De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Onzième Étude


ONZIÈME ÉTUDE


AMOUR ET MARIAGE — SUITE.


CHAPITRE PREMIER.

La Femme.


Monseigneur,


Vous allez être bien surpris : après vous avoir si longtemps combattu, j’éprouve le besoin de recourir à votre assistance et de me placer sous votre autorité. Il s’agit d’une question bien autrement scabreuse que toutes celles que nous avons épuisées, et qui peut nous attirer à l’un et à l’autre beaucoup de désagrément : je veux parler de la qualité, valeur et dignité de la femme.

Vous qui, tout en prêchant avec l’Apôtre l’infériorité de la femme vis-à-vis de l’homme, déclaré par vous chef de la communauté, jouissez du privilége de vous faire écouter de ce sexe susceptible, vous seul pouvez trouver des paroles qui aillent à son cœur. Nous autres, maris et pères, par cela même que nous sommes les maîtres, on nous tient pour suspects, on ne nous écoute pas.

Puis donc que mon incrédulité ne me permet pas d’invoquer pour moi-même les lumières de l’Esprit saint, priez-le pour vous, Monseigneur, et que la Sainte Vierge vous soit en aide ! Ave Maria.

I

L’homme et la femme sont-ils égaux entre eux ou équivalents ? ou bien sont-ils simplement complémentaires l’un de l’autre, de telle façon qu’il n’y ait entre les deux sexes ni égalité ni équivalence ?

Dans tous les cas, quelle est la fonction sociale de la femme ? Partant, quelle est sa dignité ? quel est son droit ? Quelle doit être sa considération dans la république ?

Je fais pour le moment abstraction du mariage, puisque c’est le mariage qui est en question ; à plus forte raison dois-je faire abstraction de la maternité. La femme peut n’être pas mère, et de fait elle ne l’est pas toujours. Avant de le devenir, elle a de longues années à vivre ; après l’avoir été, elle en aura d’autres encore : elle a donc, dans la société, antérieurement et supérieurement aux charges maternelles, un emploi. Quel est-il ? Pendant la maternité même, elle ne perd pas ses droits de membre de la société ; ajoutons que la liquidation des charges maternelles, charges qui naturellement, et pour la part la plus forte, lui incombent, cette liquidation, dis-je, devra se faire, non pas seulement en raison du travail et de la dépense, mais en raison de la dignité sociale, morale, de la femme. Tout se réunit donc pour nous faire un devoir de rechercher la nature et l’étendue de cette dignité, qui a pour terme de comparaison la dignité de l’homme.

J’ai longtemps hésité devant la question que je me décide à traiter aujourd’hui. Quelques brusqueries échappées de ma plume, bien moins contre la femme, qui donc songe à attaquer la femme ? que contre ses soi-disant émancipateurs, m’ont attiré tant d’affaires, que je m’étais promis de n’y plus revenir et de laisser aller les choses. J’eusse voulu abolir, entre nous et nos moitiés, ces mots fâcheux d’égalité et d’inégalité, source intarissable de divisions, de luttes intestines, de trahisons et de hontes. Dans l’intérêt de la dignité commune et de la paix domestique, j’aurais de bon cœur accepté un pacte de silence, conforme à la réserve antique et aux habitudes chevaleresques de nos pères.

Mes craintes, apparemment, étaient exagérées. D’autres avant moi, hardis dans l’absurde, ont soulevé ce débat qui menace la tranquillité de nos ménages. L’indiscrétion féminine a pris feu ; une demi-douzaine d’insurgées, aux doigts tachés d’encre, et qui s’obstinent à nous faire la femme autrement que nous ne la voulons, revendiquent avec injure leurs droits, et nous défient d’oser tirer la question au clair. Il ne me reste, après avoir établi sur faits et pièces l’infériorité physique, intellectuelle et morale de la femme ; après avoir montré, par des exemples éclatants, que ce qu’on appelle son émancipation est la même chose que sa prostitution, qu’à déterminer sur d’autres éléments la nature de ses prérogatives, et à prendre en main sa défense contre les divagations de quelques impures que le péché a rendues folles.

II

Infériorité physique de la femme.

Sur ce point la discussion ne sera pas longue : tout le monde passe condamnation. J’avais pourtant espéré que ces dames, poussant jusqu’au bout la logique de leur cause, prendraient le parti extrême de nous dénier l’avantage de la force : point du tout, elles déclarent s’en rapporter au dynamomètre, et ne protestent que contre l’abus dont, suivant elles, nous nous rendons coupables.

Je réprouve énergiquement toute espèce d’abus, surtout celui de la force. Mais avec l’abus il ne faut pas confondre l’us : or, c’est à quoi tendent invinciblement les théoriciennes de l’égalité sociale des sexes, au mépris de la nature et de la Justice.

Que dit d’abord la nature ?

C’est un fait d’expérience, commun à tous les mammifères, que jusqu’à la puberté la complexion du jeune homme et celle de la jeune fille ne diffèrent presque en rien, mais qu’à partir du moment où commence la masculinité, l’homme prend le dessus sous plusieurs rapports : carrure des épaules, épaisseur du cou, roideur des muscles, grosseur des biceps, force des reins, agilité de tout le corps, puissance de la voix. C’est un fait qu’on peut arrêter ce développement, et retenir, pour ainsi dire, à l’état neutre le jeune mâle en le mutilant ; que l’adulte lui-même, soumis à la castration, redescend insensiblement et perd ses qualités viriles, comme si, par la faculté génératrice dont il est doué, l’homme, avant d’engendrer son semblable, s’engendrait lui-même et se portait à ce degré de puissance auquel n’atteint jamais la femme.

C’est encore un fait d’expérience que l’abus des jouissances amoureuses et les pertes séminales font, comme la castration elle-même, déchoir l’homme de sa force et des qualités qu’elle engendre, l’agilité, l’ardeur, le courage ; et que l’âge où il commence à vieillir est celui où ses organes produisent moins de cette semence, dont la plus forte part est employée à la production de la force.

Enfin, c’est un fait d’expérience qu’entre les individus de sexe masculin les différences, quant à la force et à l’agilité physiques, ne sont pas, en général, proportionnelles à la taille, au volume et au poids, mais à l’énergie virile et à la manière plus ou moins parfaite dont cette énergie sert et entretient le système. De là ces tempéraments adoucis, aux formes moins anguleuses, aux corps moins membrus, que les paysans de Franche-Comté appellent femmelins, d’autant plus portés à l’amour que leur complexion paraît plus faible, ou, en autres termes, que la résorption de la semence se fait en eux moins complétement.

D’après ces observations, l’infériorité physique de la femme résulterait donc de sa non-masculinité.

L’être humain complet, adéquat à sa destinée, je parle du physique, c’est le mâle qui, par sa virilité, atteint le plus haut degré de tension musculaire et nerveuse que comportent sa nature et sa fin, et par là, le maximum d’action dans le travail et le combat.

La femme est un diminutif d’homme, à qui il manque un organe pour devenir autre chose qu’un éphèbe.

Pourquoi la nature n’a-t-elle donné qu’à l’homme cette vertu séminifère, tandis qu’elle a fait de la femme un être passif, un réceptacle pour les germes que seul l’homme produit, un lieu d’incubation, comme la terre pour le grain de blé : organe inerte par lui-même et sans but par rapport à la femme ; qui n’entre en exercice que sous l’action fécondante du père, mais pour un autre objet que la mère, au rebours de ce qui se passe chez l’homme, en qui la puissance génératrice a son utilité positive indépendamment de la génération elle-même ?

Une semblable organisation ne peut avoir sa raison que dans le couple et la famille ; elle présuppose la subordination du sujet, hors de laquelle il pourrait se dire l’affligé de la nature et le souffre-douleurs de la Providence.

Partout éclate la passivité de la femme, sacrifiée, pour ainsi dire, à la fonction maternelle : délicatesse du corps, tendresse des chairs, ampleur des mamelles, des hanches, du bassin, jusqu’à la conformation du cerveau. En elle-même, je parle toujours du physique, la femme n’a pas de raison d’être : c’est un instrument de reproduction qu’il a plu à la nature de choisir de préférence à tout autre moyen, mais qui serait de sa part une erreur, si la femme ne devait retrouver d’une autre manière sa personnalité et sa fin.

Or, quelle que soit cette fin, à quelque dignité que doive s’élever un jour la personne, la femme n’en reste pas moins, de ce premier chef de la constitution physique et jusqu’à plus ample informé, inférieure devant l’homme, une sorte de moyen terme entre lui et le reste du règne animal. À cet égard, la nature n’est pas équivoque. Suivant les embryogénistes, le sexe mâle n’est pas primitif dans l’échelle animale ; il est le produit final de l’élaboration embryonnaire pour une destination supérieure. (Développement de la série naturelle, par le docteur Favre ; 2 vol. in-12.)

III

Nous avons recueilli le témoignage de la nature ; que va conclure maintenant de ces premiers faits la Justice ?

Sans doute dans la société, comme dans la vie, la force physique n’est pas tout : il y a d’autres éléments, d’autres facultés, dont nous devrons tenir compte. Mais si la force n’est pas tout, elle compte pour quelque chose : or, pour si peu qu’on la compte dans l’établissement des droits de l’individu, dans la balance de son actif et de son passif, il est évident, sous ce premier rapport, que de quelque façon qu’on s’y prenne, et à moins que la femme ne se rachète par d’autres avantages, son infériorité sociale et sa subordination vis-à-vis de l’homme en sera la conséquence.

Quelle que soit l’inégalité de vigueur, de souplesse, d’agilité, de constance, que l’on observe, d’un côté entre les hommes, de l’autre entre les femmes, on peut, sans risque d’erreur, dire qu’en moyenne la force physique de l’homme est à celle de la femme comme 3 est à 2.

Le rapport numérique de 3 à 2 indique donc, à ce premier point de vue, le rapport de valeur entre les sexes.

Admettant que chacun, soit dans la famille, soit dans l’atelier, fonctionne et travaille selon la puissance dont il est doué, l’effet produit sera dans la même proportion, 3 à 2 ; conséquemment, la répartition des avantages, à moins, je le répète, qu’une influence d’une autre nature n’en modifie les termes, toujours dans cette proportion, 3 : 2.

Voilà ce que dit la Justice, qui n’est autre que la reconnaissance des rapports, et qui nous commande à tous, hommes et femmes, de faire à autrui comme nous voudrions qu’il nous fît lui-même, si nous étions à sa place.

Qu’on ne vienne donc plus nous parler du droit du plus fort : ce n’est là qu’une misérable équivoque, à l’usage des émancipées et de leurs collaborateurs.

Supposons dans un pays deux races d’hommes mêlées, dont l’une soit physiquement supérieure à l’autre, comme l’homme l’est à la femme.

Admettant que la Justice la plus sévère préside aux relations de cette société, ce que l’on exprime par les mots : égalité de droits, la race forte, à nombre égal et toute balance faite, obtiendra dans la production collective trois parts sur cinq : voilà pour l’économie publique.

Mais ce n’est pas tout : je dis que par la même raison la volonté de la race forte pèsera, dans le gouvernement, comme 3 contre 2, c’est-à-dire qu’à nombre égal elle commandera à l’autre, ainsi qu’il arrive dans les sociétés en commandite, où les décisions se prennent à la majorité des actions, non des suffrages : voilà pour la politique.

Eh bien ! c’est ce qui est arrivé pour la femme.

J’écarte comme non avenus, illégitimes, odieux, dignes de répression et de châtiment, tous les abus de pouvoir du sexe fort à l’égard du sexe faible ; j’approuve, j’appuie sur ce point, la protestation de ces dames. Je ne demande que justice, puisque c’est au nom de la Justice qu’on revendique pour la femme l’égalité. Il restera toujours, en accordant à celle-ci toutes les conditions d’éducation, de développement et d’initiative possibles, qu’en somme la prépondérance est acquise au sexe fort dans la proportion de 3 contre 2, ce qui veut dire que l’homme sera le maître et que la femme obéira. Dura lex, sed lex.

IV

Ce que je viens de dire est de pure théorie : dans la pratique, la condition de la femme encourt, par la maternité, une subordination encore plus grande.

En quelques secondes, l’homme devient père. L’acte de génération, modérément exercé et dans l’âge voulu, loin de lui nuire, lui est, comme l’amour, salutaire.

La maternité coûte autrement cher à la femme.

Sans parler de ses ordinaires, qui prennent 8 jours par mois, 96 jours par an, il faut compter, pour la grossesse, 9 mois ; les relevailles, 40 jours ; l’allaitement, 12 à 15 mois ; soins à l’enfant, à partir du sevrage, cinq ans : en tout sept ans, pour un seul accouchement. Supposant quatre naissances, à deux années d’intervalle, c’est douze ans qu’emporte à la femme la maternité.

Il ne faut point ici chicaner et marchander. Sans doute la femme enceinte, et la nourrice, et celle qui soigne les enfants plus grands, est capable de quelque service. J’estime, quant à moi, que pendant ces douze années le temps de la femme est absorbé par la gésine ; que ce qu’elle peut faire en plus, sans se détériorer, est boni, en sorte qu’elle et ses enfants tombent entièrement à la charge de l’homme.

Si donc pendant la plus belle partie de son existence, la femme est condamnée par sa nature à ne subsister que de la subvention de l’homme ; si celui-ci, père, frère, mari ou amant, reste en définitive seul producteur, pourvoyeur et suppéditeur, comment, je raisonne toujours selon le droit pur et en dehors de toute autre influence, comment, dis-je, subirait-il le contrôle et la direction de la femme ? Comment celle qui ne travaille pas, qui subsiste du travail d’autrui, gouvernerait-elle, dans ses couches et ses grossesses continuelles, le travail ? Réglez comme vous l’entendrez les rapports des sexes et l’éducation des enfants ; faites-en l’objet d’une communauté, à la façon de Platon, ou d’une assurance, comme le demande M. de Girardin ; maintenez, si vous aimez mieux, le couple monogamique et la famille : toujours vous arrivez à ce résultat, que la femme, par sa faiblesse organique et la position intéressante où elle ne manquera pas de tomber, pour peu que l’homme s’y prête, est fatalement et juridiquement exclue de toute direction politique, administrative, doctrinale, industrielle.

V

Infériorité intellectuelle de la femme.

Ce qui, plus que tout le reste, a fait imaginer l’utopie de l’égalité des sexes, est la doctrine platonico-chrétienne de la nature de l’âme, doctrine à laquelle la dernière main a été mise par Descartes.

L’âme, se dit-on, est une substance immatérielle, essentiellement différente du corps. Cette âme est tout l’homme ; le corps n’est que son enveloppe, son instrument. Considérées en elles-mêmes, les âmes sont égales ; le corps seul détermine entre les personnes les inégalités de puissance organique et intellectuelle qui s’y observent. Or, si la destinée de l’espèce est de s’affranchir, par la religion, la science, la Justice, l’industrie, des fatalités de la chair aussi bien que de la nature, il s’ensuit que l’égalité des âmes doit apparaître peu à peu entre les personnes, et toute différence de prérogatives entre les sexes s’effacer. Ce n’est qu’une question d’éducation, analogue à celle du prolétariat. Le peuple non plus n’est pas au niveau de la bourgeoisie ; mais par l’éducation il peut y arriver, et c’est son droit d’en obtenir les moyens. Le problème de la destinée de la femme est le même. Qu’il lui soit possible de se racheter, selon le vœu et la loi de la nature, elle ne demande rien de plus ; le lui refuser serait une tyrannie et un crime.

Ainsi on ne nie pas l’infériorité physique de la femme et les conséquences qui s’en suivent ;

On ne nie pas davantage son infériorité intellectuelle, au moins dans l’état présent des choses ;

On se borne à dire que l’infériorité de puissance organique doit être compensée par le progrès industriel, et l’infériorité intellectuelle neutralisée en tant qu’elle résulte des influences de l’organisme, de l’insuffisance de l’éducation et de la constitution sociale ; de sorte que les deux sexes demeurent en présence, ramenés à leur valeur purement animique, ou, pour mieux dire, angélique, semblables à de purs esprits, que la mort et le ciel ont dégagés de la sexualité et de la matière.

Telle est la thèse soutenue par Mmes  de Staël, George Sand, Daniel Stern et autres.

« Dans ses plus brillantes manifestations, le génie féminin n’a point atteint les hauts sommets de la pensée, il est pour ainsi dire resté à mi-côte. L’humanité ne doit aux femmes aucune découverte signalée, pas même une invention utile. Non-seulement dans les sciences et dans la philosophie elles ne paraissent qu’au second rang, mais encore dans les arts, pour lesquels elles sont si bien douées, elles n’ont produit aucune œuvre de maître. Je ne veux parler ici ni d’Homère, ni de Phidias ni de Dante, ni de Shakspeare, ni de Molière ; mais le Corrége, mais Donatello, mais Delille et Grétry, n’ont point été égalés par des femmes. » (Daniel Stern, Esquisses morales.)

« Faut-il donc, poursuit cette dame, nous incliner devant de telles observations et de tels exemples ? »


Et elle soutient, en premier lieu, que l’inégalité d’intelligence n’est appréciable que dans les exceptions, dans les hautes sphères de l’entendement, nullement dans la pratique de la vie, et comme on ne fait pas de lois pour les exceptions, mais pour la masse, qu’on n’en peut rien conclure contre le droit de la femme à l’égalité ; d’autre part, que, si l’on se transporte dans l’ordre moral, les choses apparaissent sous un tout autre jour ; que le courage, la Justice, la tolérance, le dévouement, n’ont pas de sexe ; que par la maternité et l’éducation des enfants la coopération de la femme dans la société et la famille est égale à celle de l’homme ; que le progrès est à l’égalité, et que l’éducation le réalisera.

Nous examinerons tout à l’heure la moralité de la femme : attachons-nous pour le moment à son intelligence.

VI

L’argumentation dont je viens de rapporter la substance a ceci de remarquable, qu’elle peut servir d’échantillon de la manière dont la femme, abandonnée à ses propres inspirations, a de tout temps raisonné et raisonnera éternellement. La clarté grammaticale n’y manque pas : faites-lui grâce de l’idée, la femme parle aussi bien, peut-être mieux, en tout cas plus volontiers que l’homme. Et c’est le privilége de notre langue que sa clarté s’impose à tous, même au sophiste qui parle contre sa conscience et sa raison, même à la femme savante qui parle sans raison ni conscience.

Que trouvons-nous, à l’analyse, dans cette thèse ?

Comme principes, trois peut-être ;

Comme raisonnement, trois inconséquences ;

Comme conclusion, l’abaissement systématique de l’homme, c’est-à-dire, néant.

Si, dit-on, par le progrès industriel, la dépense de force imposée au travailleur devenait insignifiante ?… — C’est justement la considération que faisait valoir Cabet aux citoyens d’Icarie comme le principe de l’égalité future ; mais c’est aussi ce dont l’économie politique démontre la fausseté matérielle, d’abord par le calcul, puis par l’expérience. Plus l’industrie se perfectionne, plus, sans doute, l’action de l’homme acquiert de puissance, mais plus en même temps il est appelé à travailler et à dépenser de force, de manière que le bénéfice du développement industriel ne se trouve pas dans le repos obtenu, mais dans la somme des produits. Aussi jamais, à aucune époque, on ne travailla autant que de nos jours ; comme nous sommes plus travailleurs que nos pères, nos enfants seront plus travailleurs que nous, et pour eux comme pour nous-mêmes le chômage ira toujours en diminuant. Telle est, quant au progrès de l’industrie et des machines, la vérité. Sans doute elle n’a rien de décourageant pour l’homme ; mais comme l’augmentation du travail suppose un accroissement proportionnel de population, que peut-elle promettre à la femme ? Multiplicabo conceptus tuos.

Si, par le développement de l’instruction, l’inégalité des capacités s’effaçait ?… — Malheureusement l’instruction, en théorie et application, doit être, pour tout individu, encyclopédique ; elle embrasse une suite d’études et de manœuvres dont la femme, par la faiblesse de son cerveau autant que par celle de ses muscles, est incapable. De ce côté encore, rien à espérer pour elle.

Si, par la division du travail et l’équilibre des fonctions, la médiocrité devenait la condition générale, et la supériorité de génie l’exception ?… — Ici encore la science vient démentir l’hypothèse. La division du travail et l’équilibre des fonctions sont les deux premières lois de l’organisation industrielle ; de ces deux lois il en naît une troisième, qui déboute irrévocablement la femme de ses prétentions, c’est la loi d’ascension aux grades, par laquelle tout individu mâle a pour devoir et pour fin de devenir, à son tour, une supériorité.

Voilà pour les principes : voyons le raisonnement.

On dit : Ce n’est pas le corps qui fait l’homme, c’est l’âme ; or les âmes sont égales : donc…

Mais la distinction ontologique de l’âme et du corps est le principe même sur lequel nous avons vu que s’étaient successivement établis, d’abord l’esclavage, puis le servage, aujourd’hui le salariat. Comment peut-on l’invoquer en faveur de la femme ?… Admettons-la, cependant, cette distinction ; accordons que le corps n’est rien pour l’homme, et que les âmes sont égales. En dernière analyse, l’âme ne peut être jugée que sur ses actes ; cela est élémentaire en droit. Si donc les actes de l’âme masculine, obtenus par l’intermédiaire du cerveau et des muscles, valent plus que les actes de l’âme féminine, l’égalité entre elles se réduit à une fiction de l’autre monde ; sur cette terre, elle est impossible.

On dit : Le progrès pour l’humanité consiste à triompher sans cesse de la matière par l’esprit : donc…

Eh bien ! qui triomphe le mieux de la matière, de l’homme ou de la femme ?

On dit enfin : Le progrès est à l’égalité : donc…

Oui, le progrès est à l’égalité entre sujets de même ordre et de constitution équivalente, que l’ignorance et la fatalité ont faits inégaux : ce qui veut dire que le progrès est à l’égalité de l’homme à l’homme, de la femme à la femme. Mais il n’est pas vrai que le progrès soit à l’égalité de l’homme à la femme, puisqu’il faudrait pour cela que le premier cessât de progresser dans l’intégralité de son être, pendant que la seconde progresserait dans l’intégralité du sien, ce qui est inadmissible.

Que reste-t-il maintenant, comme conclusion, de tous ces beaux raisonnements sur l’âme des femmes ?

C’est que, pour les mettre au pair avec nous, il faudrait rendre en nous la force et l’intelligence inutiles, arrêter le progrès de la science, de l’industrie, du travail, empêcher l’humanité de développer virilement sa puissance, la mutiler dans son corps et dans son âme, mentir à la destinée, refouler la nature, le tout pour la plus grande gloire de cette pauvre petite âme de femme, qui ne peut ni rivaliser avec son compagnon ni le suivre.

Des idées décousues, des raisonnements à contre-sens, des chimères prises pour des réalités, de vaines analogies érigées en principes, une direction d’esprit fatalement inclinée vers l’anéantissement : voilà l’intelligence de la femme, telle que la révèle la théorie imaginée par elle-même contre la suprématie de l’homme.

VII

Il serait peu courtois à un philosophe de s’en rapporter au jugement de la femme sur elle-même : elle ne se connaît pas, elle est incapable de se connaître. C’est à nous, qui la voyons et qui l’aimons, d’en faire l’autopsie.

Écartant d’abord, comme ultra-phénoménale, la question de savoir si l’âme et le corps, la matière et l’esprit, sont des substances distinctes ; si l’homme mérite considération seulement en tant qu’âme et abstraction faite de sa guenille, comme dit le bon Chrysale, ou s’il faut faire état aussi de cette guenille, un fait est au moins certain : c’est qu’en raison de l’influence réciproque, constante, intime, du corps sur l’âme et de l’âme sur le corps, la force physique n’est pas moins nécessaire au travail de la pensée qu’à celui des muscles, de sorte que, sauf le cas de maladie, la pensée, en tout être vivant, est proportionnelle à la force.

D’où cette première conséquence : la même cause qui fait qu’aucune femme, parmi les plus doctes, ne peut atteindre à la hauteur d’un Leibnitz, d’un Voltaire, d’un Cuvier, fait également que, dans la masse, la femme ne peut soutenir la tension cérébrale de l’homme.

Mais voici bien autre chose.

Si la faiblesse organique de la femme, à laquelle se proportionne naturellement le travail du cerveau, n’avait d’autre résultat que d’abréger dans sa durée l’action de l’entendement, la qualité du produit intellectuel n’étant pas altérée, la femme pourrait parfaitement, sous ce rapport, se comparer à l’homme ; elle ne rendrait pas autant, elle ferait aussi bien : la différence, purement quantitative, n’entraînant qu’une différence de salaire, ne suffirait peut-être pas pour motiver une différence dans la condition sociale.

Or, c’est précisément ce qui n’a pas lieu : l’infirmité intellectuelle de la femme porte sur la qualité du produit autant que sur l’intensité et la durée de l’action ; et comme, dans cette faible nature, la défectuosité de l’idée résulte du peu d’énergie de la pensée, on peut dire que la femme a l’esprit essentiellement faux, d’une fausseté irrémédiable.

« Il ne faut pas croire, dit quelque part Daniel Stern, que la différence des sexes soit purement du domaine de la physiologie : l’intelligence et le cœur ont aussi un sexe. »

Mme  Stern a pris cette idée de quelque auteur : en cela, elle a fait preuve de promptitude d’esprit, mais de peu de jugement. Des intelligences mâles et femelles, c’est si joli ! Mais voyons les conséquences.

Comme l’a dit Kant, la qualité dans les choses est un aspect particulier de la quantité ; elle résulte de la comparaison de deux quantités inégales. C’est ainsi que la même couleur, plus ou moins foncée, se dénature et tend à devenir une autre couleur : en réalité il n’y a pas de démarcations tranchées dans le spectre, il n’y a que des dégradations.

Il en est ainsi pour tous les sens et facultés de l’homme.

Regardez la lune à l’œil nu ou dans un télescope, l’aspect de la planète n’est pas le même. Celui dont la vue serait assez forte pour résoudre les dernières nébuleuses, non-seulement verrait des choses que nous ne voyons pas, le spectacle du ciel lui paraîtrait encore tout différent.

La pensée se comporte absolument de même. Il y a des intelligences d’une portée, si j’ose ainsi dire, télescopique, qui découvrent dans les choses des rapports restés jusque-là inaccessibles ; des intelligences concentriques, qui, dans une masse de faits jetés en apparence au hasard, aperçoivent une liaison, un ordre, une unité, qu’auparavant on n’y voyait pas. C’est par opposition à ces deux sortes d’intelligences qu’on dit vulgairement : esprit à courte vue, esprit brouillon, pour désigner l’infirmité de ceux à qui la présence des faits et des choses ne montre rien.

VIII

En quoi donc consiste la différence qualitative de l’esprit entre l’homme et la femme ?

La femme n’a pas d’âme intelligente, dit un concile.

D’autres vont jusqu’à refuser toute espèce d’âme à la femme.

Hegel et Goëthe remarquent qu’il y a des esprits végétatifs et des esprits animaux, et ils ajoutent que la femme appartient à la première catégorie. Qu’est-ce que cela veut dire ?

Si la femme, comme être pensant, a été maltraitée par les théologiens et les philosophes, elle l’a été encore plus par les écrivains de son sexe.

La femme est imbécile par nature, dit durement George Sand ; et sur ce principe elle établit la figure d’Indiana.

« Ce qui manque essentiellement à la femme est la méthode : de là le hasard introduit dans leurs raisonnements, et trop souvent dans leurs vertus.

« Ce qui égare la femme est l’esprit de chimère : elles le portent dans tout, en religion, en amour, en politique.

« Les femmes ne méditent guère : penser pour elles est un accident heureux plutôt qu’un état permanent. Elles se contentent d’entrevoir les idées sous leur forme la plus flottante et la plus indécise. Rien ne s’accuse, rien ne se fixe dans la brume dorée de leur fantaisie. » (Daniel Stern, Esquisses morales.)


C’est bien exprimé, et je pourrais observer en passant que Daniel Stern parle d’expérience. Son tort, dans ces lignes sentencieuses, est de parler de son sexe comme si elle s’en séparait, puis de ne pas voir qu’un pareil jugement est la condamnation de son système.

Mme  Necker de Saussure est encore plus amère :

« La force créatrice leur manque ; malgré de brillants succès, on ne peut leur attribuer aucune de ces grandes œuvres qui font la gloire d’un siècle et d’une nation.

« Les femmes arrivent de plein saut, ou n’arrivent pas. Si admirable chez elles que soit la patience quand il s’agit de soulager les maux d’autrui, elle est nulle dans le domaine intellectuel.

« L’homme seul contemple toutes choses dans l’univers : la femme ne saisit que les détails. Les hommes l’emporteront toujours sur nous : leur nature est supérieure à la nôtre……


Et ce mot lâché, elle le regrette :

« Supérieure en quoi ?… Plus livrés aux passions sensuelles, ils ne sont ni plus religieux, ni plus dévoués, ni plus vertueux, ni peut-être plus spirituels que nous. Et cependant nous les sentons faits pour être nos maîtres : leur moi est plus fort que le nôtre. »

Parlant de l’idiotie propre à la femme, elle ajoute :

« Il est singulier qu’avec des intérêts assez semblables sur toute la terre, elles offrent des teintes de localité plus tranchées que les hommes… Il faut sonder les profondeurs du cœur féminin pour trouver en quoi la Française, l’Anglaise, l’Allemande, se ressemblent. » (Éducation progressive.)


En deux mots, la femme, plus que l’homme, est de son pays. Daniel Stern reproduit la même observation ; j’ignore qui est le premier qui l’a faite :

« L’homme représente plus particulièrement l’idée de patrie : le sentiment de la femme s’élève rarement au-dessus de l’amour du sol. Elle chérit les lieux qui l’ont vue naître, les horizons qui ont souri à sa jeunesse : l’esprit de l’homme s’attache plus encore aux horizons intellectuels où s’est développée sa pensée ; il aime, il sent vivre en lui cet ensemble d’invincibles éléments qui composent la race, la nation, la patrie idéale. »

Mme  Guizot, citée par Mme  Necker de Saussure, dit, de son côté :

« Il est bien difficile que le succès d’une compote n’intéresse pas plus une jeune fille que toutes ses leçons. »


Après ces citations, on se demande si ces dames sont de leur parti ou du nôtre, car il est évident que leur sexe leur est insupportable. Mme  Necker de Saussure, qui a tant écrit sur l’éducation des femmes, ne les aime point : elle est pour elles pleine d’atrabile, de menace, d’ironie ; elle les raille de leur beauté, de leur penchant à l’amour, de tout ce qui les fait femmes. Mme  de Staël est sans pitié pour les Anglaises, si fières de leur intérieur, si dédaigneuses des triomphes du bel esprit ; sa Corinne n’est qu’une satire de la ménagère, la seule femme cependant qui soit vraiment digne de l’attention de l’homme. Mme  Sand paraît n’aimer ni le sexe fort, ni le sexe faible : le premier, parce que, quoi qu’elle fasse, elle n’y arrive pas ; le second, parce qu’elle en est sortie. Le héros, presque invariable, de ses romans, est une espèce de Moloch à qui, sous les noms de Lélia, Quintilia, Sylvia, elle sacrifie mâles et femelles, lois divines et humaines, raison, nature et sens commun. Mme  Stern, après avoir dit son fait à la femme noble et bourgeoise, finit par une invective superbe : « Pleurez, lâches, pleurez, dit-elle à ces pauvres créatures ; c’est bien fait, vous n’avez que ce que vous méritez. »

Que je plaindrais les femmes, si elles n’avaient pour les soutenir que les paroles de leurs avocats en jupons !… Les observations qu’on vient de lire sont vieilles comme le genre humain : le sexe mâle le premier les a faites ; tous les humoristes et originaux qui se sont mis en tête de médire des femmes et de les agacer par une feinte aversion les ont rebattues ; répétées aujourd’hui, en style de Sénèque, par les plus illustres de la gent féminine, elles ne sauraient nous apprendre rien, tant qu’elles ne seront pas généralisées, ramenées à leur cause et à leur fin.

Reprenons donc la question au point où nous l’avons laissée en constatant l’infériorité physique de la femme, et suivons la chaîne de l’expérience.

IX

Qui produit, chez la femme, cette infériorité de vigueur musculaire ? Cela même, avons-nous dit, qui fait qu’elle est femme, l’absence de virilité. La femme n’est pas seulement autre que l’homme, comme disait Paracelse ; elle est autre parce qu’elle est moindre, parce que son sexe constitue pour elle une faculté de moins. Là où la virilité manque le sujet est incomplet, là où elle est ôtée le sujet déchoit : l’art. 316 du Code pénal en est la preuve.

Qui croira maintenant que cette corrélation physiologique ne s’étende pas à l’entendement ? De par la logique cela doit être, et de par l’expérience cela est.

La femme a cinq sens, comme l’homme ; elle est organisée comme l’homme ; elle voit, elle sent, elle se nourrit, elle marche, elle agit, comme l’homme : il ne lui manque, au point de vue de la force physique, pour égaler l’homme, qu’une chose, qui est de produire des germes.

De même, au point de vue de l’intelligence, la femme a des perceptions, de la mémoire, de l’imagination ; elle est capable d’attention, de réflexion, de jugement : que lui manque-t-il ? De produire des germes, c’est-à-dire des idées ; ce que les Latins appelaient genius, le génie, comme qui dirait la faculté génératrice de l’esprit.

Qu’est-ce que le génie ?

De sots rhéteurs ont voulu en faire le privilége de quelques élus, espèce de demi-dieux offerts par la vanité poétique à l’adoration du vulgaire. Aussi se sont-ils égarés dans leurs définitions ; le génie est resté comme un superlatif de l’entendement, et ne deviendra une réalité que lorsqu’il aura été reconnu à tous les mâles, à qui il appartient sans exception, comme la virilité de l’intelligence.

C’est la faculté de saisir les rapports ou la raison des choses, de former des séries, d’en dégager la formule ou la loi, de concevoir sous cette formule une entité, sujet, cause, matière, substance, etc. ; en un mot, c’est la puissance de créer, en présence des phénomènes, des universaux et des catégories, ou plus simplement des idées.

En principe, cette faculté ne paraît différer de l’intuition sensible que par le degré de puissance visuelle de l’entendement. Ainsi il faut plus d’intensité intellectuelle pour acquérir l’idée de genre que pour recevoir l’image de l’individu : il en est ainsi de toutes les idées, de toutes les découvertes, dans la philosophie, l’industrie et la science. En résultat, cette différence de degré dans la télescopie de l’esprit constitue une faculté distincte, dont la présence ou l’absence, la force ou la faiblesse, donnent au sujet, sous le rapport de l’intelligence, un caractère spécial.

Par exemple, il est de la nature de tout esprit faible, à qui les rapports des choses sont de difficile accès, de tourner à l’idéalisme et au mysticisme : c’est ainsi qu’au début de la civilisation l’esprit humain, sans expérience acquise et sans méthode, aussi incapable d’observer avec exactitude que de formuler des lois, idéalise ses aperçus, crée des fables, et laisse prendre à sa religion, à sa poésie, le pas sur la science.

Tel est encore l’esprit des enfants, des adolescents, de tous ceux que la faiblesse naturelle ou la maladie rapproche, sous ce rapport, de la nature féminine, et que la sévérité de l’observation, la rigueur de la science, rebute.

Il n’est personne à qui il ne soit arrivé, à la suite d’une fatigue prolongée du cerveau, de ne pouvoir plus suivre le fil d’un discours ou saisir l’ensemble d’un raisonnement. L’esprit alors, frappé d’impuissance, semble avoir perdu sa faculté génératrice ; on lit sans comprendre, on écoute sans percevoir le sens des paroles. Il n’est même pas rare de rencontrer des intelligences vigoureuses sur certaines parties de la spéculation, qui semblent perdre leur puissance sur d’autres. Tel mathématicien est incapable de philosopher ; tel jurisconsulte a une peine excessive à suivre les opérations d’une banque ou les parties d’une comptabilité. Dans toutes ces circonstances, on peut dire que le génie est sans action et l’esprit revenu à l’état neutre.

