’est une autre affaire : le catholicisme, comme l’économie malthusienne, est le monde de la contradiction.

Je cite les paroles d’un écrivain catholique, M. Huet, citant à son tour MM. Bordas-Demoulin et l’abbé de Sénac. Ce n’est pas pour de semblables propositions que ces messieurs seront excommuniés :

« Après des mille ans d’un si terrible régime (l’inorganisme gouvernemental et féodal), une civilisation tout autre, lentement préparée, mais qui fait explosion comme un coup de tonnerre, éclate vers la fin du siècle dernier. Affranchie intérieurement, et vivant de la vie de l’esprit, l’humanité se relève de son long esclavage, prend possession d’elle-même, et, pour la première fois, rejette la domination de l’État. Ce fut un grand jour dans l’histoire du monde, un jour digne d’une éternelle mémoire, que celui où les législateurs de la première nation chrétienne, de la fille aînée de l’Église et de la civilisation, abjurèrent solennellement la base antique sur laquelle jusqu’alors avaient reposé les sociétés, pour ne leur reconnaître d’autre fondement désormais que la nature humaine et ses lois immuables. »


M. Huet parle comme un partisan de l’immanence, un vrai anarchiste. Seulement, comme Sosie dans l’Amphitryon, il prend son image pour Dieu : genre d’hallucination dont on ne guérit plus, quand, sous cette funeste influence, on a écrit un volume in-8o.

Il continue :

« Aux yeux du chrétien, la véritable origine des gouvernements ne saurait être autre chose que la corruption de notre nature, corruption qui ne vient pas de Dieu, mais de l’homme. Si notre race eût gardé sa perfection première, la vie sociale eût fleuri dans une liberté fraternelle, sans commandement, sans obéissance. (Règne social du christianisme, p. 73 et suiv.)


Et trois pages plus loin, cet estimable auteur se met à persiffler les anarchistes, dont l’unique tort est de fonder l’anarchie sur la Justice, la sincérité des comptes, la balance des forces et des valeurs, tandis que l’Église fonde la sienne sur des révélations !…

Mais fermons cette parenthèse.

XXV

Une chose est désormais avérée : l’Église, partant de la sainteté de Dieu et de la prévarication de l’homme, ne pouvait pas plus avoir de Justice politique que de Justice économique. Son principe, dans l’ordre de la liberté comme dans celui des intérêts, est de nier le Droit, c’est-à-dire de n’avoir pas de principe. En cela elle est logique, fidèle au dogme, bien supérieure aux théistes de l’école moderne, qui prétendent conserver dans la même théorie la transcendance et la liberté, allier ensemble la Justice et le ciel.

Pour moi, dont la raison répugne à toute hypocrisie, j’admire sincèrement la foi qui a créé ce système, qui, sur les ruines du droit antique, a osé instituer un pareil gouvernement. Je l’admire surtout d’oser y revenir ; et quand le déiste, balbutiant un nom qui lui brûle les lèvres, me parle de rétablir la morale sur la religion ; quand le vicaire de paroisse, simple soldat dans l’armée sacerdotale, se prévalant de quelques phrases mal interprétées de l’Évangile, demande un code qui définisse et garantisse ses droits ; quand le poignard d’une fausse démocratie menace le cœur des pontifes, je dis : Honneur à l’épiscopat ! Lui seul a la foi et l’intelligence ; à lui par conséquent l’autorité.

L’autorité ! mot terrible, que peut seule soutenir une espérance surhumaine, et qui exprime merveilleusement tout ce qu’a été, tout ce qu’a dû être le christianisme.

Ce que la Déclaration des droits est au révolutionnaire, en effet, l’autorité l’est au chrétien. C’est son programme à lui, c’est son code et sa charte. — Est-ce pour rien, par hasard, que je crois en Dieu ? pour rien que ce Dieu se manifeste, ainsi que l’assurent les éclectiques, à ma conscience et à ma raison ? Est-ce pour rien que par un mystère inconcevable il a opéré le rachat de mon âme, et qu’ensuite pour me prémunir contre le retour du malin, il a institué son Église, dont son Esprit anime les chefs ? À quoi me servirait-il de croire au Saint-Esprit, à la présence de cet Esprit dans le sacerdoce, s’il faut encore des règles de gouvernement pour l’Église, comme il faut des règles de conduite pour les fidèles ? Cessez de me parler de droits politiques, de formes parlementaires, et de toute votre procédure constitutionnelle. Tout cela est de l’athéisme. Je suis chrétien : j’ai ma foi, j’ai mon Christ, qui, sauf les accidents inévitables à l’imperfection de notre nature, me garantit, autant que je puis le désirer, la sagesse et la féauté de mes pasteurs. Valent-ils donc moins que vos ministres, vos préfets, vos députés, pour n’être pas arc-boutés dans tous leurs actes par les articles d’une constitution ?…

Certes, un tel discours est irréprochable de logique, et d’une hauteur qui étonne la Justice même. Peut-être, aux temps de la ferveur apostolique, je n’eusse trop su qu’y répondre : aujourd’hui l’expérience en a démontré l’illusion.

Ce que le christianisme a dit de la liberté, de l’égalité, de la félicité, qu’elles ne sont pas de ce monde, on peut, en lui rétorquant l’argument, le dire avec infiniment plus de raison de l’autorité. Elle n’est pas faite pour des mortels ; et m’est avis que l’Église, en nous prescrivant l’obéissance, a pris justement le contre-pied de la vérité et de la morale. Du premier au dix-neuvième siècle, l’autorité, même assistée de l’Esprit saint, n’est parvenue à se rendre respectable qu’en se cuirassant de Justice, ce qui veut dire en s’entourant des parachutes de la Révolution. Ôtez les formes légales, ce que je nommerai les mœurs du pouvoir, elle n’est plus que tyrannie et sacrilége.

Et c’est pour cela que je ne puis souffrir l’hypocrisie de ceux qui, n’ayant au cœur ni foi ni justice, se font de l’autorité un masque sous lequel s’abrite leur scélératesse. Il faut relever le principe d’autorité : c’est leur réponse à tout, comme le bêlement d’Agnelet dans l’Avocat Patelin. Hors de l’autorité point de salut : qu’on ne leur en dise pas davantage ; ils sont édifiés, ils n’entendent plus rien. Et il ne manque pas de sots qui admirent : la prédestination, qui ne serait rien sans la Providence, je veux dire sans l’autorité, ne lui sert-elle pas de claque ?

Autorité, Providence, Prédestination, quelles idées pompeuses ! Combien ce style plein de poésie et de mystère l’emporte sur le jargon technique, utilitaire, de la mécanique constitutionnelle ! Vous êtes transporté dans les siècles antiques ; vous revoyez le chêne de saint Louis, les clefs de Pierre, la verge d’Aaron, la houlette de Jacob. C’est à pleurer d’attendrissement. Tel gentillâtre de la littérature n’en demande pas davantage pour se convertir au régime absolu. Ah ! l’Église n’emprunte pas ses idées et ses symboles à la routine des industriels et des marchands ; ce sont des rayons qu’elle dérobe, comme Prométhée, au foyer de l’Absolu. Semblable à Jéhovah, elle s’entoure de ténèbres et de mystères ; elle procède par révélations, fulgurations, coups du ciel. Elle est la Providence, souveraine, indiscutable, dont la rosée tombe sur les élus pendant que ses grêlons et ses foudres vont chercher les méchants, et qui cache sa main. Vous êtes exalté sans qu’on voie qui vous porte, ou frappé d’un trait invisible : c’est le doigt de Dieu qui vous touche, Digitus Dei est hic.

Assez comme cela, messeigneurs. Vos lévites ont tort de se plaindre, puisqu’ils sont chrétiens et que leur désir est de faire revivre la foi antique. Mais nous, hommes de la Révolution, qui savons discerner le passé de l’avenir, nous avons le droit de le dire, votre Providence, votre autorité, n’a pas le sens moral.

On lit dans l’histoire ecclésiastique que, les chrétiens d’Alexandrie ayant, dans une émeute, démoli le temple de Sérapis, on trouva dans les caves les machines avec lesquelles les prêtres opéraient leurs prestiges, et que la considération du dieu en souffrit beaucoup. Nous connaissons aussi les pratiques du pouvoir spirituel, et combien peu il reste de foi dans les sacristies. Et je pourrais me dispenser d’en parler ; mais, attendu l’inclination des masses au mysticisme, il n’est pas sans intérêt de leur remettre de temps en temps sous les yeux la réalité toute crue.

XXVI

Le grand ressort de la Justice ecclésiastique est la délation et l’espionnage. L’un de vos collègues dans l’épiscopat, Mgr Bouvier, évêque du Mans, a composé à cet effet un Manuel où il constitue tous les fidèles espions du clergé, qui de son côté surveille le troupeau, et les prêtres dénonciateurs les uns des autres. Dans cet ouvrage, Mgr Bouvier s’autorise des constitutions papales, qui n’ont jamais été reçues ni même promulguées en France, mais auxquelles il faut croire que la chute de la République a donné force de lois. Voici ce qu’on lit dans son supplément au traité du mariage. De clericis sollicitantibus, p. 43 :

« Plusieurs souverains pontifes ordonnent aux pénitents de dénoncer aux inquisiteurs ou aux évêques le confesseur qui les aurait sollicités au mal. Grégoire XV a étendu cette obligation à tout fidèle qui saura qu’un prêtre abuse de la confession pour satisfaire son immoralité, ou qui tient des propos déshonnêtes, etc. »


Suit une longue thèse pour prouver que tout individu, sans exception, homme, femme, jeune homme, jeune fille, connaissant, n’importe comment, l’inconduite d’un ecclésiastique, est tenu de le dénoncer. Rien de plus simple que la marche à suivre :

« La pénitente écrira ou fera écrire le nom du coupable sur un billet qu’elle remettra au confesseur, et celui-ci l’enverra à l’évêché ; ou bien elle ira elle-même remplir sa mission ; ou bien enfin elle désignera simplement le prêtre prévaricateur à son directeur, avec autorisation de le faire connaître à l’évêque. »


Ainsi la confession, instituée comme moyen de police ecclésiastique à l’égard des laïcs, redevient à son tour moyen de police à l’égard des clercs, par la dénonciation réciproque des uns par les autres. Du reste, il est entendu que la délation s’applique à toute espèce de délit commis par action, par parole, par opinion, et que le nom du délateur doit rester inconnu de l’évêque et du confesseur, aussi bien que du dénoncé. En sorte qu’à la faveur du confessionnal et de la boîte de l’évêché, un individu peut multiplier et varier ses dénonciations contre qui bon lui semble, autant de fois qu’il lui plaît.

J’emprunte les détails qui suivent au prêtre que j’ai déjà cité :

« Une institutrice se trouve enceinte et croit atténuer sa faute en la rejetant sur son curé. Jugement, ou plutôt condamnation du curé. Avant de quitter sa paroisse, il monte en chaire et prend Dieu et les hommes à témoin de son innocence. Quel sacrilége ! donner un démenti à l’infaillibilité épiscopale ! Ce cri d’une conscience irréprochable mit le sceau à la réprobation du pauvre prêtre. Il dut quitter le diocèse et se réfugier dans une contrée étrangère. — Cependant l’institutrice tombe malade ; la peur de la mort rend plus poignant le souvenir de sa calomnie ; elle appelle son confesseur, le même qui, sur sa première déclaration, avait fait un rapport contre le curé, lui avoue son crime. Nouveau rapport du confesseur. Alors l’évêque finit par où il aurait dû commencer : il examine l’affaire, reconnaît l’innocence du proscrit, le rappelle de l’exil et lui confie une autre paroisse.

« — Payez mon boulanger, m’écrivait une femme familiarisée avec les iniquités de la délation, ou je vous dénonce ! — Je possède encore la lettre, et j’ai lieu de me repentir d’avoir traité légèrement la menace de cette malheureuse.

« Il ne se passe pas de jour où des dénonciations n’arrivent à l’évêché. Je me plaignais un jour à un confrère d’accusations puériles portées contre moi. — Taisez-vous donc, me dit-il ; je suis à ma quarante-troisième dénonciation, et je ne me plains pas. »

« La petite ville de St-D… possédait un vicaire qu’elle idolâtrait pour sa vertu, et surtout pour sa charité. Une sœur le dénonce comme coupable de négligence dans la prédication. Les femmes entrées en religion jouent un grand rôle dans le gouvernement ecclésiastique ; leur influence est bien plus grande que celle des desservants. Dans le diocèse du Mans, par exemple, tout membre de la communauté d’Évron jouit du titre d’espion patenté. L’abbé reçoit l’ordre de partir sur-le-champ. Le curé n’apprend la destitution de son vicaire que par la nomination du remplaçant. Il se rend auprès de l’évêque et lui adresse des reproches énergiques. Celui-ci, qui ne songeait plus à si petite chose, ouvre enfin les yeux et avoue son erreur. — Mais, ajoute-t-il, je ne puis revenir sur ma décision ; je la maintiens : je regrette seulement de n’avoir pas connu la vérité plus tôt.

« Un prêtre use de son pouvoir pour rompre la liaison d’une femme mariée avec un jeune homme. Que fait l’amant ? Il dénonce le prêtre lui-même et l’accuse d’avoir voulu séduire sa maîtresse. Le trop zélé directeur n’échappa que par miracle à une destitution.

« Un vicaire entretenait avec une jeune personne une correspondance amoureuse. Sur ces entrefaites, il obtint un poste avantageux et quitta le diocèse. Avant de partir, frappé d’un sinistre pressentiment, il conjura l’objet de sa tendresse de brûler ses lettres. Après bien des pleurs et des gémissements, on transigea de part et d’autre, et il fut convenu qu’une seule serait conservée. Le vicaire partit ; la jeune fille repentante se tourna vers Dieu ; son confesseur, à force d’obsessions, lui arracha la lettre fatale et la déposa aussitôt entre les mains de l’évêque. Le moyen de nier une pareille pièce ? Le prêtre ne l’essaya même pas : il avoua tout, et son avenir fut brisé. Aujourd’hui il habite Paris, mais il n’appartient plus au clergé. Une seule fois il a écrit à son ancienne maîtresse : On a abusé de votre inexpérience. Je ne vous en veux pas… Vous m’avez perdu à jamais. Que Dieu vous pardonne comme je vous pardonne. Soyez heureuse !

« De bonne heure, le cœur et la conscience du jeune séminariste sont façonnés à ce rôle. Des supérieurs vénérés lui parlent au nom du ciel, au nom de la gloire de Dieu et du salut des âmes ; ils lui commandent de dénoncer, et il dénoncera sous peine de la malédiction d’en haut et des châtiments d’en bas. Nouveau croisé, il obéira à l’appel suprême : Dieu le veut ! Avec le temps, il est vrai, la pensée, comme Samson, rompt d’indignes liens. Revenu à la probité, à l’honneur, le prêtre d’un âge mûr refusera de prostituer son ministère à la délation. Mais qu’il se garde de laisser rien paraître de l’indépendance de ses sentiments : il se verrait bientôt accusé par les pharisiens du sacerdoce de connivence avec les corrompus. »

XXVII

Qu’il y a loin de cette discipline d’esclave à la théorie révolutionnaire qui pose en principe que tout homme, en raison de son sens moral, a droit de haute et basse Justice sur son semblable ; qui, en vertu de ce droit, et afin d’éviter les vengeances, organise la Justice, en faisant intervenir, à la place de l’individu, la cité comme jury dans toutes les affaires civiles, politiques et criminelles ; qui repousse les dénonciations anonymes, et exige la comparution des témoins ; qui enfin, pour dernière garantie, bien loin d’admettre la plus légère ombre d’autorité dans le juge, soumet les jugements, par la publicité des audiences, au contrôle, à la sanction de l’opinion !

Mais à chaque recrudescence du régime jadis fondé par l’Église, nous voyons ces mœurs juridiques, si nobles, si pures, de la Révolution, entamées par l’arbitraire ; les notes administratives prendre la place des témoignages ; le huis-clos s’introduire, le jury disparaître des affaires civiles, puis des affaires d’État, puis des tribunaux correctionnels, et finalement, en ce qui concerne les délits politiques et ceux de presse, des cours d’assises. Serait-ce donc que la Justice divine, dont l’Église se prétend l’organe, ne peut supporter la clarté et la sérénité de la Justice humaine, et qu’il faille au grand Justicier, pour manifester ses arrêts, des cours prévôtales, des tribunaux d’exception, des conseils de guerre, avec leur cortége de formes inhumaines et d’immorales maximes ?

Ô prêtres ! ne pourrez-vous jamais jeter les yeux sur vous-mêmes, descendre dans vos consciences, et là, dans le silence de votre religion, faire l’examen de votre foi ?

Vous êtes hommes aussi ; et je n’en fais aucun doute, car je n’accuse ni vos intentions ni votre vie, bon nombre parmi vous sont gens d’honneur et de vertu. C’est donc à ce qu’il y a de meilleur en vous que je fais appel. Considérez dans quelle épouvantable situation vous place votre dogme. Sous le couvert d’un Évangile de paix, de fraternité et d’amour, vous êtes, pour l’asservissement des peuples, élevés à la chaîne, accoutumés à l’espionnage, et votre métier est de trahir. Cela n’est pas dans vos cœurs, non plus que dans votre bréviaire ; mais cela éclate tout au long de votre histoire, et résulte invinciblement de votre théologie. Ce qu’il y a en vous d’honnête, de généreux, de saint, n’est qu’un moyen de succès de plus pour votre immorale mission, et c’est par principe de conscience qu’en pensant sauver les âmes, vous vous êtes faits les ennemis du genre humain. Vous ressemblez à la femme adultère dont il est parlé au livre des Proverbes, et qui a perdu jusqu’au sentiment de son impudicité. « Elle a mangé, dit le Sage sous le voile d’une métaphore à faire trembler Juvénal ; elle s’est rincé la bouche, et puis elle dit : Je n’ai rien fait !… Comedit, et tergens os suum dicit : Non sum operata malum. »


CHAPITRE V.

Corruption de la morale publique par le gouvernement de Providence.

XXVIII

La théorie fataliste viole la Justice par nécessité : elle peut, jusqu’à certain point, protester de sa bonne volonté et de sa bonne foi. C’est malgré elle qu’elle a recours à la raison d’État : elle préférerait suivre le Droit ; mais à l’impossible nul n’est tenu !…

La théorie providentielle, au contraire, viole la Justice avec préméditation, de propos délibéré, par motif de religion. Le païen n’adorait pas le Fatum, bien qu’il l’interrogeât, le chrétien ne cesse de baiser les pieds à la Providence.

Il est de foi dans l’Église que Dieu, étant l’auteur des lois morales, peut à son gré y déroger pour l’accomplissement de ses desseins. La Bible en fourmille d’exemples. Ainsi Jéhovah suggère à Jacob toutes ses filouteries envers son frère et son beau-père ; c’est lui qui inspire à Joseph le conseil que celui-ci donne à Pharaon, d’organiser un immense monopole, à l’aide duquel le roi devient propriétaire de toute la terre d’Égypte ; c’est lui qui commande aux Hébreux de voler les vases des Égyptiens. Dans les Rois, il envoie à Achaz un esprit de mensonge ; dans les Juges, il ne permet pas que les fils d’Héli se rendent aux représentations de leur père, parce que son intention est de les tuer ; dans l’Exode, il endurcit Pharaon pour le perdre ; dans les Prophètes, il commande à Osée de s’approcher d’une fille publique et de lui faire des enfants, etc.

C’est un régime de dispensations, d’exceptions, de passe-droits, où la notion du juste et de l’injuste s’évanouit sous le miracle.

L’Évangile a suivi fidèlement cette théologie, comme on le voit dans les paraboles de l’enfant prodigue, des ouvriers tard-venus, des talents prêtés à usure, des cochons jetés à la mer, etc. Le pouvoir de lier et de délier donné à l’Église n’a pas d’autre sens que cette suspension ad libitum des lois de la Justice et de la morale, par des considérations de Providence.

Et tout cela est irréprochable de logique : Dieu, étant l’auteur du statut moral imposé à l’humanité, ne peut pas lui-même, dans son administration cosmique, y être astreint. S’il lui plaît de faire naître son Christ d’un Jacob escroc, d’un Juda incestueux, d’un David adultère et assassin, de vingt rois idolâtres et parjures, nous ne pouvons que nous incliner et adorer ses desseins. La dérogation à la Justice par l’auteur même de toute Justice est la plus grande preuve de la révélation : elle nous prouve qu’il existe véritablement un Dieu, prévoyant et libre, édictant dans la plénitude de sa liberté les lois du monde et de l’humanité, et jusqu’aux vérités mathématiques, comme le dit Descartes. Ôtez en Dieu cette faculté de se soustraire aux lois qu’il a faites, d’y déroger, d’en suspendre l’action, et Dieu redevient, comme les fantômes du paganisme, sujet de la nécessité, du fatum ; pour mieux dire, il n’y a plus de Dieu.