Ce qui distingue la femme est donc que chez elle la faiblesse, ou, pour mieux dire, l’inertie de l’intellect, en ce qui concerne l’aperception des rapports, est constante. Capable, jusqu’à certain point, d’appréhender une vérité trouvée, elle n’est douée d’aucune initiative ; elle ne s’avise pas des choses ; son intelligence ne se fait point signe à elle-même, et sans l’homme, qui lui sert de révélateur et de verbe, elle ne sortirait pas de l’état bestial.

Le génie est donc la virilité de l’esprit, sa puissance d’abstraction, de généralisation, d’invention, de conception, dont l’enfant, l’eunuque et la femme sont également dépourvus. Et telle est la solidarité des deux organes, que, comme l’athlète se sevrait de femme pour conserver sa vigueur, le penseur s’en sèvre aussi pour conserver son génie : comme si la résorption de la semence n’était pas moins nécessaire au cerveau de l’un qu’aux muscles de l’autre.

X

J’ai eu la curiosité de vérifier cette théorie par l’analyse des ouvrages de quelques femmes célèbres, et voici ce que j’ai invariablement trouvé :

La femme ne forme par elle-même ni universaux ni catégories : capable jusqu’à certain point de recevoir l’idée et d’en suivre la déduction, elle l’attend d’ailleurs ; elle ne généralise point, ne synthétise pas. Son esprit est anti-métaphysique. Comme dit Daniel Stern, si une idée lui vient, c’est un accident heureux, une rencontre, un raccroc, dont elle-même ne peut pas donner la démonstration, la raison. Il en résulte que la femme est incapable de produire une composition régulière, ne fût-ce qu’un simple roman. De son fonds elle ne saisit que des analogies ; elle fait de la marqueterie, des impromptus ; elle compose des macédoines et des monstres. Dans la conversation, elle ne saisit pas d’ensemble le discours de son interlocuteur ; c’est au dernier mot qu’elle demande la réplique. Par la même raison elle n’a pas de puissance critique : elle fera l’épigramme, le trait d’esprit, la satire, elle réussit dans la mimique ; elle ne sait ni motiver, ni formuler un jugement. Sa raison est louche comme les yeux de Vénus. La femme a contribué largement pour sa part au vocabulaire des langues, je le crois ; mais ce n’est pas elle qui a créé les mots qui servent aux idées abstraites, substance, cause, temps, espace, quantité, rapport, etc. ; ce n’est pas elle par conséquent qui a créé les formes grammaticales et les particules, pas plus qu’elle n’a inventé l’arithmétique et l’algèbre.

Ceci nous explique un phénomène qui a longtemps étonné la raison des peuples et prosterné l’homme devant les superstitions de sa compagne, je veux parler de l’aptitude divinatoire de la femme. La femme, par son irrationalité même, a quelque chose de fatidique. Partout on la trouve prophétesse, devineresse, druidesse, sibylle, pythonisse, engastrimythe, sorcière, tireuse de cartes, somnambule, instrument ou agent de nécromancie, chiromancie, etc., une vraie table tournante. Inesse quin etiam feminis sanctum aliquid et providum putant, dit Tacite parlant des Germains ; ils pensent que les femmes ont en elles quelque chose de divin et de providentiel. On a cité ce passage en preuve des hautes prérogatives de la femme ; c’est juste le contraire qui en résulte. Plus il y a de puissance spéculative chez l’homme, moins il y a de capacité de deviner. Qu’il arrive à une femme, comme à un chapeau, à une clef, à une baguette de coudrier, de découvrir une chose cachée ou perdue, de traduire avec plus ou moins de bonheur ce que pense celui qui l’interroge, il y a plutôt de quoi la plaindre que la féliciter. C’est le miroir qui réfléchit le soleil, le prisme qui en décompose les rayons : demandez à ce miroir une théorie de la lumière, et vous verrez ce qu’il vous dira.

La femme, malgré quelques prétentions assez hautement manifestées, ne philosophe pas. L’antiquité a eu son Hypatie, le dix-huitième siècle ses esprits forts femelles, et nous en connaissons qui, au lieu de repasser leurs collerettes, écrivent des commentaires sur Spinoza. Tout cela peut faire illusion à la multitude, qui, sous le rapport de l’intelligence, se rapproche plus de la femme que de l’homme. Mais on peut toujours, dans le livre d’une femme, après avoir retranché ce qui vient d’emprunt, imitation, lieu commun et grapillage, reconnaître ce qui lui est propre : or, à moins que la nature ne vienne à changer ses lois, je puis dire que ce résidu se réduit constamment, comme impression de lecture ou de conversation, à quelques gentillesses ; comme philosophie, à rien.

J’ai une petite fille qui, à trois ans, cherchant des mots pour les choses qu’elle voit, appelle un tire-bouchon clef de la bouteille ; un abat-jour, chapeau de la lampe ; l’éléphant du Jardin des Plantes, pied-de-nez ; un glaçon, pierre de glace ; les dents de son peigne, doigts du peigne, etc. Cette enfant a toute la philosophie qu’elle aura jamais et qu’une femme, par sa propre force, peut acquérir : des à peu près, des analogies, de fausses ressemblances, des drôleries, des variantes tout au plus ; mais rien de défini, ni analyse ni synthèse, pas une idée adéquate, pas ombre d’une conception. À la commandite des idées la femme n’apporte rien du sien, pas plus qu’à la génération : être passif, énervant, dont la conversation vous épuise comme les embrassements. Celui qui veut conserver entière la force de son corps et de son esprit la fuira : elle est meurtrière. Inveni amariorem morte mulierem.

Au reste la nature, qui ne fait rien en vain, a rendu « cette vigueur et cette continuité de méditation qui seule fait les hommes de génie (D. Stern) » incompatible avec les fonctions et les devoirs de la maternité. La femme manque de jugement pendant une partie de son existence ; l’amour lui ôte la raison ; pendant les règles et la grossesse elle perd l’empire de sa volonté. Chez la nourrice, la surexcitation du cerveau altère la qualité du lait et bientôt le fait perdre : cela se voit à Paris, où les femmes, par la multitude des relations sociales, des affaires et des soucis, ne peuvent soutenir longtemps, malgré la meilleure volonté et les plus heureuses dispositions, les fatigues de l’allaitement. On peut l’affirmer sans crainte de calomnie, la femme qui s’ingère de philosopher et d’écrire tue sa progéniture par le travail de son cerveau et le souffle de ses baisers, qui sentent l’homme. Le plus sûr pour elle et le plus honorable est de renoncer à la famille et à la maternité ; la destinée l’a marquée au front : faite seulement pour l’amour, le titre de concubine lui suffit, si elle ne veut courtisane.

XI

Non-seulement donc l’infériorité intellectuelle de la femme est avérée, avouée ; cette infériorité est organique et fatale.

L’humanité ne doit aux femmes aucune idée morale, politique, philosophique ; elle a marché dans la science sans leur coopération ; elle n’en a tiré que des oracles, la bonne aventure, ô gué !… L’homme a traîné sa compagne, marchant le premier comme Orphée lorsqu’il ramène des enfers son Eurydice, elle suivant, pone sequens. Il observe, réfléchit, décide ; elle attend son sort des résolutions de celui sur qui sont attachés ses regards, et ad eum conversio tua.

L’humanité ne doit aux femmes aucune découverte industrielle, pas la moindre mécanique. J’ai demandé au ministère du commerce quelle était la part des femmes dans les inventions officiellement déclarées, et voici ce qui m’a été répondu : Depuis le 1er juillet 1791, époque où la loi sur les brevets d’invention fut mise en vigueur, jusqu’au 1er octobre 1856, il a été décerné par le gouvernement 54,108 brevets tant d’invention que de perfectionnement. Sur ce nombre, cinq ou six ont été pris par des femmes pour articles de modes et nouveautés !… L’homme invente, perfectionne, travaille, produit, nourrit la femme : elle attend de lui, avec sa profession de foi, sa petite tâche, mollia pensa ; elle n’a pas même inventé son fuseau et sa quenouille.

Pas plus d’idées dans la tête de la femme que de germes dans son sang ; parler de son génie, c’est imiter Élagabal jurant per testiculos Veneris. La femme auteur n’existe pas ; c’est une contradiction. Le rôle de la femme dans les lettres est le même que dans la manufacture : elle sert là où le génie n’est plus de service, comme une broche, comme une bobine.

Concluons maintenant.

Puisque, d’après tout ce qui précède, l’intelligence est en raison de la force, nous retrouvons ici le rapport précédemment établi, savoir, que la puissance intellectuelle étant chez l’homme comme 3, elle sera chez la femme comme 2.

Et puisque dans l’action économique, politique et sociale, la force du corps et celle de l’esprit concourent ensemble et se multiplient l’une par l’autre, la valeur physique et intellectuelle de l’homme sera à la valeur physique et intellectuelle de la femme comme 3 X 3 est à 2 X 2, soit 9 à 4.

Sans doute la femme contribuant dans la mesure qui lui est propre à l’ordre social et à la production de la richesse, il est juste que sa voix soit entendue ; seulement, tandis que dans l’assemblée générale le suffrage de l’homme comptera pour 9, celui de la femme comptera pour 4 : voilà ce que disent d’un commun accord l’arithmétique et la Justice.

XII

Infériorité morale de la femme.

« En nous transportant dans l’ordre moral, assure Daniel Stern, nous verrons les choses sous un autre jour… Ici l’égalité de la femme n’est plus contestable… Ni la force, ni la justice, ni la tempérance, ni le dévouement, n’ont de sexe. Il faut à la mère qui allaite son fils et qui veille à son chevet autant de courage et de vigilance qu’au soldat qui veille à la sûreté d’une ville. »

Mme  Gauthier-Coignet répète la même chose :

« Non, il n’y a pas de famille ; non, il n’y a pas de peuple ; non, il n’y a pas de races ; non, il n’y a pas de sexes devant Dieu. »

À propos de Mme  Gauthier-Coignet, je remarque qu’il s’est opéré depuis quelques années chez nos Philamintes un progrès dont il est juste de leur tenir compte. Autrefois elles portaient simplement les noms de leurs maris : Mme  du Châtelet, Mme  d’Épinay, Mme  de Staël, Mme  Guizot. Puis elles ont commencé à joindre leurs noms à ceux de leurs consorts : Mme  Necker de Saussure. Ensuite elles ont supprimé la raison conjugale et pris un pseudonyme ; Mme  Sand, Mme  Stern. En voici une qui ne va pas jusqu’au divorce ; elle se contente de mettre son mari derrière sa crinoline : Mme  Gauthier-Coignet. Tout cela sous prétexte que devant Dieu il n’y a pas de sexes.

Devant Dieu, c’est possible. Nous ignorons, malgré les confidences de Mahomet, comment l’homme et la femme se comportent ensemble dans le paradis, et jusqu’à quel point, en présence du Saint des saints, la sexualité s’évanouit. Ce qui est sûr est qu’ici-bas, l’homme et la femme placés l’un devant l’autre, les sexes se retrouvent ; et comme la Justice a pour objet les choses d’ici-bas, force nous est de faire, selon les règles du droit, le compte des parties.

Devant Dieu, ou, pour parler plus humainement, dans l’ordre moral, l’égalité des sexes, prétendez-vous, n’est plus contestable.

Remarquons d’abord une chose.

La vertu n’entre pas dans le commerce : elle ne peut en conséquence faire l’objet d’une règle de Justice distributive, elle n’est pas matière de droit. Et comme il ne servirait à rien à un individu, pour avoir accès dans une assemblée d’actionnaires, de dire : Je suis honnête homme, s’il n’était au préalable porteur du nombre voulu d’actions, de même il ne sert à rien à la femme, pour entrer dans l’assemblée politique ou balancer dans la famille l’autorité du mari, d’alléguer sa vertu : il faut qu’elle prouve encore sa capacité physique et intellectuelle. Sans cette condition, la requête de l’honnête femme ne peut être accueillie ; si elle insistait, elle cesserait, ipso facto, d’être vertueuse.

Ainsi, quand les chevaliers de l’émancipation féminine invoquent à l’appui de leur cause les vertus et les prérogatives de la femme, son amour, son dévouement, sa beauté, ils se mettent à côté de la question, ils font un paralogisme. Tombe aux pieds de ce sexe à qui tu dois ta mère, me crie Legouvé. Voilà trente ans qu’on tourne et retourne ce sensible hexamètre. Je réponds tranquillement, sans manquer au respect de ma mère : Tant que j’ai été enfant, j’ai obéi et dû obéir ; parvenu à l’âge de majorité, mon père vieux et cassé, je me suis trouvé, par mon travail et mon intelligence, le chef de la famille, et pour ma mère elle-même un mari et un père ; j’ai pris et j’ai dû prendre le commandement.

XIII

Mais est-il vrai que dans l’ordre moral, au point de vue de la Justice, de la liberté, du courage, de la pudeur, la femme soit l’égale de l’homme ? Déjà nous avons vu, chez tous deux, l’intelligence se proportionner à la force ; comment la vertu ne se proportionnerait-elle pas à son tour à l’une et à l’autre ?

N’oublions pas que nous comparons les sexes dans leurs natures respectives, abstraction faite de leur influence réciproque, et indépendamment de toute communication familiale, conjugale et sociale. L’hypothèse de l’égalité des sexes et de leur indépendance mutuelle, à part ce qui regarde la génération, le veut ainsi. Nous savons combien le physique de la femme est modifié par la maternité et le travail, combien son esprit l’est ensuite par l’initiative de l’autre sexe ; nous sommes en droit de supposer qu’il en sera de même pour la conscience. Puis donc que nous avons à déterminer le droit de la femme dans ses relations avec l’homme et avec la société, nous devons auparavant reconnaître sa valeur propre et comparative, distinguer en elle ce qui vient de la nature d’avec ce que lui confère le mariage.

La question revient ainsi à demander si la femme possède d’elle-même sa vertu, toute sa vertu, ou si par hasard elle ne tirerait pas, en tout ou en partie, sa valeur morale de l’homme, comme nous savons qu’elle en tire sa valeur intellectuelle.

Et c’est à quoi j’ose répondre : Non, la femme, considérée sous le rapport de la Justice, et dans l’hypothèse de ce qu’on appelle son émancipation, ne serait pas l’égale de l’homme. Sa conscience est plus débile, de toute la différence qui sépare son esprit du nôtre ; sa moralité est d’une autre nature ; ce qu’elle conçoit comme bien et mal n’est pas identiquement le même que ce que l’homme conçoit lui-même comme bien et mal, en sorte que, relativement à nous, la femme peut être qualifiée un être immoral.

La raison des choses l’indique à priori, et l’observation le confirme.

Qui produit, chez l’homme, cette énergie de volonté, cette confiance en lui-même, cette franchise, cette audace, toutes ces qualités puissantes que l’on est convenu de désigner par un seul mot, le moral ? Qui lui inspire, avec le sentiment de sa dignité, le dégoût du mensonge, la haine de l’injustice, et l’horreur de toute domination ? Rien autre que la conscience de sa force et de sa raison. C’est par la conscience qu’il a de sa propre valeur que l’homme arrive au respect de lui-même et des autres, et qu’il conçoit cette notion du droit, souveraine et prépondérante eu toute âme virile. Toutes les langues consacrent cette analogie : la force est le point de départ de la vertu.

Les choses ne se passent pas de même chez la femme. Son moi, dit très-bien Mme  Necker de Saussure, se sent plus faible : de là sa timidité naturelle, son instinct de résignation et de soumission, sa docilité, sa facilité à pleurer, son manque d’orgueil qui la porte à s’humilier, à implorer, à demander grâce, sans qu’elle en éprouve honte ni déchéance.

De là encore cet instinct de subordination qui se traduit si facilement chez la femme en aristocratie, puisque l’aristocratie n’est autre chose que la subordination, considérée par le sujet qui du bas de l’échelle est monté au sommet.

Par sa nature la femme est dans un état de démoralisation constante, toujours en deçà ou au delà de la Justice ; l’inégalité est le propre de son âme ; chez elle, nulle tendance à cet équilibre de droits et de devoirs qui fait le tourment de l’homme, et hors duquel il se tient vis-à-vis de son semblable dans une lutte acharnée. La domesticité est aussi beaucoup moins antipathique à la femme qu’à l’homme ; à moins qu’elle ne soit corrompue ou émancipée, loin de la fuir elle la recherche ; et remarquez encore qu’à l’encontre de l’homme elle n’en est point avilie.

Parlez d’amour à la femme, de sympathie, de charité, elle vous comprend ; de Justice, elle n’en reçoit mot. Elle se fera sœur de Charité, dame de bienfaisance, garde-malade, domestique et tout ce qu’il vous plaira ; elle ne songe pas à l’égalité, on dirait qu’elle y répugne. Ce qu’elle rêve est d’être, ne fût-ce qu’un jour, une heure, dame, princesse, reine ou fée. La Justice, qui nivelle les rangs et ne fait aucune acception de personnes, lui est insupportable. Comme son esprit est anti-métaphysique, sa conscience est anti-juridique : elle le montre dans toutes les circonstances de sa vie.

Ce que la femme aime par-dessus tout et adore, ce sont les distinctions, les préférences, les priviléges.

Voici un atelier de femmes : que le maître ou le contremaître distingue une d’entre elles, elle ne reconnaîtra son amour qu’à sa faveur, sans songer le moins du monde que faveur c’est injustice.

Allez à un spectacle, à une cérémonie publique : qu’est-ce qui flatte le plus la femme ? Le spectacle en lui-même ? Non ; une place réservée.

L’aristocratie, pour la femme, est le véritable ordre de la nature, l’ordre social par excellence. L’âge féodal est l’âge de la femme. Dans toutes les révolutions qui ont la liberté et l’égalité pour objet, ce sont les femmes qui résistent le plus : elles ont fait plus de mal à la république de février que toutes les forces conjurées de la réaction virile.

En ce moment même où une propagande se fait pour égaliser la condition des sexes, où l’on parle si haut des droits méconnus de la femme, est-ce vraiment l’égalité qu’on réclame, est-ce à la Justice qu’on fait appel ?

Hélas ! non, et toute cette discussion le démontre.

L’homme est le plus fort, on le reconnaît ; et comme si l’exercice de la force n’entraînait pas nécessairement un droit proportionnel, on n’en tient nul compte, on demande l’égalité.

L’homme est le plus intelligent, on le reconnaît encore ; et comme si l’intelligence, multipliée par la force, ne créait pas pour lui un nouveau droit, on n’en fait pas plus d’état, on réclame l’égalité.

L’homme seul a l’intelligence du droit, on est forcé de l’avouer ; et comme si la philosophie du droit, multipliée par la philosophie de la nature et par le travail, n’était pas la raison pratique de la société, on demande à partager avec l’homme la puissance politique, l’autorité législative et judiciaire, on exige l’égalité.

Dépourvue de génie industriel et administratif, la femme veut diriger l’économie publique ; dépourvue d’esprit philosophique, elle s’ingère de dogmatiser ; dépourvue de sens juridique, elle aspire à s’élever au-dessus du droit : telle est la Justice, la moralité de la femme.

Dans ses rapports quotidiens avec l’homme, c’est beaucoup moins à l’égaler qu’à le dominer qu’elle aspire, se plaignant, pleurant et criant au moindre heurt de la volonté masculine, comme si la résistance à ses caprices était un abus de la force ; puis, par une dernière contradiction, se faisant la servante de celui qu’elle ne peut vaincre, embrassant ses genoux, baisant ses pieds, se livrant, s’abandonnant, quitte à recommencer le lendemain.

Cette inconsistance de caractère se trahit surtout dans les amours de la femme. On prétend que les femelles d’animaux, par je ne sais quel instinct, recherchent de préférence les vieux mâles, les plus méchants et les plus laids : la femme, quand elle ne suit que son inclination, se comporte de même. Sans parler des qualités physiques, à l’égard desquelles elles sont sujettes aux caprices les plus étranges, et pour rester dans l’ordre moral, puisque c’est du moral qu’il s’agit, la femme préférera toujours un mannequin, joli, gentil, bien disant, conteur de fleurettes, à un honnête homme. La femme est la désolation du juste ; un galantin, un fripon, en obtient tout ce qu’il veut. Un crime commis pour elle la touche au suprême degré ; par contre, elle n’a que du dédain pour l’homme capable de sacrifier son amour à sa conscience. C’est Vénus, qui de tous les dieux choisit Vulcain, boiteux, graisseux, couvert de suie, et se dédommage après avec Mars et Adonis. La mythologie chrétienne a reproduit ce type dans la bonne amie de saint Eustache, qui, dit le peuple, donnait la préférence au premier venu.

Qu’est-ce que la Justice pour un cœur de femme ? de la métaphysique, de la mathématique. Ce que la courtisane vénitienne disait à Jean-Jacques est le secret de toutes les femmes. Leur triomphe est de faire prévaloir l’amour sur la vertu, et la première condition pour rendre une femme adultère est de lui jurer qu’on l’aimera et l’estimera davantage pour son adultère.

XIV

Ces faits sont d’observation générale.

J’ai rapporté l’opinion des docteurs qui refusent une âme à la femme : on voit ce qui avait fait naître dans leur esprit cette opinion quelque peu injurieuse. Ils avaient observé la femme comme nous l’observons en ce moment, abstraction faite des influences paternelles et conjugales, c’est-à-dire en dehors de sa véritable destinée, et, comme ils la trouvaient de tous points inférieure, ils exprimaient leur jugement en disant : Elle n’a pas d’âme.

Mais écartons les témoignages virils, comme suspects.

« Les femmes, dit Mme  Necker de Saussure, ont horreur du code : c’est pour elles un vrai grimoire.

« Les jeunes filles, trop persuadées de l’intérêt qu’elles se croient faites pour inspirer, veulent être préférées en toutes choses : la Justice les occupe peu. Il leur semble plus flatteur et plus doux d’être une exception à la règle que de s’y soumettre.

« Si les femmes s’examinaient avec attention, que de fois ne se trouveraient-elles pas une moralité relative dépendante de leurs affections ! Combien souvent leur conscience la plus délicate, la plus sensible, n’est-elle pas l’idée d’un être vivement aimé et un peu craint, qui les voit, qui les suit, qui jouit ou souffre de tout ce qui vient d’elles ! Cette conscience est bien quelque chose ; mais pourtant il en faudrait une autre que celle-là.

« Il faut aux femmes une sorte d’élan pour sentir la beauté du devoir ; encore, ce devoir même, elles ne l’accepteraient pas, s’il n’était basé sur la religion. » (Éducation progressive.)


Daniel Stern confirme ces observations :

« La femme, dit-elle, arrive à l’idée par la passion. »

Comment, après de pareils aveux, Mmes  Necker de Saussure et Daniel Stern peuvent-elles soutenir l’égalité morale des sexes ?

De même que pour arriver à l’idée conçue par l’homme et produite spontanément, la femme a besoin d’une surexcitation de tout son être, de même il lui faut, pour arriver à la Justice, le secours de l’amour et de l’idéal : elle ne comprend le devoir que comme imposé d’en haut, comme une religion. Sa conscience est comme celle de l’enfant, pour qui la Justice n’est d’abord qu’un précepte reçu du dehors, et qui se personnifie en celui qui est constitué en autorité sur l’enfant, ce que j’ai appelé la double conscience.

Aussi le législateur, qui a fixé l’âge de la responsabilité morale, pour les deux sexes, à seize ans, aurait pu la reculer pour la femme jusqu’à quarante-cinq. La femme ne vaut décidément, comme conscience, qu’à cet âge : jeune et dans sa fleur, plus tard sous les influences de l’amour et de la maternité, elle n’a qu’une demi-conscience, comme dit Mme  Necker.

C’est d’après ce principe que certaines législations se montrèrent beaucoup plus douces pour la femme que pour l’homme :

« Ne frappez pas une femme, eût-elle fait cent fautes, pas même avec une fleur. » (Loi indienne, citée par Michelet, Origines du droit français.)

« En Allemagne, les femmes enceintes pouvaient, pour satisfaire leurs envies, prendre à volonté des fruits, des légumes, des volailles, etc. (Le même.)


La femme veut des exceptions ; elle a raison : elle est infirme, et les exceptions sont pour les infirmes.

XV

Ce que nous venons de dire, en thèse générale, de la Justice, est également vrai de la vertu la plus précieuse de la femme, de celle dont la perte doit être regardée par elle comme pire que la mort, puisque, cette vertu perdue, la femme ne compte plus : je veux parler de la pudeur. De même que les idées et la Justice, c’est encore par l’homme que la pudeur vient à la femme.

Les enfants n’ont pas de pudeur ; les adolescents, jusqu’à la puberté, fort peu. De toutes les vertus, c’est celle qui arrive le plus tard et qui exige le plus grand développement intellectuel et moral, la plus longue éducation. Chez les nations primitives, la pudeur est nulle aussi, ce dont témoigne la Genèse : Et non erubescebant.

Comment se manifeste ce sentiment ?

La pudeur est une forme de la dignité personnelle, de ce sentiment qui fait que l’homme, se respectant lui-même, se sépare de la brute, dédaigne ses mœurs et aspire à s’illustrer dans les siennes. Si quelque chose est fait pour révéler à l’homme sa dignité, c’est à coup sûr l’accouplement des bêtes, de tous les spectacles le plus répugnant : la vue d’un cadavre choque moins. Or, la honte qu’éprouve l’homme dans la solitude de sa dignité redouble sous le regard du prochain ; de là pour lui un devoir nouveau dont voici la formule : Ne fais pas en particulier ce que tu n’oserais faire devant les autres ; ne fais pas devant les autres ce que tu ne veux pas qu’ils fassent devant toi.

Ainsi la chasteté est un corollaire de la Justice, le produit de la dignité virile, dont le principe, ainsi qu’il a été expliqué plus haut, existe, s’il existe, à un degré beaucoup plus faible dans la femme.

Chez les animaux, c’est la femelle qui recherche le mâle et lui donne le signal ; il n’en est pas autrement, il faut l’avouer, de la femme telle que la pose la nature et que la saisit la société. Toute la différence qu’il y a entre elle et les autres femelles est que son rut est permanent, quelquefois dure toute la vie. Elle est coquette, n’est-ce pas tout dire ? Et le plus sûr moyen de lui plaire n’est-il pas de lui épargner la peine de se déclarer, tant elle a conscience de sa lasciveté ?

Ceci toutefois ne veut pas dire que la femme soit plus ardente que l’homme à l’amour : le contraire me semble plutôt vrai. Elle n’éprouve pas cet emportement causé, si j’ose ainsi dire, par la morsure de l’animalcule spermatique, et qui rend l’homme furieux, comme le lion tourmenté par le moucheron. Mais l’obsession amoureuse chez la femme est constante, l’idée toujours présente, l’idéal beaucoup moins sujet à se briser par l’effet de la possession, hors de laquelle tout lui est indifférent et insipide ; elle ne peut parler ni penser d’autre chose, assotée qu’elle est par sa rêverie, et bientôt, si le travail et l’éducation n’y mettent ordre, dépravée. Qui a vu des ateliers de femmes et entendu la conversation des ouvrières peut en rendre témoignage. À vrai dire, et malgré tous les petits talents que nous aimons à lui reconnaître, la femme n’a pas d’autre inclination, pas d’autre aptitude que l’amour.

Tous les voyageurs l’ont observé chez les sauvages ; ceux qui allèrent en Orient chercher la femme libre n’ont pas osé dire ce qu’ils avaient découvert : c’est qu’aux œuvres de l’amour l’initiative appartient réellement à la femme. Les exemples n’en sont pas rares non plus chez les civilisés : aux champs, à la ville, partout où se mêlent dans leurs jeux petits garçons et petites filles, c’est presque toujours la lubricité de celles-ci qui provoque la froideur de ceux-là. Parmi les hommes, quels sont les plus lascifs ? Ceux dont le tempérament se rapproche le plus de la femme.

Pourquoi, indépendamment des causes économiques et politiques qui s’y ajoutent, la prostitution est-elle incomparablement plus grande chez les femmes que chez les hommes ; pourquoi, dans la vie générale des nations, la polygynie est-elle si fréquente, la polyandrie si rare ; pourquoi la femme répugne-t-elle moins que l’homme à la promiscuité, ainsi qu’en témoigne l’histoire des sectes gnostiques, si ce n’est que son moi est plus faible que le nôtre (Mme  Necker de Saussure) ; qu’elle est toujours plus près de la nature, c’est-à-dire de l’état de nature (Daniel Stern) ; qu’elle a par conséquent un sentiment beaucoup moins énergique de sa dignité ; qu’autant son esprit reste, par lui-même, borné à l’aperception sensible, autant sa conscience reste dans la sphère des affections ; que, dans ces conditions intellectuelles et morales, sa fonction naturelle étant surtout l’enfantement, elle tend, de toutes les puissances de son être, à un but unique, qui est de vaquer aux œuvres de l’amour ?

D’elle-même, la femme est impudique ; si elle rougit, c’est par crainte de l’homme. Aussi, que ce maître lui manifeste son dégoût, qu’elle s’entende comparer par lui aux femelles les plus immondes : la pudeur alors s’éveille en elle, et bientôt deviendra son moyen le plus puissant de séduction.

XVI

Ceci jette sur la femme un jour nouveau.

La femme est une réceptivité. De même qu’elle reçoit de l’homme l’embryon, elle en reçoit l’esprit et le devoir.

Improductive par nature, inerte, sans industrie ni entendement, sans Justice et sans pudeur, elle a besoin qu’un père, un frère, un amant, un époux, un maître, un homme, enfin, lui donne, si je puis ainsi dire, l’aimantation qui la rend capable des vertus viriles, des facultés sociales et intellectuelles.

De là, son dévouement à l’amour : ce n’est pas seulement l’instinct de la maternité qui la sollicite, c’est le vide de son âme, c’est le besoin de courage, de Justice et d’honneur, qui l’entraîne. Il ne lui suffit pas d’être chaste, virgo ; il faut qu’elle devienne héroïne, virago : son cœur et son cerveau n’ont pas moins besoin de fécondation que son sein.

Tel est le secret de la femme forte, de l’admiration dont elle a été de tout temps l’objet, et de sa merveilleuse influence.

La femme a-t-elle été élevée dans une famille riche en caractères virils, où le père, les frères, les amis, auront rayonné sur sa jeune âme la force, la raison, la probité : elle aura reçu une première façon, qui réagira ensuite sur le mari, d’autant plus qu’il sera lui-même moins fort. Au contraire, la jeune fille a-t-elle grandi parmi des êtres lâches, stupides et grossiers, elle sera prête à se livrer, et sa passion lui révélant sa misère se doublera pour sa famille de haine et d’ingratitude.

Que de femmes, molles et niaises, ont changé par le mariage du tout au tout ! C’est pour cela que chez les Romains le père de famille était considéré comme engendrant sa propre femme ; parce qu’elle était sa créature, elle devenait son épouse.

Il y a plus : tout ce qui manque naturellement à la femme et qu’elle acquiert dans son union avec l’homme, c’est par l’amour qu’elle le reçoit. Tout ce qu’elle pense est rêve d’amour ; toute sa philosophie, sa religion, sa politique, son économie, son industrie, se résolvent en un mot, Amour.

Vénus Uranie, Vénus terrestre, Vénus marine, Vénus conjugale, Vénus pudique, Vénus vulgivague, Vénus chasseresse, Vénus bergère, Vénus bellatrice ; Vénus-Soleil, Vénus-Lune et Vénus-Étoile, Vénus bachique et Vénus Flore, quelle est la divinité chez les anciens qui ne soit une transformation de l’amour ? Minerve elle-même est-elle autre chose qu’une Vénus industrieuse, et la vierge Astrée, confondue avec la Pudeur, autre chose qu’une Justicière ! Tout est subordonné par la femme à l’amour ; elle y ramène tout, elle s’en fait un prétexte et un instrument pour tout : ôtez-lui l’amour, elle perd la raison et la pudeur.

Irons-nous maintenant, de cet être tout entier à l’amour, faire un contre-maître, un ingénieur, un capitaine, un négociant, un financier, un économiste, un administrateur, un savant, un artiste, un professeur, un philosophe, un législateur, un juge, un orateur, un général d’armée, un chef d’État ?

La question porte en elle-même sa réponse. Parce qu’elle reçoit tout de l’homme, qu’elle n’est rien que par l’homme et par l’amour, la femme ne peut aller de pair avec l’homme : ce serait une dénaturation, une confusion des sexes, et nous avons appris où cela mène.

XVII

Toutes ces constatations sur le physique et le moral comparés de l’homme et de la femme devaient être faites, non dans un vain esprit de dénigrement et pour le plaisir stupide d’exalter un sexe aux dépens de l’autre, mais parce qu’elles sont l’expression de la vérité, que la vérité seule est morale, et ne peut être prise par personne ni pour éloge ni pour offense. Si la nature a voulu que les deux sexes fussent inégaux, par suite unis sous une loi de subordination, non d’équivalence, elle a eu ses vues apparemment, plus profondes et plus concluantes que les utopies des philosophes, plus avantageuses non-seulement à l’homme, mais à la femme, à l’enfant, à toute la famille. On l’a dit il y a longtemps, plus l’humanité est partie de bas, plus sa moralité l’élève en gloire. Ce qui est vrai de la collectivité conjugale l’est individuellement de chacun des époux : laissez à l’homme l’héroïsme, le génie, la juridiction qui lui appartiennent, vous verrez tout à l’heure la femme parvenir des impuretés de sa nature à une transparence incomparable, qui à elle seule vaut toutes nos vertus.

Suivons donc jusqu’à la fin notre raisonnement.

Inférieure à l’homme par la conscience autant que par la puissance intellectuelle et la force musculaire, la femme se trouve définitivement, comme membre de la société tant domestique que civile, rejetée sur le second plan : au point de vue moral, comme au point de vue physique et intellectuel, sa valeur comparative est encore comme 2 à 3.

Et puisque la société est constituée sur la combinaison de ces trois éléments, travail, science, Justice, la valeur totale de l’homme et de la femme, leur apport et conséquemment leur part d’influence, comparés entre eux, seront comme 3 X 3 X 3 est à 2 X 2 X 2, soit 27 à 8.

Dans ces conditions, la femme ne peut prétendre à balancer la puissance virile ; sa subordination est inévitable. De par la nature et devant la Justice elle ne pèse pas le tiers de l’homme ; en sorte que l’émancipation qu’on revendique en son nom serait la consécration légale de sa misère, pour ne pas dire de sa servitude. La seule espérance qui lui reste est de trouver, sans violer la Justice, une combinaison qui la rachète : tous mes lecteurs ont nommé le mariage.

XVIII

Que signifient maintenant ces déclamations :

« L’homme a accumulé contre sa compagne tout ce qu’il a pu imaginer de duretés et d’incapacités. Il en a fait une captive ; il l’a couverte d’un voile et cachée à l’endroit le plus secret de sa maison, comme une divinité malfaisante ou une esclave suspecte ; il lui a raccourci les pieds dès l’enfance, afin de la rendre incapable de marcher et de porter son cœur où elle voudrait ; il l’a attachée aux travaux les plus pénibles comme une servante ; il lui a refusé l’instruction et les plaisirs de l’esprit. On l’a prise en mariage sous la forme d’un achat ou d’une vente ; on l’a déclarée incapable de succéder à son père et à sa mère, incapable de tester, incapable d’exercer la tutelle sur ses propres enfants, et retournant elle-même en tutelle à la dissolution du mariage par la mort. La lecture des diverses législations païennes est une révélation perpétuelle de son ignominie, et plus d’une, poussant la défiance jusqu’à l’extrême barbarie, l’a contrainte de suivre le cadavre de son mari et de s’ensevelir dans son bûcher, afin, remarque le jurisconsulte, que la vie du mari soit en sûreté. » (Le P. Lacordaire, cité par Daniel Stern, Essai sur la Liberté.)