XXIX

Tel est donc le gouvernement providentiel ; tel sera, nous l’avons montré, le gouvernement typique ou sacerdotal ; tel devra être à son tour le gouvernement laïque, qui n’en est qu’une dérivation.

C’est d’après ces principes que Bossuet composa pour le fils de Louis XIV, dont l’éducation lui avait été confiée, d’abord son Discours sur l’histoire universelle, ou démonstration de la Providence, puis sa Politique tirée de l’Écriture sainte, qui en est le corollaire. Dans ces deux ouvrages, Bossuet a eu pour but d’opposer la doctrine chrétienne et providentielle du gouvernement des sociétés à la doctrine fataliste des païens, renouvelée par Machiavel, Hobbes et Spinoza.

Bossuet comprend la loi de la monarchie comme celle de l’Église. Sans doute il recommande au prince la clémence, la justice, la chasteté, la bonne foi, l’économie, la tempérance et toutes les vertus chrétiennes ; mais il met aussi au nombre de ses prérogatives les lettres de cachet, les coups d’État, la violation des consciences, la proscription par masses, et tous les moyens sommaires que peut appeler l’insurgence du peuple. C’est bien de Bossuet qu’est ce beau mot : Tout ce qui se fait contre le droit est nul de soi. Mais cette maxime l’embarrasse peu : le suprême droit, à ses yeux, c’est l’autorité, la hiérarchie sociale, c’est en un mot l’accomplissement des destinées de l’Église ; et du moment qu’il y va de l’orthodoxie ou de l’autorité, Bossuet n’hésite point à mettre la Justice en fourrière. Dieu le commande : Providentia.

Nous sommes tout pénétrés de cet esprit ecclésiastique, qui a survécu dans la société chrétienne à la séparation du temporel et du spirituel, et à la division de l’Église elle-même. Ce n’est pas en vain que les princes ont été appelés évêques du dehors, et que Charlemagne est représenté vêtu de la chappe, comme un métropolitain. Au machiavélisme antique, l’État moderne joint le providentialisme sacerdotal : la civilisation s’est couverte d’une double plaie. La Révolution, qui devait abolir ce régime atroce, n’y a fait, par l’ineptie de ses chefs, qu’une brèche insignifiante. Après les massacres de septembre et la suppression des cultes en 93, l’Église martyrisée a pu dire, comme le Christ montant au ciel : Je m’en vais, mais je vous laisse mon esprit !… Cet esprit, c’était le messie de Catherine Théos, Robespierre ; c’était le président des théo-philanthropes, Laréveillère-Lépeaux ; c’était l’auteur du Concordat, Napoléon.

XXX

Si nous avons peu de foi au cœur, nous sommes loin, en revanche, d’avoir dépouillé notre vieille chair : nous sommes chrétiens, en politique, comme jamais. En sommes-nous plus moraux, plus justes, plus probes ? c’est autre chose.

En 1848, pendant l’insurrection de juin, l’Assemblée constituante, afin d’arriver à la répression radicale de la révolte, déclare la ville de Paris en état de siége. Depuis, la même mesure a été renouvelée plusieurs fois. L’état de siége, c’est, entre autres, la suspension de la justice et des garanties légales, et la concentration de tous les pouvoirs dans les mains de l’autorité militaire.

Suspension de la justice et des lois ! Cela signifie, Monseigneur, suspension de la morale.

D’où peut donc venir une pareille idée ? Est-il dans la vie des peuples des moments où la suspension de la morale puisse être regardée comme une loi de salut public ? La théorie de la fatalité dit oui, et la théorie de la Providence parle de même. Il ne fallait pas moins que deux puissances de cet ordre pour forcer les consciences, qui toutes protestent contre une pareille extrémité. Cincinnatus abdiquait la dictature après quatorze jours de commandement ; encore ne l’avait-il prise que pour combattre l’ennemi. Le général Cavaignac la déposa le lendemain de la bataille ; l’Assemblée constituante elle-même, quoique pleine de chrétiens, combattant pour la propriété et pour l’Église, déclara que l’état de siége était une mesure d’exception que l’on devait abréger le plus possible. Il est clair que ce que la fatalité excuse et que l’Église absout, la conscience humaine le réprouve : de quel côté, s’il vous plaît, est la morale ?

En ce qui touche le gouvernement, répond l’Église, on peut dire que tout est exceptionnel, puisque, d’après le principe de la chute et en vertu de la rédemption qui a suivi, la condition de l’humanité est extra-légale, surnaturelle, toute de grâce et d’exception.

Toute la politique de l’Église, toute sa police, dérive de cette idée.

L’Église a eu la main dans les affaires d’Orient. Lorsque éclata la querelle, deux tendances se manifestèrent en Europe, l’une pour une solution pacifique, l’autre pour la voie des armes. Les plus intelligents, les plus amis de la Justice et de la liberté croyaient que la diplomatie pouvait faire en 53 ce qu’elle a fait en 56 ; ils disaient que la guerre n’était plus de ce siècle, protestant avec d’autant plus de force qu’à leur avis la guerre ne déciderait rien, et que la victoire, quelle qu’elle fût, ne serait guère moins préjudiciable au vainqueur qu’au vaincu. L’ambition, l’orgueil des princes, la convoitise des États, le chauvinisme démocratique, l’instinct de lutte et de pillage qui anime les masses et les pousse à la guerre, l’emportèrent.

Or la guerre, c’est la suspension de tous les rapports économiques, politiques, juridiques, entre les nations ; c’est la suspension de la morale.

De quel œil l’Église, maîtresse de morale, a-t-elle vu la guerre ? Comment n’a-t-elle point paru au congrès de la paix ? Est-ce que le principe de catholicité ne lui commandait pas d’évoquer le litige à sa barre, et, si son autorité était méconnue, de s’abstenir ? N’est-elle pas l’amphictyonie chrétienne ?...

La guerre, répond l’Église, entre dans le plan de la Providence, par conséquent dans les prévisions de l’empire catholique. L’armée est aussi une église, église terrible, affranchie de tout droit et de tout devoir humain, dont le dogme, la religion, l’économie, le gouvernement, la morale, se résument dans ce mot, qui est sa raison d’État, la consigne. Le soldat ne connaît ni famille, ni amis, ni citoyens, ni Justice, ni patrie : son pays est son drapeau ; sa conscience, l’ordre de son chef ; son intelligence, au bout de sa baïonnette. C’est pour cela que l’Éternel est un guerrier, Dominus vir bellator, aussi bien qu’un Dieu de paix, deus pacis. C’est pour cela que l’Église a eu des pontifes belliqueux, Urbain II, Innocent III, Grégoire IX, chefs ou instigateurs de croisades, Jules II et une foule d’autres.

Et en effet, la guerre n’est-elle pas l’état permanent de l’humanité ? Guerre contre le démon, guerre contre l’hérésie et la philosophie, guerre contre la chair et contre l’esprit ; par suite, guerre des peuples et des gouvernements les uns contre les autres, guerre partout, guerre toujours. La Justice pourrait-elle exister de nation à nation, de prince à prince, d’État à État, quand elle n’existe pas dans la nation elle-même de prince à sujet, de gouvernement à citoyen ?

La guerre est l’expression violente de la pensée religieuse. L’armée, comme l’Église, est le monde du passe-droit, du favoritisme, du bon plaisir, de l’obéissance passive, du mépris de la vie et de la dignité humaines. C’est, dit-on, le foyer de l’héroïsme et du dévouement ; c’est aussi celui de la trahison et de la lâcheté. Lisez, dans les mémoires et correspondances du temps, les plaintes des militaires de tous grades, sous le consulat et le premier empire. Là point de morale ; nul souci du droit et des lois. Se bat-il bien, demandait un général, à propos d’un soldat traduit en conseil de guerre pour crime de viol ? — Oui. — Soyez indulgent. C’est le mot de l’Église : Va-t-il à la messe ? — Oui. — Soyez indulgent. Le crime du soldat, comme celui du chrétien, ne prend de gravité qu’autant qu’il compromet le commandement, la hiérarchie, la discipline. Le serment militaire avant tout ; mais le serment civique, qu’importe ?…

Ne soyons donc pas étonnés si l’Église prie, si elle jeûne, si elle chante pour des partis en apparence contraires : au fond c’est toujours la même cause qu’elle défend, la même vérité qu’elle proclame. En vertu du pacte de Charlemagne, renouvelé de siècle en siècle par les pragmatiques-sanctions et les concordats, l’Église reste la souveraine spirituelle des nations, qu’elle dirige, d’un côté par ses pontifes, ses évêques, ses légats, de l’autre par les rois et empereurs ses fils, selon la loi d’un perpétuel état de siége. De quelque côté que se déclare la victoire, elle est assurée du jugement de Dieu.

Suspension à perpétuité de la Justice et de la morale, pour la gloire de Dieu, le triomphe de l’Église et le salut de l’empire, tel est donc, en dernière analyse, le système chrétien : quel chef-d’œuvre !

XXXI

Les faits de détail confirment cette théorie d’ensemble. Toujours quelque prétexte se rencontre, sérieux ou futile, pour motiver la suspension de quelque liberté, de quelque droit.

Au temps où le catholicisme était plus qu’aujourd’hui une vérité, le Pape, chef de l’Église, pour châtier les princes, se permettait de temps à autre de délier les sujets du serment de fidélité. Certains auteurs, démocrates à tous crins, ont trouvé la chose superbe : le Pape, disent-ils, était alors le chef de la démocratie chrétienne, il représentait la souveraineté du peuple, dont il exerçait les droits. Je crois que c’est confondre les idées et les temps. Le chef féodal était le siége vivant de la nationalité, comme Charles VII, au temps de la Pucelle, était le porte-drapeau de la France. L’annulation du serment de fidélité ou de l’hommage féodal équivalait à une dissolution nationale, et ce qui est pire, à un transport de la nationalité sur une tête étrangère. Suspension de la patrie, grand Dieu ! suspension de la morale.

Les choses ont changé depuis six siècles. L’Église ne relève plus les peuples de leurs serments envers les rois ; ce sont les rois, plutôt qu’elle délie de leurs serments envers les peuples. Il faut qu’elle lie ou délie toujours quelque chose… Ceci devient plus scabreux. En résultat, il ne paraît pas que les princes excommuniés du moyen âge, quand leurs peuples n’avaient pas à s’en plaindre, se soient bien mal trouvés de l’anathème ecclésiastique ; on a vu même quelquefois les sujets et les rois, les déliés et les liés, faire contre la papauté cause commune. De nos jours, la réciproque ne passe pas tout à fait de même. Les Stuarts se sont crus déliés : ils ont péri, qui par la main du bourreau, qui dans l’exil. Louis XVI s’est cru délié, et la guillotine a été sa récompense. Charles X s’est cru délié, et il est parti pour l’exil. Les chefs de la Sainte-Alliance, après avoir renversé Napoléon, qui s’était fait lier, il est vrai, par Pie VII, se sont crus, quant à eux, déliés vis-à-vis de leurs peuples, et 1848 leur a donné une saccade dont ils ne sont pas remis. De plus belle l’Église lie et délie, lie les peuples et délie les potentats… Suspension du droit public et de toutes les obligations sacramentelles sur lesquelles il repose : suspension de la morale.

XXXII

Comment la nation française, qui, après avoir fait la révolution de 1789 pour la conquête de ses libertés, en a fait encore deux autres, celles de 1830 et de 1848, pour les défendre, ne jouit-elle aujourd’hui d’aucune ? D’où vient cette absorption de toute vie locale, de toute pensée libre, dans la vie et la pensée officielle ?

Je disais à un maire de province :

Depuis soixante ans votre cité est devenue méconnaissable. Qu’a-t-elle fait de son caractère, de sa volonté, de son action, de tout ce qui faisait d’elle un être moral, intelligent et libre, si j’ose ainsi dire, une personne ? Où sont ses mœurs enfin ? Tout est mort en elle, usé par le machinisme gouvernemental et l’absorption centralisatrice. Ne parlons pas de liberté individuelle, ce serait hors de saison. Vous même, chef de la police urbaine, ne pouvez rien sous ce rapport pour vos administrés. Parlons de votre liberté, de votre autonomie municipale. Vous êtes primé, subalternisé dans toutes vos facultés : 1o par le préfet ; 2o par le procureur général ; 3o par le commissaire central ; 4o par le recteur de l’académie ; 5o par le général de division ; 6o par l’archevêque ; 7o par la banque ; 8o par le receveur général ; 9o par le chemin de fer ; tout à l’heure, 10o par le dock… Votre ville, pour le pouvoir et les corps privilégiés qui tiennent de lui leur existence précaire, est une caserne, un bureau, une agence, une succursale, une école, un parquet, une station, un magasin ; mais rien de tout cela n’est vous, vous êtes zéro. Faites acte de volonté, et le général vous assiége, l’archevêque vous excommunie, le préfet et le commissaire vous dénoncent, le procureur-général vous ajourne, la Banque vous retire son crédit, le chemin de fer ses wagons. Vous n’êtes que des pierres, de vieux pignons, une ruine…

Et ce qui est vrai de l’une est vrai de toutes : la vie des départements s’est concentrée dans les chefs-lieux ; la vie des chefs-lieux a son foyer dans la capitale, et toute la vie de la capitale se ramasse en quelques établissements spéciaux qui l’élaborent pour le reste du pays, le Palais, la Bourse, l’Académie, la Préfecture de police, le Château. Que Paris, après cela, et les 37,000 communes à son exemple, possèdent un nombre plus ou moins grand de gargottes patentées, de bals publics surveillés, de théâtres censurés, de journaux avertis, d’églises abandonnées, de bibliothèques expurgées, de colporteurs médaillés, de feuilles illustrées, la centralisation n’y risque guère : de telles licences ne feront jamais échec au gouvernement.

L’inaugurateur de cet affreux système fut Dioclétien. Mais l’idée est chrétienne ; elle appartient au mouvement messianique, elle date de plus loin que l’empire. C’est une de ces fantaisies orientales que l’Église seule, avec son orthodoxie indiscutable, avec sa liturgie unitaire, avec sa hiérarchie d’esprits célestes, modèle de la hiérarchie sacerdotale, avec son idée de bergerie appliquée au gouvernement humain, pouvait faire entrer dans les âmes en la sanctionnant d’une révélation. Fiet unum ovile et unus pastor ; on peut dire que ce fut le rêve de Jésus-Christ. Suppression des libertés publiques, suppression de la morale.

XXXIII

L’Église tient bureau d’esprit public ; non contente de diriger l’opinion, et au besoin de la suppléer, elle sert d’éclaireur au gouvernement.

En vertu du concordat de François-Joseph, les évêques de Lombardie, sous prétexte de sauvegarder la religion et les mœurs, mettent l’interdit sur tous les livres de philosophie et de science qui leur semblent de nature à contrarier la foi. Et si j’en crois les confidences de nos libraires, le clergé de France n’exerce pas une moindre influence sur la police des écrits. Suspension de l’intelligence, suspension de la morale.

Dans une commune où se tenait une conférence d’ecclésiastiques, on vit arriver ventre à terre une estafette expédiée par le préfet du département pour demander à ces messieurs quels candidats ils souhaitaient pour leurs mairies respectives. Je laisse à penser l’effet que doit produire cette déférence des hauts fonctionnaires de l’État envers le clergé sur des paysans qui ont voté l’empire précisément en haine des prêtres et de leur régime.

Au reste, ce n’est pas d’aujourd’hui que les pouvoirs sortis de la Révolution recherchent le concours du clergé. Un ministre de Louis-Philippe se plaignait à lui du choix qu’il avait fait de M. Bouvier pour évêque du Mans. « Sire, disait le ministre, votre M. Bouvier n’est qu’un paysan. — Je le sais, répondit le roi ; mais ce paysan me vaut dix mille baïonnettes. » Est-ce que Mgr Bouvier, par reconnaissance, aurait délié Louis-Philippe ?…

Ainsi, dans le domaine de l’administration comme dans celui des idées, la pensée cléricale se substitue à la pensée libre. Cela ne peut être autrement, si l’on songe que la commune n’est pour le prêtre qu’une contrefaçon de la paroisse, un foyer de schisme où le desservant doit rentrer en vertu du mandat pastoral : Là où sont les brebis, là doit être le pasteur. Mais cela suppose aussi que les brebis sont du tout incapables de penser par elles-mêmes, sans quoi nous voilà forcés de conclure : Suspension de l’esprit public, suspension de la morale.

Je ne demande pas l’usage que le clergé a fait de son influence dans nos dernières commotions politiques ; j’aime à croire qu’il n’a rempli qu’une mission de charité. La Terreur semblait revenue ; une épuration générale, auprès de laquelle les épurations de Robespierre n’eussent été que jeu, s’accomplissait. Les choses furent poussées au point que le ministre de l’intérieur, M. de Persigny, se crut un jour obligé de refréner, par une circulaire officielle, ce zèle de proscription. D’après un on dit, il existerait des listes toutes dressées pour une première fournée de 40,000 ; ce qui est sûr du moins, c’est que le dossier de police d’un de mes amis porte le numéro 37,000 et tant ; et qu’il a paru dans un journal de Cologne l’annonce d’une publication allemande où se trouverait une liste de 6,000 individus d’élite, réputés les plus insalubres de l’Europe, et sur lesquels doit s’étendre, au premier trouble, la main de la contre-révolution.

Je n’attribue pas, je le répète, toutes ces dénonciations à l’Église, je sais qu’il ne se publie plus de monitoires, mais c’est elle qui a fait nos mœurs civiles et politiques, et sa main s’est assez laissé voir dans ces tristes événements pour que nous ayons droit de lui en demander compte. C’était un fervent chrétien que l’inventeur des fameuses catégories, M. de Labourdonnaye ; et la séparation des bons et des méchants, au jugement dernier, est une des allégories les plus familières à nos sermonnaires. Si l’arme de l’excommunication est fourbue, on n’y a pas renoncé pour cela. L’an passé, à Cologne, le clergé ayant invité les habitants à cesser toutes relations avec un particulier excommunié pour cause d’indévotion, la ville entière fut se faire inscrire chez le proscrit, montrant par cet acte de haute tolérance que, si l’Église est immuable, le siècle marche, sur le Rhin aussi bien que sur la Seine. N’a-t-on pas cru voir, aux fêtes célébrées à Lyon pour la promulgation de l’Immaculée, des ecclésiastiques prendre note des maisons qui n’avaient point illuminé ? Et les sœurs de charité, faisant la quête à domicile, soit pour frais et fondations du culte, soit pour les pauvres, pour leurs pauvres, ne sont-elles pas aussi accusées d’un service pareil ? Suspension de la confiance et de la charité publique : suspension de la morale.

En Italie, les mariages mixtes sont illégitimes. En France, si le gouvernement impérial écoutait les conseils qui l’assiégent, les unions formées seulement à la mairie et non bénies par le prêtre seraient également annulées, les femmes déclarées coquettes et leurs enfants bâtards. Tel est l’esprit de l’Église, transmis d’âge en âge depuis Moïse et Aaron, qui sans doute le tenaient de plus haut. Quel est le sens de ces interdictions ? C’est que l’amour, le mariage, la paternité, la famille, institutions de nature, antérieures à la religion elle-même, sont suspects à l’Église ; c’est que là est l’asile de la liberté, de l’indépendance, du libre examen, de la vraie charité, de l’inviolable Justice ; une forteresse élevée par le cœur humain contre la théocratie et l’absolutisme, d’où la révolte sortira tôt ou tard, si le sacerdoce ne s’en empare.

Mais qui donc êtes-vous, milice du Christ, pour consacrer mon mariage ? Qu’y a-t-il de commun entre la société conjugale et votre célibat ? Qu’ai-je besoin, pour devenir le compagnon, le soutien, le conseil d’une femme et de ses enfants, de votre bénédiction et de votre foi ? Le contrat de mariage est le contrat social par excellence : qu’y faut-il de plus que la sanction de la famille et de la société ? Vous voulez confesser ma femme : c’est assez pour que je la chasse comme infidèle ; — catéchiser mes enfants : c’est assez pour que je refuse de les reconnaître. Quand la politique, la concorde, l’hygiène elle-même, commandent de croiser les langues, les idées, les génies, les cultes, aussi bien que les races, vous, dans un intérêt d’église, vous prétendez l’empêcher ! Arrière ! Toute intervention d’autorité entre l’époux et l’épouse, entre le père de famille et les enfants, est une dissolution. Ce que la Justice domestique a joint, vous ne le séparerez pas. Suspension de la dignité conjugale pour cause de religion, suspension de la morale.

Un père veuf, qu’une enquête judiciaire a fait connaître comme un modèle de père, est accusé par un conseil de tutelle d’avoir changé de religion, et, sur ce motif, poursuivi devant les tribunaux, aux fins de se voir dépouillé de la tutelle de ses enfants et séparé de leurs personnes. Assurément c’est chose peu glorieuse pour notre âge qu’un particulier s’occupant de questions religieuses au point d’en faire la chose capitale de sa vie, et se croyant, après mûre réflexion, obligé de changer de foi. Si le conseil de tutelle avait reproché à ce père de manquer de jugement, j’aurais jusqu’à certain point compris son inquiétude. Mais le conseil est encore plus entêté de religion que le père : celui-ci tient au protestantisme ; le conseil veut l’obliger à rester catholique. Que la justice entre dans ces considérations, et voilà la famille livrée à la fantaisie des cultes, les enfants engagés à perpétuité par le baptême de leur père, celui-ci par le baptême de ses enfants, et les uns et les autres déchargés de tout droit et devoir mutuel par le seul fait d’un changement de religion ! Suspension de l’autorité paternelle : suspension de la morale.

À Rome, un nouvel ordre religieux, les Socconi, a été établi par Pie IX dans un but de police religieuse. Ils entrent dans les maisons les jours d’abstinence, découvrent les pots et les marmites, s’assurent de visu que la loi du maigre est fidèlement observée. Par la même occasion, ils visitent les bibliothèques, bureaux, saisissent les livres impies, dénoncent et arrêtent ceux qui les recèlent. N’est-il pas vrai, comme je le disais tout à l’heure, que la famille est suspecte à l’Église ? Violation du domicile : violation de la morale.

Une fois entrée dans la maison, l’Église ne respecte plus rien, ni le lit de la femme en couche, ni celui de la jeune fille qu’une maladie mortelle cloue sur le grabat.

Un docteur de mes amis exerce la médecine dans une localité où son zèle, sa modestie, non moins que ses talents, l’ont fait chérir de tout le monde. Mais il ne pratique pas : et le curé, les sœurs, le bataillon dévot, ont juré de lui faire perdre sa clientèle. D’abord M. le curé ne veut pas que le docteur fasse d’accouchements ; il a lu dans je ne sais quelle biographie de Feller un article furibond, d’après lequel toute femme qui se fait accoucher par un médecin doit être tenue pour impudique et prostituée. Il a refusé l’absolution à une jeune fille poitrinaire parce que l’indiscret docteur s’était permis, une fois, par devant témoins, de pratiquer sur la malade… l’auscultation. Comme vous prenez feu, monsieur le curé ! Vous ignorez donc que la condition la plus essentielle de l’art de guérir est la confiance que le malade a dans son médecin, et que cette confiance est ce qu’il y a de plus libre, et dans la femme de plus chaste ? Atteinte à la liberté du malade : assassinat. Je n’ai pas besoin d’ajouter : atteinte à la morale.

Tout le monde a entendu parler de l’association pour la célébration du dimanche, dont les membres s’engagent non-seulement à ne travailler ou faire travailler, acheter ou vendre, les jours défendus, mais encore à n’employer que des gens observant à leur exemple le repos sacré, et à refuser leurs ordres et commandes aux infracteurs. C’est l’excommunication appliquée au commerce et à l’industrie, et transformée en instrument de monopole. Quelle sanction éclatante donnée au gouvernement de la Providence ! Jamais, il est juste de le dire, le gouvernement n’avait songé à intervenir avec ce génie intolérant, vexatoire, dans les choses de l’industrie et du commerce, pas plus que dans celles de la conscience. Mais ce que n’ose le pouvoir, l’Église, plus puissante que le pouvoir, ne craint pas de l’entreprendre. D’abord, il ne s’agit que d’une association particulière entièrement libre, et pour un objet spécial, l’accomplissement d’un devoir de religion. Puis, quand l’association sera devenue nombreuse, quand elle aura enveloppé un certain nombre de villes et de départements, pétition sera adressée à l’empereur, qui, faisant droit à la piété et aux réclamations unanimes de son peuple, convertira en loi de l’État la défense de travailler le dimanche. Suspension de la liberté du travail : suspension de la morale.

Je crois avoir lu quelque part, mais le fait m’a été depuis confirmé par nombre de personnes, que dans le seul département du Doubs la police, à la sollicitation de l’Église, a fait fermer plus de trois cents établissements de consommation, sous prétexte d’ivrognerie et de trouble apporté au service divin.

Qu’a de commun, demandez-vous, la morale avec le cabaret ?

D’abord, un cabaret est une propriété, et je n’ai point entendu dire que la police, ou la fabrique, en faisant ôter les bouchons, ait indemnisé les propriétaires. Mais je veux ne considérer la chose que sous son aspect le plus frivole, le plaisir du consommateur. Il y a trente ans que je fréquente les cafés, cabarets, gargottes, restaurants : le casino, ou cercle, est au-dessus de mes moyens. Célibataire, je n’avais pas d’autre salon que le café ; marié, j’y trouve de temps à autre, avec une société que je ne rencontrerais pas ailleurs, une distraction toujours agréable. Depuis la Révolution, le café et le cabaret sont entrés de plus en plus dans les mœurs du paysan. Qu’on lui apprenne à ne pas s’y enivrer, à ne pas y dévorer la subsistance de sa femme et de ses enfants, s’il se peut même à n’y pas médire de l’Église et du gouvernement : à la bonne heure. Mais je soutiens que ces lieux de réunion valent plus pour la civilisation que la maison de prière, et qu’au lieu de les détruire, une police intelligente tendrait à en perfectionner l’usage. Il est vrai qu’on y apprend moins l’adoration que la liberté : c’est pour cela que l’Église, l’aristocratie, le pouvoir, les haïssent. Leur sécurité exige que les citoyens vivent isolés dans leurs demeures, tenus au régime cellulaire. Interdiction des réunions libres, entrave à la morale.

L’idée de Dieu, auteur et sujet de la Justice, entraîne cette conséquence que, si l’infraction au précepte est répréhensible et mérite punition, l’offense à la personne divine est plus grave encore et emporte double châtiment. C’est le principe du sacrilége et des lois de majesté, propre à l’âge religieux, et dont nul théisme ne peut se dire exempt. Le supplice du chevalier de La Barre, condamné en 1766, pour quelques impertinences envers le culte, à être brûlé vif, est dans tous les souvenirs, et l’on sait quels débats la proposition d’une loi de sacrilége excita sous la Restauration. Le législateur révolutionnaire la flétrit ; mais je n’oserais répondre que, dans la pratique, le sacrilége ne soit considéré toujours par nos tribunaux comme circonstance aggravante, entraînant application du maximum. Ce que je puis dire, c’est qu’un arrêt de la cour de Rouen, de février 1853, confirmant un jugement du tribunal correctionnel d’Yvetot, condamna à six mois de prison un jeune homme coupable d’avoir communié, le jour de Noël, sans être allé à confesse.

Voici un fait rapporté par les journaux de l’année dernière :

« À Sarnen, en Suisse, un homme a été condamné, pour vol d’église, aux peines suivantes :

« Un quart d’heure de carcan sous la garde du bourreau ;

« Soixante coups de baguette appliqués par le bourreau ;

« Cinq années de brouette ;

« Dix années d’internement dans sa ville natale ;

« Perte des droits civils et politiques ;

« Interdiction du mariage ;

« Exclusion des exercices de piété ;

« Amende honorable à l’Église, la corde au cou, une baguette à la main ;

« Dommages-intérêts, frais du procès, etc., etc.

C’est à ces mœurs disciplinaires qu’on voudrait aujourd’hui nous ramener. Dépravation de la pénalité, dépravation de la morale.

Mais le Dieu qui punit est aussi le Dieu qui fait grâce : et trois fois heureux le coupable que l’Église couvre de son aile ! C’est un principe en théocratie que, comme les hommes ne sont point égaux devant la prédestination, ni par suite devant la naissance, ni devant la fortune, ni devant la condition, ni devant la loi, ils ne le sont pas non plus devant le supplice. Et c’est en conséquence de ce principe qu’avant la Révolution, les prêtres, les nobles, tous les personnages élevés en dignité, plus rarement coupables que les autres parce que la loi leur était plus favorable, rarement punis parce que, jugés par leurs pairs, ils ne pouvaient trouver dans leurs pairs que des complices, lorsque enfin le châtiment les atteignait, étaient frappés beaucoup plus doucement, et avec des formes qui ôtaient au supplice tout caractère d’ignominie.

Nos mœurs, sous ce rapport, ont été singulièrement amendées par la Révolution. Mais qui oserait dire que notre bourgeoisie prétendue voltairienne soit entièrement purgée de tout catholicisme ?

Dans un département qu’il est inutile que je nomme, un paysan et sa femme martyrisèrent à coups d’épingles, enfoncées dans le sein, dans le ventre et la matrice, une jeune servante, dont le crime était d’avoir eu trop de complaisance pour le mari. Le lâche faisait sa paix en remplissant avec sa mégère l’office de bourreau. Un procès criminel était imminent ; mais le coupable était de bonne paysannerie, fermier, client de M. tel, qui était au mieux avec MM. tels et tels. Fallait-il, pour une vengeance féminine, causée par une peccadille maritale, porter la désolation, la honte, dans toute une famille honnête, considérée, pieuse ? On dédommagerait la malheureuse, on admonesterait le mari et la femme. Cela ne vaudrait-il pas mieux, pour la Justice, pour la religion, pour la morale publique, que le scandale d’une cour d’assises ?…

L’affaire fut étouffée. Combien j’en pourrais citer de semblables, surtout quand le coupable est membre du sacerdoce !… Mais je veux être aussi discret que vous. Indulgentiam, absolutionem et remissionem peccatorum nostrorum tribuat nobis omnipotens et misericors Dominus. Amen. Ceux que garde l’Église sont bien gardés. J’ai cité ce trait parce qu’il peint le tempérament bourgeois, honnête au fond et ennemi du bruit. Mais si cette manière de réparer les torts a ses avantages, n’a-t-elle pas aussi ses dangers ? Soustraction du coupable à la vindicte des

lois, soustraction de la morale. . . . . . . .

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

XXXIV

C’est ainsi que dans le système chrétien la raison providentielle, subalternisant la raison juridique, est conduite à supprimer de partout la morale, remplacée par le régime de prédestination et de guerre.

Et c’est avec ce système d’immoralité dogmatique que l’Église se flatte de régénérer les sociétés, de consolider les États, d’éclairer la religion des princes, et de former de bons citoyens, ou pour mieux dire de bons sujets ; car, comme nous l’avons vue précédemment nous donner tour à tour le bon homme et le bon pauvre, elle a découvert aussi le type du bon sujet, du sujet obéissant, passif, inerte dans sa conscience, dans sa raison, dans sa volonté, tel enfin qu’il le faut à l’absolutisme.

Bon homme ;

Bon pauvre ;

Bon sujet ;
ces trois mots résument la jurisprudence de l’Église, en ce qui touche les personnes, les biens, le gouvernement.

C’est son droit public, son droit de la paix et de la guerre, son droit domestique, son droit municipal, son droit administratif, son droit pénal, son droit des gens.

Pour moi, entendez ceci, Monseigneur, jusqu’à ce que le tonnerre d’un autre Sinaï, couvrant la voix de la Révolution par laquelle je jure, ait signifié aux mortels les décrets d’une Autorité que ma Raison avoue, je nie, à l’égal du Destin, votre Providence, et je déclare votre prédestination, votre discipline, non moins que la raison d’État de Machiavel, de Hobbes, de Spinoza, immorale ; je récuse à la fois et leur métaphysique et votre théologie.

Sans me préoccuper de la nature de Dieu, de la genèse des âmes et de tout l’univers transcendantal, j’affirme, avec Pélage contre l’évêque d’Hippone, avec l’instinct de cette classe de déshérités dont je suis sorti contre le fatalisme intéressé d’une caste de repus ; j’affirme, avec la Révolution tout entière, la moralité essentielle de notre nature, la liberté, la dignité, la perfectibilité de mes semblables, et leur égalité civile et politique. J’affirme, dis-je, la Justice dans l’économie et le gouvernement.

Je n’accuse de notre servitude, pas plus que de notre misère, ni la volonté des hommes, ni la conspiration des intérêts : à cet égard, la manière dont j’ai retracé les évolutions de la pensée humaine à travers les symboles de la religion et les manifestations de l’histoire témoigne de la modération de mes sentiments. J’accuse l’infirmité des premières générations, les inévitables méprises des fondateurs, le mysticisme inné de l’esprit humain, à la suite desquels ont débordé l’égoïsme des castes, le pédantisme des philosophes, le machiavélisme des princes et le proxénétisme des intrigants.

Que la contre-révolution applaudisse à cette recrudescence théocratique, on sait ce que vaut sa piété : j’ose dire que la conscience du peuple est avec moi. La postérité jugera.


CHAPITRE VI.

Initiation révolutionnaire : soulèvement des âmes contre la Providence.

XXXV

La plus grande révolte dont l’humanité ait donné dans le passé le spectacle est celle qui agita les nations depuis la première guerre des esclaves, 139 avant J.-C, jusqu’à la victoire de Constantin sur Maxence, en 312. On peut l’appeler la révolte de l’esprit contre le Destin. C’est de cette révolte qu’est sorti le christianisme.

Ce dut être un spectacle étrange, dans une société fataliste, sous une religion et un empire fatalistes, que cet entraînement des peuples à s’insurger contre ce que la raison reconnaît de plus invincible, à nier ce qu’il y a de moins niable, la nécessité. Une insurrection contre le Fatum ! C’était absurde, et c’est pourquoi ce fut sublime.

Maintenant que l’histoire nous a révélé le mot de l’énigme : chute du paganisme, abolition de l’esclavage, fin de l’empire des Césars, transformation de la société, promulgation d’un nouveau dogme, nous admirons ce génie divinateur, que la contradiction de sa propre pensée ne peut retenir, et nous disons : Honneur à la révolte !

Certes, si l’esprit peut être frappé de religion, il ne le peut être qu’au regard de l’esprit : il répugne que ce qui pense s’incline devant ce qui ne pense pas. Faut-il maintenant se demander pourquoi la société, ayant nié le Destin, s’agenouilla devant la Providence ? La Providence, c’était elle, c’était son image…

Mais voici qu’une révolte, plus formidable que la première, fermente au cœur des multitudes fascinées ; conjuration dont l’idée écrase, titanique en son audace, monstrueuse en sa formule : il ne s’agit de rien moins que d’une révolte contre la Providence elle-même.

L’homme, l’être qui pense, qui réfléchit, qui raisonne, qui délibère, qui voit le principe et la fin des choses ; l’homme, sans cesse occupé du lendemain, tourmenté de sa destinée individuelle et sociale, spéculant à perte de vue sur les causes finales, le but de la création, le pourquoi de l’univers ; cet homme, dont la pensée peut se définir une longue prévision, s’insurger contre la Providence, contre l’idéal de son propre entendement : quoi de plus inconséquent, de plus fou ? Qui nous donnera de voir l’interprétation de cet autre mystère ?…

Je constate le fait, non sur la clameur populaire : le peuple, qui ne sait ni d’où il vient ni où il va, incapable d’ailleurs, quand il obéit à une pensée nouvelle, de la revêtir d’une expression propre et adéquate, le peuple ici ne nous dit rien. Et les agitateurs avec leurs manifestes, et les philosophes avec leurs utopies, ne nous en apprennent pas davantage. Tous suivent la multitude, qu’ils semblent conduire, engagés comme elle dans la tradition, les yeux tournés vers le passé, dénaturant, dans leur style suranné et contradictoire, des idées dont ils n’ont pas l’intelligence.

Je le constate, ce fait étrange, sur le revirement des consciences, dont le pôle est déplacé, dont l’orientation n’est plus la même, et que l’on voit pour cette raison, depuis environ un siècle, devenir de plus en plus réfractaires à toutes les conditions du régime fondé sur l’autorité, réfractaires à la Providence.

XXXVI

Le peuple, de nos jours, est loin d’être blasphémateur et sacrilége ; mais il est profondément indévot. L’adoration est sortie de ses habitudes. Séparant la religion de la Justice, il est convaincu que celle-ci suffit à l’homme, que la première est de surérogation, et il a inventé un mot pour traduire cette pensée de haute indifférence, la foi du charbonnier.

Le peuple a compris du reste l’alliance naturelle, dogmatique, de l’autel et du trône, du prêtre et du noble. Aussi laisse-t-il l’église au bourgeois, se méfiant de la bigoterie autant que de la prêtraille.

Le peuple aspire à un gouvernement égalitaire, fondé sur des lois absolues, immanentes, comme celles que la science découvre tous les jours dans l’univers. La science, la vérité positive, objective, juridique, en tout et partout, tel est son idéal. La Providence, le bon plaisir dans le gouvernement de l’univers et de la société, lui répugne.

La résignation, aussi bien que la foi, est morte dans son cœur ; il veut le droit, le travail, la liberté, n’attendant son bien-être que de ses efforts, et prêt à se faire justice du pouvoir comme de la religion.

Tous ces sentiments, obscurs encore et mal définis, pénètrent les âmes : elles en sont imbues, et si j’ose ainsi dire, transnaturées. Et plus la réaction sévit et fait d’efforts pour conjurer le péril, plus la révolte gagne, sans journaux, sans docteurs, sans missionnaires.

XXXVII

Ici, Monseigneur, permettez-moi pour quelques minutes d’entrer en scène : je ne saurais mieux faire pour montrer dans sa profondeur ce phénomène de psychologie sociale, et dévoiler, flagrante delicto, cet état nouveau des consciences, que de citer des observations qui me touchent ; vous m’en avez donné le droit par vos indiscrètes révélations.

« Les Proudhon, dit mon biographe, sont des paysans paperassiers et liseurs de Codes. Toute la race est foncièrement révolutionnaire.

« De cette famille est issu un jurisconsulte célèbre. »

Pour être juste et ne pas confondre les innocents avec les coupables, il eût fallu ajouter que la branche de laquelle le jurisconsulte célèbre est issu est parfaitement conservatrice et pieuse, chose que je ne lui envie point ; qu’elle a toujours vécu en bons termes avec le gouvernement, dont elle a, naguère encore, reçu des distinctions, ce qui ne me soucie pas davantage ; qu’enfin elle n’a pas fourni rien que des gens de loi, il s’y trouve aussi des gens d’église. C’est la branche bénie, dont un rameau malheureux s’est séparé. Ainsi le schisme de Jéroboam brisa l’unité du peuple de Dieu ; ainsi le moyen âge eut ses gibelins et ses guelfes ; ainsi, depuis 89, la France est divisée en deux partis, le parti de la Révolution et le parti de la Contre-révolution. Pas de famille sur terre qui n’ait sa gauche et sa droite, et ne reproduise en petit cette irrémédiable scission.

Le professeur, c’est ainsi qu’on appelait dans la famille le célèbre jurisconsulte, disait un jour, parlant de la lignée à laquelle j’ai le malheur d’appartenir : Il y avait une goutte de mauvais sang chez les Proudhon ; elle a passé de ce côté-là. Ce qu’il en disait du reste ne venait pas de malveillance, tant s’en faut : jamais il ne refusa service ni conseil à ces entêtés plaideurs de la branche cadette ; c’était impatience pure. Quant à lui, il aimait mieux se laisser voler que plaider : il pouvait perdre.

J’ai entendu ce propos, que j’étais jeune gars. La goutte de mauvais sang ! Vous comprenez, Monseigneur, ce que cela veut dire : toute la doctrine de la prédestination est là. C’est cette idée funeste qui, infiltrée dans l’âme des nations, rend raison de leurs luttes, et donne le mot du gouvernement providentiel. Ainsi donc, moi et ceux de ma branche, nous étions prédestinés à la pauvreté, prédestinés à la révolte, prédestinés aux procès, à la prison, prédestinés de l’Antéchrist ! Vous figurez-vous l’effet de cette sentence, rendue par un jurisconsulte célèbre, qui avait porté la soutane encore, sur un cerveau de treize ans !

XXXVIII

Au fond, il y avait quelque chose de vrai dans l’idée du professeur : je m’en suis aperçu. J’étais allé passer une semaine de vacances à la montagne avec mes cousins de la gauche. Le hasard voulut que nous nous trouvassions logés dans une grange qu’habitait une autre famille de cousins, mais de la droite. Tous les soirs on faisait en commun la prière. Un jour, dans un accès de dévotion, celui qui en était chargé, — c’était un cousin de la droite, — commença une enfilade de pater et d’ave pour une multitude de grâces spéciales dont il pensait que chacun des assistants devait sentir autant que lui-même l’urgence et le prix : un pater et un ave pour obtenir la grâce de ceci, un pater et un ave pour obtenir la grâce de cela. On était à cinq, et la kyrielle ne finissait pas. Tout à coup un des Proudhon de la gauche se lève, met son bonnet et dit : Tu nous ennuies avec tes pater ; moi je ne veux point de grâce. Ce fut un éclat de rire universel. Depuis il m’a été impossible, quelque envie que j’en eusse, de prier Dieu.