De semblables paroles, si l’Église avait la moindre intelligence du fait et du droit, eussent mérité à leur auteur une interdiction perpétuelle. Mais l’Église, sur la foi de Platon et de l’Évangile, admet, comme le P. Lacordaire, l’égalité des sexes ; à l’aide de ce principe elle entretient sa théocratie par le célibat ecclésiastique ; elle gouverne les familles par le confessionnal, et capte les successions des filles et des femmes par des testaments et des fidéi-commis, dont elle a soin de fournir les modèles. À ses yeux, la femme ne sera jamais assez émancipée, surtout s’il existe des collatéraux qui réclament.

Qu’y a-t-il donc d’étonnant à ce que la femme ait de tout temps subi sa part des misères que l’ignorance, l’oppression, la superstition, versent sur l’humanité ; et quand le prêtre lui-même a méconnu le sens du mariage, que l’homme ait pris vis-à-vis de sa fantasque et lascive moitié les précautions que lui suggérait une expérience trop réelle ?

Ah ! de grâce, vous qui prenez en main la défense de la femme, ne parlez pas de cette réclusion ignominieuse qu’elle a si longtemps subie, de cette vente et de cet achat de sa personne, de toutes ces entraves mises à sa volonté et à ses mouvements : ces faits s’élèveraient contre elles, comme autant de témoignages de l’incapacité de sa raison et de l’indignité de son cœur. S’agit-il aujourd’hui de revenir à ces mœurs déplorables ? Qui le dirait calomnierait les deux sexes : le moraliste n’a qu’un but, c’est de pénétrer la raison des coutumes et des institutions. Eh bien ! cette raison éclate maintenant à tous les yeux : allez voir les femmes de l’Orient et de tous les pays à demi civilisés ou barbares ; rappelez-vous, vous qui lisez votre bréviaire, les histoires de Sara, de Rébecca, de Ruth, de Bethsabée, et de toutes ces gentes femelles qui se couchent aussitôt que l’homme les regarde ; songez que le Décalogue, dans ses sixième et neuvième commandements, parlant d’adultère, ne s’adresse pas à la femme ; relisez, enfin, vos apôtres, vos pères, vos casuistes, et vous comprendrez le motif de cette réprobation qui a si longtemps pesé sur le sexe.

Oui, l’homme a été envers la femme despote et cruel ; il l’a traitée comme une brute : prenez garde, par vos détestables maximes, de l’y faire revenir… Telle que vous la voyez aujourd’hui, c’est lui qui l’a faite, et si elle mérite quelque louange, elle le lui doit.


CHAPITRE II.

Observations. — Influence de l’élément féminin sur les mœurs et la littérature françaises.

XIX

Je complète les réflexions qu’on vient de lire par quelques observations faites sur des sujets de l’un et de l’autre sexe assez connus pour que chacun puisse vérifier l’exactitude de l’observateur.

On a dit que l’esprit avait, comme l’animal, sa dualité sexuelle, son élément masculin et son élément féminin.

Sans discuter la vérité de ce jugement, il résulte de tout ce qu’on vient de lire que l’élément féminin, nonobstant la qualité spécifique qui résulte de son infériorité même et le fait reconnaître, est en dernière analyse un élément négatif, une diminution ou affaiblissement de l’élément masculin, qui à lui seul représente l’intégralité de l’esprit.

D’où il suit encore que, si dans une société, dans une littérature, l’élément féminin vient à dominer ou seulement à balancer l’élément masculin, il y aura arrêt dans cette société et cette littérature, et bientôt décadence.

Cette prévision de la logique est confirmée par l’expérience.

Toute littérature en progrès, ou si l’on aime mieux en développement, a pour caractère le mouvement de l’idée, élément masculin ; toute littérature en décadence se reconnaît à l’obscurcissement de l’idée, remplacée par une loquacité excessive, qui fait d’autant mieux ressortir le faux de la pensée, la pauvreté du sens moral, et, malgré l’artifice de la diction, la nullité du style.

La raison de ceci se découvre d’elle-même.

Une suite de chefs-d’œuvre, en développant les aptitudes de la langue, lui a donné l’abondance, la flexibilité, la force, créé ses locutions et ses formes. La philosophie, les sciences, l’industrie, toutes les branches de l’activité sociale l’ont enrichie. Son dictionnaire, comprenant, avec les vocables, les tours, formules, acceptions de mots, est devenu un arsenal ou fourmillent les idées, et dont aucun écrivain n’épuisera les trésors. À ces matériaux déjà si riches, la grammaire et la rhétorique ajoutent leurs recettes : moules de phrases, périodes, cadences, etc. ; on en a pour tout. L’art de faire jouer la métaphore et la métonymie, de darder l’apostrophe, d’amener le mot, d’enfoncer le trait, est connu ; la tactique du langage n’a plus de secrets. Pour faciliter le travail, on a des répertoires de rimes, de synonymes, d’épithètes, de périphrases, d’exemples choisis, qu’il suffit de parcourir, pour en voir jaillir sans cesse de nouveaux aperçus, des rapprochements ingénieux, des traits d’esprit, des coqs-à-l’âne, enfin des idées telles quelles. Le dépouillement des littératures étrangères apporte un dernier contingent, avec lequel on donnera une couleur encore plus foncée à cette originalité de mauvais aloi. Allez maintenant, jeune homme ; prenez et mélangez, comme font les apothicaires, Sume et misce. Vous êtes écrivain, vous pouvez, pendant une génération, devenir grand homme.

On conçoit combien cette méthode est favorable à l’amplification et au lyrisme. L’ode elle-même n’est qu’une description par énumération de parties, une litanie. Ouvrez le Gradus ad Parnassum, au mot Jupiter, par exemple : vous avez une ode toute faite, dans le genre orphique. J’ose dire qu’une partie de la littérature contemporaine, poésie et prose, n’a pas d’autre raison d’être, que c’est là ce qui fait son mérite, et ce qui depuis le commencement du siècle a déterminé sa décadence.

Pour faire comprendre la cause des rétrogradations humaines, j’ai cité, dans une autre étude, quelques extraits de mes lectures d’histoire ; qu’on me permette, dans le même but, de donner un croquis de mes observations sur quelques-uns de nos gens de lettres.

XX

J.-J. Rousseau.

Le moment d’arrêt de la littérature française commence à Rousseau. Il est le premier de ces femmelins de l’intelligence, en qui l’idée se troublant, la passion ou affectivité l’emporte sur la raison, et qui, malgré des qualités éminentes, viriles même, font incliner la littérature et la société vers leur déclin.

Le bon sens public et l’expérience ont prononcé définitivement sur Jean-Jacques : caractère faible, âme molle et passionnée, jugement faux, dialectique contradictoire, génie paradoxal, puissant dans sa virtualité, mais faussé et affaibli par ce culte de l’idéal qu’un instinct secret lui faisait maudire.

Son discours sur les Lettres et les arts ne contient qu’un quart de vérité, et ce quart de vérité, il l’a rendu inutile par le paradoxe. Autant l’idéalisme littéraire et artistique est favorable au progrès de la Justice et des mœurs quand il a pour principe et pour but le droit, autant il leur est contraire quand il devient lui-même prépondérant et qu’il est pris pour but :voilà tout ce qu’il y a de vrai dans la thèse de Rousseau. Mais ce n’est pas ainsi qu’il a vu la chose : son discours est une déclamation que l’amour du beau style, qui commençait à faire perdre de vue l’idée, put faire couronner par des académiciens de province, mais qui ne mérite pas un regard de la postérité.

Le Discours sur l’Inégalité des conditions est une aggravation du précédent : si Rousseau est logique, c’est dans l’obstination du paradoxe, qui finit par lui déranger la raison. La propriété, malgré la contradiction qui lui est inhérente et les abus qu’elle entraîne, n’est en fin de compte qu’un problème de l’économie sociale. Et voyez la misère de l’écrivain, tandis que l’école physiocratique fonde la science précisément en vue de résoudre le problème, Rousseau nie la science et conclut à l’état de nature.

La politique de Rousseau est jugée : que pourrais-je dire de pis contre sa théorie de la souveraineté du peuple, empruntée aux protestants, que de raconter les actes de cette souveraineté depuis soixante-dix ans ? La Révolution, la République et le peuple n’eurent jamais de plus grand ennemi que Jean-Jacques.

Son déisme, suffisant pour le faire condamner par les catholiques et les réformés, est une pauvreté de théologastre, que n’osèrent fustiger, comme elle méritait de l’être, les chefs du mouvement philosophique, accusés par l’Église et par Rousseau lui-même de matérialisme et d’immoralité : justice est faite aujourd’hui et de l’état de nature et de la religion naturelle.

L’Héloïse a relevé l’amour et le mariage, j’en tombe d’accord, mais elle en a aussi préparé la dissolution : de la publication de ce roman date pour notre pays l’amollissement des âmes par l’amour, amollissement que devait suivre de près une froide et sombre impudicité.

Les Confessions sont d’un autolâtre parfois amusant, mais digne de pitié.

Quant au style, excellent par fragments, toujours correct, il est fréquemment déshonoré par l’enflure, la déclamation, la roideur, et une affectation de personnalité insupportable. Rousseau a ajouté à la gloire de notre littérature ; mais, comme pour le mariage et l’amour, il en a commencé la décadence.

En somme, et cette observation est décisive contre lui, Rousseau n’a pas le véritable souffle révolutionnaire ; il ne comprend ni le mouvement philosophique ni le mouvement économique ; il ne devine pas, comme Diderot, l’avenir glorieux du travail et l’émancipation du prolétariat, dont il porte si mal la livrée ; il n’a pas, comme Voltaire, cet esprit de Justice et de tolérance qui devait amener, si peu d’années après sa mort, la défaite de l’Église et le triomphe de la Révolution. Il reste fermé au progrès, dont tout parle autour de lui ; il ne comprend, il n’aime seulement pas cette liberté dont il parle sans cesse. Son idéal est la sauvagerie, vers laquelle le retour étant impossible, il ne voit plus, pour le salut du peuple, qu’autorité, gouvernement, discipline légale, despotisme populaire, intolérance d’église, comme un mal nécessaire.

L’influence de Rousseau fut immense cependant : pourquoi ? Il mit le feu aux poudres que depuis deux siècles avaient amassées les lettrés français. C’est quelque chose d’avoir allumé dans les âmes un tel embrasement : en cela consiste la force et la virilité de Rousseau ; pour tout le reste il est femme.

Le successeur immédiat de Rousseau, dans cette série féminine, fut Bernardin de Saint-Pierre. Je n’en dirai rien : l’opinion sur le caractère de cet écrivain est formée depuis longtemps.

Je passe également sur toute la période révolutionnaire et impériale, pendant laquelle les intelligences d’élite furent entraînées dans d’autres directions, et j’arrive à la littérature contemporaine, qui commence à la Restauration.

Ici, je l’avoue, je ne vois guère que les historiens et les philologues dont la pensée féconde mérite les honneurs de la virilité, et soutienne la Révolution et le progrès. Tout le reste me paraît, en prédominance croissante, livré à l’esprit femelle, stérile et rétrograde.

XXI

Béranger.

Une réaction vient de se déclarer contre le célèbre chansonnier, à propos de sa publication posthume. Je crois cette réaction mal fondée dans ses motifs, mais en partie juste.

Que Béranger ait passé les vingt dernières années de sa longue existence à rimer une centaine de chansons au-dessous du médiocre, il en avait parfaitement le droit, et c’est nous qui sommes des sots de les lire ; — que l’insignifiance de ses Mémoires soit poussée jusqu’au commérage, est-ce sa faute si nous attendions de lui des révélations ? — que son chauvinisme soit en 1857 ce qu’il était en 1825, cela prouve tout juste que le monde a marché depuis trente-deux ans, et que Béranger est resté ce qu’il était ; — qu’il s’en vienne ressasser, quand l’histoire est ouverte, la postérité saisie, l’opposition éteinte, de stupides calomnies contre les Bourbons, et se croie pour cela un grand citoyen, c’est une infirmité d’esprit à porter au compte de la vieillesse ; — qu’il demande pardon au lecteur des grivoiseries de son jeune temps, je ne le trouve pas de mauvais exemple ; — qu’il implore le Dieu des bonnes gens, le Dieu de Jean-Jacques, le Dieu de Maximilien, le Dieu d’Alphonse de Lamartine, après l’avoir si drôlement chansonné, on n’en peut rien conclure, sinon que Béranger, tout révolutionnaire et esprit fort qu’il se croyait, entendait aussi peu la Révolution que la philosophie ; — qu’au lieu de se lancer, comme tout l’y invitait, dans la carrière politique, il ait arrangé sa petite vie loin du flux et reflux de la popularité, des orages du parlement et des écueils du pouvoir, ménager de sa réputation, craignant sur toute chose de se compromettre, désireux de ne se brouiller avec personne et de s’assurer un superbe enterrement, il serait d’autant plus injuste, à mon avis, de l’en blâmer, qu’il se faisait justice et qu’en pareil cas tout individu doit être cru sur parole.

Béranger n’en reste pas moins le premier poëte français du dix-neuvième siècle : de quel calibre est cet homme ?

Béranger appartient à la Révolution, sans nul doute ; il vit de sa vie ; ses chansons, comme les fables de La Fontaine, les comédies de Molière et les contes de Voltaire, ont conquis parmi le peuple et les hautes classes une égale célébrité. Et c’est ce qui élève Béranger au-dessus de tous les poëtes contemporains : en fait d’art et de poésie, une pareille universalité d’admiration est décisive et dispense de tout autre argument.

Béranger est-il initiateur, comme furent les anciens lyriques, comme Homère, Virgile, Corneille, Boileau, Molière, La Fontaine, Voltaire ? A-t-il en lui le concept, l’idée ?

À cette question je réponds sans hésiter : Non, Béranger n’a rien du poëte initiateur ; c’est un écho, une harpe éolienne. Lui-même le dit quelque part : Je suis un luth suspendu, qui résonne dès qu’on y touche. Que la voix publique vienne ébranler son âme, il chantera ; lui-même ne la devance pas. Seul il se trompe constamment ; il ne connaît ni sa route, ni son étoile.

Pour le style et les mœurs, je parle ici des mœurs poétiques, c’est simplement un disciple de Voltaire et de Parny ; aucune qualité propre ne le distingue, si ce n’est peut-être la fatigue et l’obscurité trop fréquente de ses vers. Sa plaisanterie et ses gaudrioles sont en général puisées à deux sources suspectes, l’impiété et l’obscénité. Ses chansons bachiques n’ont pas non plus la joie franche des chansons gauloises : elles sont d’un poëte qui se met à table ; il y a de la recherche, de la préméditation, trop de philosophie. Béranger est sérieux, point naïf, souvent tendu et forcé, jamais aviné. Il serait demeuré un poëte médiocre, si les circonstances où il vécut ne lui avaient fait trouver une autre veine.

Pour le fond, il n’a pas plus d’invention et d’initiative.

D’abord, il chante l’amour grivois, et rétrograde de Rousseau à Brantôme et à Boccace. Rarement il s’élève jusqu’au sentiment et à l’idéal ; et toute cette partie de son œuvre serait à dédaigner, si, par la vivacité des tableaux et le mordant de la vérité, sa chanson, licencieuse de pensée et de fait, n’était devenue une satire d’un genre supérieur à celui d’Horace et de Juvénal. Ma Grand’Mère est une de ces pièces incomparables, dont je doute que le poëte ait eu lui-même la conscience, et qui n’a de modèle en aucune langue.

Dans ses chansons politiques, Béranger n’est que l’écho des passions de son temps : il grandit avec l’opposition libérale ; il monte avec les souvenirs, avec les conspirations bonapartistes.

Que fait-il en 1810 et 1811, quand le despotisme impérial, parvenu à son apogée, a fait taire la Révolution ? Chante-t-il la Liberté et la République ? Non : il est tout entier à Comus, Bacchus, Vénus ; il attendra les Bourbons et la Charte.

Que fait-il encore, de 1812 à 1815, quand la France est écrasée sous les désastres, et que les armées étrangères ont établi leur quartier général à Paris ? Il chante des gaudrioles, le Roi d’Yvetot, le Sénateur, Roger Bontemps, les Gueux, la Grande Orgie, etc., etc. Ce ne sont pas les Gaulois et les Francs, ni le Bon Français, ni la Requête des Chiens de qualité, ni l’Opinion de ces demoiselles, qui peuvent racheter cet étrange oubli du poëte patriote. Certes, on n’était pas trop malheureux en France, on riait, on chantait, on dansait, on s’amusait, durant ces affreuses invasions, s’il faut s’en rapporter au répertoire de Béranger. Ce n’est que plus tard, au retentissement de la tribune, à la voix des députés libéraux, de Manuel, de Benjamin Constant, de Foy, quand l’ennemi a évacué la France, que le rouge monte au visage du poëte et qu’il prend son élan. Le Marquis de Carabas, Mon âme, sont de 1816 ; la Vivandière et le Champ d’asile, deux chants épiques, de 1817 et 1818. De ce jour nous possédons Béranger : il ne s’arrêtera plus. Après 1830, retiré de la politique, mais toujours fidèle au mouvement des idées, il deviendra encore le prophète du socialisme.

Dans cette longue suite de petits poëmes, au nombre de plus de trois cents, et qui, placés bout à bout, formeraient une espèce d’épopée, Béranger montre-t-il une intelligence véritable du mouvement historique, des passions de son époque, du droit et de l’avenir de la Révolution ?

Il n’en est rien. Béranger a si peu le secret des choses, que c’est précisément à son ignorance qu’il a dû son succès. Jamais homme plein des hautes pensées que pouvait suggérer à un Royer-Collard, par exemple, à un Saint-Simon, la marche des choses, ne se fût avisé de mettre ces pensées en chansons : il en aurait fait un poëme épique, tout au moins des tragédies. Jusqu’à trente ans, Béranger avait été rimeur aussi malheureux qu’obstiné ; peu à peu cependant il s’était rompu au couplet ; il avait acquis, dans le genre inférieur du refrain, un vrai talent, lorsque la Restauration arriva.

En homme d’esprit et de pratique, Béranger songea donc à tirer parti de ses moyens. Son éducation était faite, et le contraste des idées et des événements avec le cadre de la chanson, la seule forme poétique dont il disposât, ne pouvait manquer de produire, pour le sublime comme pour le ridicule, des effets surprenants. Il mit en couplets, sur des airs connus, non pas l’idée qu’il n’eut jamais, mais le sentiment révolutionnaire, tel que le lui offraient les souvenirs de 93, la bataille impériale, le débat constitutionnel, et cette longue figure de l’Ancien Régime qui revenait, comme un spectre, en la personne des émigrés. La littérature française se trouva ainsi enrichie, par l’exhaussement de la chanson, d’un genre nouveau, dans lequel Béranger n’avait pas trouvé de modèle et restera sans égal, l’histoire et la poésie ne se rejetant jamais.

Du reste, la Révolution est demeurée pour Béranger un mythe, l’empereur une idole, les princes de Bourbon l’ennemi. Sous tous les rapports, sa pensée est courte, défectueuse, arriérée, contradictoire. La preuve, c’est qu’il a beaucoup perdu de sa réalité ; dans trente ans, les trois quarts de ses chansons n’auront plus de valeur. Ses vingt dernières années, il les a passées à remâcher ses plus heureux refrains et à regretter ses amours ; il est mort déiste. Comme Rousseau, il fut, par la prédominance de l’élément féminin, un agitateur en qui la passion débordait la conscience ; il a servi la Révolution, mais il a fait baisser le sens moral et dérouté le sens politique ; s’il montre quelque virilité d’entendement, c’est dans l’architecture de ses chansons, dont chacune forme un crescendo continu, un tout logique et complet, parfois même comme la miniature d’un poëme épique.

XXII

M. de Lamartine.

Jamais peut-être un homme ne se rencontra doué d’inclinations plus heureuses que M. de Lamartine, il aime la vraie gloire et il s’y connaît ; son esprit cherche naturellement la vérité, son cœur la Justice ; les plus hautes conceptions, quand elles lui sont présentées, il les embrasse sans effort ; personne plus que lui ne désire servir et illustrer son pays ; il a la religion du devoir, le courage dans le danger, et celui, plus rare encore, de la fidélité à sa conviction, alors même que cette conviction peut le rendre impopulaire. Ajoutez une chasteté de sentiments qui rappelle Bossuet, et une puissance de verbe qui tient du prodige. Tout d’abord on l’aime, en se sent attiré vers lui ; on le prendrait volontiers pour directeur de conscience ; il semble même, à la limpidité et à l’éloquence de sa parole, que l’on pourrait se reposer sur lui du soin de penser et de raisonner, tant dans ses écrits, comme dans ses discours et toute sa personne, l’expression du beau apparaît comme le gage souverain de la raison. Malheureusement, ces belles qualités sont déparées, souvent même neutralisées, par un irréparable défaut : le travail intellectuel, chez M. de Lamartine, cet esprit d’analyse et de synthèse qui seul, en donnant la raison des choses, élève et entretient l’idéal, manque tout à fait ; il contemple, il ne pénètre pas ; et comme il arrive à tous les contemplatifs, on peut dire que la raison en lui ne dépasse la mesure de la femme que juste de ce qu’il faut pour qu’il ne soit pas femme.

Ce qui ressort de la vie et des écrits de M. de Lamartine, c’est qu’il n’a pas l’intelligence de son époque et de son pays ; il ignore d’où nous venons et où nous allons ; trop instruit pour se payer d’utopies, trop faible de génie pour percer les ténèbres qui l’enveloppent, cherchant le courant providentiel autant que peut le révéler à une âme de poëte le tourbillon des événements, il ne sait jamais quelle route choisir, quelle conduite tenir, quel principe affirmer. De là ce scepticisme qui malgré lui fait le fond de sa philosophie, et lui a donné dès ses débuts un caractère de tristesse, auquel selon moi son caractère est étranger.

J’emprunte les détails qui suivent à l’Histoire de la Révolution de 1848 par Daniel Stern, l’une des plus ferventes admiratrices de M. de Lamartine.

Né à Mâcon, en 1790, d’une famille noble, M. de Lamartine fit ses études avec une rare distinction au collége de Belley, entra en 1814 dans la maison militaire de Louis XVIII, publia ses Méditations en 1820, et suivit jusqu’en 1830 la carrière diplomatique.

Par sa naissance, son éducation, ses sentiments de famille, son inclination personnelle, M. de Lamartine est royaliste, de plus chrétien. Quel bonheur pour lui s’il était né au siècle de Bossuet, alors que rien n’était venu ébranler dans la nation la foi monarchique et religieuse ! Sa poésie eût éclairé le monde, et sa gloire, aussi pure que sa pensée, eût duré plus qu’elle.

Après la Révolution de juillet, M. de Lamartine se tient à l’écart ; il contemple cette Révolution qui était venue donner le démenti à sa muse et déranger sa fortune politique. Puis, croyant reconnaître le doigt de Dieu dans le fait accompli, il publie une brochure où il explique et légitime, aux yeux de la raison et de la foi, l’avénement de la dynastie d’Orléans. Il ne se vend ni ne se donne ; son désintéressement est un sûr garant de sa loyauté. Comme je le disais tout à l’heure, il cherche le courant providentiel, et opère, en tout bien et tout honneur, sa transition.

Élu en 1833 député de Berghes (Nord), pendant qu’il était à Jérusalem, il s’assied au banc des conservateurs, appuie la loi contre les associations, soutient la prérogative royale, puis vote contre la loi de dotation et les fortifications.

Autant qu’il est en lui, M. de Lamartine, rallié à la dynastie nouvelle, reste fidèle au principe monarchique ; mais il n’en est pas le flatteur, sa conduite le prouve. Tout cela, cependant, est-il bien logique ? Était-il possible d’abstraire à ce point les personnes des principes, que M. de Lamartine pût se croire dans la sincérité de sa foi parce qu’il suivait, du côté où le vent la faisait tomber, la couronne ? Qui empêche aujourd’hui que M. de Lamartine, après s’être rallié à la dynastie des Orléans, se rallie de nouveau à la dynastie des Bonaparte ?

En 1842, le tempérament de M. de Lamartine se décèle tout à fait : il vote la régence de la princesse Hélène, soutenant, par toutes sortes de considérations, qu’en fait de régence la main d’une femme est préférable à celle d’un homme. Pourquoi pas, aussi bien, en fait de royauté ?…… Le 27 janvier 1843 il vote contre l’adresse et passe à l’opposition, convaincu, dit-il, que le gouvernement s’égare et s’éloigne de son principe. De quel principe parlait alors M. de Lamartine ? De la Révolution, sans doute. Mais alors pourquoi n’avait-il pas des premiers applaudi à la chute des Bourbons ? Pourquoi ensuite, devenu député, n’était-il pas entré de plain-pied dans les rangs de l’opposition, au lieu de ce stage de dix ans parmi les conservateurs ?

Ainsi, tandis que la Révolution de juillet s’écarte de son principe, M. de Lamartine s’écarte du sien, ce qui fait dire à M. de Humboldt : Lamartine est une comète dont on n’a pas encore calculé l’orbite.

Les mots, La France s’ennuie, Révolution du mépris, Il suffit d’une borne, etc., sont de ce temps. Lui qui dans son Cours familier de littérature nie dédaigneusement le progrès, il s’indignait en 1843 que les conservateurs dont il se séparait résistassent au mouvement, dont lui-même ne pouvait déterminer la direction ni prévoir l’issue !

En 1846, il publie son Histoire des Girondins. De l’opposition dynastique il avait glissé dans la république de l’idéal ; par une dernière évolution, le huitième volume de son Histoire n’était pas sous presse que de la République idéaliste il tombait dans le jacobinisme ; l’ancien volontaire de la légitimité se raccrochait à la queue de Robespierre.

En 1847, au banquet de Mâcon, il s’associe à l’agitation qui allait renverser le trône, et, suivant toujours le courant providentiel, il soutient en février 1848 le droit de réunion, contre lequel il avait voté, au moins implicitement, en 1833. Je voudrais savoir, à cette heure, ce que pensent de ce fameux droit de réunion les agitateurs de 1847, et M. de Lamartine tout le premier ?...

C’en est fait : M. de Lamartine est dans le courant ; il ne doute plus ni de lui-même ni du ciel, il avance toujours. Le 21 février il déclare qu’il ira au banquet quand même, et dût-il s’y trouver seul ; il accepterait, dit-il, la honte d’une reculade pour lui, non pour la France.

Le branle est donné ; la monarchie chancelle et tombe. Pourquoi, le 24 février, M. de Lamartine ne se souvient-il plus de la princesse Hélène, dont il avait si éloquemment défendu la cause en 1842, et qui était là, son enfant dans ses bras, appelant son orateur des yeux et du cœur ? Il y pensait, je le veux croire, aussi bien que M. Garnier-Pagès ; mais le peuple envahit l’assemblée, le courant se prononce contre la régence, en place de laquelle M. de Lamartine, interprète de la volonté du peuple et des desseins de Dieu, propose un Gouvernement provisoire.

Ce n’est pas assez, on demande la République. — M. de Lamartine hésite : il dit que personnellement il est pour elle, mais qu’il réserve les droits de la nation. Le contraire eût été plus vrai, surtout plus digne. Personnellement M. de Lamartine est royaliste, et dans la circonstance il ne réservait rien, il lâchait tout.

Le 25, grand combat de M. de Lamartine contre le drapeau rouge : les rouges sont confondus ; toutefois M. de Lamartine accorde à Louis Blanc la rosette rouge.

Le courant devenant toujours plus furieux, M. de Lamartine crée la garde mobile, pour rassurer les honnêtes gens : on en verra les œuvres quatre mois plus tard. Il repousse le droit au travail, puis il signe le décret qui le garantit.

Dans son manifeste du 6 mars il nie les traités de 1815 quant au droit, mais les admet quant au fait, juste ce qu’avait dit M. Guizot, et conclut par ce mot magique, la paix : ce qui ne l’empêche pas, quinze jours après, de demander 215,000 hommes pour observer le Rhin, les Alpes et les Pyrénées. C’est alors qu’il proclame le grand principe politique : La bonne foi.

Après la journée du 17 mars, Lamartine voit sa popularité décliner, celle de Ledru-Rollin grandir. Aussitôt il cherche à se rapprocher de celui-ci ; il tâte le terrain, voit Blanqui le 15 avril, et le lendemain se jette dans les bras de Changarnier. Le cri du 17 mars, cri du peuple, avait été : Vive Ledru-Rollin ! Le cri du 16 avril, cri de la bourgeoisie, fut : Vive Lamartine, à bas les communistes !……

Je ne pousserai pas plus loin ces rapprochements, dont les harangues et écrits de M. de Lamartine fourniraient vingt pages. J’en ai dit assez pour faire comprendre au lecteur qu’un semblable zigzag d’opinions, chez un homme que son caractère met à l’abri de tout soupçon injurieux, procède d’autre cause que de légèreté et de mauvaise foi : c’est l’entendement qui ne fonctionne pas, qui, ne produisant pas de germes, laisse l’homme sans résolution, sans conseil, sans critère. C’est M. de Lamartine qui, par sa guerre ridicule au drapeau rouge et aux communistes, a déchaîné la terreur bourgeoise ; c’est lui qui, par le trouble de son esprit et l’inconsistance de son caractère, a commencé la dissolution de la République ; c’est lui enfin qui a donné le signal de la réaction, et qui, tombé du pouvoir, l’a le mieux servie. Mieux eût valu une vraie femme. Esprit malade sous une apparence de sérénité ; enfant sublime, dont la malfaisance égale l’innocence, M. de Lamartine est une de ces natures que les partis doivent se renvoyer l’un à l’autre, comme des mèches incendiaires, si mieux ils n’aiment les exclure d’un commun accord du forum et de la politique.

Je ne m’étendrai pas longuement sur l’écrivain ; d’avance nous l’avons jugé. Si le moral de la Révolution commence à baisser en Rousseau ; s’il est plus bas encore en Béranger, il tombe tout à fait en Lamartine. Or, sans cet élément moral qui fait l’âme de toute littérature, le poëte, l’écrivain, quel qu’il soit, est comme un banquier sans argent ; son papier est de nulle valeur, et toute sa circulation aboutit à la banqueroute.

Les Méditations poétiques, œuvre capitale de M. de Lamartine, sont une lamentation sur la fin de l’âge religieux et monarchique, un poëme purement négatif. Par ce côté funéraire, ce poëme se rattache à la Révolution ; aussi le succès fut grand et mérité. Mais déjà l’on pouvait prédire que le poëte, s’il restait fidèle à lui-même, n’irait pas loin : l’oraison funèbre de l’ancien monde chantée, M. de Lamartine ne pouvait être dans le nouveau qu’un poëte de scepticisme, ce qui veut dire, un écrivain hors du droit, hors de la morale, une non-valeur littéraire. Pour qu’il devînt autre chose, il eût fallu qu’il devînt lui-même un homme nouveau : or, nul poëte d’un ordre élevé ne saurait être double, incarner en sa personne deux époques, deux principes. Le vrai poëte est l’homme d’une idée, homo unius libri.

Les Harmonies sont une reprise malheureuse des Méditations ; versification lâche, incorrecte, pensée nulle. En poésie on ne se répète pas, bis repetita non placent.

Le Voyage en Orient, essai de variations sur le thème de l’Itinéraire de Châteaubriand : un écrivain ne fait pas de ces choses, bien qu’il ait parfaitement le droit de les faire.

Dans Jocelyn, poëme de six mille vers, et qu’il eût fallu réduire à cinq cents, M. de Lamartine a voulu représenter un amour idéal contenu par la religion. C’est le Vicaire savoyard corrigé et refait ; mais telle est la faiblesse du jugement en M. de Lamartine, qu’il ne s’aperçoit pas que son héros, qu’il a voulu faire vertueux et chaste, fait autant honte à l’amour qu’à la religion et à la vertu. Puisque Jocelyn s’est fait prêtre par un acte d’héroïsme, la foi, la Justice, la poésie, le cœur humain, le plus simple bon sens, n’admettent plus qu’après ce sacrifice la perte de son amour lui pèse quelque chose, que sa Laurence ose l’accuser, et se jette par désespoir amoureux dans le désordre. Celui qui renonce à sa maîtresse pour sauver sa religion, sa patrie, moins que cela, pour donner l’extrême onction à son évêque, n’a plus de larmes à répandre ; le devoir accompli prend la place de l’amour, devient amour lui-même. Et celle qui a perdu de la sorte son amant doit se dire qu’elle a gagné un héros, elle est heureuse. Le Jocelyn, en un mot, n’a pas le sens moral : cette simple observation, qui certes est loin de la pensée de M. de Lamartine, fait de son poëme une œuvre scandaleuse et met à néant ses six mille vers.

Je n’ai pas lu la Chute d’un Ange, qu’on m’a dit être fort inférieure encore à Jocelyn. Serait-ce une variante du poëme d’Eloa, de M. Alfred de Vigny, comme le Voyage en Orient est une réédition de l’Itinéraire, comme le Jocelyn est une résurrection du Vicaire savoyard ?

Les Histoires de M. de Lamartine, fatigantes par la pompe continue du style, sont pour le reste au-dessous de la critique. Son Conseiller du peuple, œuvre de réaction, mériterait de ma part de rudes représailles ; je me contente d’un mot. Après s’être laissé descendre, avec le courant providentiel, jusqu’à la République sociale, il a remonté, sous la même influence, vers la contre-révolution ; que le vent tourne de nouveau, il reviendra des premiers : ce sera toujours le même homme. N’a-t-il pas déjà distingué entre le bon socialisme et le mauvais socialisme ?

Dans Raphaël, M. de Lamartine a voulu réagir contre l’impudicité croissante des romans en vogue par la peinture d’un amour immaculé. Peut-être aussi, à l’exemple de Benjamin Constant, s’est-il proposé de consigner, dans une fiction plus ou moins personnelle, quelque souvenir de sa vie intime ; ce que je regretterais, je l’avoue. Quoi qu’il en soit, l’idée de rétablir la moralité dans le roman par une purification de l’amour était excellente, digne du cœur de M. de Lamartine. Mais ici encore il est retombé, par l’irréflexion de sa pensée, dans le défaut de Jocelyn, à tel point que Raphaël, qui par la forme touche au mysticisme, est quant au fond ce que j’ai lu jamais de plus obscène.

Comme on n’accuse pas à la légère un homme tel que M. de Lamartine, posons quelques principes.

Parmi tous les amoureux et amoureuses du roman et du théâtre, il en est fort peu dont j’approuve la passion, et qui par conséquent m’intéressent : pourquoi ? c’est qu’il est rare que le devoir ne soit sacrifié à l’amour, qui dès lors devient ignoble, anti-poétique, et, s’il est malheureux, indigne d’être plaint.

Dans le Cid de Corneille, Rodrigue et Chimène m’intéressent au plus haut degré : ils sont beaux tous deux ; ils me passionnent ; leur amour est légitime, et parce qu’il est légitime, son infortune excite ma pitié. Le sacrifice que le jeune homme et la jeune fille en font au devoir est tout ce qu’il y a de plus idéal et en même temps de plus tragique.

Dans Polyeucte, dans Zaïre, les conditions sont les mêmes que dans le Cid ; et telle est la puissance du beau moral sur l’imagination, que nous n’apercevons plus les taches qui déparent ces tragédies : elles nous émeuvent profondément, et malgré notre pitié, nous sommes satisfaits.