Je voudrais qu’un philosophe, de l’école éclectique ou de l’école écossaise, psychologisant doctoralement sur cet Ite missa est d’un paysan que la prière ennuie, Moi je ne veux point de grâce, me dît, après s’être tâté la conscience, s’il ne lui semble pas que cet homme, qui ne compte que sur son courage, a l’âme plus saine, plus vertueuse, que le béat qui fatigue le ciel de ses obsécrations ? N’est-il pas vrai qu’il y a ici un élan de moralité qui efface toutes les formules de l’adoration païenne et chrétienne ? Certes, vous soutiendriez difficilement que ce mouvement si pur, si prompt, de la vaillance humaine, est un effet de la grâce, puisqu’il est la négation de la grâce même. Et ce que disent Cicéron, Sénèque et tous les Pères, que la vertu dans l’homme est un don de la divinité, ne peut trouver ici son application, puisque voilà une vertu qui consiste précisément à vouloir se passer de la faveur du ciel.

Or, si la conscience humaine, une fois donnée, est capable de se porter spontanément à l’action, ce qui veut dire à la vertu, elle possède en soi, à priori, et pour toute la durée de son existence, la Justice ; nous n’avons que faire de grâces supplémentaires, ultérieures et supérieures, et la doctrine de la prédestination est une impertinence. Il n’y a point parmi nous de favoris de la divinité : il n’y a que des braves et des lâches.

Ce n’est pas tout. Avec la Justice, nous n’avons plus que faire de la Providence d’en haut, de même que l’univers, avec l’attraction, n’a plus besoin que Dieu vienne sans cesse relancer le mouvement des sphères, prêt à s’assoupir. La société marche toute seule, fondée sur la réciprocité du respect et du service ; toute intervention du Père suprême est inutile, dangereuse, immorale ; c’est un non-sens. Dès lors, à quoi bon l’Église ? à quoi bon la pourvoyance du pape et des princes ? à quoi bon leur commandement ?

Voilà, j’ose le dire, ce que sent tout homme du peuple en qui les pratiques d’oraison et les sophismes d’une philosophie niaise n’ont pas atrophié le sens moral ; ce qui soutient, contre les corruptions du mysticisme et de l’ignorance, la conscience des sociétés ; ce que j’ai appris dès l’enfance, et que n’a pu détruire en moi une éducation sans principes, aussi bien pour la conduite de la volonté que pour celle de l’entendement.

XXXIX

Mais, Monseigneur, je ne suis pas rien que Proudhon ; et s’il est vrai, comme certains physiologistes le prétendent, que dans les familles les mâles tiennent surtout de la mère, vous allez voir que je pourrais bien cumuler les vices de plusieurs races. Pour peu que ma postérité continue de se croiser comme firent mon père et ma mère, Dieu sait de quelles affreuses catastrophes la société est menacée !

Mon grand-père maternel, après avoir servi pendant dix ans, comme simple soldat, sous Louis XV, rentra dans son village, où il se maria et leva charrue. Ceci se passait environ vingt ans avant la Révolution. À cette époque la noblesse, avec une fraction minime du tiers-état, formait le corps des prédestinés ; le peuple était condamné à l’enfer. Du nom du régiment, Tornési, où avait servi mon grand-père, les paysans le surnommèrent, en patois, Tournési. Ce fut tout le fruit qu’il rapporta de ses campagnes. Or, la commune qu’il habitait jouissait, par ses vieilles chartes, du droit de faire du bois dans une forêt voisine, dite la Récompense, laquelle faisait partie d’un fief des seigneurs de Bauffremont. Le garde Brézet, faisant du zèle, s’avise un jour d’empêcher les pauvres usagers d’exercer leur droit : autant de contrevenants, autant de procès-verbaux. Tournési, plus hardi que les autres, voulut plaider : c’était le pot de terre contre le pot de fer ; puis, c’était la justice du seigneur qui jugeait. Il fut ruiné en amendes. Un jour, en plein midi, le garde Brézet le surprend, avec sa voiture et ses chevaux, en récidive. Il était allé chercher un arbre dont il avait besoin pour le faîte de sa maison ; et comme, malgré les condamnations, il n’entendait pas laisser périmer le droit, il ne se cachait point. — Comment t’appelles-tu ? lui dit le garde. Je te dénonce procès-verbal. — Je m’appelle Retournes-y, répond l’autre en jouant sur son sobriquet. — Donne-moi ta hache. — Prends-la ! — Et il la jette à terre, entre deux, chacun ayant sa part de champ et d’ombre. Voilà mes deux hommes, le garde d’un côté dégaînant son sabre, le paysan de l’autre brandissant une bûche. Je ne saurais dire ce qui se passa : suffit que le garde rentra chez lui éreinté, et rendit l’âme avant le vingtième jour. Au lit de mort, il refusa de déclarer le meurtrier, connu de tout le monde ; il dit qu’il n’avait que ce qu’il méritait.

Se faire justice à soi-même, et par l’effusion du sang, est une extrémité qui existe peut-être chez les Californiens, rassemblés d’hier pour la recherche de l’or, mais dont la fortune de la France nous préserve ! Grâce au ciel, la Révolution de 89, en mettant fin à la tyrannie féodale et aux vexations de ses suppôts, a changé pour toujours, je l’espère, cet affreux régime. Elle a doté notre pays d’une magistrature éclairée, vigilante, intègre, sans complaisance pour le pouvoir, sans partialité pour les nobles, et qui saurait, à l’occasion, maintenir le droit d’une pauvre commune contre les empiétements d’un seigneur de Bauffremont.

Je suis donc loin d’ériger en exemple le coup de mon grand-père : qui mieux que moi sait qu’une société civilisée ne va pas chercher ses modèles dans les nécessités barbares !

Je demande seulement à qui revient la responsabilité première du meurtre ? Qui avait fondé la société féodale ? Qui avait créé ce système, où l’autorité faisant la Justice, le respect et le droit n’étant pas réciproques, la loi étant l’expression du bon plaisir, la balance du juge trébuchait toujours du côté du pouvoir, et la morale n’avait de refuge que dans le désespoir de l’opprimé ? N’était-ce pas l’Église, avec son effroyable dogme de la chute, ayant pour conséquence la misère, pour corollaire la servitude, pour règle la prédestination ?

Si le seigneur prétend exercer sur moi droit de Justice, à mon tour je prétends exercer droit de Justice sur le seigneur : telle fut la pensée qui arma le bras de Tournési. Il eût frappé le justicier du seigneur, comme il frappait son garde ; il eût frappé le seigneur lui-même. Pourquoi non ? N’était-il pas à cette heure, contre une tyrannie insolente, l’organe de la réprobation publique, le vengeur de l’imprescriptible droit ? La commune, dont le silence solennel le couvrit comme d’un bouclier, n’avait-elle pas depuis longtemps, par ses plaintes, par sa résignation même, rendu son verdict ?

Virgile, au huitième livre de l’Énéide, représente le tyran Mézence fuyant la haine de ses sujets, qui le poursuivent d’asile en asile, et, les armes à la main, exigent son extradition :

Ergo omnis furiis surrexit Etruria justis ;
Regem ad supplicium præsenti Marte reposcunt.

Quand les rois eux-mêmes peuvent être frappés par cette clameur de haro, la colère s’arrêtera-t-elle devant le chien d’un boyard ?

Le crime de Tournési, si c’en fut un, est le même que celui de ces intrépides constituants qui, en 89, renversèrent le régime nobiliaire, et jetèrent les fondements d’une société nouvelle. Car vous ne pensez pas sans doute, Monseigneur, que les députés qui prêtèrent le serment du Jeu de paume, pas plus que les bandes qui prirent la Bastille, aient fait, au point de vue de la procédure existante, que les représentants affectaient de suivre, un acte légal ? Cette délibération, ce serment, suivis bientôt d’une insurrection terrible, tout cela, qu’est-ce autre chose que la révolte des consciences contre la discipline providentielle, une justice exercée sur la royauté, fille aînée de l’Église, et de qui était censée émaner toute justice ? En 89, la nation française tout entière est anti-prédestinatienne, et elle en produit les actes. Aussi le serment du Jeu de paume, et la prise de la Bastille qui en fut la conséquence, et l’enlèvement de la royauté au 5 et 6 octobre, et le retour de Varennes, et le 10 août, sont demeurés dans la conscience du peuple comme des actes de haute moralité ; et plus l’histoire, avec le temps, devient impartiale, plus elle les célèbre.

XL

Ce droit de justice individuelle, base nécessaire de la Justice sociale, et qui témoigne si haut en faveur de l’immanence, nous le retrouvons partout à l’origine des sociétés. Moïse ne fit que le consacrer en le réglementant ; ses villes de refuge en sont la reconnaissance expresse. Il va plus loin : il établit des cas de sûreté générale où chaque Israélite est investi par la loi du droit antique de justice personnelle, et tenu de l’exercer.

« S’il s’élève au milieu de toi un faux prophète, dit le Deutéronome, homme ou femme, tu ne l’écouteras pas, tu ne l’épargneras point, tu ne le déroberas point à la justice ; mais tu le tueras sur-le-champ, statim interficies ; tu commenceras par le frapper, et tout le peuple le frappera après toi. »

C’est ce que les docteurs juifs nommaient jugement de zèle, et dont la Bible fournit maint exemple, nommément en Phinées, Élie, Joad et Mathathias. L’idolâtrie était assimilée au crime de haute trahison : tout citoyen était juge et exécuteur. Il a convenu à l’abbé Bergier de révoquer en doute cette institution de Moïse, et de fausser même le texte du Deutéronome. Nous connaissons le motif de cette infidélité : la théorie chrétienne de la prédestination et la discipline catholique ne sauraient cadrer avec cet appel républicain du législateur hébreu à la Justice personnelle, à la Justice immanente de l’humanité.

Voyez pourtant où nous sommes réduits, et à quel degré la provocation est venue !

Un pamphlétaire voué au service de la providence épiscopale publie ma biographie ; ce qui est pire, à mon sentiment, que de m’empêcher d’exercer un droit d’affouage. Quand cette notice serait aussi anodine que l’eût pu souhaiter le plus chatouilleux amour-propre, je demanderais toujours : De quel droit cet homme se permet-il de toucher à ma personne ? Comment est-il licite de biographier un citoyen, soit en bien, soit en mal ?… Mais ce n’est pas à ma gloire que M. de Mirecourt a publié son pamphlet : autant qu’il est en lui, il verse le ridicule, l’odieux, sur toute ma vie ; il me poursuit jusque dans ma race ; il met l’interdit sur mon travail, sur la subsistance de ma famille ; il me signale à l’animadversion du pouvoir, à la haine de la bourgeoisie conservatrice ; il m’excommunie. Je veux me défendre, répondre au libelle, dénoncer au pays cette influence intolérable du clergé, rendre coup pour coup à qui de droit. Point de justice pour l’impie : imprimeurs et libraires me ferment leur porte. Le sceau de l’Église est sur ma polémique : c’est à peine si l’on me laissera publier un livre de philosophie, un gros livre scientifique, métaphysique, historique, politique, économique, mais point du tout polémique, que ne regarderont pas les cent mille badauds qui ont dévoré ma biographie. La censure, soufflée par l’Église, arrête mes justes représailles. Point de recours : dans l’état où la recrudescence religieuse nous a mis, la loi ne protége point la vie privée ; la justice publique se tait, le parquet regarde faire. La police lit les opuscules de M. de Mirecourt vingt-quatre heures avant la mise en vente, et donne l’exequatur : le tribunal ne sera saisi que sur ma plainte ; et si la violence de l’outrage l’oblige à sévir, car il ne se dérangera pas pour une plaisanterie, il relatera tout au long dans son jugement la diffamation, sans dire si elle est contraire ou non à la vérité, et m’allouera pour ma réputation perdue 500 fr. de dommages-intérêts. (Voir les condamnations prononcées contre Mirecourt par le Tribunal de la Seine, 1857, au profit de Mirès et Bocage.) Supposons que je me venge : selon vous, Monseigneur, qui gouvernez par la grâce, j’aurai commis un assassinat, digne du dernier supplice ; selon le droit éternel, organisé par Moïse, j’aurai fait un acte de justice, une chose morale. Franchement, croyez-vous qu’il y ait aujourd’hui beaucoup d’hommes qui, au fond de leur cœur, hésitent entre ces deux définitions ?

XLI

Rassurez-vous : malgré les violences dont nous sommes témoins, je ne crois pas que la liberté ait besoin désormais, pour revendiquer ses droits et venger ses outrages, d’employer la force. La raison nous servira mieux ; et la patience, comme la Révolution, est invincible. Puis je n’ai pas reçu de mes ancêtres rien que des leçons de meurtre ; écoutez encore celle-ci :

Tournési, raisonneur et médiocrement dévot, était mal avec le desservant de la paroisse, le curé Blessemaille. Une année, s’apercevant qu’il était l’objet des cancans, il crut devoir faire ses pâques. À qui pensez-vous qu’il s’adressa pour l’absolution ? Au curé Blessemaille lui-même, à ce prêtre vindicatif, qui fut saisi d’horreur en voyant son ennemi, l’épilogueur de sa conduite, entrer au confessionnal. Dans une sainte colère, il voulait le renvoyer. « Adressez-vous à un autre, lui dit-il. — Je ne connais que mon pasteur, » répliqua humblement Tournési. Et force fut à Blessemaille de l’absoudre, qui plus est, de le communier de sa propre main. N’est-ce pas, Monseigneur, que voilà un joli tour de soldat paysan ? Ah ! curé, tu dis que je suis un orgueilleux, un plaideur, un envieux, un mécréant. Eh bien ! je te ferai lever la main et jurer sur l’hostie comme quoi tu m’as trouvé sans reproche. Communion indigne ! allez-vous dire, profanation des choses saintes, attentat à la religion et aux mœurs ! Doucement, s’il vous plaît : le scandale, s’il y en avait, n’était que pour le prêtre ; quant aux assistants, l’édification était complète, car ils riaient tous. Au demeurant, un homme qui réunit, comme Tournési, toutes les vertus domestiques et sociales, qui n’a d’autre défaut que de taper sur le garde et de se moquer du chapelain, est essentiellement moral ; il ne lui manque que la grâce.

Tournési mourut dans l’hiver de 89, d’une chute qu’il fit sur cet affreux verglas d’impérissable mémoire. Il allait de maison en maison, chantant des complaintes révolutionnaires, dans lesquelles, suivant le style du temps, les institutions féodales étaient représentées comme une punition du ciel, et la misère qui accablait le peuple comme leur conséquence :

Chrétiens, contemplons les fléaux
Dont Dieu punit nos crimes.

Ma mère nous les chantait encore ; j’ai oublié la suite.

Ma mère, sa fille de prédilection, pleura ce père deux longues années ; sa femme, qu’il avait épousée éprise d’un autre amour, mais dont il avait su se faire accueillir, perdit les yeux de chagrin. Montrez-moi un pape, un empereur, qui ait excité autant de regrets. Les prédestinés se font craindre : on réclame leur intercession, on ne les pleure guère. Ma mère m’a souvent répété que je ressemblais au père Tournési par le front, les yeux, le franc-rire, et la large poitrine. Elle ne cessait de me raconter sa vie de famille, ses discours, son air résolu. Pour moi, je le mets au niveau des hommes de Plutarque.


CHAPITRE VII.

Du Gouvernement selon la Justice.

XLII

Jusqu’ici j’ai parlé du gouvernement sans le définir, sans me demander seulement s’il est de soi quelque chose, s’il repose sur quelque réalité qui lui donne l’être, indépendamment de toute convention humaine ; ou s’il ne faut y voir qu’un fait du libre arbitre, une abstraction de l’esprit, un être de raison, comme s’exprime le vulgaire.

En procédant ainsi, j’usais de mon droit de critique, me conformant d’ailleurs aux règles de l’investigation rationnelle.

Avant de définir une chose, il faut la reconnaître. Avant de m’expliquer, au nom de la Révolution, sur la nature, l’objet et les conditions du gouvernement, je devais, me plaçant aux divers points de vue de l’âge qui finit, recueillir ce qu’avaient pensé de cette chose les anciens ; dire comment ils l’avaient traitée, quels en avaient dû être, par conséquent, d’après l’idée qu’ils s’en étaient faite, l’économie générale et les résultats.

Actuellement, la conception antique est réfutée par elle-même et réduite à l’absurde. Le pouvoir ou gouvernement dans la société, si nous devons nous en rapporter aux théories existantes, est chose contradictoire, une utopie, un néant.

Cependant, comme en dernière analyse rien de ce qui apparaît dans l’humanité, non plus que dans la nature, ne saurait supposer rien, et comme la civilisation affirme plus que jamais la nécessité d’un organisme politique, nous sommes engagés, par notre critique même, à procéder sur nouveaux frais ; et tout d’abord nous avons à rechercher la réalité positive, objective, sur laquelle, à peine de nullité, repose ce que nous appelons avec tout le monde État, Pouvoir ou Gouvernement.

Expliquons-nous sur ce réalisme.

XLIII

Dès le début de ces études, nous nous sommes posé la question : Qu’est-ce que la Justice ?

Et le résultat de nos recherches a été de démontrer que, la religion faisant de la Justice un commandement divin, la philosophie un simple rapport, une nécessité de raison, la Justice, selon toutes deux, se réduisait pour la conscience à une abstraction ; qu’ainsi le droit manquant de réalité au for intérieur, la morale entière était un pur préjugé, une soumission bénévole, nullement obligatoire, à certaines convenances en elles-mêmes dépourvues de fondement.

Dans un tel état de cause, l’athéisme avait raison de soutenir que la Justice est un mot, le bien et le mal des mots ; qu’il n’y a pas d’autre droit que la force, et que tout ce que la théologie et la métaphysique débitent à cet égard est fantaisie pure, logomachie, superstition.

Cependant nous voyons la Justice entraîner l’humanité, produire par son développement la civilisation, élever haut les nations qui l’observent, perdre au contraire celles qui l’oublient. Comment attribuer des effets si puissants, si réels, à une idée sans sujet, à une chimère ?

Pour rendre raison de l’histoire et sauver la morale, pour expliquer la religion elle-même, force était donc de démontrer que la Justice est autre chose qu’un commandement et un rapport ; que c’est encore une faculté positive de l’âme, une puissance de même ordre que l’amour, supérieure même à l’amour, une réalité enfin : et c’est ce que j’ai entrepris dans ces études.

Autre question.

Après avoir reconnu, dans son essence et sa réalité, la Justice, nous nous sommes demandé, passant des personnes aux choses : Quelle est la loi de production et de distribution de la richesse, en autres termes, qu’est-ce que l’économie ? Existe-t-il réellement, peut-il exister une science de ce nom, ayant pour objet une réalité déterminable, possédant des principes propres, des définitions, une méthode ; ou ne faut-il voir dans cette prétendue science que la collection des routines mercantiles et industrielles, de pures manifestations de la liberté, dans lesquelles il serait illogique de chercher une ombre de loi, et qui ne tombent que sous le pouvoir de l’opinion et le bon plaisir du gouvernement ?

Dans ce cas, il est clair que l’économie politique, se résumant en un mot, la liberté, sauf les exceptions qu’impose l’État, n’est point par elle-même une science dans la vraie acception du mot ; c’est une négation, et les conclusions du socialisme sont sans fondement.

Tel est, nonobstant les tendances réalistes de J.-B. Say, d’A. Smith et des physiocrates, le dernier mot des économistes de l’école officielle, école que suivent, malgré leurs semblants révolutionnaires, les écrivains démocrates. Laissez faire, laissez passer.

Pour moi, au contraire, l’économie est une science dans l’acception la plus rigoureuse du mot ; science ayant pour but d’étudier un ordre de phénomènes qui, bien que produits sous l’initiative de la liberté, obéissent cependant à des lois constantes, dont la certitude est égale à celle de toutes les lois qui régissent l’univers.

Or, une loi suppose nécessairement sous elle une réalité : Rien ne peut être la loi de rien. Il y a donc, dans l’objectivité humaine, individuelle et collective, un côté particulier, qui forme la réalité, le substratum économique.

Et voici comment je démontre ma proposition.

Quoi que fasse, et avec quelque indépendance que se dirige l’activité de l’homme, elle est soumise dans son exercice à un certain nombre de combinaisons, de l’emploi desquelles dépendent directement la production de la richesse et sa distribution, partant le bien-être de chacun et de tous : ces combinaisons, ces principes d’action, sont ce que j’ai nommé forces économiques.

Et quant à la loi générale qui les régit, elle consiste en ce que, par le fait de la liberté qui leur donne le branle, les forces économiques étant dans une oscillation permanente, le maximum de leur productivité, partant la perfection de l’ordre social, à chaque moment de la vie générale, coïncide avec leur point d’équilibre, qui d’autre part se trouve seul satisfaire aux exigences de la Justice.

Des forces et des lois, voilà donc ce qui fait la réalité de l’économie : il n’y a pas autre chose dans la physique, la chimie, et dans toutes les sciences. Grâce à ce réalisme de la Justice et de l’économie, la société n’est plus une fantasmagorie arbitraire, une figure passagère, transit figura hujus mundi ; c’est une création, un monde. Quant au laissez faire, laissez passer, il ne peut plus s’entendre que relativement aux forces mêmes et aux lois de l’économie, lesquelles excluent toute coercition et restriction.

Maintenant je poursuis :

Qu’est-ce que le pouvoir dans la société ? Qu’est-ce qui produit le gouvernement, et qui donne naissance à l’État ? L’idée politique répond-elle, comme l’idée juridique et l’idée économique, à une réalité sui generis, ou bien n’est-ce encore qu’une fiction, un mot ?

Suivant l’Église et toutes les mythologies, le pouvoir social n’a pas sa base dans l’humanité ; il est de constitution divine. Suivant les philosophes, qui essayèrent de déterminer les conditions du gouvernement, il résulterait de l’abandon que chaque citoyen fait d’une partie de sa liberté : ce serait le produit d’une renonciation, par lui-même rien.

De là cette instabilité fatale, fort bien aperçue par les philosophes, et d’autant plus grande, plus incoercible, que le gouvernement, qui n’existe que par mandat de liberté, aurait précisément pour objet de protéger, contre la liberté et la Justice, l’inégalité économique, un ordre de choses essentiellement instable.

Je n’ai plus besoin d’insister sur l’immoralité et l’absurdité profonde d’une pareille théorie, dont le dernier mot a été dit par Machiavel.

Quelques hommes, dans ces derniers temps, paraissent avoir senti l’insuffisance radicale de toutes ces conceptions. « Sans l’individu, ont-ils dit, sans la liberté, le gouvernement, la société elle-même, ne sont assurément rien ; mais ne peut-on dire aussi que, la société une fois formée, elle est autre chose que l’individu, un organisme qui impose à ce dernier ses lois ?… » C’est ainsi que s’est formée l’hypothèse d’un être social, réel, positif et vrai.

Mais ce n’est qu’une hypothèse : qui nous atteste cette réalité ? En quoi consiste-t-elle ? Où la saisir ? Comment en analyser les parties ?…

Ici tout est à faire, et si la Révolution ne nous inspire, nous n’avons plus qu’à confesser notre impuissance : il n’y a pas de gouvernement.

Je raisonne donc du gouvernement comme j’ai raisonné de l’économie et de la Justice. C’est une chose à laquelle, malgré tous les mécomptes, l’humanité s’obstine ; que ni la violence, ni la ruse, ni la superstition, ni la peur, ne suffisent plus à expliquer. À priori, j’affirme que l’institution politique repose, non sur une convention ou un acte de foi, mais sur une réalité.

Ce sera le sujet de ce dernier chapitre.

XLIV

Ceux qui font les révolutions, et ceux qui y assistent, n’en découvrent d’ordinaire que le côté négatif. Trop près des événements pour en saisir l’ensemble, ils n’en voient pas la raison historique, l’affirmation qui les légitime.

Ainsi le christianisme, en niant le destin, affirmait implicitement la providence ; en niant l’esclavage, sans affirmer l’égalité, il posait la prédestination ; en renversant l’état païen, il préludait au gouvernement ecclésiastique. Ces affirmations, tout insuffisantes, toutes fausses qu’elles fussent en elles-mêmes, étaient la conséquence de l’état religieux combiné avec l’universalité du pouvoir impérial ; la transition était nécessaire, et, sous ce rapport, légitime.

Mais rien de tout cela ne pouvait être compris des empereurs ; il le fut à peine, pendant les quatre premiers siècles, des chrétiens eux-mêmes. Le christianisme, tout affirmatif qu’il fut, parut comme la négation de la société ; ses sectateurs furent traités d’abord comme des ennemis du genre humain.

La Révolution, en niant à son tour, dans la morale la théorie transcendantale du droit, dans l’économie le prédestinatianisme des conditions et des fortunes, avec lui le fatalisme du laissez faire, laissez passer ; dans la politique le double principe des gouvernements antérieurs, providence et nécessité, raison de salut et raison d’état ; la Révolution, dis-je, en niant toutes ces choses, affirme par là même la réalité de la Justice, de l’économie et de la politique ; elle affirme l’application de la Justice dans l’ordre du pouvoir comme dans celui des intérêts, partant la fin de l’antagonisme, du fatalisme et du privilége ; à leur place, l’équilibre, la stabilité.

Conclusion du mouvement accompli pendant une période de trente-six à quarante siècles, la Révolution, en niant la métaphysique antique, donne la réalité aux choses ; elle fait plus que remplacer, elle crée.

Mais, dans cette crise régénératrice, les esprits ne pouvaient apercevoir d’abord que ce qu’elle leur enlevait. Plus la négation était générale, plus elle devait sembler effrayante ; semblable au christianisme, qui s’était défini lui-même la fin du monde, la Révolution apparut aux conservateurs contemporains comme la dissolution finale. Mais j’ose dire que déjà la raison publique ne s’y laisse plus prendre. Il n’y a pas trente ans, la pire injure pour un homme était de l’appeler révolutionnaire ; aujourd’hui, malgré les cris d’une réaction sans bonne foi, on rit de l’épithète, tout le monde est de la Révolution.

J’avais donc le droit, en 1845, de prendre pour épigraphe des Contradictions économiques ces deux mots du Deutéronome : Destruam et ædificabo. Il s’agissait de mettre le comble à la négation, par une critique approfondie de l’économie sociale. Je pourrais aujourd’hui, sans plus d’orgueil, reprendre cette devise en transposant les termes, Ædificabo et destruam. L’exposition de l’idée révolutionnaire sera en effet le dernier coup porté à l’ancien régime.

Le principe à l’aide duquel nous allons donner force à la société, corps à l’État, moralité au gouvernement, fonder enfin la politique réelle, est le principe de la force collective indiqué par moi dans plusieurs publications, et dont je me propose de donner ultérieurement l’exposition complète.

Avec ce complément nécessaire, la méthode sérielle, dont je ne me suis jamais départi un instant, devient plus qu’une logique ; c’est une ontologie.

Du reste, je me tiendrai ici, comme toujours, dans la généralité du sujet. Ce que mes lecteurs attendent de moi, sur les différentes parties de l’éthique, ce sont des principes, non des traités. Les principes d’abord, dans leur simplicité féconde ; le développement se fera ensuite : les professeurs n’y manqueront pas.

Conformément à cette pensée, j’ai résumé dans un petit nombre de propositions élémentaires, et dans le style le plus simple, ce que je regarde comme la substance de toute la politique, c’est-à-dire de cette partie de l’économie sociale qui a pour objet l’origine des États, leur fondement à la fois réel et rationnel, leur organisation, leurs évolutions, leur objet et leur fin. De toutes mes études, commencées depuis près de vingt ans, c’est, avec la théorie de la liberté, celle qui m’a coûté le plus : puisse le lecteur trouver qu’elle ne cède point aux autres pour la clarté et la certitude.


PETIT CATÉCHISME POLITIQUE
instruction première.
Du pouvoir social, considéré en lui-même.


Demande. — Toute manifestation couvre une réalité : qu’est-ce qui fait la réalité du pouvoir social ?

réponse. — C’est la force collective.

D. — Qu’appelez-vous force collective ?

R. — Tout être, par cela seul qu’il existe, qu’il est une réalité, non un fantôme, une idée pure, possède en soi, à un degré quelconque, la faculté ou propriété, dès qu’il se trouve en présence d’autres êtres, d’attirer et d’être attiré, de repousser et d’être repoussé, de se mouvoir, d’agir, de penser, de produire, à tout le moins de résister, par son inertie, aux influences du dehors.

Cette faculté ou propriété, on la nomme force.

Ainsi la force est inhérente, immanente à l’être : c’est son attribut essentiel, et qui seul témoigne de sa réalité. Ôtez la pesanteur, nous ne sommes plus assurés de l’existence des corps.

Or, les individus ne sont pas seuls doués de force ; les collectivités ont aussi la leur.

Pour ne parler ici que des collectivités humaines, supposons que des individus, en tel nombre qu’on voudra, d’une manière et dans un but quelconque, groupent leurs forces : la résultante de ces forces agglomérées, qu’il ne faut pas confondre avec leur somme, constitue la force ou puissance du groupe.

D. — Donnez des exemples de cette force.

R. — Un atelier, formé d’ouvriers dont les travaux convergent vers un même but, qui est d’obtenir tel ou tel produit, possède, en tant qu’atelier ou collectivité, une puissance qui lui est propre : la preuve, c’est que le produit de ces individus ainsi groupés est fort supérieur à ce qu’eût été la somme de leurs produits particuliers, s’ils eussent travaillé séparément.

Pareillement, l’équipage d’un navire, une société en commandite, une académie, un orchestre, une armée, etc., toutes ces collectivités, plus ou moins habilement organisées, contiennent de la puissance, puissance synthétique et conséquemment spéciale au groupe, supérieure en qualité et énergie à la somme des forces élémentaires qui la composent.

Du reste, les êtres auxquels nous attribuons l’individualité n’en jouissent pas à d’autre titre que les collectifs : ce sont toujours des groupes formés sous une loi de relation, et en qui la force, proportionnelle à l’arrangement plus qu’à la masse, est le principe de l’unité.

D’où l’on conclut, au contraire de l’ancienne métaphysique :

1o Que, toute manifestation de puissance étant le produit d’un groupe ou d’un organisme, l’intensité et la qualité de cette puissance peuvent servir, aussi bien que la forme, le son, la saveur, la solidité, etc., à la constatation et au classement des êtres ; 2o qu’en conséquence, la force collective étant un fait aussi positif que la force individuelle, la première parfaitement distincte de la seconde, les êtres collectifs sont des réalités au même titre que les individus.

D. — Comment la force collective, phénomène ontologique, mécanique, industriel, devient-elle puissance politique ?

R. — D’abord, tout groupe humain, famille, atelier, bataillon, peut être regardé comme un embryon social ; par conséquent la force qui est en lui peut, dans une certaine mesure, former la base du pouvoir politique.

Mais ce n’est pas en général du groupe tel que nous venons de le concevoir que naît la cité, l’État. L’État résulte de la réunion de plusieurs groupes, différents de nature et d’objet, formés chacun pour l’exercice d’une fonction spéciale et la création d’un produit particulier, puis ralliés sous une loi commune, et dans un intérêt identique. C’est une collectivité d’ordre supérieur, où chaque groupe, pris lui-même pour individu, concourt à développer une force nouvelle, d’autant plus grande que les fonctions associées sont plus nombreuses, leur harmonie plus parfaite, et la prestation des forces, de la part des citoyens, plus entière.

En résumé, ce qui produit le pouvoir dans la société et qui fait la réalité de cette société elle-même est la même chose que ce qui produit la force dans les corps, tant organisés qu’inorganisés et qui constitue leur réalité, à savoir le rapport des parties. Supposez une société dans laquelle tout rapport viendrait à cesser entre les individus, où chacun pourvoirait à sa subsistance dans un isolement absolu, quelque amitié qui existât entre ces hommes, leur multitude ne formerait plus un organisme ; elle perdrait toute réalité et toute force. Semblable à un corps dont les molécules auraient perdu le rapport qui détermine leur cohésion, au moindre choc elle tomberait en poussière.

D. — Dans le groupe industriel, la force collective s’aperçoit sans difficulté : l’accroissement de production la démontre. Mais dans le groupe politique, à quel signe la reconnaître ? En quoi se distingue-t-elle de la force des groupes ordinaires ? Quel est son produit spécial, et de quelle nature sont ses effets ?

R. — De tout temps le vulgaire a cru voir la puissance sociale dans le déploiement des forces militaires, la construction des monuments, l’exécution des travaux d’utilité publique.

Mais il est clair, d’après ce qui vient d’être dit, que toutes ces choses, quelle qu’en soit la grandeur, sont des effets de la force collective ordinaire : peu importe que les groupes producteurs soient entretenus aux frais de l’État, à la dévotion du prince, ou qu’ils travaillent pour leur propre compte. Ce n’est pas là que nous devons chercher les manifestations de la puissance sociale.

Les groupes actifs qui composent la cité différant entre eux d’organisation, comme d’idée et d’objet, le rapport qui les unit n’est pas tant un rapport de coopération, qu’un rapport de commutation. La force sociale aura donc pour caractère d’être essentiellement commutative ; elle n’en sera pas moins réelle.

D. — Montrez-le par des exemples.

R. — La monnaie. En principe et en résultat, les produits s’échangent contre des produits. En fait, cet échange, fonction la plus importante de la société, qui fait mouvoir, en valeurs tant de milliards de francs, en poids tant de milliards de kilogrammes, n’aurait pas lieu sans ce dénominateur commun, à la fois produit et signe, qu’on appelle monnaie. En France, la somme de numéraire circulant est, à ce qu’on croit, d’environ deux milliards de francs, soit 10 millions de kilogr. argent, ou 645,161 kilogr. or. Au point de vue des marchandises que cet instrument fait mouvoir, et en supposant toutes les affaires faites au comptant, on peut dire que cette quantité de monnaie représente une force motrice de plusieurs centaines de millions de chevaux. Est-ce le métal dont la monnaie est faite qui possède cette force prodigieuse ? Non : elle est dans la réciprocité publique, dont la monnaie est le signe et le gage.

La lettre de change. La monnaie, malgré cette puissance merveilleuse que lui donne le rapport de commutation des groupes producteurs, ne suffit point encore à la masse des transactions. On a dû y suppléer par une combinaison ingénieuse, dont la théorie est aussi connue que celle de la monnaie. La production annuelle du pays étant de 12 milliards, on peut, sans exagération, porter la somme des échanges que cette production implique, à quatre fois autant, soit 48 milliards. Si les affaires se faisaient au comptant, il faudrait une quantité de monnaie d’au moins moitié, sinon égale : en sorte que l’emploi des lettres de change agit en réalité comme feraient une vingtaine de milliards de francs, en espèces d’or ou d’argent. D’où vient cette puissance ? Du rapport de commutation qui unit entre eux les membres de la société, groupes et individus.

La Banque. L’escompte des lettres de change est un service que les banques particulières se font payer à un prix assez élevé, mais pour lequel la Banque de France, qui a le privilége d’émettre des billets au porteur et de les faire partout accepter, n’exige qu’un salaire de deux tiers moindre. Et il est prouvé que ce salaire pourrait être réduit encore de neuf dixièmes. Nouvelle économie obtenue, par conséquent nouvelle force créée, du fait des relations sociales. Car qui dit économie de frais, dit, en toute chose, diminution de force inerte ou de poids mort, par conséquent augmentation de force vive.

La rente. Trois causes concourent à la production de la rente : la terre, le travail et la société. Faisons d’abord abstraction de la terre. Quant au travail, nous savons comment, par la séparation des industries et la formation du groupe travailleur, on augmente, le nombre des individus restant le même, la production : c’est un effet de la force collective, dont nous avons parlé plus haut. Mais là ne se borne pas l’avantage de cette division. Plus les groupes, en se multipliant, multiplient les rapports de commutation dans la société, plus le nombre des objets utiles et leur utilité elle-même augmentent. Or, cet accroissement d’utilité, qui résulte, à territoire égal, et la quantité du service effectif ne changeant pas, du rapport des groupes, qu’est-ce autre chose que de la rente ? Donc, création de richesse, création de force.

sûreté générale. Dans une population antagonique, telle qu’elle existait au moyen âge, l’Église a beau faire entendre ses menaces, les tribunaux étaler leurs supplices, les rois et leurs soudards faire sonner leurs lances sur les dalles de leurs casernes, la sécurité est nulle. La terre se couvre de donjons et de forteresses ; tout le monde arme et s’enferme ; le pillage et la guerre sont à l’ordre du jour. On accuse de ce désordre la barbarie du temps, et l’on a raison. Mais qu’est-ce que la barbarie, ou plutôt qui la produit ? L’incohérence des groupes industriels, d’ailleurs en très-petit nombre, et l’isolement dans lequel ils agissent, à l’instar des groupes agricoles. Ici donc, le rapport des fonctions, la solidarité d’intérêts qu’elle crée, le sentiment qu’en acquièrent les producteurs, la conscience nouvelle qui en résulte, font plus pour l’ordre public que les armées, la police et la religion. Où trouver une puissance plus réelle et plus sublime ?…

Il suffit de ces exemples pour expliquer ce qu’est en soi le pouvoir auquel donne lieu la collectivité sociale. C’est à l’aide de ce pouvoir, converti en impôt, que les princes se procurent ensuite la gendarmerie et tout l’appareil de coercition qui leur sert à se maintenir contre les attaques de leurs rivaux, souvent contre le vœu des populations elles-mêmes.

D. — Ceci change toutes les idées reçues sur l’origine du pouvoir, sur sa nature, son organisation et son exercice. Comment croire que ces idées aient pu s’établir partout, si véritablement on doit les tenir pour fausses ?

R. — L’opinion des anciens peuples sur la nature et l’origine du pouvoir social est un témoignage de sa réalité. Le pouvoir est immanent dans la société, comme l’attraction dans la matière, comme la Justice au cœur de l’homme. Cette immanence du pouvoir dans la société résulte de la notion même de société, puisqu’il est impossible que des unités, atomes, monades, molécules, ou personnes, étant agglomérées, ne soutiennent pas entre elles des rapports, ne forment pas une collectivité, de laquelle jaillit une force. D’où il suit que le pouvoir dans la société, comme la pesanteur dans les corps, la vie dans les animaux, la Justice dans la conscience, est chose sui generis, réelle et objective, dont la négation, la société étant donnée, implique contradiction.

Par son pouvoir, de tous ses attributs le premier et le plus substantiel, l’être social fait donc acte de réalité et de vie ; il se pose, il entre dans la création, au même titre et sous les mêmes conditions d’existence que les autres êtres.

C’est ce que les premiers peuples sentaient, mais qu’ils exprimèrent sous une forme mystique, quand ils rapportèrent l’origine de la puissance sociale aux dieux, de qui leurs dynasties étaient filles. Leur raison naïve, plus sûre que leurs sens, se refusait à admettre que la société, que l’État, que le pouvoir qui s’y manifeste, ne fussent que des abstractions, bien que ces choses demeurassent invisibles.

Et c’est ce que les philosophes n’ont pas vu, quand ils ont fait naître l’État du libre arbitre de l’homme, ou pour mieux dire de l’abdication de sa liberté, anéantissant ainsi par leur dialectique ce que la religion avait mis tant de soin à établir.

D. — Une condition essentielle du pouvoir est son unité. Comment cette unité sera-t-elle assurée si les groupes formateurs restent égaux, si aucun n’obtient sur les autres la prépondérance ? Or, si cette prépondérance est accordée, nous rentrons dans l’ancien système : à quoi sert dès lors de rapporter le pouvoir à la collectivité ?

R. — La diversité des fonctions dans la société n’entraîne pas plus la divergence ou la pluralité dans le pouvoir que la diversité des opérations dans l’atelier n’entraîne la diversité du produit final. Le pouvoir est un par nature, ou il n’est pas : loin de le créer, toute compétition ou prépotence, soit d’un membre, soit d’une fraction de la société, ne servirait qu’à l’abolir. L’électricité cesse-t-elle d’être une, dans la pile, parce que cette pile se compose de plusieurs éléments ? Tout de même la qualité du pouvoir social varie, son intensité s’élève ou s’abaisse, selon le nombre et la différence des groupes : quant à l’unité, elle reste immuable.

D. — Toute force suppose une direction : à qui la direction du pouvoir social ?

R. — À tout le monde, ce qui veut dire à personne. La puissance politique résultant du rapport de plusieurs forces, la raison dit d’abord que ces forces doivent se balancer les unes par les autres, de manière à former un tout régulier et harmonique. La Justice intervient à son tour, pour déclarer, comme elle l’a fait dans l’économie générale, que cette balance des forces, conforme au droit, exigée par le droit, est obligatoire pour toute conscience. C’est donc à la Justice qu’appartient la direction du pouvoir ; de sorte que l’ordre dans l’être collectif, comme la santé, la volonté, etc., dans l’animal, n’est le fruit d’aucune initiative particulière : il résulte de l’organisation.