C’est autre chose de la Camille des Horaces, et de l’Hippolyte de Phèdre.

Meurtrier de sa sœur, Horace, coupable tout au plus devant le tribunal domestique, est innocent devant le peuple. Il pouvait supporter les regrets de Camille ; il doit punir ses imprécations. Cette fille, en qui l’amour parle plus haut que le patriotisme, n’est plus Romaine ; elle est indigne de son père et de ses frères ; elle fait tache dans sa famille, il faut qu’elle meure.

Qu’Hippolyte aimât quelque part, en chevalier ou en prince, je ne l’en eusse pas plus blâmé que n’eût fait Thésée. Mais comment supporter ce jeune homme condamnant, par une amourette, la politique, le règne entier de son père ? On me dit que l’amour ne se commande pas : soit ; mais le devoir commande aussi, et plus haut que l’amour. Ce qu’il y a de pis est que cette désobéissance donne raison à Thésée : il a le droit de penser qu’un fils dont les sentiments sont la censure de toute sa vie, qui le brave et tend la main à l’ennemi, a bien pu former encore des projets sur Phèdre.

Je suis sans sympathie pour Françoise de Rimini et son cousin, que Dante, amoureux mystique, a trop ménagés. Que me fait cet adultère produit par le désœuvrement du corps et de l’esprit, la lecture des romans et le chatouillement de la volupté ? N’est-ce pas la pire espèce d’adultère, partant la moins intéressante ?

Lucie de Lammermoor me ravit : fiancée, fidèle, alors même qu’elle accepte un autre époux, elle reste dans la Justice. Le coupable est le frère qui la trompe, et qui, en la sacrifiant à son ambition, immole le devoir et le droit de la femme, tout ce qui fait la gloire et la félicité du genre humain.

Mais, tout en plaignant Roméo et Juliette, je les blâme et ne les pleure pas : eux aussi ont manqué au droit paternel. Comment ces deux jeunes gens s’ingèrent-ils de trancher les vieux différends de leurs familles par un mariage clandestin ?Quoi ! c’est ainsi que va finir l’antagonisme héréditaire des Montaigu et des Capulet !… Je ne suis pas de ceux qui traitent l’amour de misère, je ne suis ni guelfe ni gibelin ; mais il me semble que les deux familles avaient le droit de punir les indiscrets amants, je ne dis pas en les tuant, mais en les mettant en religion.

J’ai horreur de Paul et Virginie : je regarde cet amour, possible peut-être, mais non plausible, et où respire l’inceste, comme une profanation de l’enfance. Paul et Virginie sont, par les douze premières années de leur vie, frère et sœur ; ils ne doivent s’aimer que tard, après une séparation prolongée, et je trouverais Virginie plus pure, au dernier moment, dans les bras du matelot nu qui offre de la sauver, que morte avec le portrait de Paul sur le cœur.

La fable de M. de Lamartine se déroule entre deux personnages : Raphaël, une espèce de Sténio ; Julie, une Lélia rectifiée, créole, esprit fort, qui s’est fait une religion à elle, mais qui se convertira à la fin, par la grâce de l’amour et pour la plus grande gloire de Dieu.

Or, de quelque style qu’ait su la couvrir l’auteur, la situation passe toute licence.

Raphaël et Julie se rencontrent aux eaux d’Aix, le premier poitrinaire, la seconde attaquée d’une maladie de cœur qui lui interdit tout rapport physique d’amour. Ils s’aiment, néanmoins, et comme bien on pense, d’autant plus qu’ils n’ont rien à espérer. Le jeune homme suit la femme à Paris, est agréé par le mari, vieillard octogénaire, qui approuve cette liaison platonique. On se voit, on s’écrit, on s’adore pendant six mois, au bout desquels, forcés de se séparer, on se donne rendez-vous à Aix, et la femme meurt.

Tel est le fond sur lequel M. de Lamartine a broché 350 pages de ce style feuillu, melliflu, qui ne le quitte pas, et qui eût si fort impatienté Diderot.

Qu’est-ce, d’abord, que ce mariage ?

Jeune, belle, ardente à l’amour, mais sans bien, Julie a consenti à épouser un vieux savant, qui doit, dans quelques années, délai moral, lui laisser une jolie fortune, avec laquelle elle pourra se remarier, et qui en attendant ne la gêne pas, satisfait qu’il est, dit-il, du plaisir des yeux et de la possession du cœur. En offrant sa main à la jeune fille, il avait déclaré, protesté, qu’il regrettait de n’avoir pas de fils à qui il pût la donner ; que, ne pouvant l’obtenir pour un fils, il voudrait l’avoir pour fille ; qu’en l’épousant lui-même, il n’aspirait à rien de plus qu’à des relations paternelles, etc.

Sur quoi j’observe que, puisqu’il ne s’agissait que de paternité, il y avait un moyen bien simple, qui ne contrariait personne et ne choquait point la nature : c’était d’adopter Julie, puis de la marier. Il est vrai qu’alors le roman n’est plus possible ; mais c’est justement ce que je reproche à M. de Lamartine et à ses pareils, et en quoi je les accuse de manquer de virilité intellectuelle ou de conception : dès qu’on les oblige à respecter, dans leurs compositions, la logique, la vérité et la morale, en un mot la raison des choses, on les condamne au silence.

Si vieux pourtant et décharné que soit un homme, il lui reste toujours une velléité de concupiscence, et c’est ce que M. de Lamartine avoue ingénument de celui-ci : — « Sa tendresse se bornait à me presser contre son cœur, et à me baiser sur le front, en écartant de la main mes cheveux. » Assez comme cela : ce mari est un vieux drille, qui déguise sous de grands mots une fringale de soixante-douze ans, et se permet, faute de mieux, les attouchements. Il suffit que le soupçon existe pour que l’honnêteté disparaisse, et que la prétendue paternité devienne incestueuse. Et quoi de plus immoral que la peinture de ces amours contraints à la réserve ou réduits à l’impuissance par un obstacle étranger à la volonté : la décrépitude chez le vieillard, l’anévrisme chez la femme, le vœu sacerdotal chez Jocelyn ?

Du mari passons à la femme. Si peu qu’on voudra, Julie est épouse ; elle doit respecter en sa personne et dans la personne de son époux, même non usager, la sainteté du mariage. Or, ce respect ne consiste pas seulement à s’abstenir de ces viles satisfactions des sens que lui interdit son anévrisme, mais à se défendre de tout amour, si épuré et désintéressé qu’il soit. M. de Lamartine, si raffiné dans son platonisme, n’ignore pas que le mariage est chose toute morale, dans laquelle le commerce des sens n’arrive que comme accessoire. Ce devait être l’honneur de Julie, sa gloire, comme c’était son devoir, de conserver l’inviolabilité de son mariage aussi bien de cœur que de corps. Ici encore, si l’écrivain est logique, s’il reste fidèle à son principe et à son but, le roman tombe : impossible d’aller plus loin.

Mais Julie est créole ; elle n’entend pas de cette oreille ; son vénérable d’ailleurs l’y autorise. Il lui a dit : Aimez, rajeunissez, soyez heureuse à tout prix. Depuis six ans, sous prétexte de santé, elle vagabonde, cherchant un amant selon son cœur ; et comme elle va vite quand il est trouvé ! Et Je vous aime, et Je vous appartiens ; et ce soir même nous coucherions ensemble, sans ce maudit anévrisme. Connaissez-vous rien de plus obscène que ce tableau où M. de Lamartine peint les deux amants, logés porte à porte, et qui, après avoir rétabli la communication, se donnent tout ce qu’ils peuvent, moins ce que vous savez, parce que la mort est au bout ? Lélia n’eût pas hésité ; elle aurait dit : Mourons !… J’aime mieux Lélia, j’aime mieux Messaline.

Pendant six semaines, M. de Lamartine nous représente ce Raphaël, que la maladie de cœur tient à distance, en adoration devant le lit de Julie et s’écriant :

« Ô amour ! que les lâches te craignent et que les méchants te proscrivent ! Tu es le grand prêtre de ce monde, le révélateur de l’immortalité, le feu de l’autel ! Sans ta lueur, l’homme ne soupçonnerait pas l’infini !… »

À quoi Julie, en proie aux palpitations, réplique par cette antienne :

« Il y a un Dieu, c’est l’amour… Je l’ai vu, je l’ai senti. Ce n’est plus vous que j’aime, c’est Dieu. — Dieu ! Dieu ! Dieu ! — Dieu, c’est toi ; Dieu, c’est moi pour toi ! Raphaël, tu es mon culte de Dieu !

Mais il faut connaître aussi ce Raphaël, l’homme-dieu de Julie. Raphaël est un jeune homme pauvre, doué de quelques talents, pour qui sa famille s’est sacrifiée, et qui, tandis que son père, sa mère et six enfants dans l’indigence cultivent pour vivre le champ paternel, au lieu de chercher un emploi dans le monde, mange leur dernier sou en faisant l’amour. Pour se soutenir quelques mois de plus à Paris, il vend à un juif l’anneau de mariage de sa mère : il est vrai qu’il pleure beaucoup avant de se défaire de cette relique ; mais enfin il la livre, un jour qu’il avait fait une course au bois de Boulogne avec Julie. Tandis que là-bas on meurt de faim, il chante sous un hêtre, avec Julie, un dithyrambe à l’amour : Dieu ! Dieu ! Dieu !… À cet endroit du roman, je m’attendais à voir paraître un frère en blouse et gros souliers, venant souffleter le lâche et stupide Raphaël sous les yeux de son indigne maîtresse : M. de Lamartine n’a pas de ces inspirations. Si Raphaël avait eu le moindre sentiment de son devoir, après s’être réjoui ou désolé, je laisse la chose à la discrétion du romancier, pendant quinze jours, de cette aventure d’auberge, il serait retourné à ses affaires, comme eût fait le plus humble commis-voyageur ; mais nous n’eussions toujours pas eu de roman, et il existerait de M. de Lamartine un chef-d’œuvre de moins. Tout se passe donc sans esclandre, et l’aventure finit comme elle a commencé, à la satisfaction du lecteur et de l’écrivain. L’étudiant et la petite pensionnaire qui liront cette nouvelle ne manqueront pas de dire : l’amour est trois fois saint, Raphaël un grand cœur, et M. de Lamartine un grand génie.

XXIII

Je voudrais poursuivre cette revue, qui m’intéresse au plus haut point ; mais l’espace me manque, et mon sujet m’appelle ailleurs. Posons seulement des conclusions.

Toutes les fois que dans une littérature le génie, distrait par d’autres travaux, vient à se retirer, et que l’élément féminin prend le dessus, alors paraissent les écrivains de second ordre, écrivains de vulgarisation et de propagande, dont la mission, s’ils savent y rester fidèles, est de porter jusqu’aux dernières couches de la société la révélation du juste et du beau ; mais qui, doués de plus de passion que d’invention, affectant plus de sensibilité que de profondeur, trouvant à la santé moins de charme qu’à la morbidesse, préparent la dissolution littéraire par l’hypertrophie du style, et marquent le point où commence la décadence des peuples.

Deux traits principaux les distinguent : l’impuissance où ils sont d’appliquer leur talent à des œuvres originales ; le penchant aux sujets érotiques.

Tout écrivain aspire naturellement à prendre une initiative, tout poëte veut être créateur ; et comme la création littéraire ne peut être la même à toutes les époques, qu’il y a des intermittences forcées, il arrive que l’homme de lettres, dédaignant le rôle modeste de vulgarisateur, se trouve littéralement sans emploi.

N’est-ce pas un littérateur sans emploi que M. de Lamartine ? Et Victor Hugo, qui, avec une puissance de style supérieure encore, s’en va du moyen âge catholique à l’Orient mahométan, quêtant des sujets pour ses vers, et ne voit pas la Révolution couchée à ses pieds, n’est-ce pas aussi un poëte déshérité ? Et MM. Soumet, de Vigny, Laprade, chantres de l’autre monde, qui rêvent de la chute des anges, le réveil de Psyché, le rachat de l’enfer, quand nous leur crions : À bas le prolétariat ! pensent-ils avoir bien mérité de leur siècle et de la postérité par leurs rimes ?

Il y a plus de vie littéraire, plus de génie, dans de petites histoires de la Révolution, écrites sans faste, mais lues du peuple, comme celle de Villiaumé, dans les récits plus ou moins légendaires de Marco Saint-Hilaire, dans les chansons de Pierre Dupont et les moralités de Lachambeaudie, que dans toutes ces œuvres qu’une société de convention admire en bâillant et qui s’enterrent à l’Académie.

Dans cette déroute des chefs de la littérature, il est facile de prévoir ce qu’il peut advenir des femmes qui les suivent.

La femme est éducatrice ; elle a une mission sociale et conséquemment une part dans l’action littéraire, puisque c’est par la parole, par la poésie et l’art, que s’enseigne et se propage la morale. Mais ici encore et plus que jamais la femme a besoin d’être soutenue par la sévérité du génie viril ; elle est perdue si, au lieu de trouver chez l’homme un guide puissant par la raison, elle ne rencontre qu’un auxiliaire de ses faiblesses, un agent provocateur de son penchant à l’amour. Elle semblera d’abord une héroïne, parce que, l’homme s’efféminant, elle deviendra son égale ; peu à peu, l’érotisme subjuguant tout à fait sa pensée, elle tombera dans une espèce de nymphomanie littéraire, et tandis qu’elle rêve d’émancipation, d’égalité des sexes, de parfait amour, elle ira se perdre dans les mystères de Cotytto.

XXIV

Mme  Roland.

Manon Philipon, née à Paris, fille d’un graveur ; tête romanesque, formée à l’école de Rousseau, chrétienne d’abord, puis philosophe par sentiment, républicaine par engouement, mais toujours dominée par le sentiment et l’idéal : à dix-sept ans elle accepte, en la personne de Roland de la Platière, un Wolmar, en attendant que le ciel lui envoie un Saint-Preux ; rédige, en collaboration avec son mari, des livres sur le commerce et les manufactures ; puis tout à coup, devenue clubiste, femme d’État et cheffesse de parti, agite la nation plus qu’elle ne la sert, et perd la Gironde, son mari et elle-même, par son immixtion aussi malheureuse que malhabile dans la politique : voilà, en dix lignes, Mme  Roland.

Ce dont je la loue est d’avoir contribué, par l’influence propre à son sexe, le sentiment et l’idéal, au développement de la Justice révolutionnaire ; elle gâta son rôle dès qu’elle eut la prétention d’employer d’autres armes, et d’agir aussi par la force de la raison.

Les mémoires qu’on lui attribue étant apocryphes, je ne puis la juger que par son parti et par un seul acte ; mais cet acte est décisif et la peint tout entière, elle et ses amis. On lui a supposé un amour secret et profond pour un Girondin : personne ne peut dire ce qui en fut. J’admets que sa vie occupée, son esprit remuant, le respect de son mari, le soin de sa réputation, la sauvèrent jusqu’à la fin des misères d’un entraînement que fille et femme elle dut réprimer : que ne fît-elle pour la vanité ce qu’elle avait si bien su faire pour l’amour ! La Gironde, en conservant le pouvoir quatre mois de plus, eût sauvé peut-être la République, tombée à sa naissance dans la mare de sang de septembre.

Mme  Roland et les Girondins, c’est tout un : dire ce que fut le parti, c’est faire le portrait de la femme.

Par l’idée qu’elle représente autant que par ses talents, la Gironde a toujours eu ma sympathie ; comme caractère, je la trouve déplorable.

Mieux que les Jacobins elle avait conservé la pensée de 89, marquée par les fédérations ; mais elle la comprend si peu, cette pensée, elle se montre si incertaine, si chancelante, qu’on l’accuse, sous le nom de fédéralisme, avec une apparence de raison, de vouloir le démembrement de la France.

La Gironde est philosophe et se moque à juste titre des capucinades de Robespierre ; et par son affectation de scepticisme elle se fait accuser encore de corruption ; elle ne sait pas prendre la direction de l’esprit public, se poser en défenseur de la morale et du droit, défendre son idée et tenir son drapeau.

La Gironde est révolutionnaire jusqu’à la violence, c’est elle qui décide la chute du trône ; et elle se fait accuser de modérantisme.

Malgré les Jacobins, elle fait déclarer la guerre à l’Autriche, ce qui était la vraie tactique : la victoire la justifie ; et elle se fait accuser de trahison.

On l’appelle le parti des hommes d’État, aveu forcé de la supériorité de leur politique ; et ces hommes d’État sont sans cesse occupés de querelles particulières et de personnalités. Ils s’effrayent de Marat ; ils méconnaissent Danton, ils jalousent Robespierre.

D’où vient que le caractère de ce parti jure si fort avec son idée ? C’est que l’idée ne lui venait pas de son fonds ; il la suivait, mais ne la portait pas : ce qui faisait dire des Girondins en général que, s’ils savaient parler, ils ne savaient point agir, et il y eut du vrai dans ce reproche.

La Gironde, élite bourgeoise, formée de sujets à la nature élégante et artiste, inclinant, par son admiration de l’antiquité, par sa littérature et son éloquence, à l’utopie, était le parti idéaliste de la Révolution, l’élément féminin, par conséquent.

Robespierre et les Jacobins, bien autrement bavards, étaient-ils donc plus hommes d’action, plus forts sur les principes, plus loin du despotisme et des formes de l’ancien régime que la Gironde ? Tout au contraire : c’est le parti de la médiocrité envieuse, de la contrefaçon monarchique, de la roideur sans puissance, du dogmatisme sans portée. Si les Girondins sont les femmelins de la Révolution, Robespierre et ses hommes en sont les castrats. La République de 1848, qui reprit cette tradition, devait en fournir une triste preuve.

Mais les Jacobins affectaient de se tenir plus près du peuple ; s’identifiant avec la Montagne, affichant des mœurs austères, montrant des figures rechignées et des barbes incultes, ils furent, dans l’opinion, les justiciers de la Révolution, l’élément mâle. Leur triomphe momentané était certain.

Quelle merveille qu’avec leur tempérament les Girondins eussent leur Égérie, une héroïne, belle, éloquente, passionnée ? Cela devait être, et cela fut. Les montagnards de 93 n’eurent-ils pas aussi leur Théroigne de Méricourt, comme ceux de 48 leur George Sand ?… La gloire et l’infortune de Mme  Roland étaient dans la logique des circonstances : c’était la reine prédestinée du parti qui d’une main renversait la royauté, de l’autre menaçait Marat et les septembriseurs.

Le fait qui signala l’influence de Mme  Roland est la lettre au roi, du 10 juin 1792, qu’elle rédigea pour son mari.

Tous les historiens ont remarqué le ton impérieux et blessant, l’énergie déplacée, malhabile, de cette épître. Une femme ne pouvait plus mal faire. Pour comprendre tout ce qu’il y a de puéril dans cette œuvre, il faut la rapprocher des fameux messages de la Constituante, inspirés, dictés ou rédigés par Mirabeau et Sieyès. Ici, le respect le plus profond et le plus vrai, joint à une fermeté qui évite de paraître dans le style, et qui, n’existant que dans les choses, triomphe d’autant plus sûrement ; là une vivacité toute de forme, qui laisse voir que la Gironde n’est plus maîtresse de la situation et que les événements lui échappent. Aussi la royauté, comme un fier coursier, obéit à la main de la Constituante ; elle fait sauter la Gironde.

Jamais l’intervention d’une femme ne fut plus funeste : la chute de la Gironde date de ce jour. Avec les rois, il faut parler le langage de la Constituante ou garder le silence de la Convention ; et je me figure que, si la Législative avait été appelée à discuter en séance publique la lettre de Mme  Roland, elle l’eût sévèrement blâmée, tant pour le fond que pour la forme.

À partir de ce moment, l’influence de Mme  Roland se renferme dans son salon. Elle mourut avec courage, mais non sans faste. Jusqu’à l’échafaud elle ne peut s’empêcher de déclamer : Ô liberté ! que de crimes commis en ton nom ! Bien supérieure, à cet instant suprême, m’apparaît l’infortunée Marie-Antoinette, montant à l’échafaud sans prononcer une parole, sans verser une larme, avec ses vêtements blancs de veuve, presque aussi belle que la Lucile de Camille Desmoulins. Marie-Antoinette n’a pas fait moins de mal à la royauté que Mme  Roland à son parti ; elle eut du moins son excuse dans la nullité de son époux. Il est possible, l’accusation est loin d’être prouvée, que Marie-Antoinette, si mal mariée, ait été légère ; du moins elle reste femme, et cette femme est plus sublime en face de la guillotine que le demi-homme appelé Mme  Roland. La pécheresse l’emporte ici sur la stoïcienne : pourquoi ? parce qu’un mot, une heure lui ont suffi pour reconquérir sa dignité de femme, et que l’autre, par sa virilité affectée, a perdu la sienne.

On peut dire que Mme  Roland eut son continuateur, son vengeur, en Charlotte Corday. L’une de ces femmes complète l’autre : c’est la même roideur de caractère, la même soif de renommée et de pouvoir, le même mépris du parti opposé ; du reste, la même bravoure devant la mort. Seulement, tandis que l’émancipation de la première n’avait pas dépassé le for intérieur, la seconde se donne liberté complète.

Charlotte Corday d’Armans, comme elle se nommait, sorte de gentillâtre, aventurière, repue de romans, fainéante, menteuse, archi-catin, aspirant, comme Mme  Roland et à son exemple, à jouer un rôle politique, et sachant à merveille, dans ce but, trafiquer de son pucelage : telle fut l’assassin de Marat. À Caen, où elle vit les Girondins, elle eut des relations intimes avec Barbaroux, on dit même avec le grave Péthion. Thibaudeau et Doulcet de Pontécoulant, bien instruits de ces détails, l’affirmèrent toujours. Son émancipation datait de loin ; et elle en avait tiré hardiment, et de bonne heure, les conséquences. Du reste pas d’amour en cette créature. Dupe des illusions girondines, elle se figurait, nouvelle Judith, que, Marat mort, une réaction de Paris contre la Montagne était inévitable, et sur ce beau calcul elle avait fondé l’espoir de sa fortune. Ni les Girondins, ni à plus forte raison une Charlotte Corday, ne pouvaient comprendre que, la Révolution étant emportée par un courant irrésistible, la prudence commandait de le suivre, jusqu’au moment où de lui-même il s’arrêterait. Ici encore éclate la supériorité de conduite des hommes de la Plaine sur les emportés de la Gironde.

La Plaine, personnifiée en Sieyès, vote la mort du roi sans phrases ; envoie, au gré des événements, au tribunal révolutionnaire, Girondins, Hébertistes et Dantonistes, se lavant les mains des condamnations qui peuvent s’ensuivre ; vote en trois jours la Constitution de 93, salue la déesse de la Liberté, assiste à la fête de l’Être suprême ; puis, éclatant de rire au rapport de Barrère sur le messie de Catherine Théot, d’une chiquenaude met Robespierre et les Jacobins à bas. Tout cela n’est pas fort héroïque, sans doute ; mais le tapage girondin, mais les épurations jacobines, mais les processions maratistes, était-ce donc de l’héroïsme ? Entre partis qui luttent pour le pouvoir, le plus fort n’est-il pas celui qui sait le mieux se contenir et faire servir à ses desseins l’ineptie de ses compétiteurs ? Il y avait aussi des hommes courageux dans la Plaine : Féraud et Boissy d’Anglas le prouvèrent. Mais ils savaient, ce que la Gironde et Mme  Roland, les Jacobins et leurs tricoteuses, ne comprirent jamais, qu’en Révolution il y a des frénésies populaires qu’il faut laisser se calmer quand on ne peut plus les retenir ; qu’on n’en finit pas avec l’anarchie et le despotisme par l’assassinat ; que ce ne sont pas les hommes qui font les partis, mais les partis qui font les hommes ; et qu’entre deux folies furieuses qui agitent une nation il n’y a d’autre initiative à prendre que celle de la réserve et du silence. Marat assassiné, Hébert devint le chef du mouvement sans-culotte : ce fut tout le fruit du crime de Charlotte Corday.

XXV

Mme  de Staël.

En 1839, je demandai à M. Droz, de l’Académie française, son opinion sur Mme  de Staël, lui avouant ingénument qu’ayant commencé, sur la foi de la renommée, la lecture des Considérations sur la Révolution française, et de l’Allemagne, il m’avait été impossible de vaincre mon ennui et d’achever mon entreprise.

M. Droz se mit à rire, et me dit : « Je suis, avec mon ami Andrieux, l’un des littérateurs de l’époque qui ont le plus fait pour la réputation de Mme  de Staël. Elle n’eut jamais de plus ardents, de plus sincères enthousiastes. Or, voici ce qui nous arriva. Quinze ou vingt ans après la vogue de cette femme, je m’avisai de relire les œuvres qui d’abord m’avaient causé tant de plaisir, et je fus, comme vous, saisi d’un insurmontable dégoût. Je fis part de mon impression à Andrieux, qui m’en avoua tout autant. Nous rîmes fort de notre mésaventure, mais nous ne nous en vanterons pas. Laissons en paix Mme  de Staël. »

C’est ainsi, pour le dire en passant, que se font les célébrités féminines et qu’elles se soutiennent. Les premiers qui, jeunes, y mirent la main, parvenus à la maturité n’osent plus se déjuger ; et il reste établi, parmi les adolescents et les femmes, qu’une Staël balance un Napoléon.

Qu’une femme, entourée de tous les avantages de la fortune et du rang, ayant reçu une éducation hors ligne, vivant au milieu des hommes les plus considérables par la science et le génie, puisse, à une époque de décadence, ou, si l’on veut, de vulgarisation littéraire, publier, sous forme de considérations, de roman ou d’essai, le résumé de ses lectures, conversations, correspondances et impressions, cela peut avoir son utilité et mériter à l’auteur de justes éloges. La nature, qui a fait l’esprit de la femme d’une autre trempe que celui de l’homme, n’a pas entendu que cet esprit demeurât sans manifestation et sans influence. À qui le nierait, je ferais observer que la femme parle, et généralement, avec plus de grâce et de facilité que l’homme : elle doit donc avoir à dire quelque chose. Qu’elle parle donc, qu’elle écrive même, je l’y autorise et l’y invite ; mais qu’elle le fasse selon la mesure et l’essence de son intelligence féminine, puisque c’est à cette condition qu’elle peut nous servir et nous plaire, sinon je la rappelle à l’ordre et lui interdis la parole.

Le défaut de presque toutes les femmes auteurs est qu’elles veulent être hommes, et que, ne pouvant le devenir, pas plus par l’intelligence que par le sexe, elles retombent au-dessous de la femme. À propos de la Révolution, Mme  de Staël pouvait faire une chose aussi utile qu’agréable, c’était de recueillir des matériaux et des anecdotes : elle a voulu faire des Considérations, comme un homme d’État, et elle ne nous a rien appris du tout. Quand les hommes, étourdis par les événements, passaient à l’ennemi, comme de Maistre et Châteaubriand, ou battaient en retraite, comme Laharpe et Royer-Collard, que pouvait avoir à dire la fille de Suzanne Curchod ?

Je pourrais m’en tenir à ce témoignage : j’ai voulu pourtant, dans ces dernières années, et pour l’acquit de ma conscience, me faire une idée plus exacte de la dame ; et comme c’est dans leurs œuvres intimes qu’il faut juger les femmes, j’ai lu Corinne, le chef-d’œuvre de Mme  de Staël.

Corinne, bien entendu, est Mme  de Staël elle-même, poëte, peintre, improvisatrice, cantatrice, danseuse, joueuse de harpe, comédienne et tragédienne, par-dessus tout précepteur et pédante, l’ancienne profession de la mère de Mme  de Staël, Suzanne Curchod.

La thèse, en forme de roman, développée par Mme  de Staël, peut se réduire à cette question : Si un génie comme celui de Corinne (Mme  de Staël) peut se contenter de l’existence vulgaire qu’offre le ménage aux épouses et aux mères, et si par conséquent la société n’est pas injuste envers la femme ?

À quoi je réponds, le roman de Corinne à la main, que ce prétendu génie n’existe pas ; que les pièces fournies à l’appui démontrent précisément son absence ; que même les talents d’acquisition exhibés par l’auteur font tort à son esprit naturel autant qu’à sa dignité de femme ; en sorte que, si l’on devait conclure de l’exemple de Corinne à l’universalité du sexe, il vaudrait mieux pour celui-ci rester dans l’ignorance que de compromettre, par un semblant de génie, avec le bon sens et la grâce qui le distinguent, le bonheur de sa vie et le repos de la nôtre.

Le roman de Corinne se compose de deux parties, que l’auteur mêle et alterne dans sa narration.

La première partie consiste en une espèce de Guide ou Vade mecum du voyageur en Italie, comme en fourniraient sur commande tous les faiseurs d’almanachs, avec des morceaux dithyrambiques sur les grandeurs et les misères de ce pays. Çà et là quelques pensées justes sur la littérature et les arts, extraites des lectures et conversations de l’auteur, mais qui ne sortent pas du lieu commun.

La seconde partie, ou le roman proprement dit, est quelque chose d’absurde, écrit en un style inqualifiable. Si Corinne, ou lord Melvil, son amoureux, avait un seul moment lucide, ce serait fait du roman : comme le Raphaël de M. de Lamartine, il finirait le premier jour, il finirait le second, il finirait le troisième, il finirait à chaque instant. Ajoutez que, comme dans Raphaël, la moralité des personnages est détestable, un manquement perpétuel à la bienséance, à la délicatesse, à la probité, à la raison, déguisé sous le plus fatigant verbiage et les sentimentalités les plus fades.

Corinne, d’abord, n’attend pas qu’on l’aime ; elle devine qu’on l’aimera et fait toutes les avances, assurant néanmoins qu’elle se tient sur la réserve : résultat de cette effémination littéraire, qui commence à Rousseau, et que nous avons vue se continuer par la Gironde. Une femme qui raisonne de tout, religion, morale, philosophie, politique, littérature, beaux-arts, a des priviléges que n’obtient pas une pécore. Son talent, ce mot revient à chaque instant dans la bouche de Corinne, la dispense de toute retenue ; elle est naturelle. Elle sait qu’en se faisant connaître sous son véritable nom elle court risque de perdre lord Melvil, à qui un devoir pieux défendrait de l’épouser ; mais elle se garde de tenter l’épreuve, et s’efforce d’engager son pitoyable amant, en enflammant sa passion. Puis, quand lord Melvil la quitte, elle court après lui, assiste invisible à son mariage, et revient se désoler en Italie.

Quant à lord Melvil, le héros du roman, un homme selon le cœur de Mme  de Staël, c’est un être sans caractère, sorte de pantin qui, après avoir longtemps soupiré pour Corinne et lui avoir promis mariage, l’abandonne en lâche, trahit sa parole et épouse ailleurs. C’est un fait d’observation générale que les caractères d’hommes conçus par des romancières sont au dessous de la virilité. Mettez à la place de lord Melvil le premier bourgeois venu de la cité de Londres, dès le premier jour il en eût fini avec la donzelle par cette proposition simple : « Pouvez-vous, ô Corinne ! renoncer à vos triomphes et vivre comme une Anglaise, sauf à mêler de temps en temps aux occupations domestiques votre culte des beaux-arts ? Nos femmes, que vous dédaignez, ne sont pas tellement ménagères qu’elles ne s’amusent volontiers de musique, de danse et de littérature, comme de modes. Servez-leur en tout de modèle. Un vrai gentleman ne trouvera jamais, pour lui verser le thé, Vénus trop belle, Minerve trop sage, les Muses trop savantes, Junon même trop grande dame. Voulez-vous être la première ladie d’Angleterre ?… » On s’expliquait, Corinne acceptait, tout finissait ; mais Mme  de Staël perdait sa cause.

On m’a cité de Mme  de Staël un autre ouvrage fort peu connu, et qui, m’assure-t-on, mériterait de l’être. Je ne le lirai pas : laissons en paix Mme  de Staël.

De même que Mme  Roland, Mme  de Staël fut une espèce de chef de parti. L’idée qu’elle représente est la réaction au despotisme militaire ; et comme la première avait eu, dit-on, son Barbaroux, la seconde eut son Benjamin Constant. La femme n’a pas une idée dont elle ne fasse un petit amour : que ce soit sa gloire, si l’on veut ; mais que ce soit aussi le signe de sa faiblesse. Qu’il en eût peu coûté à Bonaparte pour faire de cette rebelle une fanatique de son pouvoir !… Mais, par la loi de contraste qui unit les sexes, le plus homme des hommes préférera toujours la plus femme des femmes ; époux et empereur, Napoléon, qui dédaigna Mme  de Staël, couronna deux fois Joséphine. Parlez donc d’égalité !

XXVI

Mme  Necker de Saussure.

Avec celle-ci nous aurons le spectacle d’une sorte de réaction en famille : après la mondaine, la dévote ; mais le diable n’y perdra rien.

Mme  Necker de Saussure, fille du célèbre physicien de Saussure et parente par alliance de Mme  de Staël, est auteur d’un livre fort répandu, qui a pour titre Éducation progressive, ou Étude du cours de la vie, 3 vol. in-8o. Il suffit d’ouvrir au hasard cet ouvrage pour s’apercevoir qu’on a affaire à une personne dont l’indépendance s’affiche beaucoup moins que celle de Mme  de Staël, et chez qui, pour cette raison, le caractère, les idées et le style semblent plus assurés. Défiez-vous cependant de cet air de componction : Mme  Necker n’est pas tellement résignée à la loi de subordination qu’elle enseigne aux jeunes filles et que sa religion lui impose, que je voulusse recommander son livre aux institutions, et cela dans l’intérêt même du sexe. La pédagogie de cette prêcheuse, inspirée du temple, est dépourvue d’aménité ; on dirait la Julie de Rousseau devenue ictérique, et qui, après avoir caressé l’amour et l’homme, est saisie tout à coup des deux sentiments les plus haïssables chez la femme, l’aversion de son sexe, et une envie démesurée du nôtre. Ah ! plutôt que ces piétistes à figures de parchemin, vivent les Madeleine et les Aglaé ! Celles-ci du moins nous font sentir la femme ; la vertu des autres n’est bonne qu’à figurer sur des croix sépulcrales. Tandis que Mme  Necker disserte, étale sa discipline et sa savantise, elle oublie de montrer ce qui plaît le plus dans la femme, la seule chose qu’elle puisse donner et que nous lui demandions, cette physionomie ravissante que prend dans son esprit la pensée de l’homme. Qu’on trouve dans son ouvrage quelques observations de détail qui ont leur prix, je l’accorde ; au total, je préfère à ce méthodisme décharné la bonne Mme  Le Prince de Beaumont et son Magasin des Enfants.

Je ne m’arrêterai point à examiner l’ordre d’idées dans lequel se meut Mme  Necker : sa pensée ne lui appartient pas. Chrétienne et réformée, elle part du dogme de la chute, rétrogradant ainsi de Rousseau, qui du moins affirmait la Justice native et immanente, à saint Paul, le théologien de la grâce : c’est assez dire. Mme  Necker n’a pas de système, pas d’idée synthétique et mère ; le titre de son livre, Éducation progressive, sans portée philosophique, aussi ambitieux que mal justifié, n’a pas même de sens : cela pourrait s’appeler aussi bien Ange conducteur dans les voies du salut, à la manière des ouvrages de dévotion catholiques, si la foi calviniste ne répugnait à la modestie et à la simplicité.

Puis donc que nous ne pouvons juger cet écrivain que sur des aperçus de détail, et qu’après tout la puissance de l’esprit, quand elle existe, se montre aussi bien dans les petites choses que dans les grandes, contentons-nous de quelques citations, qui serviront autant que mille.