D. — Et qui garantit l’observation de la Justice ?

R. — Cela même qui nous garantit que le marchand obéira à la pièce de monnaie, la foi à la réciprocité, c’est-à-dire la Justice elle-même. La Justice est pour les êtres intelligents et libres la cause suprême de leurs déterminations. Elle n’a besoin que d’être expliquée et comprise pour être affirmée par tout le monde et agir. Elle est, ou l’univers n’est qu’un fantôme et l’humanité un monstre.

D. — Ainsi le pouvoir social, si élevé qu’il soit, n’implique pas en lui-même la Justice ?

R. — Non : de même que la propriété, la concurrence, et toutes les forces économiques, toutes les forces collectives, il est, par nature, étranger au droit ; c’est de la force.

Disons cependant que, la force étant un attribut de toute réalité, et toute force pouvant s’accroître indéfiniment par le groupe, la conscience acquiert d’autant plus d’énergie chez les hommes et le respect de la Justice de certitude, que le groupe social est plus nombreux et mieux formé : c’est ce qui fait que dans une société civilisée, si corrompue ou asservie qu’elle soit, il y a toujours plus de Justice que dans une société barbare.

D. — Qu’entend-on par division des pouvoirs ?

R. — C’est l’unité même du pouvoir, considérée dans la diversité des groupes qui le forment. Selon que l’observateur se place au centre du faisceau, et de là parcourt la série des groupes, le pouvoir lui paraît divisé ; selon qu’il regarde la résultante des forces en rapport, il voit l’unité. Toute division est impossible. C’est pour cela que l’hypothèse de deux pouvoirs indépendants, ayant chacun leur monde à part, tels que le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel, est contraire à la nature des choses, une utopie, une absurdité.

D. — Quel est l’objet propre du pouvoir social ?

R. — Il résulte de sa définition : c’est d’ajouter sans cesse à la puissance de l’homme, à sa richesse et à son bien-être, par une production supérieure de force.

D. — À qui le bénéfice du pouvoir social, et généralement de toute force collective ?

R. — À tous ceux qui ont concouru à le former, au prorata de leur contribution.

D. — Quelle est la limite du pouvoir ?

R. — Le pouvoir, par nature et destination, est illimité, comme le bien-être, comme la raison qu’il doit servir.

Cependant, on entend par limite du pouvoir, ou plutôt des pouvoirs, la détermination attributive des groupes et sous-groupes dont il est l’expression générale. Chacun de ces groupes et sous-groupes, en effet, jusqu’au dernier terme de la série sociale qui est l’individu, représentant vis-à-vis des autres, dans la fonction qui lui est dévolue, le pouvoir social, il s’ensuit que la limitation du pouvoir, ou mieux sa répartition, régulièrement accomplie sous la loi de Justice, n’est autre chose que la formule d’accroissement de la liberté même.

D. — Quelle différence faites-vous de la politique et de l’économie ?

R. — Au fond, ce sont deux manières différentes de concevoir la même chose. On n’imagine pas que les hommes aient besoin, pour leur liberté et leur bien-être, d’autre chose que de force ; pour la sincérité de leurs relations, d’autre chose que de Justice. L’économie suppose ces deux conditions : que pourrait donner de plus la politique ?

Dans les conditions actuelles, la politique est l’art, équivoque et chanceux, de faire de l’ordre dans une société où toutes les lois de l’économie sont méconnues, tout équilibre détruit, toute liberté comprimée, toute conscience gauchie, toute force collective convertie en monopole.


Instruction II.
De l’appropriation des forces collectives, et de la corruption du pouvoir social.


D. — Se peut-il qu’un phénomène aussi considérable que la force collective, qui change la face de l’ontologie, qui touche presque à la physique, se soit dérobé pendant tant de siècles à l’attention des philosophes ? Comment, sur une chose qui les intéresse à si haut degré, la raison publique d’une part, l’intérêt personnel de l’autre, se sont-ils laissé tromper si longtemps ?

R. — Rien ne vient qu’avec le temps, dans la science comme dans la nature. Tout commence par un infiniment petit, par un germe, d’abord invisible, qui se développe peu à peu, et tend à l’infini. En sorte que la persistance des erreurs est en raison même de la grandeur des vérités. Qu’on ne soit donc pas surpris si la puissance sociale, inaccessible aux sens malgré sa réalité, a semblé aux premiers hommes une émanation de l’Être divin, à ce titre le digne objet de leur religion. Moins ils savaient, par l’analyse, s’en rendre compte, plus vif en était chez eux le sentiment, bien différents en cela des philosophes, qui, venus plus tard, firent de l’État une restriction de la liberté des citoyens, un mandat de leur bon plaisir, un néant. À peine si, aujourd’hui encore, les économistes nomment la force collective. Après deux mille ans de mysticisme politique, nous avons eu deux mille ans de nihilisme ; on ne saurait nommer autrement les théories qui règnent depuis Aristote.

D. — Quelle a été, pour les peuples et pour les États, la conséquence de ce retard dans la connaissance de l’être collectif ?

R. — L’appropriation de toutes les forces collectives et la corruption du pouvoir social ; en termes moins sévères, une économie arbitraire et une constitution artificielle de la puissance publique.

D. — Expliquez-vous sur ces deux chefs.

R. — Par la constitution de la famille, le père se trouve naturellement investi de la propriété et direction de la force résultant du groupe familial. Bientôt cette force s’accroît du travail des esclaves et mercenaires, dont elle concourt à augmenter le nombre. La famille devient tribu : le père, conservant sa dignité, voit croître d’autant la puissance dont il dispose. C’est le point de départ, le type de toutes les appropriations analogues. Partout où se forme un groupe d’hommes, ou une puissance de collectivité, là se forme un patriciat, une seigneurie.

Plusieurs familles, plusieurs entreprises, se réunissant, forment une cité : la présence d’une force supérieure se fait aussitôt sentir, objet de l’ambition de tous. Qui en deviendra le dépositaire, le bénéficiaire, l’organe ? D’habitude, ce sera celui des chefs qui compte dans sa seigneurie le plus d’enfants, de parents, d’alliés, de clients, d’esclaves, de salariés, de bêtes de somme, de capitaux, de terres, qui, en un mot, dispose de la plus grande force de collectivité. C’est une loi de nature que la force la plus grande absorbe et s’assimile les forces plus petites, et que la puissance domestique devienne un titre à la puissance politique : aussi n’y a-t-il de compétition, pour la couronne que parmi les forts. On sait ce que devint la dynastie de Saül, fondée par Samuel au mépris de cette loi, et quelle peine le roi Jean-sans-Terre eut à s’affermir sur le trône d’Angleterre. Jamais il n’eût triomphé de la résistance des barons sans la charte qu’il leur accorda, et qui devint le fondement des libertés anglaises. Sans sortir de notre histoire, quand le maire du palais. Pépin de Herstal ou Hugues le Blanc, fut devenu plus puissant, en hommes et en fiefs, que le roi, il fut fait roi, en dépit de la consécration ecclésiastique qui protégeait le suzerain. En 1848, lorsque Louis Napoléon fut élu président de la République, le peuple des campagnes lui croyait une fortune de vingt milliards.

Au surplus, l’aliénation de la force collective, outre qu’elle fut le résultat de l’ignorance, paraît avoir été un moyen de préparer les races. Pour façonner l’homme primitif, sauvageon, à la vie sociale, une longue trituration des corps et des âmes était, il faut le croire, nécessaire. L’éducation de l’humanité se faisant par une sorte d’enseignement mutuel, la loi des choses voulait que les moniteurs jouissent de certaines prérogatives. À l’avenir, l’égalité consistera en ce que chacun puisse à son tour exercer la maîtrise, comme il aura supporté la discipline.

D. — Ce que vous dites montre bien comment s’est consommée la grande exhérédation sociale, comment l’inégalité et la misère sont devenues la plaie de la civilisation. Mais comment expliquer cette résignation des consciences, cette soumission des volontés, que troublent à peine, pendant une si longue période, quelques révoltes d’esclaves, de fanatiques, de prolétaires ?...

R. — L’ancienne religion du pouvoir rendait jusqu’à certain point raison du fait. On se soumettait au pouvoir parce qu’on le regardait comme venant des dieux, en un mot parce qu’on l’adorait. Mais cette religion est perdue : légitimité dynastique, droit du seigneur et droit divin, ne sont plus que des mots odieux, qu’a remplacés le principe altier de la souveraineté du peuple. Or, le phénomène persiste : les hommes de nos jours ne paraissent pas moins prompts à se soumettre à l’autorité et à l’exploitation d’un seul que ne faisaient autrefois leurs pères. Preuve flagrante de la vanité des théories théologiques et métaphysiques, dont les principes peuvent alternativement périr ou s’affirmer, sans que les faits dont ils étaient censés cause, ou qu’ils devaient prévenir, cessent de se produire.

Sur ce triste sujet, dont se prévalent la misanthropie et le scepticisme, excuse banale de tant de trahisons et de lâchetés, la théorie de la force collective fournit une réponse péremptoire, qui relève singulièrement la moralité des masses, tout en laissant à leur infamie les oppresseurs et leurs complices.

Par le groupement des forces individuelles, et par le rapport des groupes, la nation entière forme corps : c’est un être réel, d’un ordre supérieur, dont le mouvement entraîne toute existence, toute fortune. L’individu est immergé dans la société ; il relève de cette haute puissance, dont il ne se séparerait que pour tomber dans le néant. Si grande, en effet, que soit l’appropriation des forces collectives, si intense que soit la tyrannie, il est évident qu’une part du bénéfice social reste toujours à la masse, et qu’en somme il est meilleur pour chacun de rester dans le groupe que d’en sortir.

Ce n’est donc pas l’exploiteur en réalité, ce n’est pas le tyran, que suivent les travailleurs et les citoyens : la séduction et la terreur entrent pour peu dans leur soumission. C’est la puissance sociale qu’ils considèrent, puissance mal définie dans leur pensée, mais hors de laquelle ils sentent qu’ils ne peuvent subsister ; puissance dont le prince, quel qu’il soit, leur montre le sceau, et qu’ils tremblent de briser par leur révolte.

Voilà pourquoi tout usurpateur de la puissance publique ne manque jamais de couvrir son crime du prétexte de salut public, de se qualifier père de la patrie, restaurateur de la nation, comme si la force sociale tirait de lui son existence, tandis qu’il n’est pour elle qu’une effigie, un timbre, et, si on peut le dire, une raison commerciale. Aussi tombera-t-il avec la même facilité qu’il s’est établi, le jour où sa présence semblera compromettre le grand intérêt qu’il a prétendu défendre : là est en dernière analyse la cause de la chute de tous les gouvernements.

D. — Le pouvoir social constitué en principat, approprié par une dynastie ou exploité par une caste, que deviennent ses rapports avec la nation ?

R. — Ces rapports sont complètement intervertis. Dans l’ordre naturel, le pouvoir naît de la société, il est la résultante de toutes les forces particulières groupées pour le travail, la défense et la Justice. D’après la conception empirique suggérée par l’aliénation du pouvoir, c’est la société au contraire qui naît de lui ; il en est le générateur, le créateur, l’auteur ; il est supérieur à elle : en sorte que le prince, de simple agent de la république que le veut la vérité, en est fait le souverain, et comme Dieu le justicier.

La conséquence est que le prince, occupé de sa domination personnelle, au lieu d’assurer et développer le pouvoir social, se crée, par l’armée, la police et l’impôt, une force particulière, capable de résister à toute attaque de l’intérieur et de contraindre au besoin la nation à l’obéissance : c’est cette force princière qui s’appellera désormais le pouvoir.

D. — Comment, dès lors, se conçoit la Justice ?

R. — Comme une émanation du pouvoir, ce qui est la négation même de la Justice. En effet, dans la condition normale de la société, la Justice domine le pouvoir, de la balance et de la distribution duquel elle fait une loi. Sous le régime dynastique, le pouvoir domine la Justice, qui devient un attribut, une fonction de l’autorité. De là la subordination de la Justice à la raison d’État, dernier mot de l’ancienne politique, condamnation de tous les gouvernements qui la suivent, et que le christianisme, en y ajoutant la raison de salut, n’a point sanctifiée. Que les princes et les prêtres se querellent pour l’exercice du pouvoir : ni les uns ni les autres n’en sont dignes, parce que tous ils méconnaissent la suprématie du droit.

D. — Comment, dans ce système d’usurpation, se déterminent les rapports des citoyens quant aux personnes, quant aux services, et quant aux biens ?

R. — Telle est la Justice devant le pouvoir, telle elle sera dans la nation : c’est-à-dire que, la Justice étant regardée comme une émanation de la force, tant humaine que divine, la force devient en tout et pour tout la mesure du droit, et que la société, au lieu de reposer sur l’équilibre des forces, a pour principe l’inégalité, c’est-à-dire la négation de l’ordre.

D. — Quelle peut être, après tout cela, l’organisation sociale et politique ?

R. — Il est facile de s’en rendre compte. Les forces collectives appropriées, la puissance publique convertie en apanage, les individus et les familles, déjà inégaux par le hasard de la nature, le deviennent davantage par la civilisation ; la société se constitue en hiérarchie. C’est ce qu’exprime la religion dynastique et le serment de fidélité à la personne royale. Dans ce système il est de principe que la Justice, ou ce qu’on appelle de ce nom, penche toujours du côté du supérieur contre l’inférieur : ce qui, sous l’apparence d’une autocratie inéluctable, est l’instabilité même.

Et, chose triste, tout le monde est ici complice du prince, l’esprit d’égalité que la Justice crée dans l’homme étant neutralisé ou aboli par le préjugé contraire, que rend invincible l’aliénation de toute force collective.

D. — Comment, dans ce travestissement de la Justice, de la société et du pouvoir, se conserve l’unité ?

R. — La nature des choses veut que l’unité résulte de la balance des forces, rendue obligatoire par la Justice, qui devient ainsi le véritable souverain, et donne la consigne à tous les participants de la puissance publique. Maintenant l’unité consistera dans l’absorption en la personne du prince de toute faculté, de tout intérêt, de toute initiative : c’est la mort sociale. Et comme la société ne peut ni mourir ni se passer d’unité, l’antagonisme s’établit entre la société et le pouvoir, jusqu’à ce qu’arrive la catastrophe.

D. — Dans cet état de choses, l’amoindrissement du pouvoir a semblé de tout temps une garantie pour la société : sur quoi portera la réduction ?

R. — À part ce que le prince possède à titre de patrimoine ou domaine privé ; à part aussi le commandement des armées, la perception de l’impôt et la nomination des fonctionnaires, le principe est qu’il abandonne le surplus, terres, mines, cultures, industries, transports, banques, commerce, éducation, à la libre jouissance, disposition absolue, concurrence effrénée ou coalition immorale de classe privilégiée. Ce qui est du domaine économique est censé ne le regarder plus ; il ne doit se mêler de rien. En un mot, l’abandon à une caste de feudataires de la véritable force sociale, voilà ce que l’on appelle limite du pouvoir, et qu’on décore du nom de libertés publiques. Transaction absurde, qu’aucun gouvernement n’est maître de tenir, et qui ne tardera pas à devenir un nouveau ferment de révolution.

D. — Ainsi conditionné, le pouvoir est donc sans objet ?

R. — Non pas : l’objet du pouvoir est précisément alors de maintenir ce système de contradictions, en augmentant toujours, par l’exploitation du dedans et le pillage du dehors, la liste civile du prince et le revenu des grands.

D. — Donnez la synonymie du pouvoir.

R. — La constitution artificielle du pouvoir en ayant altéré la notion, la langue devait s’en ressentir : ici, comme partout, les mots sont la clef de l’histoire.

Considéré comme apanage du prince, comme son établissement, sa profession, son métier, le pouvoir social a été dit l’État. Comme les gens du peuple, le roi dit : mon État, ou mes États, pour mon domaine, mon établissement. — La Révolution, transportant du prince au pays la propriété du pouvoir, a conservé ce mot, synonyme aujourd’hui de res publica, république.

En tant que le personnel du pouvoir est censé régir la nation et présider à ses destinées, on donne à ce personnel et au pouvoir lui-même le nom de gouvernement, expression aussi fausse qu’elle est ambitieuse. En principe, la société est ingouvernable ; elle n’obéit qu’à Justice, à peine de mort. En fait, les soi-disant gouvernements, libéraux et absolus, avec leur arsenal de lois, de décrets, d’édits, de statuts, de plébiscites, de règlements, d’ordonnances, n’ont jamais gouverné qui ou quoi que ce fût. Vivant d’une vie tout instinctive, agissant, au gré de nécessités invincibles, sous la pression de préjugés et de circonstances qu’ils ne comprennent point, le plus souvent se laissant aller au courant de la société qui de temps à autre les brise, ils ne peuvent guère, par leur initiative, faire autre chose que du désordre. Et la preuve, c’est que tous finissent misérablement.

Enfin si l’on considère dans le pouvoir cette éminente dignité qui le rend supérieur à tout individu, à toute collectivité, on le nomme souverain : expression dangereuse, dont il est à souhaiter que la démocratie se préserve à l’avenir. Quelle que soit la puissance de l’être collectif, elle ne constitue pas pour cela, au regard du citoyen, une souveraineté : autant vaudrait presque dire qu’une machine dans laquelle tournent cent mille broches est la souveraine des cent mille fileuses qu’elle représente. Nous l’ayons dit, la Justice seule commande et gouverne, la Justice, qui crée le pouvoir, en faisant de la balance des forces une obligation pour tous. Entre le pouvoir et l’individu, il n’y a donc que le droit : toute souveraineté répugne ; c’est déni de Justice, c’est de la religion.


Instruction III.
Des formes du gouvernement et de ses évolutions, pendant la période pagano-chrétienne.


D. — Ainsi l’histoire des nations et les révolutions des États ne seraient autre chose que le jeu des forces économiques, contrariées, favorisées, harmoniées ou troublées, selon les vues du prince, l’égoïsme des grands et les préjugés du peuple ?

R. — Il est ainsi ; ajoutez seulement que ce régime d’arbitraire doit avoir son terme, la Justice ramenant toujours la société à l’équilibre, et devant tôt ou tard triompher définitivement de l’antagonisme.

D. — Pendant cette longue période, qu’on pourrait à bon droit appeler, dans le style conservateur, révolutionnaire, quelles sont les formes du pouvoir ?

R. — Suivant que le gouvernement est censé appartenir à un seul, à plusieurs, ou à tous, on l’appelle monarchie, aristocratie ou démocratie. Souvent aussi un compromis a lieu entre ces éléments, et il en résulte un gouvernement mixte, qu’on suppose pour cela plus solide, et qui ne se soutient pas mieux que les autres.

Dans un autre sens, on appelle formes du gouvernement les conditions auxquelles l’existence du pouvoir est soumis. Ainsi la Charte de 1830, après avoir fixé les principes du droit public, déduit en quelques chapitres les formes du gouvernement, c’est-à-dire ce qui concerne le roi, les chambres, les ministres, l’ordre judiciaire.

L’idée de consacrer par un écrit les conditions du pouvoir date de loin : les Juifs attribuaient leur constitution à Dieu, qui l’aurait donnée à Moïse, sous le nom de Bérith, alliance, pacte, charte, ou testament.

Ces constitutions reposent toutes sur l’idée préconçue que la société ne marchant pas seule, ne possédant en soi ni virtualité ni harmonie, la puissance de même que la direction lui venant d’en haut, par l’intermédiaire d’une dynastie, d’une église ou d’un sénat, on ne pouvait user de trop de prudence dans l’organisation du pouvoir, le choix du prince, l’élection des sénateurs, les formalités législatives et administratives, la juridiction, etc.

D. — Laquelle de ces formes gouvernementales préférez-vous ?

R. — Aucune : à part ce qu’elles tiennent de la nature des choses, et qui fait d’elles l’expression du génie des peuples, leurs défauts sont les mêmes ; et c’est pourquoi l’histoire les montre se supplantant continuellement l’une l’autre, sans que la société puisse trouver nulle part la stabilité.

Consécration du principe d’inégalité par le défaut de balance dans les transactions économiques ;

Appropriation des forces collectives ;

Établissement d’un pouvoir factice à la place du pouvoir réel de la société ;

Abolition de la Justice par la raison d’État ;

La direction livrée à l’arbitraire du prince, si l’État est monarchique, et dans toute autre hypothèse aux cabales des partis ;

Tendance continuelle à l’absorption de la société par l’État.

Voilà, pendant la période préparatoire, sur quels fondements est constitué l’ordre politique, quelque dénomination qu’il prenne et quelques prétendues garanties qu’il se donne.

D. — Qui dit démocratie, cependant, dit rétablissement de la nation dans la propriété et jouissance de ses forces : d’où vient que vous condamnez cette forme de gouvernement comme les autres ?

R. — Tant que la démocratie ne s’est pas élevée à la vraie conception du pouvoir, elle ne peut être, comme elle n’a été jusqu’à ce jour, qu’un mensonge, une transition honteuse et de courte durée, tantôt de l’aristocratie à la monarchie, tantôt de la monarchie à l’aristocratie. La Révolution a conservé ce mot comme une pierre d’attente ; nous en avons fait depuis soixante et dix ans une pierre de scandale.

D. — Ainsi, à moins d’une révolution dans les idées, toute stabilité politique, toute moralité sociale, toute liberté et félicité pour l’homme et le citoyen, sont impossibles ?

R. — Ce n’est pas seulement l’histoire qui le révèle, ni la Justice et l’égalité qui nous le montrent comme leur inévitable sanction ; c’est la science économique, dans ce qu’elle a de plus élémentaire, de plus positif, de plus réel, qui le prouve. Les forces collectives appropriées, la puissance sociale comprimée, aliénée, le gouvernement oscille de démagogie en despotisme et de despotisme en démagogie, semant les ruines et multipliant les catastrophes, dans des périodes presque régulières.

D. — N’y a-t-il rien de plus à recueillir, pour le philosophe, dans cette étude de la formation, de l’accroissement et de la décadence des anciens États ?

R. — Ils ont été, par leur inorganisme même, la révélation du nouvel état, et comme une embryogénie de la Révolution.

Quel progrès, en effet, quelle idée ne leur devons-nous pas ?

Développement des forces économiques, parmi lesquelles, au premier rang, les forces collectives ;

Découverte de la puissance sociale dans le rapport de toutes ces forces ;

Raison des formes gouvernementales, variables selon la race, le sol, le climat, l’industrie, l’importance relative des éléments constituants, servant à marquer en chaque pays le centre de gravité politique ;

Idée de la solidarité universelle, ou de la force humanitaire, émergeant tantôt de la lutte, tantôt de l’accord des États ;

Idée d’une balance des forces économiques et sociales, essayée sous le nom de balance des pouvoirs ;

Élaboration du droit, expression supérieure de l’homme et de la société ;

Intelligence plus large de l’histoire, à recommencer au point de vue de cette physiologie de l’être collectif ; tant de siècles d’une civilisation négative en apparence, parce qu’elle était ennemie de l’égalité, devenant des siècles d’affirmation, en montrant la genèse et appelant l’équilibre des forces :

Voilà ce qu’au-dessous des révolutions et des cataclysmes découvre la pensée philosophique ; voilà, pour la constitution de l’ordre à venir, le fruit de tant de déceptions et de douleurs.

D. — C’est la paix perpétuelle que vous annoncez après tant d’autres ; mais ne pensez-vous pas que la guerre, ayant son principe dans les abîmes insondables du cœur humain, la guerre que toutes les religions préconisent, qu’un rien suffit à engager, comme le duel, soit incoercible, indestructible ?

R. — La guerre, dans laquelle le chrétien adore le jugement de Dieu, que de soi-disant rationalistes attribuent à l’ambition des princes et aux passions populaires, la guerre a pour cause le défaut d’équilibre entre les forces économiques, et l’insuffisance du droit écrit, civil, public et des gens, qui leur sert de règle. Toute nation en qui la balance économique est violée, les forces de production constituées en monopole, et le pouvoir public livré à la discrétion des exploitants, est, ipso facto, une nation en guerre avec le reste du genre humain. Le même principe d’accaparement et d’inégalité qui a présidé à sa constitution politique et économique la pousse à l’accaparement, per fas et nefas, de toutes les richesses du globe, à l’asservissement de tous les peuples : il n’y a pas dans le monde de vérité mieux établie. Que l’équilibre se fasse donc, que la Justice arrive, et toute guerre est impossible. Il n’y a plus de force pour la soutenir ; ce serait supposer une action du néant contre la réalité, une contradiction.

D. — Vous expliquez tout par des forces collectives, par leur diversité et leur inégalité, par leur aliénation, par le conflit que cette aliénation soulève, par leur tendance insensible, mais victorieuse, grâce au concours d’une indéfectible Justice, à l’équilibre. Quelle part d’influence faites-vous, dans les événements humains, à l’initiative des chefs d’États, à leurs conseils, à leur génie, à leurs vertus et à leurs crimes ? Quelle part, en un mot, au libre arbitre ?

R. — C’est un prêtre qui l’a dit, L’homme s’agite, et Dieu le mène. L’homme est le vouloir absolu, d’abord inexpérimenté, à qui est promis l’empire de la terre ; Dieu est la législation sociale, que crée à son insu ce vouloir indompté, par son rapport avec lui-même. La part de l’homme dans l’action historique est donc, en premier lieu, la force, la spontanéité, le combat ; puis la reconnaissance de la loi qui le mène, et qui n’est autre que l’équation de la liberté, la Justice. L’être libre en se débattant produit la loi, qui devient aussitôt sa Providence : voilà tout le mystère.

D. — Qu’est-ce que la théocratie ?

R. — Une symbolique de la force sociale.

Chez tous les peuples, le sentiment de cette force fit surgir la religion nationale, sous l’influence de laquelle s’évanouirent peu à peu les religions domestiques. Partout le dieu fut cette force collective, personnifiée et adorée sous un nom mystique. La religion servant ainsi de base au gouvernement et à la Justice, la logique voulait que la théologie devînt l’âme de la politique, qu’en conséquence l’Église prit la place de l’État, le sacerdoce celle des nobles, et le souverain pontife celle de l’empereur ou du roi. Telle est l’idée théocratique. Produit du spiritualisme chrétien, elle attendait, pour paraître, le jour où, toutes les nations se réunissant dans une foi commune, la prépondérance serait acquise dans les âmes aux choses du ciel sur les choses de la terre. Mais ce fut le rêve d’un instant, une tentative aussitôt avortée que conçue, et qui devait rester toujours à l’état de théorie. L’Église, plaçant la réalité de son idéal dans le ciel, au-dessus et en dehors de la collectivité sociale, niait par là même l’immanence d’une force dans cette collectivité, de même qu’elle niait dans l’homme l’immanence de la Justice ; et c’est cette force, dont les princes demeuraient seuls dépositaires et organes, qui donna l’exclusion à l’Église.

D. — Quelle amélioration le christianisme a-t-il apportée au gouvernement des peuples ?

R. — Aucune : il n’a fait qu’en changer le protocole. Le noble antique, patricien, guerrier ou cheik, affirmait son usurpation en vertu de la nécessité ; le noble chrétien l’affirme au nom de la Providence. Pour le premier, l’inégalité était un fait de nature ; pour le second c’est un fait de grâce. Mais d’un côté comme de l’autre la royauté appuya le privilége nobiliaire, la religion le consacra. De là les prétentions de l’Église catholique à la souveraineté, et sa tentative de théocratie, énergiquement repoussée par les princes, et bientôt abandonnée par les théologiens eux-mêmes. Une transaction intervint ; la séparation du spirituel et du temporel fut érigée en axiome de droit public : un nouveau ferment de discorde fut jeté parmi les nations. Moitié païenne, moitié chrétienne, la politique se traîna dans l’infamie ; la Justice fut plus que jamais sacrifiée, et la liberté compromise.


Instruction IV.
Constitution du pouvoir social par la Révolution.


D. — En quels termes la Révolution s’est-elle exprimée sur la réalité du pouvoir social ?

R. — Aucune déclaration expresse n’existe à cet égard. Mais autant la Révolution répugne à l’antique mysticisme, plaçant la Justice et le pouvoir dans le ciel, autant il y a pour elle d’insuffisance dans le nominalisme qui a suivi, et qui tend à faire de l’être collectif et de la puissance qui est en lui, comme de la Justice, des mots, des conceptions. Pas une idée, pas un acte de la Révolution, qui se puisse expliquer avec cette métaphysique. Tout ce qu’elle a produit, tout ce qu’elle promet, serait un édifice en l’air et une nouvelle déception de la transcendance, s’il ne supposait dans la société une effectivité de pouvoir, par conséquent une réalité d’existence qui l’assimile à toute création, à tout être. Du reste, le silence de la Révolution sur la nature du pouvoir ne regarde que les deux premiers actes de ce grand drame : ne sommes-nous pas, aujourd’hui, surtout depuis 1848, en pleine éruption d’idées révolutionnaires ? Et la science, la philosophie, ne se joignent-elles pas à l’induction pour confirmer l’hypothèse ?

D. — Donnez, à défaut de textes, vos motifs ?

R. — La science nous dit que tout corps est un composé dont aucune analyse ne peut trouver les derniers éléments, retenus les uns près des autres par une attraction, une force.

Qu’est-ce que la force ? C’est, comme la substance, comme les atomes qu’elle tient groupés, une chose inaccessible aux sens, que l’intelligence saisit seulement par ses manifestations, et comme l’expression d’un rapport.

Le rapport, voilà, en dernière analyse, à quoi se ramène toute phénoménalité, toute réalité, toute force, toute existence. De même que l’idée d’être enveloppe celle de force et de rapport, de même celle de rapport suppose invinciblement la force et la substance, le devenir et l’être. De sorte que partout où l’esprit saisit un rapport, l’expérience ne découvrît-elle rien autre, nous devons conclure de ce rapport la présence d’une force, et par suite une réalité.

La Révolution nie le droit divin, en autres termes l’origine surnaturelle du pouvoir social. Cela veut dire, en principe, que, si un être ne possède pas en soi sa puissance d’être, il ne peut pas être ; en fait, que, le pouvoir qui se décèle dans la société ayant pour expression des rapports humains, sa nature est humaine ; conséquemment que l’être collectif n’est pas un fantôme, une abstraction, mais une existence.

En face du droit divin, la Révolution pose donc la souveraineté du peuple, l’unité et l’indivisibilité de la République. Mots vides de sens, propres seulement à servir de masque à la plus effroyable tyrannie, et tôt ou tard démentis par l’événement, s’ils ne se rapportent à l’organisme supérieur, formé par le rapport des groupes industriels, et à la puissance commutative qui en résulte.

La Révolution, renouvelant le droit civil aussi bien que le droit politique, place dans le travail, et rien que dans le travail, la justification de la propriété. Elle nie que la propriété, fondée sur le bon plaisir de l’homme, et considérée comme manifestation du moi pur, soit légitime. C’est pourquoi elle a aboli la propriété ecclésiastique, non fondée sur le travail, et qu’elle a converti, jusqu’à nouvel ordre, le bénéfice du prêtre en salaire. Or, qu’est-ce que la propriété, ainsi balancée par le travail et légitimée par le droit ? La réalisation de la puissance individuelle. Mais la puissance sociale se compose de toutes les puissances individuelles : donc elle exprime aussi un sujet. La Révolution ne pouvait d’une façon plus énergique affirmer son réalisme.

Sous le régime du droit divin, la loi est un commandement : elle n’a pas son principe dans l’homme. La Révolution, par l’organe de Montesquieu, l’un de ses pères, change cette notion : elle définit la loi le rapport des choses, à plus forte raison le rapport des personnes, c’est-à-dire des facultés ou fonctions, donnant par leur coordination naissance à l’être social.

Venant au gouvernement, la Révolution dit formellement qu’il doit être constitué d’après le double principe de la division des pouvoirs et de leur pondération. Or, qu’est-ce que division des pouvoirs ? La même chose que les économistes appellent division du travail, et qui n’est autre qu’un aspect particulier de la force collective. Quant à la pondération, si peu comprise d’ailleurs, je n’ai pas besoin de dire qu’elle est la condition d’existence des êtres organisés, pour qui l’absence d’équilibre entraîne maladie et mort.

Il est inutile de rappeler les actes, plus ou moins réguliers, accomplis depuis 1789 en vertu de cette ontologie révolutionnaire : centralisation administrative, unité de poids et mesures, création du grand-livre, fondation des écoles centrales, établissement de la Banque de France, sous nos yeux fusion des chemins de fer, en attendant leur exploitation par l’État et leur conversion en un système de sociétés ouvrières. Tous ces faits, et bien d’autres, témoignent de la pensée réaliste qui préside à notre droit public. Grâce à toutes ces réalisations, la France est devenue un grand organisme, dont la puissance d’assimilation entraînerait le monde, si elle n’était retenue par ceux qui l’exploitent et la gouvernent.

D. — D’où vient que depuis soixante et dix ans l’application de ces idées a fait si peu de progrès ? Comment, au lieu de l’état libre, identique et adéquat à la société elle-même, avons-nous conservé l’état féodal, royal, impérial, militaire, dictatorial ?

R. — Cela tient à deux causes, désormais, faciles à apprécier : l’une est que la balance des produits et services n’a pas cessé d’être un desideratum de l’économie ; l’autre, que l’appropriation des forces collectives s’est maintenue, développée, comme si elle était de droit naturel.

De là toute cette série d’inévitables conséquences : dans la nation, conservation de l’antique préjugé d’inégalité des conditions et des fortunes, formation d’une féodalité capitaliste à la place de la féodalité nobiliaire, recrudescence de l’esprit ecclésiastique et retour aux pratiques du droit divin ; dans le gouvernement, substitution du système à bascule à la pondération des forces, concentration aboutissant au despotisme, développement monstrueux de la force militaire et de la police, continuation de la politique machiavélique, destruction de la Justice par la raison d’État, et, pour conclure, révolutions de plus en plus fréquentes.

D. — Qu’appelez-vous système à bascule ?

R. — La bascule, nommée aussi doctrine, est en politique ce qu’est la théorie de Malthus en économie. Comme les malthusiens prétendent établir l’équilibre dans la population en entravant mécaniquement la fonction génératrice ; de même les doctrinaires font l’équilibre du pouvoir par transpositions de majorité, remaniements électoraux, corruption, terrorisme. La machine constitutionnelle, telle qu’on l’a vue fonctionner depuis 1791, avec ses distinctions de chambre haute et chambre basse, de pouvoir législatif et exécutif, de classes supérieures et de classes moyennes, de grands et petits colléges, de ministres responsables et de royauté irresponsable, était fatalement un système à bascule.

D. — On ne saurait exposer mieux, en ce qui touche la réalité de l’être social, la pensée intime de la Révolution. Mais la Révolution est aussi, elle est surtout la liberté : dans ce système de balances, que devient-elle ?

R. — Cette question nous ramène à celle de la pondération des forces, que nous venons de soulever.

De même que plusieurs hommes, en groupant leurs efforts, produisent une force de collectivité supérieure, en qualité et intensité, à la somme de leurs forces respectives ; de même plusieurs groupes travailleurs, mis en rapport d’échange, engendrent une puissance d’un ordre plus élevé, que nous avons considérée comme étant spécialement le pouvoir social.

Pour que ce pouvoir social agisse dans sa plénitude, pour qu’il donne tout le fruit que promet sa nature, il faut que les forces ou fonctions dont il se compose soient en équilibre. Or, cet équilibre ne peut être l’effet d’une détermination arbitraire ; il doit résulter du balancement des forces, agissant les unes sur les autres en toute liberté, et se faisant mutuellement équation. Ce qui suppose que, la balance ou moyenne proportionnelle de chaque force étant connue, tout le monde, individus et groupes, la prendra pour mesure de son droit et s’y soumettra.

Ainsi l’ordre public relève de la raison du citoyen ; ainsi cette souveraineté sociale, qui d’abord nous est apparue comme la résultante des forces individuelles et collectives, se présente maintenant comme l’expression de leur liberté et de leur Justice, attributs par excellence de l’être moral.

C’est pourquoi la Révolution, abolissant le régime corporatif, les priviléges de maîtrise et toute la hiérarchie féodale, a déclaré principe de droit public la liberté de l’industrie et du commerce ; c’est pour cela qu’elle a élevé au-dessus de tous les conseils d’État, délibérations parlementaires et ministérielles, la liberté de la presse, le contrôle universel, et qu’elle a proclamé, en instituant le jury, la juridiction du citoyen sur tout individu et sur toute chose….

La liberté n’était rien : elle est tout, puisque l’ordre résulte de sa pondération par elle-même.

D. — Si la liberté est tout, en quoi consiste le gouvernement ?

Pour nous en faire une idée, plaçons-nous au point de vue du budget, et posons un principe.

La liberté et la Justice tendent par nature à la gratuité : elles se chargent pour ainsi dire d’elles-mêmes. De même que le travail, l’échange, le crédit, elles n’ont à se défendre que contre les parasites qui, sous prétexte de les protéger et représenter, les absorbent.

Que coûte la liberté du commerce ? Rien, peut-être un supplément de frais pour l’entretien des marchés, ports, routes, canaux, chemins de fer, motivé par l’affluence plus grande des marchands.

Que coûtent la liberté de l’industrie, la liberté de la presse, toutes les libertés ?… Rien encore, sinon quelques mesures d’ordre relatives à la statistique, aux brevets d’invention et de perfectionnement, droits d’auteur, etc.

En deux mots, l’ancien état, par l’anomalie de sa position, tend à compliquer ses ressorts, ce qui veut dire à augmenter indéfiniment ses frais ; le nouveau, par sa nature libérale, tend à réduire indéfiniment les siens : telle est, exprimée en langage budgétaire, leur différence.

Il suffit donc, pour avoir le gouvernement libre, normal, à bon marché, de retrancher, réduire, ou modifier, dans le budget actuel, tous les articles portée en sens contraire des principes que nous avons établis. C’est tout le système : il n’y a pas à se préoccuper d’autre chose.

D. — Donnez un aperçu du budget de la Révolution.

R. — Supposons-la faite, la paix assurée au dehors par la fédération des peuples, la stabilité garantie au dedans par la balance des valeurs et des services, par l’organisation du travail, et par la réintégration du peuple dans la propriété de ses forces collectives.

Dette publique. — Néant. Il implique contradiction que dans une société où les services sont balancés, les fortunes nivelées, le crédit organisé sur le principe de mutualité, l’État puisse contracter des dettes, comme si cette société disposait d’autre chose encore que de ses instruments de production et de ses produits. Nul ne peut devenir son propre prêteur, autrement que par le travail. Ce que l’ancien gouvernement est incapable de faire, la nouvelle démocratie le fera toujours : elle pourvoira à ses dépenses extraordinaires par un travail extraordinaire. La justice le commande, et il n’en coûtera jamais le quart de ce qu’exigent les capitalistes.

Pensions. — Néant. Tout individu, à quelque catégorie de service qu’il appartienne, doit le travail toute sa vie, hors le cas de maladie, infirmité ou mutilation. Dans ce cas sa subsistance est réglée par la loi d’assurance générale, et portée au compte de sa corporation.

Liste civile. — Mémoire : article réservé.

Sénat. — Néant. La dualité des chambres tient à la distinction des classes, ou, ce qui est la même chose, à la divergence des intérêts, marquée par ces deux mots : travail et capital. Dans la démocratie ces deux intérêts sont fusionnés. Le Sénat, corps inerte dans l’empire, n’a pas plus d’utilité dans une République.

Conseil d’État. — Néant. Le Conseil d’État fait double emploi avec le Corps législatif et les ministres.

Corps législatif, ou assemblée des représentants : il coûte aujourd’hui environ deux millions. Acceptons ce chiffre.

À côté du Corps législatif, il sera créé un office de jurisprudence, bureau de renseignements historiques, juridiques, économiques, politiques, statistiques, pour éclairer les représentants dans leurs travaux. La Cour de cassation fait partie de cet office. Dépense à ajouter à la précédente.

Or, la dette publique consolidée et viagère ; les frais de gouvernement, de police et de guerre, formant la partie la plus improductive du budget, soit environ un milliard à 1200 millions, on peut juger, par cette économie, quelle puissance d’ordre se trouve dans la liberté et la Justice.

Service des ministères. — Le pouvoir législatif ne se distingue pas du pouvoir exécutif. Les représentants de la nation, étant les chefs délégués des divers services publics, groupes industriels, corporations et circonscriptions territoriales, sont tous, par le fait, de vrais ministres.

Ces ministres, que la monarchie parlementaire avait tant de peine à tenir d’accord, bien que leur nombre ne dépassât pas sept ou huit, maintenant au nombre de deux cent cinquante ou trois cents, nommés par tous les membres de leurs catégories respectives et perpétuellement révocables, forment, par leur réunion, une convention nationale, un conseil des ministres, un conseil d’État, une législature, une cour souveraine. Quant à leur accord, nonobstant la chaleur des délibérations, il est garanti par celui des intérêts mêmes qu’ils représentent.