Le tome troisième de l’Éducation progressive est exclusivement consacré aux femmes : c’est la partie de son sujet que l’auteur devait le mieux connaître. J’ai cité les passages dans lesquels Mme  Necker avoue, d’un air si contraint, si piteux, l’infériorité de l’intelligence chez la femme, sans se douter un moment que cette infériorité puisse avoir sa raison dans la destinée sociale ; je continue.

« Une entière franchise est rare chez la femme », dit Mme  Necker.

Le fait est vrai ; mais d’où vient cette rareté ? Voilà ce qu’il faut dire ; sans quoi l’observation est sans portée, et l’institutrice, qui veut corriger ce défaut dans son élève, court risque de faire fausse route. Faut-il attribuer au serpent, l’antique initiateur du sexe, cette perfidie naturelle que les philosophes et les satiriques attribuent si volontiers à la femme ? Pour moi, sauf meilleur avis, il me semble que le défaut de franchise chez la femme résulte de la qualité de son entendement. Elle procède par intuition, non par enchaînement de propositions ; et comme l’intuition ne mène pas loin, il s’ensuit que la femme est forcée de s’arrêter devant les conséquences inconnues de ses paroles ; elle se méfie d’elle-même : son défaut de franchise ne prouve donc qu’une chose, sa timidité, disons même, sa prudence. Mme  Necker, qui, après avoir posé le principe, n’avait plus qu’à tirer la conséquence, le comprend si peu qu’elle attribue la duplicité de la femme à sa servitude ; de sorte qu’au lieu d’un coupable nous en avons deux, la femme menteuse et l’homme tyran, quelle psychologie !

« Cependant, ajoute notre institutrice, ses sentiments sont plus vifs, plus indestructibles, moins sujets à être refroidis par les sophismes que ceux de l’homme. »

Pourquoi cela encore ? Mme  Necker, qui a vu le fait, n’en découvre pas mieux la raison. C’est qu’un esprit qui n’enchaîne pas ses idées est par là même plus difficile à entraîner par la série dialectique ; d’où il résulte que la femme semble têtue, comme on l’a dit de tout temps, obstinée, indocile, tandis que tout son crime est de vouloir ramener cette certitude théorétique, à laquelle son intelligence répugne, à l’évidence de l’intuition. Pauvre femme !

Suit chez l’auteur une enfilade de lieux communs sur le despotisme de ces méchants sujets d’hommes, qui font, par la tyrannie de leur volonté, perdre la franchise et la sincérité aux femmes. Voilà toute la philosophie de Mme  Necker : mauvaise humeur, dénigrement. L’homme est ceci, la femme est cela : mélange de vertus et de vices, les premières données par le Saint-Esprit, les seconds contractés par la suggestion du diable. Tandis que Mme  Necker, sévère Aristarque, accuse la faiblesse de la raison chez les femmes, elle ne s’aperçoit pas qu’elle raisonne constamment en femme, et c’est ce qui m’indispose contre elle. De quoi se mêle-t-elle, femme, de vouloir raisonner comme un homme ? J’aimerais autant qu’elle jurât comme un charretier.

Ainsi, elle convient de l’inégalité intellectuelle des sexes. « Mais, ajoute-t-elle, cette inégalité n’est pas aussi grande qu’on croit. » — Eh ! madame, si peu que rien c’est l’infini. Il en est ici de l’intelligence comme de la justification. Pour peu que l’homme ait par lui-même d’énergie justifiable, il a la sainteté ; pour peu qu’il ait de force de conception, il a la science ; dans l’un et l’autre cas, il n’est pas déchu : c’est fait de votre religion. Or, la femme n’ayant de soi ni la justification, ni la conception ou le génie, serait positivement déchue, si elle n’était rachetée par son compagnon. Qu’avez-vous à répondre à cela ?

« La femme est naturellement plus religieuse que l’homme. »

Certes, oui ; pensez-vous lui faire de cette religion un titre à l’égalité ?

« Les femmes aiment immensément ; elles aiment depuis l’enfance jusqu’à la vieillesse, sans désirer d’autre bonheur que celui d’aimer. Le mouvement du cœur n’est jamais suspendu chez elles. »

Pour cela encore, vous dites vrai : la femme est tout amour. Mais d’abord ne confondons pas cet amour immense, tel qu’il s’observe chez la femme naturelle ou émancipée, et qui n’est autre que lasciveté pure, avec ce qu’il devient sous le regard de l’homme par la transfiguration conjugale. Puis, mettez-vous d’accord avec vous-même, et reconnaissez que, si la femme est douée d’une si grande puissance d’aimer, c’est qu’elle est douée d’une médiocre capacité pour la Justice, ainsi que vous le constatez ailleurs, ce que ne rachètent nullement ses dispositions religieuses.

Mme  Necker ajoute :

« De cet amour immense résulte l’amitié que les hommes ont entre eux. Il est de fait que là où les femmes captives et peu développées n’exercent aucune influence, les hommes vivent solitaires ; ils ne s’aiment pas. »

Le fait peut être vrai ; mais ce n’est qu’une coïncidence, si l’on n’en montre le pourquoi. Mme  Necker saurait-elle le dire ? Non : ceci rentre dans la raison des choses, à laquelle ne s’élève jamais de lui-même l’esprit de la femme.

« Du moins les femmes ne sont pas toutes mariées, et cela constitue une large exception en faveur de la liberté de la femme. »

Nous y voilà : la Liberté. Comme si, mariée ou non, la destinée de la femme dans la société n’était pas toujours la même ! L’individu suit la loi du sexe, madame : demandez à Daniel Stern.

« Un fait dont on ne tient pas assez compte est la parfaite égalité intellectuelle des jeunes garçons et des jeunes filles pendant tout le temps qu’on les élève ensemble. »

Rapportez l’effet à la cause, et vous verrez que l’inégalité qui se développe après le premier âge vient de la masculinité, qui auparavant sommeillait. Mais quelle femme sait rapporter les effets à leurs causes ?

« L’engagement que prend l’épouse est spécial ; il a sa limite ; les droits de Dieu sont réservés. »

Holà ! Après avoir reconnu la prépondérance de l’homme, réserver les droits de Dieu, des droits que l’on prétend antérieurs et supérieurs à ceux de l’époux, c’est séparer ce que Dieu même a joint, et changer le mariage en concubinage.

Après une tirade contre les abus du pouvoir marital, Mme  Necker fait appel à l’égalité mystique en Christ. Elle est loin de se douter, la dévote institutrice, du chemin qu’on pourrait lui faire parcourir, avec cette égalité. Nous n’en avons déjà que trop dit ; n’en parlons plus. Constatons seulement la fatalité de la loi qui mène toutes ces émancipées : bon gré mal gré elles tombent toutes dans l’érotisme, érotisme sensuel, si avec le respect conjugal elles ont perdu la foi religieuse ; érotisme mystique, si elles sont demeurées fidèles. Les Thérèse, les Chantal, les Guyon, les Cornuau, les Krudener, émancipées de l’Église, sont sœurs de Ninon de Lenclos, de Mme  du Châtelet, d’Épinay, de Tencin, du Deffant, de Genlis, de Geoffrin, émancipées de la philosophie. Toutes se valent, toutes sont également à craindre pour la famille et la société.

Mme  Necker de Saussure est si peu amie du sexe masculin, qu’elle voudrait pouvoir ôter aux jeunes filles leurs grâces naturelles et leurs attraits. Elle ne supporte pas ce culte universel rendu à la beauté.

« Le culte de la beauté a des autels indestructibles dans le cœur des femmes. Bien plus, des hommes graves, des penseurs capables de le juger tel qu’il est, des moralistes qui devraient en diminuer l’influence, l’augmentent encore. Ils semblent fascinés à la simple idée de beauté. Et ceux qu’on croirait appelés à donner aux femmes des conseils sévères s’arrêtent retenus par la crainte de nuire à leurs charmes. »

« Et pourtant il faut être sévère…… »

Ne voilà-t-il pas un grand malheur que les femmes soient belles, qu’elles ajoutent, par la parure, à leur beauté, que même elles mêlent à tout cela un peu de coquetterie ? Eh bien ! madame, puisqu’il faut vous le dire, sachez-le donc : la beauté, c’est toute la femme. Ôtez-lui la beauté, elle n’est plus rien pour l’homme ; elle n’est rien même devant Dieu ; et votre Éducation soi-disant progressive, qui conduit la jeune fille au mépris de l’homme et de la beauté, est une éducation à reculons. Il faut refaire votre ouvrage, et prier quelque honnête homme, amoureux de la beauté, de vous assister de ses conseils.

« Les hommes, observe-t-elle avec humeur, ne s’occupent de l’éducation des femmes qu’en vue d’eux-mêmes. »

Et en vue de qui, s’il vous plaît, voulez-vous que nous nous en occupions, puisqu’il est avéré, mathématiquement démontré, reconnu par vous et par toute la chevalerie errante, que la femme jetée parmi les hommes n’est rien par elle-même, ne se soutient pas elle-même, et qu’elle n’acquiert de valeur et de signification que par le mariage ?...

Je ne pousserai pas plus loin ces citations, qui nous montrent la nature prise sur le fait, je veux dire la femme, même la mieux élevée, la plus instruite, celle que la fréquentation des hommes a de longue main fortifiée et aguerrie, dont une dévotion raisonnée a mis le cœur à l’abri des séductions de l’amour, en flagrant et perpétuel délit de contradiction, d’inconséquence, d’absence d’idée, de faux jugement, et, ce qui est pis, toujours à la recherche de compensations amoureuses en dehors de son intérieur et de ses serments.

XXVII

Mme  George Sand.

Jusqu’à ces dernières années, je n’avais lu de Mme  Sand que quelques fragments saisis à la volée dans des feuilletons et des revues ; et sur la foi de ces fragments j’avais conçu, je l’avoue, un vif sentiment de répulsion pour l’auteur. Des amis, dont l’opinion devait être pour moi d’un grand poids, m’assurèrent que mes préventions étaient injustes et faisaient tort à mon jugement. Mme  Sand, me disaient-ils, est un écrivain de génie, et, ce qui vaut mieux, c’est une bonne femme. Lisez-la : vous vous devez de la connaître.

Je demandai quels étaient ses meilleurs romans ? L’on m’indiqua Lélia ; un autre, Indiana ; un troisième donnait la préférence à Jacques ou Mauprat ; on vantait le style de Leone Leoni, etc. C’était un mauvais signe que cette divergence d’opinions : j’en fus quitte pour voir tout. J’ai donc lu de Mme  Sand Indiana, Valentine, Lélia, Mauprat, Jacques, Rose et Blanche, Le Compagnon du tour de France, Spiridion, Leone Leoni, le Secrétaire intime, Tévérino, et l’Histoire de ma vie ; j’ai vu, à l’Odéon, le Champy, Claudie, Maître Favella : si cet ensemble ne suffit pas à motiver mon opinion, je suis prêt à rétracter tout ce que je vais dire.

Le premier effet de cette lecture fut de soulever en moi une réprobation terrible. Je n’avais pas assez d’imprécations et d’injures contre cette femme, que j’appelais hypocrite, scélérate, peste de la République, fille du marquis de Sade, digne de pourrir le reste de ses jours à Saint-Lazare, et que je voyais admirée, applaudie, Dieu me sauve ! par les puritains de la République.

J’avais tort cependant, sinon vis-à-vis des livres, au moins à l’égard de l’auteur. Une étude plus attentive m’a calmé, et je crois pouvoir d’un mot justifier Mme  Sand, à qui je demande pardon de ma colère.

Rien de ce que la raison et la morale peuvent blâmer chez elle n’est d’elle ; en revanche, tout ce qu’elles peuvent approuver lui appartient. Puissante par le talent et le caractère, amante de l’honnête autant que du beau, Mme  Sand, dans la modestie de son cœur, a cherché un homme ; elle ne l’a pas trouvé. Aucun de ceux qu’elle a hantés, aimés, n’a su la comprendre et n’était digne d’elle ; elle s’est égarée par leur faute. Elle ne demandait, en suivant sa vocation, qu’à rester en tout et pour tout ce que les plus désintéressés de ses amis l’ont trouvée toujours, une bonne et simple femme : ses courtisans ont fait d’elle une émancipée ; que la responsabilité leur en revienne.

Si jamais l’étincelle du génie dut briller en une femme, ce fut certes en Mme  Sand. Son éducation lui donna tout, et malgré certain petit accès de dévotion qu’elle accuse vers sa seizième année, et qui ne fut que le prélude de sa vie amoureuse, on peut dire que dès le ventre de sa mère elle fut sans préjugés. Élevée par une grand’mère voltairienne et un précepteur athée, à vingt ans elle possédait les langues, les sciences, les arts, la philosophie ; elle s’est mariée elle-même ; elle a fréquenté les jésuites, les religieuses, l’ancienne et la nouvelle société, les paysans et les aristocrates ; depuis 1830, elle a passé sa vie au sein du monde politique et littéraire. Aucun écrivain, de notre temps, n’amassa pareille provision de faits et d’idées, ne fut à même de voir d’aussi près tant d’hommes et de choses. Ajoutez une faculté d’expression extraordinaire, qui imite à s’y méprendre la manière des plus éloquents. C’est avec ces avantages que Mme  Sand, à 28 ans, mère de famille et revenue des illusions de la jeunesse, renonce à la vie de campagne et entre dans la carrière. Que va-t-elle donner au public ? Qu’est-ce qu’il y a, dans les cent ou cent cinquante volumes qu’elle a écrits, qui révèle une idée forte ? Voilà ce que nous avons à démêler, et qu’elle serait sûrement incapable de dire.

Dans l’Histoire de sa vie, allant au-devant de certains reproches que je ne relèverai point, Mme  Sand accuse les fatalités de sa naissance. Elle se trompe. Mme  Sand tient de sa grand’mère Marie Dupin, beaucoup plus que de sa mère Victoire Delaborde, et de sa trisaïeule Aurore de Kœnigsmark. Les ébullitions de sa jeunesse, de même que la mélancolie sceptique de M. de Lamartine, furent l’effet des impressions du dehors : elle est née calme, de sens rassis, point sophiste et médiocrement tendre ; docile jusqu’à la crédulité, d’une conception nette, et, pour le train ordinaire de la vie, d’un très-bon jugement. Tout en elle, tempérament, caractère, éducation, la lucidité, et, si j’ose ainsi dire le sang-froid de l’esprit, la prédestinait à être le contraire de ce que la firent d’impures relations : qu’elle eût dès le premier jour rencontré, comme Manon Phlipon, l’homme grave et fort dont son imagination avait besoin, et George Sand, de bacchante révoltée que nous l’avons vue, eût été la réformatrice de l’amour, l’apôtre du mariage, une puissance de la Révolution.

On peut suivre dans les romans de Mme  Sand le dérangement de cette âme mal équilibrée : elle est d’abord Valentine, une jeune femme placide, facilement résignée à un mariage sans idéal ; puis c’est Indiana, que l’ennui, plutôt que des griefs sérieux, pousse à un amour de tête où elle ne trouve que déception ; plus tard elle devient Lélia, la femme irritée contre l’amour par l’impuissance de la volupté. Quand et comment cette fière Lélia est tombée sous la tyrannie des sens qui d’abord l’avaient dégoûtée, jusqu’où elle est descendue dans cet abîme, elle seule pourrait le dire. Quel qu’ait été pour elle l’auteur de cette triste initiation, elle a le droit de le détester ; mais qu’elle n’accuse pas son sang : Mme  Sand n’est point une Phèdre ni sa mère une Pasiphaé.

La fatalité qui a fait le malheur de Mme  Sand est tout autre. Elle a dit je ne sais où : Je crois qu’il n’y a que nous autres artistes d’honnêtes gens. Là fut le piége. Artiste, Mme  Sand a pris l’art pour la révélation de l’honnête et du juste, tandis qu’il n’en est que l’incitateur ; elle n’a pas vu que cette liberté artistique, qui la séduisait, n’est par elle-même qu’un pur libertinage, tout ce qu’il y a non-seulement de moins moral, mais de moins idéal ; et elle s’est égarée, en prenant pour conseillers intimes des artistes, des poëtes, les moins sûrs de tous les guides, les moins moralistes de tous les hommes.

Nous pouvons maintenant faire le thème de Mme  Sand, comme disent les astrologues :

Elle est femme, aussi femme que pas une fille d’Ève ;

Elle a en prédominance le goût de l’art et de la littérature ;

La voilà qui, emportée par son talent, quitte son ménage et se jette à corps perdu dans le galop des artistes et des gens de lettres, vivant dans la plénitude de la liberté artistique, c’est-à-dire dans un complet arbitraire de pensée et de conscience. Bref elle devient, selon l’expression du jour, tout à fait artiste, au dernier siècle on aurait dit philosophe ou esprit fort ; elle n’est même plus de son sexe ; elle prend des habits d’homme et ne garde de la femme que ce qui sert à l’amour : nous savons ce qu’elle va produire. L’étude de la vie de Mme  Roland, de Staël, Necker de Saussure et de leurs pareilles nous en a instruit d’avance ; la règle est sans exception.

Par cela même qu’une femme, sous prétexte de religion, de philosophie, d’art ou d’amour, s’émancipe dans son cœur, sort de son sexe, veut s’égaler à l’homme et jouir de ses prérogatives, il arrive qu’au lieu de produire une œuvre philosophique, un poëme, un chef-d’œuvre d’art, seule manière de justifier son ambition, elle est dominée par une pensée fixe qui de ce moment ne la quitte plus, lui tient lieu de génie et d’idée : c’est qu’en toute chose, raison, vertu, talent, la femme vaut l’homme, et que, si elle ne tient pas la même place dans la société, il y a violence et iniquité à son égard.

L’égalité des sexes avec ses conséquences inévitables, liberté d’amours, condamnation du mariage, contemption de la femme, jalousie et haine secrète de l’homme, pour couronner le système une luxure inextinguible : telle est invariablement la philosophie de la femme émancipée, philosophie qui se déroule avec autant de franchise que d’éloquence dans les œuvres de Mme  Sand.

Dès son premier roman sa protestation éclate :

« Je ne sers pas le même Dieu que vous, écrit Indiana à l’un de ses amants. Le vôtre, c’est le Dieu des hommes, c’est le roi, le fondateur et l’appui de votre race ; le mien, c’est le Dieu de l’univers, le créateur, le soutien et l’espoir de toutes les créatures. Le vôtre a tout fait pour vous seuls ; le mien a fait toutes les espèces les unes pour les autres. Vous vous croyez les maîtres du monde ; je crois que vous n’en êtes que les tyrans…... La religion que vous avez inventée, je la repousse : toute cette morale, tous vos principes, ce sont les intérêts de votre société que vous prétendez faire émaner de Dieu même. »

Ce passage, déclamatoire et sans portée, est cependant remarquable à plus d’un titre. On y découvre d’abord ce fond noir d’androphobie qui forme le ciel des romans de Mme  Sand ; puis, sur ce fond noir, on voit poindre le panthéisme, l’omnigamie et la confusion auxquelles l’auteur devait aboutir dans Lélia. Certes, Mme  Sand n’a pas saisi ces rapports, bien qu’il soit aisé d’en suivre chez elle la trace ; mais si la femme ne pense guère, la raison des choses pense pour elle, et conduit son imagination et sa plume.

Donc Mme  Sand, émancipée, célébrera l’amour, toujours l’amour, puisqu’en définitive, sainte ou pécheresse, la femme émancipée ne rêve plus d’autre chose. La collection des romans de Mme  Sand est une guirlande offerte à l’amour.

« Ce qui fait l’immense supériorité de l’amour sur tous les autres sentiments, ce qui prouve son essence divine, c’est qu’il ne naît point de l’homme même ; c’est que l’homme n’en peut disposer ; c’est qu’il ne l’accorde pas plus qu’il ne l’ôte par un acte de la volonté ; c’est que le cœur humain le reçoit d’en haut sans doute pour le reporter sur la créature choisie entre toutes dans les desseins du ciel ; et quand une âme énergique l’a reçu, c’est en vain que toutes les considérations humaines élèveraient la voix pour le détruire ; il subsiste seul et par sa propre puissance. » (Valentine, ch. xvii.)

Voilà le texte, vieux comme le monde, invariable comme un instinct, qui occupe le sexe et constitue sa philosophie ; l’idée immanente de la femme, que George Sand délaie en pages interminables, sans pouvoir jamais comprendre que cet amour, prétendu divin, n’est rien de plus que du fatalisme, quelque chose qui tombe sous le coup de la liberté et du droit ; qui par conséquent, recherché pour lui-même, rend l’homme indigne et la femme vile.

De là, à prendre l’amour, comme Dieu, pour principe de tout bien et de toute vertu, il n’y a qu’un pas :

« Depuis que j’aime Valentine, dit Bénédict, je suis un autre homme ; je me sens exister. (Suivez le roman et vous verrez ce malheureux se crétiniser de plus en plus.) Le voile sombre qui couvrait ma destinée se déchire de toutes parts (il voit des lanternes) ; je ne suis plus seul sur la terre (en effet, il est pris), je ne m’ennuie plus de ma nullité ; je me sens grandir d’heure en heure avec cet amour. (Un homme qui tombe la tête la première croit monter.) »

« Je sais que l’amour seul est quelque chose, je sais qu’il n’y a rien autre sur la terre. Je sais que ce serait une lâcheté de le fuir par crainte des douleurs qui l’expient, etc. » (Jacques.)

J’avoue que ce bavardage me cause un prodigieux ennui ; mais beaucoup de gens aiment cette excitation érotique, plus ou moins parée et fardée, sans laquelle, l’amour se présentant in naturalibus, le dégoût serait par trop grand. Peut être ne serait-ce que demi-mal, si l’auteur s’en tenait là : nous avons constaté nous-même que l’idéal avait été donné à l’homme pour l’engager à l’amour, et que l’amour et l’idéal sont les deux éléments au moyen desquels la femme exerce sa part d’influence dans l’éducation de l’humanité et le progrès de la Justice. Mais Mme  Sand ne l’entend pas ainsi : point de Justice pour elle, point de société, tant que la femme ne sera pas libre, libre dans son amour, libre en tout. L’amour, en effet, étant souverain, absolu, dieu, ne connaît pas de loi ; la conséquence sera donc, en premier lieu, la réprobation du mariage :

« Je ne suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours, selon moi, une des plus barbares institutions qu’elle ait ébauchées. Je ne doute pas qu’il ne soit aboli, si l’espèce humaine fait quelque progrès vers la justice et la raison ; un lien plus humain et non moins sacré (quel lien ?) remplacera celui-là, et saura assurer l’existence des enfants qui naîtront d’un homme et d’une femme, sans enchaîner à jamais la liberté de l’un et de l’autre. Mais les hommes sont trop grossiers et les femmes trop lâches pour demander une loi plus noble que celle qui les régit ; à des êtres sans conscience et sans vertu, il faut de lourdes chaînes. » (Jacques.)

Plus loin le même personnage écrit à sa fiancée :

« La société va tous dicter une formule de serment ; vous allez jurer de m’être fidèle et de m’être soumise, c’est-à-dire de n’aimer jamais que moi et de m’obéir en tout. L’un de ces serments est une absurdité, l’autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus parfait des hommes ; vous ne devez pas promettre de m’obéir, parce que ce serait nous avilir l’un et l’autre. »

Et la jeune fille de répondre :

« Ah ! tenez, ne parlons pas de notre mariage ; parlons comme si nous étions destinés seulement à être amants. »

Pourquoi, alors, se marier ?

« Parce que la tyrannie sociale ne nous permet pas de nous posséder autrement, » dit Jacques.

Jacques et Fernande mariés, le roucoulement continue, sans le moindre respect de la dignité conjugale :

« Il n’est qu’un bonheur au monde, c’est l’amour : tout le reste n’est rien et il faut l’accepter par vertu. »

Puis arrive l’amant qui dit :

« Si je ne suis pas né pour l’amour, pourquoi suis-je né, et à quoi Dieu me destine-t-il en ce monde ? Je ne vois pas vers quoi ma vocation m’attire… Je ne suis ni joueur, ni libertin, ni poëte ; j’aime les arts, mais je ne saurais en faire une occupation prédominante. Le monde m’ennuie en peu de temps ; je sens le besoin d’y avoir un but, et nul autre but ne m’y semble désirable que d’aimer et d’être aimé. Peut-être serais-je plus heureux et plus sage si j’avais une profession ; mais ma modeste fortune, qu’aucun désordre n’a entamée, me laisse la liberté de m’abandonner à cette vie oisive et facile…… »

Que dites-vous de cette délibération d’un jeune homme qui, cherchant sa vocation, hésite entre le jeu, la poésie, les affaires et l’amour ! Quel gâchis ! et comme se trahit ici la femme émancipée qui, rendue à la lasciveté de sa nature, ne peut plus s’affranchir de ses pensers obscènes !…

Et elle n’en sortira plus, elle en a pour la vie. Dans ses Mémoires, publiés en 1857, vingt-cinq ans après Indiana, Mme  Sand, qui a eu le temps de réfléchir et qui n’est plus jeune, conclut sur le mariage par cette formule dont tout le mérite est d’être calquée sur une phrase de Rousseau :

« L’indissolubilité du mariage n’est possible qu’à la condition d’être volontaire ; et pour la rendre volontaire, il faut la rendre possible. »

On le voit, quand Mme  Sand parle du mariage, c’est toujours l’amour qu’il faut entendre. Par lui-même, en effet, l’amour n’est que passager, et les deux lignes qu’on vient de lire lui sont directement applicables. Adressée au mariage la critique porte à faux, et pourquoi ? parce que le mariage n’est pas rien que l’amour ; c’est la subordination de l’amour à la Justice, subordination qui peut aller jusqu’à la négation même de l’amour, ce que ne comprend plus, ce que repousse de toute l’énergie de son sens dépravé, la femme libre.

Sans doute cette réprobation du mariage, si lestement exprimée, crée des impossibilités sans nombre, et pour l’ordre social établi sur la famille, et pour la conservation de l’espèce, et pour la bonne intelligence des deux sexes, et pour la femme, et pour l’amour même ; impossibilités qui, réagissant sur l’esprit de l’auteur, rendent à chaque instant sa narration absurde. Ces considérations ne regardent point Mme Sand : elle est artiste, et l’artiste, suivant l’esthétique de la femme libre, suit son idée, sans s’occuper de la réalité et de la raison des choses. Artiste et émancipée, Mme Sand suit donc son idée, qui la conduit à l’impudicité la plus effrénée.

Les romans de Mme Sand abondent en en combinaisons et en peintures dignes du célèbre M. de Sade, sauf les mots, qui, chez la première, sont à peu près toujours honnêtes. Dans Valentine, l’action se passe entre les gens que voici : une mère qui, selon l’expression vulgaire, a rôti le balai ; sa fille Valentine, faisant en l’absence de son mari l’amour avec Bénédict ; le mari de Valentine, qui, aimant ailleurs, ne demande pas mieux que d’être cocu afin de faire chanter sa femme ; la sœur de Valentine, chassée de la maison paternelle pour avoir fait un bâtard, et qui, amoureuse de l’amant de sa sœur, sert, faute de mieux, l’amour des deux jeunes gens ; une confidente, demoiselle de village, promise d’abord à Bénédict, et qui, après avoir de dépit épousé un rustre, suit l’exemple de Valentine et de Bénédict. Il est entendu que les choses sont arrangées, le bon sens, la folie, le vice et la vertu distribués entre les personnages, de telle sorte que les amants aient toujours raison, les maris et les papas semblent ridicules. Pour ajouter à l’émotion, du sang et des morts.

Dans Jacques, autre priapée : une mère, veuve, ayant pratiqué pendant son mariage l’amour libre, et pour la sécurité de cet amour l’infanticide ; sa première fille, adultérine, vouée aussi à l’amour libre ; sa seconde fille, légitime, mariée et faisant, comme sa mère et sa sœur, l’amour libre ; ces deux créatures possédées tour à tour par le même amant, ce qui ne les empêche pas de vivre ensemble ; le mari de la jeune, fils d’un des amants de la mère et frère putatif de l’aînée, qui le prend pour confident de ses amours : scandale, duels, suicide ; triomphe de l’amour. À travers ce cataclysme on saisit à grand’peine l’idée de l’auteur, savoir, qu’amour, comme nécessité, n’a pas de loi.

J’ai cité tout au long la scène entre Pulchérie et Lélia : ce serait bien pis si je rapportais le viol de Rose et de Blanche ; si je disais pourquoi Mlle  Edmée est amoureuse de son petit ours et cousin Bernard de Mauprat ; si je passais en revue le musée de Mme  la princesse Quintilie, morganatiquement mariée à un étudiant allemand, et qui entretient chez elle, pour le plaisir de ses yeux et par fantaisie d’artiste, de jolis garçons et de jolies filles dont toute l’occupation est de faire l’amour : imitation des scènes de Caprée, esquissées par Tacite dans la vie de Tibère. L’amour a beau être profond, sublime, héroïque, divin ; il paraît bientôt insipide si une lubricité inventive ne l’assaisonne. Changeons de posture : ce fut jadis toute la science de la fameuse Éléphantine ; c’est encore, hélas ! ce qui fait la meilleure part des histoires de Mme  Sand.

Mais, l’égalité des sexes déclarée, le mariage banni, l’amour rendu libre, la volupté avec toutes ses joies prise pour règle et pour fin, quel sera le rôle de chaque sexe ? On ne peut pas toujours vaquer à l’amour : il faut travailler, produite, administrer, soigner le ménage, élever les enfants. En quoi consistera la fonction de l’homme ? En quoi le ministère de la femme ?

Nous connaissons la réponse de Mme  Sand : On trouvera. Elle croit que cela se fait comme elle le dit. Par provision, et pour préparer les esprits à cette grande découverte, qui doit remplacer par un lien plus sacré le mariage, elle travaille de son mieux, bien qu’à son insu, à niveler les facultés entre les sexes, et tout d’abord à rabaisser le caractère de l’homme.

La femme auteur, surtout la femme émancipée, réussit difficilement à créer des caractères virils. Outre que la faiblesse ne peut pas naturellement exprimer la force, il y a ici une autre raison, qui est que la femme libre ne se grandit réellement que de ce qu’elle retranche à la taille de l’homme.

Dans les romans de George Sand, comme dans tous les romans de femmes libres, les hommes sont en général de deux sortes : ceux que l’auteur aime et qu’il présente comme modèles, et ceux qu’il n’aime pas. Il ne faut pas demander si les premiers sont peints à leur avantage, les autres chargés. Eh bien ! de ces deux catégories de mâles celle qui a le moins de valeur est en général celle des amis de cœur de l’écrivain, et la raison en est simple : conçus fatalement d’après le type femmelin, ils ont perdu, au moral comme au physique, leur masculinité, tandis que les autres, précisément parce que l’auteur ne les a point flattés, la retiennent. Je prie ceux de mes lecteurs qui auraient la curiosité de vérifier le fait, de revoir les personnages de Bénédict, sir Ralph, Sténio, Téverino, Leone Leoni, Bustamente, Jacques, Bernard de Mauprat après sa conversion, l’amant de Quintilie, etc. Vertueux ou coupables, tous ces êtres sont de même nerf, artistes, bohèmes, braves et dévoués, cela va sans dire, et beaux diseurs ; mais, en fait, dépourvus de caractère, de sens moral et de sens commun.

À cette dépression systématique du sexe mâle, les femmes gagnent d’autant sans doute ? Il n’en est rien. Les femmes de Mme  Sand sont, comme ses hommes, de deux catégories : émancipées, c’est-à-dire esprits forts, cœurs secs, natures bilieuses, hautaines, rudes à l’abordage, au demeurant peu chastes, bien que le mot revienne à chaque ligne ; non émancipées, c’est-à-dire lymphatiques ou sanguines, molles, lâches, bêtes et perfides. Comparez sous ce rapport Lélia, Quintilia, Edmée, Sylvia, avec Pulchérie, Fernande, Athénaïs, Joséphine de Frénays, Juliette, la comtesse dans Téverino, etc. Valentine et Indiana, types indécis, tiennent des unes et des autres. Mme  Sand, j’en ai fait ailleurs l’observation, a la plus triste idée de son sexe ; hors les élues qu’elle crée à son image, elle le traite on ne peut plus mal. Elle fait dire à Sylvia, la stoïcienne, à propos de la fiancée de son frère :

« Elle a beau être aimable, elle aura beau être sincère et bonne : elle est femme, elle a été élevée par une femme ; elle sera lâche et menteuse, un peu seulement peut-être ; cela suffira pour te dégoûter. »

À force de chercher la liberté et l’amour, Mme  Sand finit par perdre jusqu’à l’intelligence des choses morales : ainsi, dans Jacques, elle fait du frère le confident des amours de la sœur ; dans le Champy, après avoir représenté l’enfant naturel comme un modèle de dévouement filial, elle lui fait épouser sa mère nourrice, malgré le cri de la conscience qui proteste contre cet inceste spirituel ; dans Lélia elle pousse le privilége de l’artiste jusqu’aux jouissances unisexuelles :

« La continence où vous vivez, dit Pulchérie à sa sœur, provoque dans l’esprit des hommes de plus graves accusations que toutes mes galanteries. Mais peut-être ne trouvez-vous pas au-dessus de votre destinée d’être soupçonnée de mystérieuses et terribles passions, tandis que vous méprisez le vulgaire renom d’une bacchante. »

Ailleurs elle calomnie le mariage dans sa solennité nécessaire :

« J’ai enlevé ma compagne le jour de mon mariage ; par là, je me suis soustrait à tout ce que la publicité imbécile d’une noce a d’insolent et d’odieux. Je suis venu ici jouir mystérieusement de mon bonheur…… Nous n’avons eu que Dieu pour témoin et pour juge de ce que l’amour a de plus saint, de ce que la société a su rendre hideux et ridicule. »

L’idée n’est pas plus neuve que cent autres ramassées dans les immondices du siècle par Mme  Sand. Il ne manque pas de gens qui se dérobent par la fuite à la publicité de leur mariage : ils ont raison puisqu’ils en rougissent ; mais il faut apprendre à ces gens-là ce qu’il appartenait à Mme  Sand de faire, que, s’il y a lieu de rougir ici de quelque chose, c’est de cet amour prétendu saint et de ses jouissances, non du mariage, qui l’épure et l’affranchit. Que la concubine se voile, puisqu’elle suit la passion et se voue à l’amour ; mais que l’épouse se montre : elle a vaincu la chair, non plus seulement par l’amour, mais par la Justice et la charité.

D’après la théorie de l’amour libre, que suit fatalement George Sand, le mariage est réputé un marché infâme, et la jeune fille qui se marie sans inclination appelée prostituée. C’est toujours la logique du dévergondage, mise à la place de la raison du genre humain.

De tout temps la conscience des peuples a considéré comme luxure, fornication, prostitution, c’est tout un, l’usage que l’homme ou la femme fait de son corps dans un but de satisfaction passionnelle, paresse, orgueil, gourmandise, vanité, jusques et y compris la délectation amoureuse. Au fond, la prostitution est toute subjective ; on ne se prostitue réellement qu’à soi-même, non à autrui. Le mariage seul, subordonnant le plaisir à une fin supérieure, qui est la Justice, fait cesser la prostitution. Comment le cœur de Mme  Sand, comment sa raison ne l’ont-ils pas compris ?

La conscience des peuples dit encore que chez la femme formée par la famille à la Justice la pudeur est une certaine abhorrence du cœur et des sens pour tout ce qui a trait aux plaisirs de l’amour ; la chasteté, une pratique inviolable de la pudeur. C’est pour cela que la pudeur, soit avant, soit après le mariage, n’existe véritablement que par le mariage ; elle est l’effet de cette dignité matrimoniale, qui, en sauvant les époux du fatalisme passionnel, leur inspire un amour calme et inaltérable.

Mme  Sand n’a pu ignorer ces choses. Elle était mère lorsqu’elle écrivit son premier roman, et, la maternité n’eût-elle pas suffi pour les lui apprendre, l’expérience de Lélia les lui eût révélées. Comment sont-elles sorties de sa conscience et de sa mémoire ? Ce qu’elle appelle chasteté est une certaine fraîcheur de l’imagination et des sens chez la femme qui n’a pas joui, ou qui, ayant passé par l’étamine, sait à force d’art conserver les apparences de la nouveauté. Je ne nie pas que pour un amateur cette qualité n’ait son prix ; mais ne soyons pas dupes de l’équivoque. Cette chasteté-là peut se concilier avec tous les raffinements de la volupté ; elle n’a rien d’innocent et de timide ; elle peut se trouver jusque dans les maisons que surveille la police, et l’aisance avec laquelle les héroïnes de Mme  Sand, une fois sûres de leur homme, passent du nenni à l’ainsi, prouve qu’il n’y en a pas une parmi elles de chaste.

Dans Rose et Blanche, elle nous montre une petite comédienne qui, vendue et livrée par sa mère, intacte encore, mais parfaitement instruite, dit à son acquéreur : Faites, je vous laisse mon corps, je garde mon âme ! Conçoit-on une vierge de dix-huit ans parlant de ce style ? Lucrèce, violée par Sextus Tarquin, se rend le même témoignage : Corpus tantum violatum, dit-elle, animus insons ; et elle se tue. Lucrèce était une sotte, en vérité. Quel malheur pour cette Romaine, dont le suicide enfanta la République, que Mme  Sand ne se soit pas trouvée près d’elle ! La femme libre eût appris à la matrone ce que l’Évangile dit quelque part, que ce n’est pas ce qui entre dans le corps qui souille l’âme, mais ce qui sort du cœur. Collatin eût conservé sa femme, et tout le monde aurait fini par être content, Brutus excepté.

Après ce que je viens de dire, il n’y a plus rien, comme idée, à attendre de Mme  Sand : nous la possédons tout entière. Cependant elle s’est mêlée un peu de tout ; en déroulant, sous forme de roman, sa théorie sur le mariage et l’amour, elle a voulu dire son mot sur tout ; mais partout elle n’a fait preuve que d’une orgueilleuse impuissance.

Philosophe, elle a fait de l’éclectisme à sa manière, disciple tour à tour de Lamennais, de Pierre Leroux, de Jean Reynaud et tutti quanti. Elle n’a pas de goût, dit-elle, pour la métaphysique : je le crois bien, il n’y a rien de moins métaphysique que la promiscuité. Elle se défend d’être athée : qu’en sait-elle ? J’ai eu la patience de lire jusqu’au bout Spiridion, attendant toujours le manuscrit révélateur : des pages toutes blanches m’auraient plus satisfait que les phrases creuses de ce sot évangile.

Sa politique est comme sa philosophie, empruntée aux sectes du siècle, depuis le babouvisme jusqu’au Saint-Simonisme. On peut en juger par ces maximes, prises de Louis Blanc, et que Mme  Sand trouve fort avancées : Tous les hommes ont un droit égal au bonheur ; À chacun suivant ses besoins, etc.

De la critique, ne lui en demandez pas : elle décide de tout in-promptu, selon son intuition, comme quand elle dit :

« J’aimais passionnément Virgile en français, Tacite en latin. »

En 1855, Mme  Sand, imitant Rousseau, publie en feuilletons l’Histoire de sa vie, 20 vol. in-8o. Je comprends, toute honte bannie, la spéculation ; mais comment n’a-t-elle pas réfléchi qu’en se troussant de la sorte devant le public, elle autorisait le premier venu à la flageller, sans qu’elle eût le droit de se plaindre ? Donnez-moi trois lignes d’un homme, disait un criminaliste, et je le ferai pendre. Je ne connais de la vie de Mme  Sand que ce qu’il lui a plu d’en révéler dans ses confessions : eh bien ! il n’est pas d’indignité dont je ne me fisse fort, par son propre récit, de la convaincre, s’il n’était encore plus évident pour moi que ce récit est fantastique, venant d’une émancipée, d’une folle ! Ah ! madame, vous fûtes autrefois une bonne fille ; cessez d’écrire, et vous serez encore une bonne femme.

Par le style, Mme  Sand appartient à cette école descriptive qui dans toute littérature signale les époques de décadence. Comme faiseuse de paysages, elle est la reine des artistes, sinon le roi des écrivains. Elle a donné, dans le genre bucolique, de jolies choses, qui lui ont valu une réputation méritée, et dont le succès a dû lui faire sentir en quelle médiocre estime le public tient ses grandes compositions. Dans celles-ci même, il existe une foule de sentiments et d’idées marqués au signe de l’époque, et qu’il faut savoir gré à Mme  Sand d’avoir contribué à répandre. L’alliage n’est pas bon ; mais il y a du bon. Ses descriptions ont aussi quelque chose de lyrique qui contraste avec les dissections de Balzac. Mais, ainsi que le savent tous ceux qui se sont occupés de l’art d’écrire, ce style ballonné, qu’imitent à l’envi nos dames de lettres, cette faconde à pleine peau qui rappelle la rotondité de la Vénus hottentote, n’est pas du style : c’est article de modes ; et je ne suis que vrai en disant qu’il y a plus de style dans un aphorisme d’Hippocrate, dans une formule du droit romain, dans tel vers de Corneille, de Racine, de Molière, dans un proverbe de Sancho Pança, que dans tous les romans de Mme  Sand.

XXVIII

Je crois inutile de multiplier davantage les exemples. Ce serait à redire sans cesse les mêmes choses : il me faudrait montrer toujours la femme, quand une fois la manie d’égalité et d’émancipation s’est emparée de son esprit, pourchassée par cette manie comme par un spectre ; envieuse de notre sexe, contemptrice du sien, ne rêvant pour elle-même qu’une loi d’exception qui lui confère, entre ses pareilles, les priviléges politiques et sociaux de la virilité ; si elle est dévote, se retirant en Dieu et dans son égoïsme ; si elle est mondaine, saisie par l’amour et en épuisant honteusement toutes les fantaisies et les figures ; si elle écrit, montant sur des échasses, enflant sa voix et se faisant un style de fabrique, où ne se trouve ni la pensée originale de l’homme, ni l’image de cette pensée gracieusement réfléchie par la femme ; si elle fait un roman, racontant ses propres faiblesses ; si elle s’ingère de philosopher, incapable d’embrasser fortement un sujet, de le creuser, de le déduire, d’en faire une synthèse ; mettant, dans son impuissance métaphysique, ses aperçus en bouts de phrase ; si elle se mêle de politique, excitant par ses commérages les colères et envenimant les haines.

À toutes les époques, les femmes se sont fait une place dans la littérature : c’est leur droit et c’est notre bien, je suis loin de le méconnaître. Leur mission peut se définir : Vulgarisation de la science et de l’art par le sentiment, progrès de la Justice par le juste amour, qui est le mariage. Qu’elles restent fidèles à ce programme : de brillants succès les attendent, et la reconnaissance des hommes ne leur manquera pas.

Mais la femme libre, la femme messie, exprimant la subordination de l’idée à l’idéal, de la Justice à l’amour, cette créature-là n’existe pas : c’est un mythe, qui, comme tant d’autres fictions de la prescience humaine, doit être renversé pour être vrai ; pris au sens littéral, ce n’est plus, comme la prostituée de Babylone, qu’un emblème d’immoralité et de dégradation.


CHAPITRE III.

Théorie du mariage.

XXIX

1. Résultat général de la discussion.

Réduction de l’amour à l’absurde par son mouvement même et sa réalisation ;

Réduction de la femme au néant par la démonstration de sa triple et incurable infériorité :

Voilà où nous a conduits jusqu’à présent l’analyse. L’amour et la femme, deux éléments indispensables de la vie, se réuniraient pour son malheur : le premier en serait le poison, la seconde apparaîtrait comme l’agent de séduction qui nous verse cette coupe fatale. Dans la femme, nous crient les pères de l’Église, et dans l’amour qu’elle inspire, se trouve le principe de toute corruption et de toute discorde : elle est la croix, la contradiction et la honte du genre humain, impossible de vivre avec elle et de se passer d’elle : se passer d’elle ! c’est pour la dignité virile le dernier des outrages, un crime digne de mort.

Raisonnons cependant. La cause qui nous a fait aboutir à cette conclusion désespérante ne serait-elle pas précisément que nous avons considéré les choses d’une manière analytique et séparatiste, tandis qu’il faut les voir dans leur synthèse, là où seulement l’harmonie peut leur conférer la rationalité ?

Ainsi, nous plaçant dans l’hypothèse chrétienne et platonique de l’égalité des sexes, et considérant la femme dans l’indépendance de son individualité, abstraction faite des rapports d’amour, de maternité, de domesticité, qu’elle soutient avec l’homme, nous l’avons trouvée irrationnelle, compromise dans son existence par l’infériorité de sa nature. Que conclure de là ? Sans doute que l’utopie platonique, spiritualiste, mystique et érotique de l’égalité sociale des sexes est inadmissible, mais aussi que ce n’est pas de ce point de vue qu’il faut envisager la femme. Conçu à la manière de Platon l’androgyne est un monstre : c’est la faute de Platon.

Ainsi encore, nous plaçant dans cette autre hypothèse qui fait de l’amour le souverain bien, le droit le plus sacré, le principe même de tout droit, manifestation la plus haute de la Divinité ; puis, suivant cette notion de l’amour dans ses conséquences, nous en avons bientôt reconnu la malfaisance, et nous l’avons signalé comme l’une des causes les plus puissantes de la corruption sociale. Que conclure de là encore ? que l’amour est mauvais de soi, une tentation du démon, un effet de notre déchéance originelle ? Non : ce serait manquer aux règles d’une saine logique. Nous conclurons seulement que l’amour, comme toutes les passions, comme toutes les forces de l’âme, comme la propriété, le travail, etc., est antinomique de sa nature ; qu’en conséquence il fait partie d’un système plus grand que lui, dont la loi doit le soumettre et lui donner l’équilibre. L’amour ayant son point de départ dans l’animalité, son moteur dans l’imagination, oscille entre deux extrêmes inséparables et irréductibles, qui sont les sens et l’esprit, la chair crue, si j’ose ainsi dire, et l’idéal, Par la contradiction de son essence, l’amour suppose donc quelque chose qui le dépasse, une loi plus haute, une puissance supérieure.

L’homme lui-même, malgré toute sa puissance, l’homme, considéré dans son individualité, paraîtrait irrationnel, incomplet, incapable de toute dignité et élévation : irions-nous pour cela nier l’homme ? Autant vaudrait nier l’univers. Disons seulement que l’homme fait partie essentielle d’une collectivité hors de laquelle il n’a plus sa raison d’être, chose qui n’a rien que de parfaitement concevable, et que toute philosophie s’empressera d’admettre. Or, ainsi que nous le verrons bientôt, l’homme tient à la société par la femme, ni plus ni moins que l’enfant tient à sa mère par le cordon ombilical : reprenons donc, de ce point de vue de l’ensemble, notre examen de la femme ; considérons de ce sommet élevé de la collectivité humaine les faits que nous avons recueillis, et l’ordre ne tardera pas y apparaître.

XXX

2. Nécessité pour la Justice de se constituer un organe.

Au-dessus des trois règnes de la nature, minéral, végétal, animal, s’élève un quatrième règne, le règne de l’esprit libre, règne de l’idéal et du droit, en autres termes, le règne de l’humanité.

Pour que ce règne subsiste, il faut que la loi qui le constitue, à savoir la Justice, pénètre les âmes autrement que comme une simple notion, un rapport, une idée pure ; il faut qu’elle existe dans le sujet humain à titre de sentiment, d’affection, de faculté, de fonction, la plus positive de toutes les fonctions et la plus impérieuse.

Sans cette réalisation animique, la Justice se réduisant à une vue de l’esprit ne commanderait pas à la volonté ; ce serait une manière hypothétique de concilier les intérêts dont l’égoïsme pourrait à l’occasion reconnaître l’avantage, mais qui par elle-même ne l’obligerait point, et semblerait même ridicule, dès qu’elle entraînerait pour lui un sacrifice.

C’est ce que nous avons affirmé dès le commencement de ces Études, d’accord avec les partisans de la transcendance, qui tous ont parfaitement compris que la notion du juste et de l’injuste ne suffit pas par elle-même pour inculquer à l’homme le respect de la loi, mais nous séparant d’eux alors qu’ils prétendent établir ce respect sur la considération d’une autorité extérieure et supérieure, Église ou Dieu. Tout système juridique établi sur une religion, avons-nous dit, est essentiellement ruineux : ce n’est plus de la Justice, c’est de l’arbitraire, partant de l’iniquité. La Justice a son foyer dans l’âme humaine, ou elle n’existe nulle part ; elle est de l’homme ou elle n’est rien.

Et concluant à la fois contre les transcendantalistes, contre les utilitaires et contre les immoraux, nous avons prouvé, tant par le raisonnement que par la pratique universelle et par l’histoire, que l’homme, individuel et collectif, obéit à une puissance de juridiction qui est en lui ; que cette puissance possède une énergie et une efficacité suffisante pour triompher, d’emblée ou à la longue, de toutes les attractions de l’égoïsme ; que le progrès de la civilisation vient tout entier de là, et que l’influence attribuée aux cultes consiste uniquement en ce que la religion, que nous avons vue se résoudre toujours en une symbolique de la conscience, n’est autre chose qu’une forme de la conscience. La religion, en un mot, est le respect de l’humanité idéalisée et adorée par elle-même sous le nom de Dieu : là est tout le mystère.

Un doute cependant nous est resté.

Oui, la Justice est quelque chose, puisqu’à travers tant de crimes et de déchéances nous en reconnaissons les effets ; puisque par son impulsion soutenue elle fait marcher la civilisation ; puisque nous l’affirmons tous du fond du cœur, que nous n’avons pas d’ironie contre elle, et que le scepticisme théorique dans lequel nous restons à son égard nous semble si pénible, si dangereux, que nous n’hésitons pas à y suppléer par un pacte d’hypocrisie. Mais cette Justice, prétendue réelle, immanente, qui opère en nous à la manière d’une faculté positive, quelle est-elle, et comment agit-elle ? Toute fonction, avons-nous observé à propos du libre arbitre, suppose un organe : où est l’organe de la Justice ? On parle de la conscience ; mais la conscience est un mot, le nom d’une faculté dont nous affirmons que la Justice est le contenu, et qu’il s’agit de montrer à cette heure dans son organe même. Pourquoi la conscience ne serait-elle pas à son tour, comme le Dieu que nous avons récusé, une fiction, un symbole ? Que dis-je ? Pourquoi ne la prendrions-nous pas, avec les théologiens et tous les premiers peuples, avec quelques-uns de nos philosophes modernes, pour l’impression secrète de la Divinité, qui par sa grâce agit en nous comme si elle était nous, mais qui cependant n’est pas nous ? Les apôtres l’ont enseigné, l’Église le redit après eux, et les nouveaux éclectiques le répètent avec l’Église : Dieu est immanent à nos âmes, et cette réalité de la Justice, cette efficacité de la conscience que nous invoquons à si juste titre, ne prouve qu’une chose, la présence de Dieu dans notre cœur et l’immédiateté de son action.

Telle est donc l’objection : De même que Rien ne se produit de rien, Rien ne fonctionne à l’aide de rien ; cet axiome peut être ajouté aux autres, et s’appeler principe d’instrumentalité. La vue, l’ouïe, l’odorat, le goût, le toucher, ont chacun leur organe ; l’amour a le sien ; la pensée a aussi le sien, qui est le cerveau ; et dans ce cerveau chacune des facultés de la pensée a son petit appareil. Comment la Justice, faculté souveraine, n’aurait-elle pas son organisme, proportionné à l’importance de sa fonction ?

Je l’avoue pour ma part, quelque étrange que les habitudes de notre esprit nous fassent paraître cette idée d’un organisme correspondant à la Justice, comme le cerveau correspond à l’intelligence, j’aurais peine à croire à la réalité d’une loi morale et à l’obligation qu’elle impose, si cette réalité ne devait avoir d’autre gage que ce mot vague de conscience, par lequel nous en avons désigné la fonction dans une précédente Étude. C’est donc très-sérieusement, selon moi, qu’après avoir déterminé spéculativement, dans ses termes principaux, la Justice comme loi ou rapport, et en avoir constaté le néant dans les systèmes religieux, nous devons en chercher encore la condition physiologique ou fonctionnelle, puisque sans cela elle reste pour nous comme un mythe, une hypothèse de notre sociabilité, un commandement étranger à notre âme, au fond, un principe d’immoralité. N’est-ce pas, d’ailleurs, sous l’impression de ce sentiment que les premiers civilisés d’entre les humains, en qui la Justice parlait si haut, parce qu’elle était toute jeune, mais aux regards desquels elle ne se manifestait par aucun signe, la personnifièrent en un sujet invisible qu’ils nommèrent Dieu ? Sans plus d’hésitation, mettons-nous donc à l’œuvre, et cherchons ce que peut être en nous cet organe de la Justice.

XXXI

3. Que l’organe de la Justice est l’androgyne, ou le couple conjugal.

Lorsqu’à l’occasion du libre arbitre, après avoir constaté que toute fonction ou faculté suppose, à peine de néant, un organe, nous nous sommes demandé : Quel est l’organe de la liberté ? nous avons répondu que c’était tout l’homme, et nous avons motivé notre réponse sur cette considération, que, la liberté embrassant dans son domaine la totalité des facultés, elle ne pouvait avoir pour organe que la totalité même de l’organisme. D’où la définition que nous avons donnée de l’homme, Une Liberté organisée. Continuons sur cet errement.

Si la liberté embrasse, dans son exercice, la totalité du sujet humain, la Justice à son tour exige plus que cette totalité. Elle dépasse la mesure de l’individu (Étude II) ; elle reste boiteuse chez le solitaire et tend à s’atrophier ; c’est le pacte de la liberté (Étude VIII), ce qui suppose au moins deux termes ; sa notion seule, synonyme d’égalité ou de balance (Étude III), implique un dualisme.

L’organe juridique se composera donc de deux personnes : voilà un premier point.

Quelles seront, l’une par rapport à l’autre, ces deux personnes ?

Si nous les faisons semblables et égales, ou bien, en variant les aptitudes, équivalentes, ces deux personnes seront entre elles comme l’homme est à l’homme ou la femme à la femme, comme 3 est à 3, 2 à 2, comme A est à A. Ce seront deux essences respectivement complètes, par suite réciproquement indépendantes : il n’y aura pas d’organisme. Une association, plus ou moins précaire, pourra en sortir ; nous n’aurons pas la dualité cherchée. Point d’organe juridique, partant point de Justice. L’homme restera sauvage, ou ne formera que des sociétés imparfaites, des meutes comme les chiens, des communautés à la façon des abeilles et des fourmis.

L’expérience confirme cette prévision. Entre individus de valeur égale et de prétentions pareilles, il y a naturellement antagonisme, joute, loterie, agiotage, discorde, guerre ; peu de respect, peu d’affection, point de dévouement. Dans ces conditions la Justice ne peut vivre, se développer, devenir pour l’homme une religion et une gloire. Réunissez au contraire un homme fait et un adolescent, un enfant et un vieillard, il y aura entre eux, par le contraste de l’âge et de la pensée, un commencement de respect, partant un sentiment déjà prononcé de justice. C’est par là que s’expliquent les amitiés platoniques, si religieusement cultivées chez les anciens, et dont nous avons suivi la trace jusque dans les origines du christianisme. Il faut, pour la Justice, une dualité formée de deux individus de qualités dissemblables et inégales, d’inclinations différentes, de caractères opposés, tels enfin que les pose la nature dans le père et l’enfant, mieux encore dans le couple conjugal, sous la double figure de l’homme et de la femme.

La nature, en un mot, a donné pour organe à la Justice la dualité sexuelle, et comme nous avons pu définir l’individu humain une Liberté organisée, de même nous pouvons définir le couple conjugal une Justice organisée. Produire de la Justice, tel est le but supérieur de la division androgyne : la génération et ce qui s’ensuit ne figure plus ici que comme accessoire.

Ce n’est pas tout. Comme les autres puissances, la Justice, selon le degré d’excitation qu’elle aura reçu, est susceptible de plus ou de moins ; elle peut se développer par la culture, s’atrophier par la barbarie. Dans un sujet donné, elle acquerra donc d’autant plus d’intensité que son partenaire lui offrira moins de déplaisir, de laideur, d’incompatibilité de caractère, de prétentions rivales, de contradiction, et plus de sympathie, d’intérêt, d’idéal. La Justice (Étude II), considérée seulement dans son exercice, et abstraction faite des conditions psychologiques de son développement, est la faculté que nous avons de sentir notre dignité en autrui, et réciproquement la dignité d’autrui en nous : or, cette dignité se sent d’autant mieux que l’objet qui la représente est lui-même plus agréable, plus plaisant. Il ne suffit donc pas, pour la formation de l’organe juridique, que les conjoints soient de tempérament, de force et de qualité différents, il faut encore qu’il existe entre eux une appétence réciproque qui les rende l’un à l’autre désirables ; qu’en raison de cette appétence ils soient et se trouvent beaux, superbes ; il faut, en un mot, pour la production de la Justice, une prémotion, une grâce, comme disent les théologiens ; il faut l’amour.

Ici la femme, dont la destinée nous a paru tout à l’heure si compromise, reprend l’avantage ; comme Marie la nouvelle Ève, elle passe du rôle douloureux au rôle glorieux, et devient, par sa seule apparition au milieu des hommes, libératrice et justicière.

XXXII

4. Beauté de la femme.

La femme est belle. J’ai regretté, je le confesse, de n’avoir pas pour la peindre le style d’un Lamartine : regret indiscret. Assez d’autres célébreront celle que l’univers adore, que l’enfance ne peut regarder sans extase, la vieillesse sans soupirer. Après ce que j’ai dit de ses misères, la seule chose qui me soit permise en parlant de ses allégresses, c’est la simplicité, surtout le calme.

Quand l’Église nous représente la Vierge dans son immortalité radieuse, entourée des anges, et foulant aux pieds le serpent, elle fait le portrait de la femme telle que la pose la nature dans l’institution du mariage.

Elle est belle, dis-je, belle dans toutes ses puissances : or, la beauté devant être chez elle tout à la fois l’expression de la Justice et l’attrait qui nous y porte, elle sera meilleure que l’homme : l’être faible et nu, que nous n’avons trouvé propre ni au travail du corps, ni aux spéculations du génie, ni aux fonctions sévères du gouvernement et de la judicature, va devenir, par sa beauté, le moteur de toute Justice, de toute science, de toute industrie, de toute vertu.

D’où vient, d’abord, la beauté à la femme ? Notons ceci : de l’infériorité même de sa nature.

On peut dire que chez l’homme la beauté est passagère ; elle n’a rien pour lui d’essentiel ; elle n’est pas dans sa destinée ; il la traverse vite, pour arriver au plus tôt à la force. L’homme à seize ans n’est pas encore homme ; la jeune fille, au contraire, est déjà femme, et les années ne lui apporteront rien, si ce n’est peut-être de l’expérience.

La beauté est la vraie destination du sexe : c’est sa condition naturelle, son état. En principe, il n’y a pas de femme laide ; toutes jouissent, plus ou moins, de cette beauté indicible que le vulgaire appelle beauté du diable, et il dépend de nous que les moins favorisées se rachètent toujours par quelque charme. Qui ne sent, d’ailleurs, que dans une société civilisée la beauté de chacune profite à toutes, comme si elles n’étaient toutes, à des points de vue divers, que des représentantes de ce qu’il y a de plus divin parmi les hommes, la beauté ? Ce sont nos misères sociales, nos iniquités et nos vices qui enlaidissent, qui meurtrissent la femme.

La nature pousse donc rapidement le sexe à la beauté ; ce but atteint, elle l’y arrête. Tandis que l’homme passe outre, elle semble dire à la femme : Tu n’iras pas plus loin, car tu ne serais plus belle.

La vie de la femme, selon le vœu de la nature, est donc une jeunesse perpétuelle ; l’efflorescence, sitôt passée chez l’homme, qui court à grands pas à la virilité, dure chez la femme autant que la fécondité, souvent au delà. L’exemple de Diane de Poitiers, de Marie Stuart, de Ninon de Lenclos, de Mme  de Maintenon et de bien d’autres, en qui l’âge semble impuissant contre la beauté, nous est un signe de la mission de la femme et un avertissement de notre devoir.

Les femmes veulent être toujours jeunes, toujours belles ; elles ont le sentiment de leur destinée. La laide, dans les conditions de la vie civilisée, n’existe pas plus que la sale : c’est un être hors nature, qui appelle compassion ou châtiment.

La femme, transparente, lumineuse, est le seul être dans lequel l’homme s’admire ; elle lui sert de miroir, comme lui servent à elle-même l’eau du rocher, la rosée, le cristal, le diamant, la perle ; comme la lumière, la neige, les fleurs, le soleil, la lune et les étoiles.

On la compare à tout ce qui est jeune, beau, gracieux, luisant, fin, délicat, doux, timide et pur : à la gazelle, à la colombe, au lys, à la rose, au jeune palmier, à la vigne, au lait, à la neige, à l’albâtre. Tout paraît plus beau par sa présence ; sans elle toute beauté s’évanouit : la nature est triste, les pierres précieuses sans éclat, tous nos arts, enfants de l’amour et de la beauté, insipides, la moitié de notre travail sans valeur.

En deux mots, ce que l’homme a reçu de la nature en puissance, la femme l’a obtenu en beauté. Mais prenez-y garde, la puissance et la beauté sont des qualités incommensurables : établir entre elles une comparaison, en faire l’objet d’un échange, payer des produits de la force la possession de la beauté, c’est avilir cette dernière, c’est rejeter la femme dans la servitude et l’homme dans l’iniquité. Le beau et le juste se touchent par d’intimes rapports, sans doute ; mais ce sont deux catégories à part, qui ne sauraient donner lieu, dans la société, à une similitude de droits, à une égalité de prérogatives.

Constatons seulement que si, sous le rapport de la vigueur, l’homme est à la femme comme 3 est à 2, la femme, sous le rapport de la beauté, est aussi à l’homme comme 3 est à 2 ; que cet avantage ne lui est pas donné sans doute pour la laisser dans l’abjection, et qu’en attendant la loi qui doit régler les rapports des époux, la beauté de la femme est le premier de ses droits comme elle est la première de ses pensées.

Que la jeune fille soit modeste autant que belle, je le veux, la modestie ajoutera à sa beauté ; mais il n’est pas bon qu’elle s’ignore. Aussi je blâme les pédagogues qui, à l’exemple de Mme  Necker de Saussure, combattent et répriment chez les jeunes filles la joie qu’elles éprouvent de leur beauté ; j’aimerais autant qu’on fît un reproche au citoyen de l’orgueil que lui inspire la liberté, un crime au soldat de la fierté que lui donne son courage. La beauté de la femme n’appartient-elle pas d’ailleurs à tous ceux qui lui sont unis par le sang, l’amitié ou la cité ? Elle réjouit la famille, la vieillesse et l’enfance, et relève jusqu’à la disgrâce de ses compagnes que la nature inclémente a moins favorisées.

XXXIII

Si du corps nous passons à l’esprit et à la conscience, la femme, par la beauté, va se révéler avec de nouveaux avantages.

De la faiblesse relative de son entendement résulte chez elle une grâce juvénile, analogue à celle des enfants, dont nous ne pouvons nous empêcher d’adorer les jolis mots et les idées pleines de gentillesse. Une minaudière de trente ans déplaît à coup sûr ; la pédante choque encore plus, parce qu’elle est infidèle à sa nature, et qu’en affectant une gravité d’emprunt elle ment. Que la femme soit aussi raisonnable que le comporte sa nature, aussi sérieuse que l’exige la dignité matronale, elle sera toujours assez femme ; mais qu’elle n’aspire point à l’originalité et au génie, parce qu’elle paraîtra impertinente et sotte : dans cette juste mesure elle sera tout aimable, et, pour l’homme, d’un précieux conseil.

La qualité de l’esprit féminin a pour effet : 1o de servir au génie de l’homme de contre-épreuve, en reflétant ses pensées sous un angle qui les lui fait paraître plus belles si elles sont justes, plus absurdes si elles sont fausses ; 2o en conséquence, de nous obliger à simplifier notre savoir, à le condenser en des propositions simples, faciles à saisir comme de simples faits, et dont la compréhension intuitive, aphoristique, imagée, tout en mettant la femme en partage de la philosophie et des spéculations de l’homme, lui en rend à lui-même la mémoire plus nette, la digestion plus légère. Comme le visage de la femme est le miroir où l’homme puise le respect de son propre corps, de même l’intelligence de la femme est aussi le miroir où il contemple son génie. Il n’est pas un homme, parmi les plus savants, les plus inventifs, les plus profonds, qui n’éprouve de ses communications avec les femmes une sorte de rafraîchissement : c’est par là, du reste, que s’accomplit la diffusion des connaissances et que l’art ravit les multitudes. Les vulgarisateurs sont en général des esprits féminisés ; mais l’homme n’aime point à servir la gloire de l’homme, et la nature prévoyante a chargé la femme de ce rôle.

Ainsi l’impression produite par la beauté de la femme s’accroît de celle que produit le tour de son esprit ; parce que cet esprit a moins d’audace, de puissance analytique, déductive et synthétique, qu’il est plus intuitif, plus concret, plus beau, il semble à l’homme, et il l’est en effet, plus circonspect, plus prudent, plus réservé, plus sage, plus égal : c’est la Minerve protectrice d’Achille et d’Ulysse, qui apaise la fougue de l’un et fait honte à l’autre de ses paradoxes et de ses roueries ; c’est la Vierge que la litanie chrétienne appelle Siège de sapience, Sedes sapientiæ.

Or, remarquez encore que cet avantage de la femme ne peut pas être porté en balance du génie de l’homme, faire la base d’une mutualité de services, devenir la matière et la cause d’un droit positif, en un mot créer à la femme un titre à l’égalité. Qui peut le plus peut le moins, dirait l’homme ; et pas plus pour l’intelligence que pour le travail, la force ne consentirait à une participation avec la faiblesse. La sagesse de la femme, non plus que sa beauté, n’est chose commutative ou vénale : qu’elle s’avise de réclamer, en raison de sa figure et des grâces de son esprit, l’isonomie, elle perd à l’instant son prestige ; de déesse ou fée qu’elle doit être, la voilà redevenue esclave.

XXXIV

Même observation pour le moral.

Comme la femme tient son corps de l’homme, Os ex ossibus meis, et caro ex carne meâ ; comme elle tient de lui ses idées, de même elle en reçoit sa conscience et le principe de toutes ses vertus. Or, ici encore la dignité virile, en se féminisant, acquiert une fleur de beauté qui est propre à la femme et lui assure l’excellence.

Constance de l’âme : — Je me souviens d’avoir vu sur le frontispice de je ne sais plus quel livre d’érudition une vignette représentant Hercule avec ces mots : Labore et constantiâ. Oui, l’homme a la force ; mais cette constance dont il se vante en sus, il la tient surtout de la femme. Constance, patience, longue espérance, sont surtout la vertu des faibles ; c’est leur force. L’homme, dans l’adversité, d’abord s’irrite, bientôt se rebute ; la femme pleure, et dans ces pleurs de la femme il retrempe son courage. Par elle il dure, et apprend le véritable héroïsme. À l’occasion, elle saura lui donner l’exemple : alors elle sera plus sublime que lui, l’amazone l’emportera sur le héros, car elle est la force dans la faiblesse :

Et dans un faible corps s’allume un grand courage.

Facilité dans les relations : — La femme est incapable de dire le droit, de le soutenir, de le venger ; elle fera mieux, elle le rendra aimable, et de ce glaive à double tranchant fera un rameau de paix. La Justice ressemble à l’arithmétique : certaines opérations divisionnelles ne peuvent donner un résultat exact ; de même dans la Justice, soit distributive, soit commutative, soit pénale ou satisfactoire, il est presque impossible que l’application du droit ne laisse à redire ; il y a toujours de quelque côté une inégalité, partant une perte : d’où ce grand principe de philosophie pratique, point de Justice sans tolérance. Or, c’est à l’exercice de la tolérance que la femme excelle. Par la sensibilité de son cœur, par la délicatesse de ses impressions, par la tendresse de son âme, par son amour, enfin, elle arrondit les angles tranchants de la Justice, détruit ses aspérités, et d’une divinité de terreur fait une divinité de miséricorde. La Justice, mère de Paix, ne serait pour l’humanité qu’une cause de désunion, sans ce tempérament qu’elle reçoit surtout de la femme.

Pureté de la vie : — Nous avons dit ce qu’est la femme à l’état de nature ; et les récits des voyageurs, les immondices de la civilisation, les aventures de nos émancipées, ne montrent que trop jusqu’à quel degré d’impudicité elle peut descendre. C’est dans l’homme qu’est le principe de la pudeur. Mais, vraiment, est-ce pour lui que cette vertu lui a été donnée comme en dépôt ? Est-ce qu’elle peut lui compter ? est-ce qu’elle lui sied seulement ?… L’homme est ainsi fait qu’il rougit de rougir, et que sa plus grande honte, même au sein du crime, est encore d’avoir honte. Un vrai visage viril ne rougit pas plus qu’il ne pleure : je puis reconnaître un tort, le regretter, le réparer ; mais je me refuse à la honte, et quiconque m’y expose allume en mon cœur une soif inextinguible de vengeance. La femme seule sait être pudique, parce qu’elle est faible ; mais, par cette pudeur qui est sa prérogative la plus précieuse, elle triomphe des emportements de l’homme et ravit son cœur. C’est surtout par la pudeur que la femme est souveraine : parlez donc de porter cette vertu-là à son actif !… J’ai dit qu’en principe il n’y avait pas de femme laide ; j’ajoute qu’il n’y a pas non plus de femme impure. L’impure est hors de son sexe, hors de l’humanité : c’est une femelle de singe, de chien ou de porc, métamorphosée en femme. Mais essayez de prendre la pudeur de la femme pour base d’un droit réel ; de lui faire de cette chasteté qui l’élève si haut, de cet esprit de tolérance, de patience et de résignation qu’elle a reçu en partage, une sorte de spécialité économique et de fonction sociale : au lieu d’honorer la femme, vous l’avilissez ; vous pensez l’affranchir, et vous la rejetez dans l’opprobre.

Ainsi l’on peut bien dire qu’entre l’homme et la femme il existe une certaine équivalence provenant de la comparaison de leurs natures respectives, au double point de vue de la force et de la beauté : si par le travail, le génie et la Justice, l’homme est à la femme comme 27 est à 8, la femme, à son tour, par les grâces de la figure et de l’esprit, par l’aménité du caractère et la tendresse du cœur, est à l’homme comme 27 à 8. Mais, quoi qu’en aient dit les économistes, aucun contrat de vente, d’échange ou de prêt, n’est ici possible : les qualités de l’homme et de la femme sont des valeurs incommutables ; les apprécier les unes par les autres, c’est les réduire également à rien. Or, comme toute question de prépondérance dans le gouvernement de la vie humaine ressortit soit de l’ordre économique, soit de l’ordre philosophique ou juridique, il est évident que la suprématie de la beauté, même intellectuelle et morale, ne peut créer une compensation à la femme, dont la condition reste ainsi fatalement subordonnée.