D. — Et qui garantit l’accord des intérêts ?

R. — Nous l’avons dit, leur pondération mutuelle.

D. — Passez au budget des ministères.

R. — Les dépenses des ministères sont de deux espèces, selon qu’elles font partie des frais généraux de la nation, ou qu’elles doivent être rapportées au service dont le ministre, ou député, est l’organe. Dans le premier cas, elles doivent être imputées au budget de l’État : telles sont les dépenses du Corps législatif même, des monuments ; dans le second, elles tombent à la charge des groupes, corporations et circonscriptions territoriales : telles sont les dépenses des chemins de fer, le budget des communes, etc.

Cette distinction établie, on peut procéder au règlement.

Justice. — La hiérarchie judiciaire réduite à son expression la plus simple, le jury organisé pour le civil aussi bien que pour le criminel, les frais de justice se composent 1o du traitement des juges, dirigeant les audiences et appliquant la loi ; 2o de celui des organes du ministère public, chargés de surveiller par tout le pays l’observation des lois. Le premier est à la charge des communes qui choisissent le juge ; le second est porté au budget de l’État.

Intérieur. — Réuni, partie au ministère public, qui surveille mais n’administre pas ; partie aux communes, partie à d’autres ministères.

Police. — À la charge des localités.

Cultes. — Néant. Plus d’Église, plus de temples. La Justice est l’apothéose de l’humanité. L’ancien budget des cultes passe au service sanitaire et à l’instruction publique.

Instruction publique. — Partie à la charge des localités, partie à la charge de l’État.

Finances. — Réuni à la Banque centrale.

Perception de l’impôt. — La création d’entrepôts publics dans les cantons et arrondissements pour la régularisation des marchés permettra de recevoir partout l’impôt en nature, ce qui revient à dire en travail, de toutes les formes d’impôt la moins onéreuse, la moins vexatoire, celle qui se prête le moins à l’inégalité de répartition et à l’exagération des demandes. . . . . . . .

Il est inutile de pousser plus loin ce détail. Chacun peut s’en donner le plaisir, et juger par soi-même, en faisant la critique du budget, ce qu’il adviendrait du gouvernement, dans une nation comme la France, si on lui appliquait ce grand principe, à la fois moral, gouvernemental et fiscal : Que la Justice et la liberté subsistent par elles-mêmes ; qu’elles sont essentiellement gratuites, et dans toutes leurs opérations tendent à supprimer leurs protecteurs comme leurs ennemis.


Instruction V.
Questions à l’ordre du jour.


D. — Que feriez-vous le lendemain d’une révolution ?

R. — Inutile à dire. Les principes de la constitution économique et politique de la société sont connus : il suffit. Quant à l’application, c’est à la nation, à ses représentants, à faire leur devoir, en prenant conseil des circonstances.

La question du lendemain révolutionnaire préoccupe exclusivement les vieux partis, dont toute la pensée est d’arrêter le cataclysme, comme ils disent, en faisant la part du feu. C’est dans ce but qu’il a paru depuis six ans nombre de publications aristocratiques, catholiques, dynastiques, voire républicaines, dont les auteurs ne demandent pas mieux que de passer pour ennemis du despotisme et dévoués à la liberté. Il serait d’une grande innocence à la démocratie de prendre de pareils manifestes pour modèles, et de faire connaître ses projets.

D. — Que pensez-vous de la dictature ?

R. — À quoi bon ? Si la dictature a pour but de fonder l’égalité par des principes et des institutions, elle est inutile : il n’en faut pas d’autre que celle des 48 sections de Paris, appuyée par le peuple des 86 départements, et accomplissant son mandat en trois fois vingt-quatre heures. Si au contraire la dictature n’est à d’autre fin que de venger les injures du parti, de mettre les riches à contribution et de mater une multitude frivole, c’est de la tyrannie : je n’ai rien de plus à en dire.

La dictature eut de tout temps, elle a plus que jamais la faveur populaire. C’est le rêve secret de quelques fous, l’argument le plus fort que la démocratie puisse fournir à la conservation du régime impérial.

D. — Quelle est votre opinion sur le suffrage universel ?

R. — Tel que l’ont fait depuis 89 toutes les constitutions, le suffrage universel est l’étranglement de la conscience publique, le suicide de la souveraineté du peuple, l’apostasie de la Révolution. Un pareil système de suffrages peut bien, à l’occasion, et malgré toutes les précautions prises contre lui, donner au pouvoir un vote négatif, tel qu’a été le dernier vote parisien : il est incapable de produire une idée. Pour rendre le suffrage universel intelligent, moral, révolutionnaire, il faut, après avoir organisé la balance des services et révoqué les priviléges, faire voter le citoyen par catégories de fonctions, conformément au principe de la force collective qui fait la base de la société et de l’État.

D. — La politique de la Révolution, à l’intérieur, est on ne peut plus claire ; elle consiste à procurer l’égalité, par l’organisation économique. Ici, plus de machiavélisme, plus de raison d’État : la liberté, la Justice, la publicité. Quelle sera la politique vis-à-vis de l’étranger ?

R. — Il n’y a pas à hésiter : la Révolution doit faire le monde à son image ou déchoir indéfiniment, entraînant dans sa ruine la civilisation tout entière. Les peuples sont fonctions les uns des autres, de même que dans l’État les groupes industriels et les individus. Tant que l’égalité ne sera pas faite par toute la terre, la Patrie sera en danger.

D. — La Révolution va-t-elle déclarer la guerre à l’Europe et au monde ?

R. — La Révolution n’agit point à la manière du vieux principe gouvernemental, aristocratique ou dynastique. Elle est le droit, la balance des forces, l’égalité. Elle ne fait acception de cités ni de races. Elle n’a pas de conquêtes à poursuivre, de nations à asservir, de frontières à défendre, de forteresses à bâtir, d’armée à nourrir, de lauriers à cueillir, de concert européen à maintenir. La puissance de ses institutions économiques, la gratuité de son crédit, l’éclat de sa pensée, lui suffisent pour convertir l’univers. Écartant d’abord toute question d’église et de prince, elle doit se borner à faire rayonner le droit autour d’elle, à affirmer partout la souveraineté de l’homme, du citoyen et de l’ouvrier ; pour premier acte, exiger le désarmement général, et, en cas de refus, dénoncer le casus belli.

D. — L’antique société ne cédera pas sans résistance : quels sont les alliés naturels de la France révolutionnée ?

R. — Toute alliance de peuple à peuple est déterminée par l’idée ou l’intérêt qui le domine. Est-ce le capital qui gouverne ? nous avons l’alliance anglaise ; est-ce le despotisme ? nous avons l’alliance russe ; est-ce l’esprit de famille ? nous avons les mariages espagnols et les guerres de succession. La Révolution a pour alliés tous ceux qui souffrent oppression et exploitation : qu’elle paraisse, et l’univers lui tend les bras. « Si la Grande-Bretagne, disait lord Chatam, se déterminait par des principes de Justice, elle cesserait d’exister. » Eh bien ! la Grande-Bretagne de lord Chatam, avec toutes ses libertés, est l’ennemie de la Révolution ; quiconque lui prête main-forte trahit la liberté du genre humain. Et si l’armée française traitait les tribus de l’Algérie, de l’Atlas et du Sahara comme la Compagnie des Indes a depuis soixante ans traité et menace de traiter encore les Hindous, il faudrait dire de l’armée française qu’elle aussi est ennemie de la Révolution.

D. — Que faites-vous de l’équilibre européen ?

R. — Pensée glorieuse d’Henri IV, dont la Révolution peut seule donner la vraie formule. L’équilibre européen, aujourd’hui synonyme d’assurance mutuelle entre les princes contre les peuples, est le rapport commutatif qui unit toutes les collectivités nationales ; c’est, en autres termes, le fédéralisme universel, garantie suprême de toute liberté et de tout droit, et qui doit remplacer l’ancien catholicisme.

D. — Le mot de fédéralisme a peu de faveur en France : ne pourriez-vous rendre autrement votre idée ?

R. — Changer les noms des choses, c’est transiger avec l’erreur, et manquer au respect du peuple.

Quoi qu’en ait dit la prudence jacobine, le véritable obstacle au despotisme est dans l’union fédérative. Comment les rois de Macédoine devinrent-ils maîtres de la Grèce ? En se faisant déclarer chefs de l’amphictyonie, c’est-à-dire en absorbant la confédération des peuples hellènes ? Pourquoi, après la chute de l’empire romain, l’Europe catholique ne put-elle se reformer en un seul état ? Parce que l’antagonisme des envahisseurs les poussait à une confédération, qui a fini par devenir un principe de leur droit public, et que rien au monde ne peut réduire. Pourquoi la Suisse est-elle demeurée une république ? Parce qu’elle est, comme les États-Unis, une confédération. Établissez dans les vingt-deux cantons l’unité administrative et judiciaire, telle que l’entendent les princes, à la première occasionna la moindre menace de guerre, vous aurez une royauté. Qu’était la Convention elle-même ? Son nom le prouve : une assemblée de fédérés.

Or, ce qui est vrai des états doit l’être, par une égale raison, des villes et districts d’un même état : le fédéralisme est la forme politique de l’humanité.

D. — Que deviennent, dans cette fédération où la ville est autant que la province, la province autant que l’empire, l’empire autant que le continent, où tous les groupes sont politiquement égaux, que deviennent les nationalités ?

R. — Le sentiment de la patrie est comme celui de la famille, de la possession territoriale, de la corporation industrielle, un élément indestructible de la conscience des peuples. Mais il y a loin de la reconnaissance de cet élément à l’idée d’en faire le principe ou le prétexte de certaines restaurations devenues au moins inutiles, pour ne pas dire impraticables.

La démocratie a fait grand bruit, depuis trente ans, du rétablissement de la Pologne, de l’Italie, de la Hongrie, de l’Irlande, et de je ne sais combien d’autres nations, dans leurs prérogatives gouvernementales ; il semble encore aujourd’hui à plusieurs que pour opérer la révolution sociale il soit indispensable de commencer par là. Ce qu’il y a de pis est qu’à cette idée de restauration politique se joint celle d’une centralisation administrative, aussi dangereuse pour la liberté qu’incompatible avec le génie des peuples. C’est ne rien comprendre à la Révolution, et, en paraissant servir la liberté du monde, travailler pour le statu quo. Ceux qui parlent tant de rétablir les libertés nationales ont peu de goût pour les libertés individuelles. L’égalité des états est le prétexte dont ils se servent pour esquiver l’égalité des conditions et des fortunes. Ce qu’ils veulent, c’est la continuation, au profit de leur vanité, du fatalisme politique. Ils feignent de ne pas voir que c’est ce fatalisme qui a fait tomber en tutelle les nations qu’ils prétendent émanciper, et dont on aurait tort au surplus de dire que par leur lâcheté, leur corruption, leur fanatisme ou leur sottise, elles ont mérité leur sort. Mais pourquoi faire recommencer à ces nations, sous le drapeau de la raison d’État, une carrière achevée ?… La Révolution s’amuserait-elle, comme l’empereur Napoléon Ier, taillant et recoupant la Confédération germanique, à remanier des agglomérations politiques, à faire une Pologne, une Italie unitaires ?… La Révolution, en rendant, par la pondération des forces, et la balance des services, les hommes égaux et libres, leur laisse le soin de se grouper eux-mêmes, au gré de leurs tendances naturelles et de leurs intérêts.

D. — Le principe dynastique a-t-il quelque chance de se relever ?

R. — Il est certain que la France n’a pas cru jusqu’ici que liberté et dynastie fussent choses incompatibles. L’ancienne monarchie, en convoquant les États généraux, engagea la Révolution ; la constitution de 1791, les chartes de 1814 et 1830, témoignent du désir qu’avait le pays de concilier le principe monarchique avec la démocratie. La popularité du premier empire fournit un argument de plus à cette thèse. La nation trouvait à cela toutes sortes d’avantages : on conciliait, semblait-il, la tradition avec le progrès ; on satisfaisait aux habitudes de commandement, au besoin d’unité ; on conjurait le péril des présidences, des dictatures, des oligarchies. Lorsqu’en 1830 Lafayette définissait le nouvel ordre de choses une monarchie entourée d’institutions républicaines, il concevait ce que l’analyse nous a révélé, l’identité de l’ordre politique et de l’ordre économique. La vraie république consistant dans la balance des forces et des services, on se plaisait à voir une jeune dynastie tenir cette balance et en garantir la justesse. Enfin l’exemple de l’Angleterre, bien que l’égalité y soit inconnue, celui des nouveaux états constitutionnels, confirment cette théorie.

Sans doute l’alliance du principe dynastique avec la liberté et l’égalité n’a pas produit en France le fruit qu’on en attendait ; mais ce fut la faute du fatalisme gouvernemental : l’erreur fut ici commune aux princes et à la nation. Bien plus, quoique les partis dynastiques se soient montrés depuis 1848 peu favorables à la Révolution, la force des choses les y ramène ; et comme la France, dans toutes ses fortunes, a toujours aimé à se donner un Premier, à marquer son unité par un symbole, il y aurait peut-être exagération à nier la possibilité d’une restauration dynastique. Que de républicains nous avons entendus dire : Celui-là sera mon prince, qui arborera la pourpre de l’égalité ! Et ce ne sont ni les moins purs ni les moins intelligents ; il est vrai qu’ils n’aspirent pas à la dictature.

Toutefois, il faut convenir que les symptômes n’indiquent pas une restauration prochaine. Et ce qui donne lieu de croire que le principe dynastique est au moins ajourné, si même il n’a fait son temps, c’est que les prétendants et leurs conseils n’ont pas cœur à la chose. Après vous, messieurs, semblent-ils dire aux démocrates. Or, après la démocratie, il ne restera guère à glaner aux dynastiques, ou la balance économique serait fausse : Non datur regnum aut imperium in œconomiâ.

D. — Et du système parlementaire qu’augurez-vous ?

R. — Malgré ses précédents équivoques, la bascule qui l’a déshonoré si longtemps tenant à des causes purement économiques, sa réapparition est inévitable. Le parlement est devenu une catégorie de la raison française. C’est le foyer de la pensée politique, d’ailleurs le terme prévu, promis, presque officiellement annoncé, de l’empire actuel.

D. — Est-ce le socialisme qui en 1848 a perdu la république ?

R. — Oui, comme la Justice perd les états qui la dédaignent, comme la Révolution a perdu depuis 89 tous ceux qui l’ont trahie. Le socialisme, malgré toutes les folies débitées en son nom, n’était autre chose que la balance des forces et des services, la seule mission que le Gouvernement provisoire eût à remplir : c’était la Révolution.

D. — Qui accusez-vous de cette méprise ?

R. — Personne : l’erreur de 1848 était inévitable, et ses conséquences aussi. Ceux-là seuls pourraient à l’avenir être accusés, qui dans l’obstination de leur insuffisance nieraient encore la portée sociale de la Révolution, et en feraient un titre d’exclusion pour ceux qui l’affirment.

D. — Croyez-vous le peuple français capable de liberté ?

R. — Pure équivoque. La France, par son esprit, est au-dessus de toute idolâtrie, politique et religieuse : c’est la plus libre des nations, la seule libre. Mais elle place la Justice encore au-dessus de la liberté ; et c’est cette recherche du droit, commencée dès avant Jules-César, qui a suspendu tant de fois dans ce pays la liberté politique. Le peuple français cherche la loi. Dites-lui la loi, vous verrez s’il est libre.

D. — Quel a été, jusqu’à présent, le plus grand acte de la Révolution ?

R. — Ce n’est ni le serment du jeu de paume, ni le 4 août, ni la Constitution de 91, ni le jury, ni le 21 janvier, ni le calendrier républicain, ni le système des poids et mesures, ni le grand livre. C’est le décret de la Convention du 10 novembre 1793, instituant le culte de la Raison. De ce décret est émané le sénatus-consulte du 17 février 1810, qui, en réunissant l’état du pape à l’empire, déchira pour toute l’Europe le pacte de Charlemagne.

D. — Quel sera le plus grand acte de la Révolution dans l’avenir ?

R. — La démonétisation de l’argent, dernière idole de l’Absolu.

D. — La République organisée selon les principes de l’économie et du droit, croyez-vous l’État à l’abri de toute agitation, corruption et catastrophe ?

R. — Assurément, puisque, grâce à la balance universelle, n’étant plus possible à âme qui vive de s’approprier, par violence ou par adresse, le travail d’aucun, le crédit et la force de tous, l’édifice politique ne peut plus s’écarter de la perpendiculaire : il est assis de niveau ; il a conquis ce qui lui manquait auparavant, la stabilité.

D. — L’humanité est avant tout passionnelle : que sera sa vie quand elle n’aura plus ni princes pour la mener à la guerre, ni prêtres pour l’assister dans sa piété, ni grands personnages pour entretenir son admiration, ni scélérats ni pauvres pour exciter sa sensibilité, ni prostituées pour assouvir sa luxure, ni baladins pour l’amuser de ses cacophonies et de ses platitudes ?

R. — Elle fera ce que dit la Genèse, elle s’occupera de parer et de garder la terre, devenue pour elle un séjour de délices ; ce que recommande le grand philosophe Martin dans Candide, elle cultivera son jardin. L’agriculture, autrefois part de l’esclave, devenue le premier des beaux arts, la vie de l’homme se passera dans l’innocence, affranchie de toutes les séductions de l’idéal.

D. — À quand la réalisation de cette utopie ?

R. — Aussitôt que l’idée circulera.

D. — Mais comment faire circuler l’idée, si la bourgeoisie est hostile ; si le peuple, abruti par la servitude, plein de préjugés et de mauvais instincts, ne s’en soucie pas ; si la chaire, l’académie, la presse, calomnient ; si les tribunaux sévissent ; si le pouvoir met la sourdine ? Pour que la nation devînt révolutionnaire, il faudrait qu’elle fût déjà révolutionnée. Ne devons-nous pas en conclure, avec les vieux démocrates, que la Révolution doit commencer par le gouvernement ?

R. — Tel est en effet le cercle où semble tourner le progrès, et qui sert de prétexte aux entrepreneurs de réformes politiques. « Faites d’abord la Révolution, disent-ils, après quoi tout s’éclaircira. » Comme si la Révolution était autre chose que l’élucidation même des idées !… Mais rassurons-nous : de même que le manque d’idées fait perdre les plus belles parties, la guerre aux idées ne sert qu’à faire pousser la Révolution. Ne voyez-vous pas déjà que le régime d’autorité, d’inégalité, de prédestination, de salut éternel et de raison d’État, est devenu pour les classes nanties, dont il torture la conscience et la raison, plus insupportable encore qu’à la plèbe dont il fait crier l’estomac ? D’où nous conclurons que le plus sûr est de nous en tenir au mot du fou royal : Que ferais-tu, sire, si quand tu dis oui, tout le monde disait non ?… Faire accoucher de ce Non la multitude, c’est tout le travail du bon citoyen et de l’homme d’esprit.

D. — Renoncez-vous à l’insurrection, le premier de vos droits, le plus saint de vos devoirs ?

R. — Déclamation à la Robespierre, menace d’impuissant. Pareille garantie n’eût jamais dû, de peur de démenti, figurer dans une constitution. Quand les idées sont levées, les pavés se lèvent d’eux-même, à moins que le gouvernement n’ait assez de bon sens pour ne les pas attendre. Autrement rien.

D. — Quid du tyrannicide ?

R. — Question insoluble par la logique, et sur laquelle toute philosophie doit déclarer son incompétence.

D. — Mais quoi ! si tant d’intérêts menacés, tant de conventions froissées, tant de haines allumées, avaient enfin le courage de vouloir résolument ce qu’ils veulent, l’extinction de la pensée révolutionnaire, ne se pourrait-il que le droit fût vaincu par la force ?

R. — Oui, si !.. Mais il en est de ce si conservateur comme du si insurrectionnel, comme de toute condition qui implique contradiction. Vous trouverez, quand vous voudrez, quatre fripons qui se concertent pour un coup de bourse ; je vous défie de former une assemblée qui décrète le vol.

Contre toutes les forces de la réaction, contre sa métaphysique, son machiavélisme, sa religion, ses tribunaux, ses soldats, il suffira toujours, non pas d’une jacquerie, non pas d’une sainte-vehme, non pas d’un Ravaillac ; il suffira de la protestation qu’elle porte avec elle. La même humanité a produit, en temps divers, la conscience religieuse et la conscience libre. N’est-ce pas l’émigration qui en 1814 ramena la liberté ? Tout de même ce sont les conservateurs d’aujourd’hui qui seront les révolutionnaires de demain. Donnez-leur l’idée, ils vous donneront la chose.





fin du tome premier.