XXXV

5. Destination de la femme.

Le problème paraît donc insoluble : Qui rachètera la femme, si elle ne se peut racheter par l’idéal ? Et si la femme n’est rachetée, si elle doit rester serve, que devient l’homme et la société ? Le pacte conjugal déclaré impossible, la Justice reste sans organe ; elle retombée l’état de simple notion ; toute moralité, toute liberté expire ; la création est absurde. Femme, tu ne peux être ni mon associée ni mon épouse, et je ne te veux pas pour courtisane. Eh bien ! malédiction sur la nature, et que le monde finisse : je t’écrase…

Encore un effort, et la vérité nous apparaîtra peut-être. Ce problème désespéré ne serait-il pas résolu précisément par ce que nous venons de dire, et dont le langage humain, forcément analytique, nous déguise le sens ? Condensons nos idées, et tâchons d’en dégager la formule.

La poésie primitive eut pour caractère particulier de personnifier les facultés humaines ; ce fut l’origine de la mythologie :

Minerve est la sagesse, et Vénus la beauté.
Ce n’est plus la vapeur qui forme le tonnerre ;
C’est Jupiter armé pour effrayer la terre…

Or, ce que la poésie rêve, la nature le réalise : qu’est-ce que la femme ?

La femme est la conscience de l’homme personnifiée. C’est l’incarnation de sa jeunesse, de sa raison et de sa Justice, de ce qu’il y a en lui de plus pur, de plus intime, de plus sublime, et dont l’image vivante, parlante et agissante lui est offerte, pour le reconforter, le conseiller, l’aimer sans fin et sans mesure. Elle naquit de ce triple rayon qui, partant du visage, du cerveau et du cœur de l’homme, et devenant corps, esprit et conscience, produisit, comme idéal de l’humanité, la dernière et la plus parfaite des créatures.

Et pourquoi, encore une fois, cette création poétique, dans laquelle la nature semble avoir agi plutôt en artiste qu’en économe ? Pourquoi fallait-il que l’homme eût sans cesse devant ses yeux, tout auprès de son cœur, cette idole de lui-même, et comme son âme en personne ?

Je l’ai dit tout à l’heure, en faisant l’analyse des qualités de la femme ; mais il est bon que je le redise.

La femme a été donnée à l’homme pour lui servir d’auxiliaire : Faciamus ei adjutorium simile sibi, dit la Genèse. Non que la femme doive aider l’homme à gagner son pain : c’est le contraire qui aura lieu. La capacité productrice de la femme n’est pas le tiers de celle de l’homme (8 à 27) ; le revenu de la communauté étant représenté par 35, la dépense de la femme sera au moins 17.5, et dès qu’il y aura des enfants, 20, 25, 30. Plus la société se civilise, plus la dépense relative de la femme augmente : au fond, l’homme, content de réparer et entretenir sa machine, ne travaille que pour sa femme et ses enfants.

La femme est un auxiliaire pour l’homme, parce qu’en lui montrant l’idéalité de son être elle devient pour lui un principe d’animation, une grâce de force, de prudence, de justice, de patience, de courage, de sainteté, d’espérance, de consolation, sans laquelle il serait incapable de soutenir le fardeau de la vie, de garder sa dignité, de remplir sa destinée, de se supporter lui-même.

La première femme, mère d’amour, fut nommée Héva, Zoé, Vie, selon la Genèse, parce que la femme est la vie de l’humanité, plus vivante que l’homme en toutes ses manifestations. La seconde femme a été dite Eucharis, pleine de grâces, gratiâ plena, fille d’Anna (la gracieuse) ; celle-ci est l’auxiliaire, l’épouse…. Les descriptions poétiques, passionnées et amoureuses, ne vont point à ma plume : qu’on me permette de m’en tenir à la symbolique chrétienne, qui est après tout ce que je connais de mieux sur cette question délicate.

La femme est l’auxiliaire de l’homme, d’abord dans le travail, par ses soins, sa douce société, sa charité vigilante. C’est elle qui essuie son front inondé de sueur, qui repose sur ses genoux sa tête fatiguée, qui apaise la fièvre de son sang et verse le baume sur ses blessures. Auxilium christianorum, Salus infirmorum. Elle est sa sœur de charité. Oh ! qu’elle le regarde seulement, qu’elle assaisonne de sa tendresse le pain qu’elle lui apporte : il sera fort comme deux, il travaillera pour quatre. Il ne souffrira pas qu’elle se déchire à ces ronces, qu’elle se souille dans cette boue, qu’elle s’essouffle, qu’elle sue. Honte et malheur à lui, s’il faisait labourer sa femme ! Plus savante que les philosophes, la nature n’a pas formé le couple travailleur de deux êtres égaux ; elle a prévu qu’une paire de compagnons ne feraient rien, ils s’amuseraient. Si peu que sa femme l’appuie, le travailleur vaut comme deux : c’est un fait dont chacun peut se convaincre, que, de toutes les combinaisons d’atelier, celle qui donne la plus grande somme de travail proportionnellement aux frais est le ménage.

Auxiliaire du côté de l’esprit, par sa réserve, sa simplicité, sa prudence, par la vivacité et le charme de ses intuitions. La femme n’a que faire de penser elle-même : se figure-t-on une savante cherchant dans le ciel les planètes perdues, calculant l’âge des montagnes, discutant des points de droit et de procédure ? La nature, qui ne crée pas de doubles emplois, a donné un autre rôle à la femme : c’est par elle, c’est par la grâce de sa divine parole, que l’homme donne la vie et la réalité à ses idées en les ramenant sans cesse de l’abstrait au concret ; c’est dans le cœur de la femme qu’il dépose le secret de ses plans et de ses découvertes, jusqu’au jour où il pourra les produire dans leur puissance et leur éclat. Elle est le trésor de sa sagesse, le sceau de son génie : Mater divinæ gratiæ Sedes sapientiæ, Vas spirituale, Virgo prudentissima.

Auxiliaire du côté de la Justice, elle est l’ange de patience, de résignation, de tolérance, Virgo clemens, Virgo fidelis ; la gardienne de sa foi, le miroir de sa conscience, la source de ses dévouements : Fœderis arca, Speculum justiticiæ, Vas insigne devotionis. L’homme de la part de l’homme ne supporte ni critique ni censure ; l’amitié même est impuissante à vaincre son obstination. Bien moins encore souffrira-t-il dommage et injure : seule la femme sait le faire revenir et le dispose au pardon.

Contre l’amour même et ses entraînements la femme, chose merveilleuse, est pour l’homme l’unique remède, soit par la honte qu’elle lui inspire lorsqu’elle se refuse, soit qu’elle le fasse repentir de son indiscrétion en se livrant et s’enlaidissant. La litanie redouble ici d’insistance : Mater purissima, Mater castissima, Mater inviolata, Mater intemerata, Virgo prædicanda.

De quelque côté qu’il la regarde, elle est la forteresse de sa conscience, la splendeur de son âme, le principe de sa félicité, l’étoile de sa vie, la fleur de son être : Turris eburnea, Domus aurea, Janua cœli, Stella matutina, Rosa mystica. Quelle puissance dans ses regards ! Virgo potens. Qu’elle est délicieuse, appuyée sur le bras de son fiancé ! Quæ est ista quæ ascendit de deserto, deliciis affluens, innixa super dilectum suum ? Qu’elle est imposante dans sa démarche, et radieuse ! Et comme il est ému auprès d’elle ! Quasi aurora consurgens, pulchra ut luna, electa ut sol, terribilis ut castrorum acies ordinata ! Que lui fait l’éloge de ses pareils ? La femme seule peut l’honorer et le réjouir : Vas honorabile, Causa nostræ lætitiæ. Seule elle peut lui dire : Je te récompenserai au delà de tes mérites ; Ego ero merces tua magna nimis. Vaincu, coupable, c’est encore dans le sein de la femme qu’il trouve la consolation et le pardon ; elle seule peut lui tenir compte de l’intention et du bon vouloir, découvrir dans ses passions des motifs d’excuse, chose que néglige la Justice des hommes : Refugium peccatorum, Consolatrix afflictorum. Elle seule engin, dans la persécution, la vengeance et la haine, sollicitera pour lui sans abaisser sa fierté, fera valoir son repentir, et ses douleurs, et sa constance : Regina martyrum, Regina confessorum… Jamais je n’ai pu entendre chanter ces litanies sans un frisson de volupté, et je regarde comme un bonheur que la jeunesse, qui d’ailleurs ne s’en soucie guère, n’y comprenne rien. O pia ! O benigna ! O regina ! C’est à devenir fou d’amour ; et l’amour, même inspiré par la religion, même sanctionné par la Justice, je ne l’aime pas.

Vous le voyez, Monseigneur, c’est le christianisme, c’est l’Église, c’est vous-même, qui, sans le savoir, m’allez fournir la théorie du mariage : acceptez-en l’hommage, et puisse la femme devenir la médiatrice de notre réconciliation !

XXXVI

6. Formation du pacte conjugal : premier degré de juridiction.

L’homme et la femme se sont vus : ils s’aiment. L’idéal les exalte et les enivre, leurs cœurs battent à l’unisson ; la Justice vient de naître dans leur commune conscience. Toute la création, qui de la mousse au mammifère a préparé, par la distinction des sexes, l’ineffable mystère, applaudit au mariage.

Rendons-nous compte de ce pacte, le premier de ceux que l’homme aura à former, sans lequel les autres seraient comme de plein droit résiliés, et qui n’aura jamais son pareil.

Quel est ici l’apport des parties ? en autres termes, qu’est-ce qui fait la matière du contrat ? Ce ne sont pas les services : de l’homme à la femme l’échange de services se conçoit sans doute et peut exister ; de là le contrat de domesticité. Mais la servante n’est pas l’épouse, ceci n’a pas besoin de discussion. Le concubinat même et la maternité, joints au service du ménage, ne suffiraient pas à faire passer la femme du rang de domestique à celui de matrone : tout cela peut se liquider en argent ; tandis que les honoraires de l’épouse ne peuvent s’estimer ni en marchandise ni en espèces. Ce n’est pas, enfin, le plaisir non plus, qui fait l’objet du mariage : nous l’avons prouvé à satiété par l’analyse de l’amour et de ses œuvres.

Le mariage est l’union de deux éléments hétérogènes, la puissance et la grâce : le premier, représenté par l’homme, producteur, inventeur, savant, guerrier, administrateur, magistrat ; le second, représenté par la femme, dont la seule chose qu’on puisse dire est qu’elle est, par nature et destination, l’idéalité réalisée, vivante, de tout ce dont l’homme possède en lui, à un degré supérieur, la faculté, dans les trois ordres du travail, du savoir et du droit. Voilà pourquoi la femme veut l’homme fort, vaillant, ingénieux : elle le méconnaît, s’il n’est que gentil et mignon ; pourquoi lui, de son côté, la veut belle, gracieuse, bien disante, discrète et chaste.

Quelle étincelle va jaillir de ce couple ?

C’est un principe fondamental en théologie, principe que nous avons fait nôtre par la manière dont nous avons rendu compte du progrès, ou pour mieux dire de l’origine du péché, que l’homme ne fait rien sans le secours de la grâce, en langue philosophique, sans idéal ; que sans cette excitation puissante, il ne devient ni laborieux, ni intelligent, ni digne ; il croupit dans la fainéantise, l’imbécillité et l’abjection. La grâce, ou l’idéal, est l’aliment dont se nourrit le courage de l’homme, qui développe son génie, fortifie sa conscience. Par cette grâce divine il connaît la honte et le remords ; il se rend industrieux, philosophe, poëte ; il devient un héros et un juste juge, il sort de l’animalité et s’élève au sublime.

Telle est donc la série d’idées qui a décidé la création de la femme et fixé son rôle :

Sans une faculté positive et prédominante de Justice, point de société ; sans un sentiment profond de la dignité personnelle, point de Justice ; sans idéal, point de dignité ; sans la femme et l’amour qu’elle inspire, point d’idéal : pour mieux dire, l’idéal reste impuissant ; la grâce est inefficace, elle avorte. Nous avons vu ce que serait la femme sans ce trésor de sentiments et d’idées que la puissance virile verse en son cœur, et que sa seule peine est d’idéaliser ; l’homme à son tour, sans la grâce féminine, ne serait pas sorti de la brutalité du premier âge : il violerait sa femelle, étoufferait ses petits, ferait la chasse à ses pareils pour les dévorer.

Il suit de là que l’union de l’homme et de la femme ne constitue pas un pacte synallagmatique, un tel pacte supposant les contractants ou échangistes respectivement complets dans leur être et relativement équivalents ou égaux : ils forment, au moral comme au physique, un tout organique, dont les parties sont complémentaires l’une de l’autre ; c’est une personne composée de deux personnes, une âme douée de deux intelligences et de deux volontés. Et cet organisme a pour but de rendre possible la justification de l’humanité par elle-même, c’est-à-dire la civilisation et toutes ses merveilles. Comment s’accomplit cette justification ? Par l’impulsion de l’idéal, ce que les théologiens nomment grâce, les poëtes amour. Voilà toute la théorie. L’âge des amours est l’époque de l’explosion du sentiment juridique. Sans doute, la beauté de la femme s’efface avec l’âge ; l’homme lui-même peu à peu obéit à d’autres influences ; mais une fois trempé pour la Justice il ne rétrograde plus ; et c’est un fait que la corruption des sociétés ne commence pas par les générations qui ont aimé, elle commence par celles qui n’ont pas aimé encore, ou qui ont remplacé l’amour par la volupté. Ôtez à la jeunesse la pudeur et l’amour, donnez-lui en échange la luxure ; elle perdra bientôt jusqu’au sens moral : ce sera une race vouée à la servitude et à l’infamie.

Cependant, rapprochés par la grâce, la poésie et l’amour, l’homme et la femme n’en restent pas moins soumis aux conditions économiques de l’existence : il faut travailler, pourvoir, se diriger à travers les difficultés de la vie. Comment vont se régler les conditions de leur alliance, puisqu’en définitive il n’y a pas seulement entre eux pacte d’amour, mais constitution de droit ?

L’homme et la femme s’épousent sous la promesse et la loi d’un dévouement réciproque absolu. L’époux se doit tout entier à son épouse, l’épouse se doit tout entière à son époux. Et telle est la nature de cette réciprocité qu’elle n’a pas pour objet un avantage positif, matériel, comme l’exige la loi de toute société civile ou commerciale : dans le mariage, les avantages matériels ne sont qu’un accessoire, je dirais presque un accident, dont le partage est loin de pouvoir être regardé par les époux comme une compensation de ce qu’ils se donnent. Pour prix des travaux, des combats, des meurtrissures, que l’honneur de la communauté et la gloire de sa femme lui commandent, l’homme recueillera, quoi ? un sourire ; la femme à son tour, pour prix de ses soins, de sa tendresse, de sa vertu, aura, quoi ? un baiser. Des deux parts, sacrifice complet de la personne, abnégation entière du moi, la mise en jeu de la vie et de l’être pour une récompense idéale : voilà le sacrement de Justice, voilà le mariage.

L’homme et la femme sont-ils faits égaux par cette union ? — En résultat, oui, ils sont égaux ; le mariage, fondé sur un dévouement réciproque absolu, implique communauté de fortune et d’honneur. En principe et dans la pratique, cette égalité n’existe pas, ne peut pas exister. D’un côté, la femme ne peut soutenir, pour la puissance des facultés, la comparaison avec l’homme, ni dans l’ordre économique et industriel, ni dans l’ordre philosophique et littéraire, ni dans l’ordre juridique : or, ces trois ordres de manifestations, correspondant aux catégories de l’utile, du vrai et du juste, embrassent les trois quarts de la vie sociale. D’autre part, l’égalité des droits supposant une balance des avantages dont la nature a doué la femme avec les facultés plus puissantes de l’homme, il en résulterait que la femme, au lieu de s’élever par cette balance, serait dénaturée, avilie. Par l’idéalité de son être, la femme est, pour ainsi dire, hors prix. Elle atteint plus haut que l’homme, mais à condition d’être portée par lui ; pour qu’elle conserve cette grâce inestimable, qui n’est pas en elle une faculté positive, mais une qualité, un mode, un état, il faut qu’elle accepte la loi de la puissance maritale : l’égalité, la rendant odieuse et laide, serait la dissolution du mariage, la mort de l’amour, la perte du genre humain.

Tel est le mariage théorique, mariage qui se réalise de point en point dans la collectivité sociale, par l’ensemble des rapports que soutiennent entre eux les deux sexes, et compensation faite des anomalies de détails et des griefs individuels, mais dont on ne manquera pas de dire qu’il est encore, pour l’immense majorité des sujets de l’un et de l’autre sexe, une utopie. Ceci nous conduit à une nouvelle face de la question.

XXXVII

7. La famille : deuxième degré de juridiction.

Si, dit-on, l’hyménée, de même que l’amour, est un pur idéal ; si la théorie, par sa sublimité même, reste inapplicable, ou du moins inappliquée dans la pratique quotidienne, ne serait-il pas plus simple, plus sûr, plus moral même, de laisser le vulgaire grossier à la liberté des unions naturelles ? Qu’il est rare que l’amour, tel que le rêvent le jeune homme et la jeune fille, préside au mariage ! Et que de vices, que de déceptions déshonorent cette union réputée sainte ! Du côté masculin, quelle brutalité, quelle paresse égoïste, quelle lâche tyrannie, que de crapule ! Dans la femme, que de légèreté, de folie, et parfois que d’insolence ! que d’ineptie et de bavardage ! quelle mollesse, quelle ordure sous sa vaine coquetterie ! Qu’attendre donc, pour le mariage, de pareils sujets ? Qu’espérer, pour le progrès de la Justice et des mœurs, de couples si misérables ?

L’objection est vieille ; c’est la même qui jadis suggéra l’idée de réserver à l’aristocratie le privilége du sacrement, pendant que la vile multitude était reléguée, avec les esclaves, dans la prostitution et le concubinat.

Ceux qui, n’osant dénigrer l’institution, en allèguent les risques et accusent d’indignité matrimoniale la multitude des époux, oublient que le mariage, nécessaire d’ailleurs à la société, indispensable aux enfants, est fait surtout pour ces âmes brutes que l’on en voudrait écarter. C’est ainsi que s’est faite la première civilisation : elle a débuté par l’abolition de la promiscuité et de l’amour passager ; et ce faible idéal, que présentent chez des natures sauvages l’amour et la femme, s’est trouvé subitement consolidé et accru par le mariage.

Si quelque chose peut, en effet, ranimer l’amour assouvi, relever la femme qui s’est donnée, recréer cette idéalité toujours prête à périr dans la possession, c’est la pensée, inhérente au sacrement, et qui s’empare de la conscience des époux, qu’entre eux il existe autre chose que de l’amour, quelque chose qui dépasse autant l’amour que celui-ci dépasse le rut des animaux. Ce quelque chose nous le connaissons : c’est le culte que l’homme et la femme se rendent l’un à l’autre, culte qui, chez le premier, s’adresse à la grâce, à la pudeur et à la beauté, chez la seconde, à la puissance.

En deux mots, la même personne, homme ou femme, paraîtra toujours meilleure et plus belle à celle qui l’aime dans le mariage que hors le mariage : je plaindrais celui qui, après avoir lu tout ce qui précède, en demanderait encore la raison.

Le mariage est si bien la loi de l’humanité, à tous les degrés de civilisation et dans toutes les conditions sociales, qu’à peine unis dans la Justice, les époux, si barbares fussent-ils du reste, se trouvent capables de donner l’initiation juridique à d’autres êtres et de s’élever encore par cette initiation : c’est ce qu’a prévu la nature, et l’expérience prouve tous les jours qu’elle ne s’est pas trompée.

L’humanité est soumise à la loi du renouvellement. À cette œuvre de reproduction les deux sexes concourent, l’homme en fournissant le germe, la femme en donnant à l’embryon le premier accroissement. Pourquoi ce partage ? pourquoi la femme a-t-elle été chargée plutôt que l’homme des fonctions de la maternité ?

La physiologie en indique une première cause : le soin de la tendre enfance convient mieux au plus tendre, au plus sensible et au plus compatissant des conjoints. L’économie domestique fournit un nouveau motif : l’homme devant produire pour toute la famille, il importait de lui laisser l’entière liberté de ses mouvements. Mais la théorie du mariage nous donne la raison supérieure, savoir : l’éducation des enfants.

Le nouvel individu ne peut pas rester dans une immoralité animique jusqu’à l’époque où il recevra par l’amour la révélation de la Justice : l’ordre de la famille, la dignité de l’enfance, exigent que cette jeune conscience sorte de l’inertie par une initiation préparatoire. Or, cette première initiation du droit et du devoir, c’est la mère qui, sous la sanction paternelle, la donne.

Ce que la femme, le sexe gracieux, reçoit par le mariage du sexe fort et qu’elle idéalise à mesure, elle l’enseigne à son enfant ; elle devient à son tour, par l’amour maternel, éducatrice du nouvel homme ; le père, par son autorité, apparaît comme garant et gardien.

Ôtez le mariage, la mère reste avec sa tendresse, mais sans autorité, sans droit. D’elle à son fils, il n’y a plus de Justice ; il y a bâtardise, un premier pas en arrière, un retour à l’immoralité.

Tel est donc, selon l’ordre de la nature, le développement organique de la Justice. L’appareil juridique existe, il fonctionne, mais son action ne dépasse pas la limite des époux, qui est celle de l’idéal. Par la génération, l’idée du droit prend un premier accroissement : d’abord, dans le cœur du père. La paternité est le moment décisif de la vie morale. C’est alors que l’homme s’assure dans sa dignité, conçoit la Justice comme son vrai bien, comme sa gloire, le monument de son existence, l’héritage le plus précieux qu’il puisse laisser à ses enfants. Son nom, un nom sans tache, à faire passer comme un titre de noblesse à la postérité, tel est désormais la pensée qui remplit l’âme du père de famille.

Il y a dans l’amour un moment d’enthousiasme que ne connaissent ni le sensualiste voluptueux, ni l’amant platonique, c’est quand, après les premiers jours de bonheur, l’homme est saisi tout à coup, au sein des joies conjugales, de l’idée de paternité. Relisez dans Milton la prière d’Adam appelant la bénédiction du ciel sur son premier engendré : les sens, l’idéal, l’amour, tout a disparu ; il n’est resté que la Charité et la Conscience, déesses des unions saintes et des conceptions immaculées. Toutes les nations ont consacré cette fête sublime de la paternité par une institution qu’une Justice plus rigoureuse a dû plus tard abroger, la primogéniture.

L’enfant est donné, Parvulus natus est nobis ; c’est un présent des dieux, A-deo-datus, une incarnation de la divinité présente, Emmanuel. On le nourrit de lait et de miel, jusqu’à ce qu’il apprenne à discerner le bien au mal : Butyrum et mel comedet, donec sciat eligere bonum et reprobare malum ; c’est la religion de la Justice qui poursuit son développement. Comment, dans l’accomplissement de ce devoir sacré, l’homme ne sentirait-il pas sa noblesse ? Comment la femme ne deviendrait-elle pas splendide ?

De l’époux à l’épouse, la Justice a établi déjà, sans préjudice pour l’amour, une certaine subordination ; du père et de la mère aux enfants, cette subordination augmente encore et fonde la hiérarchie familiale, mais pour s’affaiblir plus tard et se résoudre, après la mort des parents, dans l’égalité fraternelle. Cela veut dire que pendant le premier âge la Justice est une foi et une religion, non une philosophie ou une comptabilité : aussi le respect de l’homme pour l’homme, dégagé maintenant des excitations de l’amour et de l’idéal, atteint son apogée dans le cœur des enfants sous le nom à jamais consacré de piété filiale. Père de famille, tu dois être un jour le premier et le meilleur ami de ton fils ; ne te hâte pas trop cependant, si tu ne veux courir le risque de son ingratitude. La plus sûre garantie que tu puisses te donner de l’amitié de ce fils, lorsqu’il sera devenu homme, c’est la prolongation de son respect.

Ainsi le mariage, par le rapport mystérieux de la force et de la beauté, forme une première juridiction ; la famille, par la communauté de conscience qui régit ses membres, par la similitude d’esprit et de caractère, par l’identité du sang, par l’unité d’action et d’intérêt, en forme une seconde : c’est un embryon de république, où l’égalité commence à poindre sous l’autorité hiérarchique, mais viagère, de la mère et du père. Dans ce petit état, les droits et devoirs pour chacun se déduiront de la théorie du pacte conjugal : pas n’est besoin d’en rapporter les formules.

Le dernier mot de cette constitution, moitié physiologique, moitié morale, est l’hérédité : n’est-ce pas une honte pour notre dix-neuvième siècle qu’il faille encore la défendre ? L’humanité, qui se renouvelle continuellement dans ses individus, est immuable dans sa collectivité, dont chaque famille est une image. Qu’importe alors que le gérant responsable change, si le vrai propriétaire et usufruitier, si la famille est perpétuelle ? Bien loin de restreindre la successibilité, je voudrais, en faveur des amis, des associés, des compagnons, des confrères et des collègues, des domestiques eux-mêmes, l’étendre encore. Il est bon que l’homme sache que sa pensée et son souvenir ne mourront pas : aussi bien n’est-ce pas l’hérédité qui rend les fortunes inégales, elle ne fait que les transmettre. Faites la balance des produits et des services, vous n’aurez rien contre l’hérédité.

XXXVIII

8. La cité : troisième degré de juridiction.

L’idée de considérer la Justice, non plus seulement comme une notion de l’entendement ou une hypothèse de notre économie, mais comme une faculté positive de l’âme, et conséquemment de chercher à cette faculté un organe dans la constitution de l’être humain, cette idée, dis-je, est tellement extraordinaire, qu’elle aura de la peine à s’introduire : tout en souhaitant de voir les principes de la morale acquérir plus de certitude et s’emparer des esprits avec plus de force, on eût aimé à leur conserver ce clair-obscur qui semble ajouter au respect par le mystère.

Un peu de réflexion cependant ferait comprendre qu’il n’y a rien en tout ce que nous venons de dire de la Justice qui ne soit fondé sur la nature même des choses ; quant au mysticisme, il faudrait être bien pauvre de jugement pour ne pas comprendre qu’il ne fera jamais défaut à notre savoir. L’homme a beau étendre le cercle de ses idées, sa lumière n’est toujours qu’une étincelle promenée dans la nuit immense qui l’enveloppe. Le mariage, enfin expliqué, n’est-il pas toujours un mystère ? Accueillons donc avec bonheur et reconnaissance la vérité qui s’offre à nous, et que toute idée nouvelle qui porte avec soi sa preuve soit la bienvenue.

Toute puissance, toute loi de la nature a pour organe le corps ou le phénomène dans lequel elle se manifeste.

Ainsi, pour ne pas perdre le temps en exemples, il est une force qui anime tous les êtres et leur donne la première réalisation : cette force est l’attraction. L’attraction a donc pour organes toutes les existences en qui elle se manifeste, soit, par exemple, notre système planétaire.

Mais l’attraction est soumise à une loi qui n’est pas moins universelle : cette loi est l’équilibre. Où se manifeste à son tour l’équilibre ? au moyen de quel appareil ? Je réponds encore : au moyen de la balance. Toutes les fois que deux ou plusieurs êtres sont entre eux dans un rapport d’attraction tel qu’ils se font équilibre, la loi a trouvé son organe : la Terre et la Lune, Jupiter et ses satellites, le Soleil et son cortége, sont des balances au même titre que celle qui sert à la banque à peser ses espèces, à l’épicier à peser ses drogues.

Dans l’être vivant, la loi fait plus que se réaliser, elle est conçue par lui ; il en a la conscience, l’intelligence. Pour cette conception de la loi, il a fallu dans l’être vivant un organe particulier, l’encéphale.

Ce n’est pas tout encore : la loi est plus qu’une idée, une notion perçue par le cerveau ; elle devient, en s’appliquant aux relations de la vie morale, une sorte de passion pour l’être, un entraînement, un amour. Pour cette nouvelle transformation de la loi, je dis qu’il a fallu un nouvel organe, et cet organe je crois l’avoir découvert dans le couple conjugal.

Ainsi se déroule, d’après la philosophie du mariage, la genèse universelle :

Une seule force dans la nature : l’attraction ;

Une seule loi : l’équilibre ;

Une seule idée : la notion d’équilibre, en autres termes la connaissance des rapports ou de la raison des choses, à laquelle se ramène toute philosophie ;

Un seul sentiment : l’amour, enfanté par l’idéalisation des rapports et leur division qualitative (séparation des sexes) ;

Une seule religion : le respect de la vérité et de l’intégrité des rapports personnels et réels, la Justice.

Partout et toujours le même principe : ce que l’équilibre est à l’attraction et à la matière, l’équation à l’esprit, l’amour à l’âme, l’idéal à la liberté, la Justice l’est à la société humaine. Et comme toute loi se fait un organe de chaque existence qu’elle est appelée à régir, nous avons vu la Justice, après s’être réalisée à l’appel de l’amour dans le couple conjugal, se réaliser avec plus d’ampleur dans le groupe familial.

Un pas de plus, et notre théorie du mariage, ou de l’organisme juridique, est complète.

XXXIX

Au point où nous sommes parvenus, un phénomène curieux va se passer : c’est la dégradation de l’idéal, qui, rendant les sexes l’un à l’autre indifférents, menace d’abolir la Justice.

L’initiation familiale est une demi-initiation, que soutiennent fort bien pendant un temps l’autorité paternelle, la confiance des enfants, la religion domestique ; mais qui de frère à sœur n’a plus la même activité, et, réduite peu à peu à une simple habitude, à un souvenir, à une sympathie, est en danger de se perdre.

Il faut que l’amour vienne de nouveau chez les jeunes sujets reconforter la conscience : or, cet amour ne peut plus exister entre eux, il s’est épuisé dans l’union qui leur a donné l’être. Du frère à la sœur, comme du père à la fille et du fils à la mère, la consanguinité et la famille ont créé une incompatibilité d’amour que toutes les législations ont consacrée, et dont la raison est facile à saisir.

Du côté des parents, il y a d’abord l’amour paternel et maternel, positivement distinct de l’amour conjugal, et qui, loin de faiblir, augmentant avec les années, exclut radicalement la succession des deux sortes d’amour dans le même individu. Du côté des enfants, la répugnance n’est pas moindre : l’éducation qu’ils ont reçue a élevé entre eux et leurs auteurs une barrière infranchissable de chasteté. Car, chasteté c’est respect et justice : plus, par conséquent, en raison même de leur affection mutuelle, les époux auront développé entre eux et autour d’eux de pudeur, de bienséance, d’honnêteté, de piété filiale, plus par cela même ils se trouveront avoir rendu à leurs enfants, vis-à-vis d’eux, l’idée d’un autre amour insupportable. La famille, est le siége de la chasteté ; de même que chez les parents la tendresse paternelle, croissant avec l’âge, éloigne de plus en plus toute pensée obscène, tout amoureux désir, de même chez les enfants la déférence, prenant une teinte de plus en plus prononcée de vénération, étouffe jusque dans son principe l’inclination sexuelle.

Entre frères et sœurs l’incompatibilité est moins forte ; cependant elle existe, et les choses se passent à peu près de même.

Les causes de cette incompatibilité sont : l’habitude et la familiarité domestique, peu favorables à l’idéal, sans lequel pas d’amour ; l’usage commun des choses, qui les rend triviales et ajoute à la difficulté de l’idéalisation amoureuse ; l’amitié fraternelle, contractée de bonne heure sous l’influence de la pudeur domestique et du respect familial, et qui pousse les jeunes gens à l’égalité, non à l’amour ; la ressemblance de caractère, d’esprit, de style, de tempérament, qui laisse les cœurs froids et les personnes sans attrait ; la répugnance du sang, qui réclame avec force un croisement.

L’amour a besoin pour se produire de surprises, de contrastes, d’une certaine étrangeté qu’exclut la vie de famille, et la pudeur dont il s’accompagne est aussi d’un tout autre ordre. Entre personnes qui se connaissent trop, l’amour se trivialise et devient obscène ; même entre époux, la familiarité a ses limites. Plus, dans la famille, les mœurs seront chastes, l’affection sincère, l’habitude des personnes prolongée, plus l’idée d’amour entre le frère et la sœur y paraîtra horrible ; et l’on peut poser en aphorisme que les races incestueuses sont des races d’iniquité.

L’Église a étendu l’empêchement de consanguinité jusqu’aux oncles et nièces, neveux et tantes, cousins et cousines : je crois qu’on peut s’en tenir à la limite posée par le Code, pourvu qu’on n’oublie pas cependant que la nature a sanctionné la loi qui défend de pareilles unions, en frappant souvent de plaies incurables ceux qui la violent. Tout le monde sait que l’extinction des familles nobles et princières a eu pour première cause l’orgueil de race, qui rendait les croisements difficiles ; et je tiens du savant professeur de l’Institution des sourds-muets de Paris, M. Rémy Valade, que la principale cause de surdité chez les enfants est due à la consanguinité de leurs auteurs.

Le croisement des familles et des races, telle est donc, selon les prévisions de la nature et la genèse de la Justice, l’origine première de la Cité, la véritable base du contrat social. Par la cité, l’organisme juridique acquiert son dernier développement, ce qu’indique le troisième terme de la devise républicaine, Fraternité. Le couple conjugal, la famille, la cité, forment ainsi trois degrés de juridiction : le premier servant de principe et de soutien aux deux autres ; le troisième, par sa raison générale affranchie de tout individualisme, et par sa force de collectivité supérieure à la totalité des actions individuelles, donnant au mariage et à la famille la garantie de respect, de travail et de subsistance qu’ils exigent.

Considéré dans sa matérialité, le système social repose tout entier sur la distinction des sexes : par là l’Éthique fait suite à l’Histoire naturelle ; le règne social continue les trois règnes antérieurs, minéral, végétal et animal ; et le mariage, constitution à la fois physiologique, esthétique et juridique, se révèle comme le sacrement de l’Univers.

XL

9. Discipline de l’amour.

Nous pouvons maintenant satisfaire à la difficulté qui domine toute cette matière : il s’agit de la discipline de l’amour.

L’amour, dans cette organisation de la Justice, se présente comme force motrice : il en est l’excitateur, le promoteur, le coefficient. Sans lui la conscience s’affaisse, la femme redevient impure, l’homme retourne à sa fainéantise et à sa férocité. Or, comment s’exercera l’amour, si difficile à contenter, qu’il est défendu d’ailleurs de rechercher pour lui-même, attendu que, recherché pour lui-même, l’amour n’est plus le producteur de la Justice, il en est l’abolition ? Nous avons vu de quelle manière, fléau des sociétés, il les corrompt dans leur vitalité et dans leur conscience : par quel correctif en restera-t-il l’incorruptible ferment ? Quelle sera la pratique légitime de l’amour ? Il faut, avons-nous dit, que l’amour obéisse ; c’est l’objet, c’est la promesse du mariage : comment soumettre à une règle ce dont l’essence consiste à ne reconnaître pas de règle, et que le sentiment universel déclare indomptable ?

On a vu, dans une autre Étude, comment s’opère la purgation des idées et l’élimination de l’absolu : c’est par un procédé analogue que nous arriverons à la discipline de l’amour et à l’hygiène du mariage.

L’amour, dont la virtualité est dans la génération, a sa cause plastique et motrice dans l’idéal. Par l’idéal, il s’élève au-dessus de l’instinct organique et s’empare de l’âme, que tantôt il ravit, sur les ailes du désir, au troisième ciel, tantôt il précipite, par l’impatience de la possession, dans une frénétique impudicité. Voilà en six lignes la physiologie de l’amour.

Espérer le retenir et le fixer à cet apogée où le porte l’idéal est une illusion que dément toute expérience, et que la nature des choses explique. Toute réalisation de l’idéal est nécessairement incomplète, partant fausse ; et cela, parce que le réel ne peut jamais reproduire qu’un rayon fugitif de l’idéal ; parce que l’absolu et le réel sont contradictoires, et que, si celui-ci nous donne la notion de celui-là, tout effort que nous faisons pour saisir l’idéal ou l’absolu dans un objet qui le réalise en entier n’aboutit qu’à l’épuisement de l’esprit, souvent à une déception douloureuse.

Jouir de l’amour dans l’infini de son aspiration, posséder l’idéal, est donc, comme la pénétration de l’absolu par la pensée, chose impossible. D’un autre côté, combattre l’amour, de même que se dérober à la conception de l’absolu, n’est pas moins impossible, puisque nous ne pouvons pas nous empêcher de trouver beau ce qui est beau et de l’aimer ; je dirai même que c’est chose immorale : sur ce point, la religion est d’accord avec la raison, la théologie ascétique avec la philosophie épicurienne. Le christianisme n’a fait que déplacer l’amour en le rapportant à Dieu : il s’est bien gardé de le vouloir détruire.

Mais, si nous ne pouvons ni nous rendre maîtres de l’amour ni nous soustraire à son influence, il est une chose qui dépend de notre libre arbitre et à laquelle la religion et la poésie érotique n’ont pas songé : c’est de balancer l’amour par l’amour, de sorte que nous usions de sa vertu en restant maîtres de notre cœur.

Je sais tout ce qu’il y a de paradoxal dans ce que je vais dire ; mais il faut que je le dise, parce que telle est la vérité philosophique et la raison des choses, parce qu’il n’y a pas d’autre préservatif contre les éclats et les aberrations de l’amour, et que telle est en définitive la pratique de l’immense majorité des hommes : le secret, pour échapper aux tribulations de l’amour et en conserver le fruit, consiste, pour chacun de nous, à aimer d’esprit et de cœur toutes les personnes du sexe opposé, et à n’en posséder conjugalement qu’une seule.

C’est impossible, s’écrie-t-on encore…. Je réponds que c’est facile, excepté peut-être aux novices dont l’imagination est pour la première fois séduite, et aux égoïstes qui prennent pour amour la férocité de leur passion.

Au moral comme au physique, l’amour débute par une crise dont la fin est tout autre que ne le disent le cœur et les sens, et qu’il est stupide de présenter à la jeunesse comme le dernier mot de la félicité. Pourquoi ne pas plutôt saisir cette occasion de lui inculquer avec force, de par la Justice et le sens commun, que, la fin de l’amour, chez l’être raisonnable, étant autre que la possession, et cette fin se réalisant le plus souvent sans attendre la possession, l’amour ne tient pas nécessairement à la possession ; qu’au contraire il est prudent de se garder de ses premières émotions, attendu que toute inclination contient plus ou moins d’illusion, toute préférence du cœur plus ou moins d’injustice, tout amoureux régal plus ou moins de honte ; attendu surtout que, le beau moral, en tant qu’il dépend de notre volonté, devant être pour nous le plus précieux bien, si dans un mariage toutes les convenances sont respectées, si le devoir et la vertu y figurent comme élément principal, alors même que le penchant amoureux serait presque nul, l’union est accomplie dans les meilleures conditions possibles ?

Les anciens étaient entrés dans cette voie, lorsqu’ils faisaient de l’amour l’âme universelle ; le christianisme y est entré à son tour, lorsqu’il a identifié Dieu et l’amour pur, et proposé à ses vierges le Christ pour époux. Le Christ, c’est la personnification du sexe masculin, de même que la Vierge est la personnification du sexe féminin : que toute jeune fille, avant de se marier, apprenne donc à aimer le Christ ; que tout jeune homme soit fait chevalier de la Vierge.

Voilà ce que nos romanciers et dramaturges, s’ils avaient étudié le cœur humain, s’ils se souciaient le moins du monde de la félicité publique et de la morale, enseigneraient à la jeunesse. Au lieu que, dans leurs absurdes et immorales peintures, c’est toujours l’amour d’inclination qui triomphe, ils feraient voir qu’un pareil sentiment, s’il n’est racheté par une forte dose de vertu, est presque une garantie d’infortune. Pour le poëte comique, comme pour le chansonnier, l’amour offre une source inépuisable de ridicule : il y a toute une révolution littéraire dans ce revirement…

Si accomplie que paraisse une fiancée, il n’est pas de mari, à moins que ce ne soit un imbécile, à qui une possession de trois mois n’ouvre l’œil sur d’autres charmes que ceux de son épouse ; j’en dis autant de celle-ci à l’égard de son mari. Et si, malgré l’imprévu de la découverte, ce mari et cette femme restent fidèles l’un à l’autre, leur fidélité, que la jeunesse le sache, vient de leur conscience, nullement de leur prédilection.

Puis donc que par la possession l’idéalisme érotique se détruit aussi rapidement qu’il s’est allumé, et que dans la nuit conjugale toutes femmes sont grises, comme dit le proverbe, que reste-t-il à faire, sinon de traiter l’amour comme la raison prescrit de traiter tout idéal, c’est-à-dire de le cultiver dans l’universalité de son objet, en s’abstenant de tout ce qu’il peut offrir d’individuel, au moins jusqu’au jour du mariage ?

L’Apôtre a dit : Que chacun parmi vous ait sa chacune. J’ajouterais, si je pouvais m’arroger l’autorité d’un apôtre : Que chaque homme aime toutes les femmes dans son épouse, et que chaque femme aime tous les hommes dans son époux. C’est ainsi qu’ils connaîtront le véritable amour, et que la fidélité leur sera douce. Car l’amour, universel par essence, tend à se réaliser dans l’universalité ; si l’homme et la femme qui s’épousent paraissent sortir de l’indivision, c’est seulement quant à la cohabitation et aux devoirs qu’elle impose ; pour le surplus, c’est-à-dire pour l’idéal, ils restent dans la communauté. Le mariage qui les unit n’est point une appropriation mutuelle de leurs corps et de leurs âmes, comme le dit ailleurs le même saint Paul ; c’est la représentation de l’amour infini, qui vit au fond de leurs cœurs. C’est pourquoi l’homme qui manque à sa femme manque à toutes les femmes, et la femme qui manque à son mari est à juste titre méprisée de tous les hommes.

XLI

Le Code civil, interprète de la Révolution, est admirable sur cette matière. Il dit :

Art. 212. — Les époux se doivent mutuellement fidélité, secours, assistance.

Art. 213. — Le mari doit protection à la femme, la femme obéissance à son mari.

Art. 214. — La femme est obligée d’habiter avec le mari, et de le suivre partout où il juge à propos de résider. Le mari est obligé de la recevoir et de lui fournir tout ce qui est nécessaire pour les besoins de la vie, selon ses facultés et son état.

Art. 203. — Les époux contractent ensemble, par le fait seul du mariage, l’obligation de nourrir, entretenir et élever leurs enfants.

Art. 146 et 165. — Il n’y a pas de mariage lorsqu’il n’y a point de consentement, publiquement exprimé.

Le mot d’amour n’est pas prononcé, il ne devait pas l’être : c’est en cela que le législateur me paraît admirable. L’amour est le secret des époux ; rien n’en doit paraître au dehors, dompté qu’il est et transfiguré par le mariage. Un dernier regard jeté sur eux achèvera de nous le prouver : Ils s’aiment, et ils ont vaincu l’amour.

Le premier sentiment que l’homme éprouve à la vue de la femme est tout d’amour ; il ne s’y arrêtera pas longtemps : de l’ivresse des sens il passe rapidement à l’adoration de l’âme, et quand il s’imagine être encore amant, il est devenu lui-même un juste et un saint.

Tout ce que l’homme voit en la femme, comme en un miroir où sa conscience se regarde, la femme tend à le devenir, et malheur à elle, malheur à tous deux, si elle trompe la révélation de l’amour, si elle manque à l’attente secrète de l’homme.

Dédain de l’amour sensuel et de la volupté : Que l’homme tourmenté de pensées lascives regarde sa femme, il rougit et il est heureux de rougir, parce qu’il la croit à l’abri de son tourment. Sans doute c’est de lui qu’elle a reçu la pudeur, comme elle en a reçu, dans la cérémonie nuptiale, l’anneau et la couronne ; mais cette pudeur s’est incarnée en sa personne, elle seule sait être chaste et fidèle. Et quelles preuves elle en donnera ! Est-il absent, accablé, malade, elle chasse loin le plaisir, la continence ne lui pèse rien ; à ses yeux le sacrifice n’existe pas : sa charité lui tient lieu de debitum. Jeune fille, elle attendra de longues années son promis, sans s’impatienter du célibat ; femme, elle le possède absent comme présent ; le nom de son époux mêlé au sien lui suffit. Et la conscience générale des femmes témoigne de cette immense générosité de leur cœur : plus que nous elles méprisent, elles abhorrent les lascives, les volages et les infidèles.

Conception supérieure de la liberté et de la force : La volupté vaincue, l’homme est devenu un héros ; aucun effort ne lui coûtera plus : telle est sur lui l’influence de la femme. La première, par sa chasteté, elle a donné l’exemple : elle exige en retour que l’homme se montre vaillant, entreprenant, distingué, toujours prêt pour le devoir et le sacrifice. Elle ne demande plus ni flatterie, ni louange, ni caresse, ni présent, ni fête ; elle a soif d’héroïsme : qu’il soit lui de plus en plus, et la voilà joyeuse. Elle le haïrait égoïste ; elle ne le souffre pas davantage humble avec elle ou familier ; elle le mépriserait, s’il se faisait son égal. Le besoin de commander est nul chez elle ; il n’y a que le besoin d’admirer et d’aimer. Comme elle se plaît à lui devoir tout, fortune, honneur, vertu, elle en attend tout, parce que produire et donner est la prérogative de la force. Qu’il soit fier, laborieux, indulgent pour les autres, sévère envers lui-même : elle le prendrait en dégoût s’il se montrait servile, sans dignité, esclave de l’avarice ou intimidé par aucun. Et l’homme accepte avec bonheur cet empire : de par cette vertu féminine qui met l’amour à la chaîne, il ne veut servir âme qui vive, si ce n’est sa dame ; il n’est sensible qu’à une peine, sa censure ; à une récompense, son approbation.

Pratique du travail et de la Justice : La femme, quoi qu’elle apprenne ou entreprenne, n’est point, par la destination de son sexe, industrieuse, agricultrice, négociante, savante, pas plus que juge, homme de guerre ou homme d’État. Elle peut bien nous prêter dans nos travaux quelque aide, nous assister, dans nos transactions, de quelque conseil ; de tout temps elle a pris pour elle la portion la plus douce du travail : elle a été bergère et jardinière, fileuse, lingère et ménagère ; certains arts semblent faits pour la mettre en lumière, la danse, la déclamation, la mimique. Quant à sa justice, il en est comme de sa philosophie : c’est une religion. La femme qui prie est sublime : l’homme à genoux est presque aussi ridicule que celui qui bat un entrechat.

Rien de tout cela cependant ne constitue la mission de la femme : son véritable lot est d’être préposée à la garde de nos mœurs et de nos caractères, chargée de nous représenter incessamment dans sa personne notre conscience idéale. Quel rapport, dites-moi, entre une semblable destinée et le plaisir ?… Plus d’un homme a dû à la présence de sa femme de ne pas faillir ; plus d’une femme, après avoir rêvé en son époux l’assemblage des vertus viriles, s’est consumée en se voyant attachée à un lâche, à un cadavre.

Et la gloire de l’homme est de régner sur cette merveilleuse créature, de pouvoir se dire : « C’est moi-même idéalisé, c’est plus que moi, et pourtant ce ne serait rien sans moi. À elle mon sang, ma vie, tout mon être ; je lui appartiens corps et âme, comme le soldat à son général, comme le fils à son père, comme autrefois l’esclave et le client à son patron. Malgré cela, ou à cause de cela, je suis et je dois rester le chef de la communauté : que je lui cède le commandement, elle s’avilit et nous périssons. »

J’ai eu le bonheur d’avoir une mère chaste entre toutes, et, malgré la pauvreté de son éducation de paysanne, d’un sens hors ligne. Comme elle me voyait grandir, et déjà troublé par les rêves de la jeunesse, elle me dit : Ne parle jamais d’amour à une jeune fille, même quand tu te proposerais de l’épouser.

Je fus longtemps à comprendre ce précepte, absolu dans son énoncé, et qui proscrivait jusqu’à l’excuse du bon motif. Comment l’amour, cette chose si douce, pouvait-il être réprouvé par la bouche d’une femme ? D’où tenait-elle cette morale austère ? Jamais, je le déclare, je n’ai lu ni entendu rien de cette force. Prétendait-elle que des époux ne dussent pas s’aimer ?… Eh ! non : elle avait deviné, par un sentiment élevé du mariage, ce que l’analyse philosophique nous a démontré : que l’amour doit être noyé dans la Justice ; que caresser cette passion, c’est s’amoindrir soi-même et déjà se corrompre ; que par lui-même l’amour n’est pas pur ; qu’une fois son office rempli par la révélation de l’idéal et l’impulsion donnée à la conscience, nous devons l’écarter, comme le berger, après avoir fait cailler le lait, en retire la présure ; et que toute conversation amoureuse, même entre fiancés, même entre époux, est messéante, destructive du respect domestique, de l’amour du travail et de la pratique du devoir social.

Je résume tout ce que j’ai dit et ce qui me reste à dire dans le questionnaire suivant.


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CATÉCHISME DU MARIAGE.

Demande. — Qu’est-ce que le couple conjugal ?

Réponse. — Toute puissance de la nature, toute faculté de la vie, toute affection de l’âme, toute catégorie de l’intelligence, a besoin, pour se manifester et agir, d’un organe. Le sentiment de la Justice ne pouvait faire exception à cette loi. Mais la Justice, qui régit toutes les autres facultés et dépasse la liberté elle-même, ne pouvant pas avoir son organe dans l’individu, resterait pour l’homme une notion sans efficacité sur la volonté, et la société serait impossible, si la nature n’avait pourvu à l’organisme juridique en faisant de chaque individu comme la moitié d’un être supérieur, dont la dualité androgyne devient pour la Justice un organe.

D. — Pourquoi l’individu est-il incapable de servir d’organe à la Justice ?

R. — Parce qu’il ne possède de son fonds que le sentiment de sa propre dignité, lequel est adéquat au libre arbitre, tandis que la Justice est nécessairement duelle, qu’elle suppose par conséquent deux consciences au moins à l’unisson : en sorte que la dignité du sujet apparaît seulement comme premier terme de la Justice et ne devient même respectable pour lui qu’autant qu’elle intéresse la dignité des autres.

D. — Pourquoi dans l’organisme juridique les deux personnes sont-elles dissemblables et inégales ?

R. — Parce que, si elles étaient pareilles, elles ne se compléteraient pas l’une l’autre ; ce seraient deux touts indépendants, sans action réciproque, incapables pour cette raison de produire de la justice.

D. — En quoi l’homme et la femme diffèrent-ils l’un de l’autre ?

R. — En principe, il n’y a de différence entre l’homme et la femme qu’une simple diminution d’énergie dans les facultés. L’homme est plus fort, la femme plus faible : voilà tout. En fait, cette diminution d’énergie crée pour la femme, au moral et au physique, une distinction qualitative qui fait que l’on peut donner de l’un et de l’autre cette définition : L’homme est la puissance de ce dont la femme est l’idéal, et réciproquement la femme est l’idéal de ce dont l’homme est la puissance.

D. — Qu’est-ce que l’amour ?

R. — L’amour est l’attrait qu’éprouvent invinciblement l’une pour l’autre la Force et la Beauté. Sa nature, dans l’homme et dans la femme, n’est par conséquent pas le même. Du reste, c’est par lui que leur conscience à tous deux s’ouvre à la Justice, chacun devenant pour l’autre tout à la fois un témoin, un juge et un second lui-même.

D. — Comment définissez-vous le mariage ?

R. — Le mariage est le sacrement de la Justice, le mystère vivant de l’harmonie universelle, la forme donnée par la nature même à la religion du genre humain. Dans une sphère moins haute, le mariage est l’acte par lequel l’homme et la femme, s’élevant au-dessus de l’amour et des sens, déclarent leur volonté de s’unir selon le droit, et de poursuivre, autant qu’il est en eux, la destinée sociale, en travaillant au progrès de la Justice. À cette définition se rapporte celle de Modestin, Juris humani et divini communicatio, que M. Ernest Legouvé traduit, avec moins de pompe, École de perfectionnement mutuel.

Dans cette religion de la famille on peut dire que l’appui ou le père est le prêtre ; la femme, l’idole ; les enfants, le peuple. Il y a sept initiations : les noces, le foyer ou la table, la naissance, la puberté, le conseil de famille, le testament et les funérailles. Tous sont dans la main du père, nourris de son travail, protégés par son épée, soumis à son gouvernement, ressortissants de son tribunal, héritiers et continuateurs de sa pensée. La Justice est là tout entière, organisée et armée : avec le père, la femme et les enfants, elle a trouvé son appareil, qui ne fera plus que s’étendre par le croisement des familles et le développement de la cité. L’autorité est là aussi, mais temporaire : à la majorité de l’enfant, le père ne conserve plus vis-à-vis de lui qu’un titre honorifique. La religion, enfin, se conserve là : tandis que partout ailleurs l’interprétation des symboles, l’habitude de la science et l’exercice du raisonnement l’affaiblissent sans cesse, elle subsiste dans la famille, s’y condense, et ne redoute aucune attaque : la révélation, tout idéale, de la femme, ne pouvant ni s’analyser, ni se nier, ni s’éteindre.

D. — Comment, rachetée par cette religion dans laquelle il est facile de reconnaître l’embryon de toutes celles qui ont suivi, la femme reste-t-elle néanmoins subordonnée à l’homme ?

R. — C’est précisément que la femme est un objet de culte, et qu’il n’y a pas de commune mesure entre la force et l’idéal. Sous aucun rapport la femme n’entre en comparaison avec l’homme : industrieuse, philosophe ou fonctionnaire publique, elle ne peut ; déesse, elle ne doit ; elle est toujours trop haut ou trop bas. L’homme mourra pour elle, comme il meurt pour sa foi et ses dieux ; mais il gardera le commandement et la responsabilité.

D. — Pourquoi le mariage est-il des deux parts monogame ?

R. — Parce que la conscience est commune entre les époux, et qu’elle ne peut, sans se dissoudre, admettre un tiers participant. Conscience pour conscience, comme amour pour amour, vie pour vie, âme pour âme, liberté pour liberté : telle est la loi du mariage. Introduisez une personne de plus : l’idéal meurt, la religion se perd, l’unanimité expirent et la Justice s’évanouit.

D. — Pourquoi le mariage est-il indissoluble ?

R. — Parce que la conscience est immuable. La femme, expression de l’idéal, peut bien, quant à l’amour, avoir dans une autre femme une doublure, et de son vivant être remplacée ; l’homme, expression de la puissance, pareillement. Mais quant à la justification dont l’homme et la femme sont agents l’un pour l’autre, ils ne peuvent pas, hors le cas de mort, se quitter et se donner mutuellement un rechange, puisque ce serait avouer leur commune indignité, se déjustifier, si l’on peut ainsi dire, en autres termes devenir sacriléges. L’homme qui change de femme fait conscience neuve : il ne s’amende pas, il se déprave.

D. — Ainsi vous repoussez le divorce ?

R. — Absolument. La loi civile et religieuse a posé des cas de nullité et de dissolution de mariage, tels que l’erreur de la personne, la clandestinité, le crime, la castration, la mort : ces réserves suffisent. Quant à ceux que tourmente la lassitude, la soif du plaisir, l’incompatibilité d’humeur, le défaut de charité, qu’ils fassent, comme l’on dit, séparation. L’époux digne n’a besoin que de guérir les plaies faites à sa conscience et à son cœur ; l’autre n’a plus le droit d’aspirer au mariage : ce qu’il lui faut, c’est le concubinage.

D. — Défendre aux séparés de se remarier, les rejeter dans l’union concubinaire, est-ce moral ?

R. — Le concubinage, ou concubinat, est une conjonction naturelle, contractée librement par deux individus, sans intervention de la société, en vue seulement de la jouissance amoureuse et sous réserve de séparation ad libitum. À part quelques exceptions, que produisent les hasards de la société et les difficultés de l’existence, le concubinat est la marque d’une conscience faible, et c’est avec raison que le législateur lui refuse les droits et les prérogatives du mariage.

Mais la société n’est pas l’œuvre d’un jour ; la vertu est d’une pratique difficile, sans parler de ceux à qui le mariage est inaccessible. Or, la mission du législateur, quand il ne peut obtenir le mieux, est d’éviter le pire : en même temps que l’on écarte le divorce, dont la tendance serait de faire déchoir le mariage en le rapprochant du concubinage, il convient, dans l’intérêt des femmes, des enfants naturels et des mœurs publiques, d’imposer au concubinat certaines obligations qui le relèvent et le poussent à l’union légitime. L’antiquité tout entière admit ces principes ; l’empereur Auguste créa au concubinat un état légal ; le christianisme le toléra longtemps, et n’a même jamais su le distinguer du mariage. Devraient en conséquence être par la loi déclarés concubinaires tous ceux et celles qui, hors les cas d’adultère, inceste, fornication et prostitution, entretiennent un commerce d’amour, qu’il y eût d’ailleurs ou qu’il n’y eût pas entre eux domicile commun. Tout enfant né en concubinage porterait de droit le nom de son père, suivant la maxime Pater est quem concubinatus demonstrat. Le père concubin, de même que le père marié, serait en outre tenu de pourvoir à la subsistance et à l’éducation de sa progéniture. La concubine délaissée aurait droit aussi à une indemnité, à moins qu’elle n’eût la première convolé en un autre concubinage.

D. — Quelles sont les formes du mariage ?

R. — Elles se réduisent à deux : les annonces ou publications ; la célébration. Dans celle-ci interviennent, au premier rang la société, en la personne du magistrat et des témoins ; en seconde ligne, les familles des époux, en la personne des parents.

D. — Que signifient ces formalités ?

R. — Le mariage, avons-nous dit, est institué pour la sanctification de l’amour : c’est un pacte de chasteté, de charité et de justice, par lequel les époux se déclarent publiquement affranchis, l’un et l’autre et l’un par l’autre, des tribulations de la chair et des soins de la galanterie, en conséquence sacrés à tous et inviolables. Voilà pourquoi, en dehors des stipulations d’intérêt qui requièrent également publicité, la famille et la cité paraissent dans la cérémonie : l’engagement des époux, fait en vue de la Justice, porte plus loin que leurs personnes ; leur conscience conjugale devient partie de la conscience sociale, et, comme le mariage assure leur dignité, il est pour la société qui le proclame une gloire et un progrès. Nos mauvaises mœurs et notre ignorance nous font méconnaître ces choses : tandis que la concubine, qui se livre sans contrat, sans garantie, sur une parole secrètement donnée, pour une subvention alimentaire ou un présent en espèces, comme un bijou prêté à loyer, dérobe aux regards le secret de ses amours et n’en est pas plus modeste, l’épouse paraît, calme, digne, sans rougir : si elle rougissait, elle aurait perdu son innocence.

D. — Cette théorie du mariage est fort spécieuse ; mais pourquoi demander à la métaphysique une explication que la nature nous met sous la main ? C’est dans l’intérêt des enfants et des successions qu’a été institué le mariage : il n’y faut voir rien de plus.

R. — Sans doute, les enfants y entrent pour quelque chose ; mais si la génération elle-même n’a été établie qu’en vue de la Justice, si la multiplication des humains, si leur renouvellement et leur mort ne s’expliquent aussi que par des fins juridiques, il faut bien admettre que la distinction des sexes, que l’amour et le mariage, qui entrent dans cette économie, se rapportent aux mêmes fins. La même loi qui a fait du couple conjugal un organe de génération en avait fait auparavant un appareil de Justice : telle est la vérité.

D. — Expliquez-vous davantage.

R. — Tout être est déterminé dans son existence d’après le milieu où il doit vivre et la mission qu’il a à remplir. C’est ainsi, par exemple, qu’a été réglée d’après les dimensions de la terre la taille du souverain qui l’exploite. L’Humanité, devant opérer à la fois sur tous les points du globe, ne pouvait être réduite à un seul et gigantesque individu : il fallait qu’elle fût multiple, proportionnée par conséquent dans son corps et dans ses facultés avec l’étendue de son domaine et les travaux qu’elle aurait à y faire.

L’Humanité donc étant donnée comme collectivité, deux conséquences s’ensuivaient : la première, que pour faire manœuvrer d’ensemble cette multitude de sujets intelligents et libres, une loi de Justice, écrite dans les âmes, organisée dans les personnes, était nécessaire : c’est l’objet du mariage ; la seconde, que les individus dont se compose le grand corps humanitaire se renouvelassent à tour de rôle, après avoir fourni une carrière proportionnée à leur énergie vitale et à la puissance de leurs facultés : c’est à quoi la nature a pourvu par la génération, et ce dont il nous est maintenant aisé de pénétrer les motifs.

L’être vivant, quelle que soit sa liberté, par cela même qu’il est limité, défini dans sa constitution et dans sa forme, n’a et ne peut avoir qu’une manière de sentir, de penser et d’agir, une idée, un but, un objet, un plan, une fin, une fonction, par conséquent une formule, un style, un ton, une note, expression de son individualité absolue, à laquelle il s’efforce de ramener l’universalité des lois naturelles et sociales. Supposez le genre humain compose d’individus immortels : à un moment donné, la civilisation ne marchera plus ; toutes ces individualités, après s’être pendant quelque temps poussées par la contradiction, finiront par s’équilibrer dans un pacte d’absolutisme, et le mouvement s’arrêtera, La mort, en renouvelant les types, produit donc ici le même effet que la guerre des idées, organisée par la Révolution comme la condition nécessaire de la Raison et de la Foi publique (Étude VII).

Mais ce n’est pas seulement au progrès social que la mort est nécessaire : elle l’est à la félicité de l’individu.

Non-seulement, à mesure qu’il avance, l’homme s’enferme dans son individualisme et devient pour les autres un empêchement ; il finirait, dans cette intraitable solitude, par devenir un obstacle à lui-même, à sa vitalité, à l’exercice de son intelligence, aux conquêtes de son génie, aux affections de son cœur. Même sans vieillir, par la seule influence de la routine à laquelle son moi l’aurait à la longue condamné, il tomberait dans l’idiotie : son bonheur, sa gloire, autant que le progrès de la société, exigent qu’il s’en aille. La mort à cette heure lui est un gain ; qu’il l’accepte avec joie, et fasse de sa dernière heure son dernier sacrifice rendu à la patrie. Tous tant que nous sommes, après nous être dévoués à la science, à la Justice, à l’amitié, au travail, nous devons finir comme Léonidas, Cynégire, Curtius, les Fabius, Arnold de Vinkelried, d’Assas. Nous plaindrions-nous qu’elle vient trop tôt ? Quel orgueil ! Nous n’attendrons pas même, à l’occasion, que la vieillesse nous fasse signe ; nous partirons jeunes, comme Barra et Viala.

Au reste, en conduisant l’homme à la mort, c’est-à-dire à la dépersonnalisation, la Justice ne le détruit pas tout entier. La Justice équilibre et renouvelle les individualités ; elle ne les abolit pas. Elle recueillera les idées de l’homme et ses œuvres ; elle conservera, en les modifiant, jusqu’à son caractère et à sa physionomie ; et c’est l’intéressé lui-même qu’elle chargera de sa propre transmission, c’est à lui qu’elle confiera le soin de son immortalité, en instituant la génération et le testament.

Ainsi l’homme se reproduit dans son corps et dans son âme, dans sa pensée, dans ses affections, dans son action, par un démembrement de son être ; et comme la femme fait avec lui conscience commune, elle fera encore génération commune. La famille, extension du couple conjugal, ne fait que développer l’organe de juridiction ; la cité, formée par le croisement des familles, le reproduit à son tour avec une puissance supérieure. Mariage, famille, cité, sont un seul et même organe ; la destinée sociale est solidaire de la destinée matrimoniale, et chacun de nous, par cette communion universelle, vit autant que le genre humain.

D. — Au fond, l’hypothèse d’une conscience formée à deux découle de la même métaphysique qui a fait supposer déjà une Raison collective et un Être collectif. Mais cette métaphysique a un défaut grave : c’est d’ébranler la foi à tout un ordre d’existences, en rendant de plus en plus problématique la simplicité de l’âme, l’indivisibilité de la pensée, l’identité et l’immutabilité du moi, conséquemment en infirmant leur réalité.

R. — Pourquoi ne dirait-on pas aussi bien que cette métaphysique, par ses séries et par ses antinomies, par la puissance de son analyse et la fécondité de sa synthèse, tend à établir la réalité de choses qui jusque-là étaient demeurées de pures fictions ? C’est le principe de composition qui constitue pour l’homme la possibilité du savoir ; c’est à ce principe qu’est due notre certitude : tout ce que nous possédons de science positive nous vient de lui, et rien de ce qui a été une fois assuré par lui ne peut être renversé. Pourquoi le même principe ne ferait-il pas aussi la possibilité de l’être ? Dieu lui-même, Dieu, conçu comme pensée supérieure et immanente des mondes, expression de leur harmonie, Dieu redevient subjectivement possible avec cette métaphysique : tremblez que ce ne soit son vice d’origine…

D. — Tous les membres d’une société sont-ils appelés au mariage ?

R. — Non ; mais tous y participent et en reçoivent l’influence, par la filiation, la consanguinité, l’adoption, l’amour, qui, universel par essence, n’a pas besoin, pour agir, de cohabitation.

D. — D’après cela, vous ne jugez pas le mariage indispensable au bonheur ?

R. — Il faut distinguer : Au point de vue animique ou spirituel, le mariage est pour chacun de nous une condition de félicité ; les noces mystiques que célèbre la religieuse en sont un exemple. Tout adulte, sain de corps et d’esprit, que la solitude ou l’abstraction n’a pas séquestré du reste des vivants, aime, et, en vertu de cet amour, se fait un mariage dans son cœur. Physiquement, cette nécessité n’est plus vraie : la Justice, qui est la fin du mariage et que l’on peut obtenir, soit par l’initiation domestique, soit par la communion civique, soit enfin par l’amour mystique, suffisant au bonheur dans toutes les conditions d’âge et de fortune.

D. —Quel est, dans l’économie domestique et sociale, le rôle de la femme ?

R. — Le soin du ménage, l’éducation de l’enfance, l’instruction des jeunes filles sous la surveillance des magistrats, le service de la charité publique ; nous n’oserions ajouter aujourd’hui les fêtes nationales et les spectacles, qu’on pourrait définir les semailles de l’amour. L’immoralité aristocratique et le préjugé religieux ont de tout temps fait de la femme qui remplit un ministère dans les réjouissances et les solennités publiques, comme de la femme en domesticité, une victime de la luxure : cela peut changer, et il est nécessaire que cela change.

D. — Aucune industrie, aucun art, ne vous semble-t-il plus spécialement dévolu à la femme ?

R. — C’est toujours, en termes voilés, reproduire la question de l’égalité politique et sociale des sexes, et protester contre le titre de ménagère qui, mieux que celui de matrone, exprime la vocation de la femme.

La femme peut se rendre utile en une foule de choses, et elle le doit ; mais, de même que sa production littéraire se réduit toujours à un roman intime, dont toute la valeur est de servir, par l’amour et le sentiment, à la vulgarisation de la Justice ; de même sa production industrielle se ramène en dernière analyse à des travaux de ménage : elle ne sortira jamais de ce cercle.

L’homme est travailleur, la femme ménagère : de quoi se plaindrait-elle ? Plus la Justice en se développant nivellera les conditions et les fortunes, plus ils se verront élevés tous deux, celui-là par le travail, celle-ci par le ménage. Quand l’homme repousse toute exploitation et patronat, la femme réclamerait-elle pour son service une valetaille ? Ou la prendre ? Les deux sexes naissent en nombre égal : est-ce clair ?

Le ménage est la pleine manifestation de la femme. L’homme, hors mariage, peut se passer de domicile : au collége, à la caserne, à la table d’hôte, à l’hôtel garni, il se retrouve toujours et se montre tout entier ; la promiscuité ne l’atteint pas. Pour la femme, le ménage est une nécessité d’honneur, disons même de toilette. C’est chez elle que la femme est jugée ; ailleurs elle passe, on ne la voit pas. Fille, mère de famille, le ménage est son triomphe ou sa condamnation. Qui donc lui rangera son nid, si ce n’est elle-même ? Faudra-t-il à cette odalisque intendant, livrée, femmes, grooms, des nains et des singes ?… Nous ne sommes plus en démocratie, nous ne sommes plus en mariage ; nous retombons en féodalité et concubinage.

D. — En quoi consiste la liberté pour la femme ?

R. — La femme vraiment libre est la femme chaste. Est chaste celle qui n’éprouve d’émotion amoureuse pour personne, pas même pour son mari. Pourquoi la jeune vierge paraît-elle si belle, si désirable, si digne ? C’est qu’elle est l’image vivante de la liberté.

D. — Quelle part faire à l’amour en contractant mariage ?

R. — La plus petite possible. Lorsque deux personnes se présentent au mariage, l’amour est censé chez elles avoir accompli son œuvre ; la crise est passée, l’orage s’est dissipé, la passion a fui, hyems transiit, imber abiit, comme dit le Cantique des cantiques. C’est pour cela que le mariage de pure inclination est si près de la honte, et que le père qui y donne son consentement mérite le blâme. Le devoir du père de famille est d’établir ses enfants dans l’honorabilité et la Justice ; c’est la récompense de ses travaux et la joie de ses vieux ans de donner sa fille, de choisir à son fils une femme de sa propre main. Que les jeunes gens s’épousent sans répugnance, à la bonne heure ; mais que les pères ne laissent pas violer en leur personne la dignité familiale, et qu’ils se souviennent que la génération charnelle n’est que la moitié de la paternité. Quand un fils, une fille, pour satisfaire son inclination, foule aux pieds le vœu de son père, l’exhérédation est pour celui-ci le premier des droits et le plus saint des devoirs.

Q. — À quel âge au plus tôt convient-il de se marier ?

R. — Quand l’homme est fait, le travailleur formé ; quand les idées commencent à venir et la Justice à subalterniser l’idéal : ce que l’on peut exprimer, à l’exemple du code, par un minimum arithmétique :

« L’homme avant vingt-six ans révolus, la femme avant vingt-un ans révolus, ne peuvent contracter mariage. »

D. — Quelle peut-être en moyenne, entre deux époux, la période d’intimité ?

R. — Tant que les enfants sont en bas âge, l’homme doit à la femme un tribut de caresses : la nature l’a ainsi voulu, dans l’intérêt même de la progéniture. L’enfant profite de tout l’amour que le père témoigne à la mère : n’en demandons pas davantage. Quand les aînés atteignent la puberté, alors, époux prudents, la pudeur domestique et la garde de votre cœur vous commandent de vous abstenir. N’attendez pas que le retour d’âge, l’apoplexie et les infirmités de la vieillesse vous y contraignent. Vous ne gagneriez à cette continence forcée que d’être poursuivis jusqu’au tombeau de rêves impudiques et de tribulations contre nature.

D. — Quel est, en général, l’homme qu’une jeune personne doit préférer pour mari ?

R. — Le plus juste.

D. — Quelle est, en général, la femme qu’un homme doit préférer pour épouse ?

R. — La plus diligente. — Chez l’homme, les qualités qui importent le plus à la femme sont le travail et la tendresse :ces qualités sont garanties par la Justice. Chez la femme, les qualités qui importent le plus à l’homme sont la chasteté et le dévouement : elles sont garanties par la diligence.

D. — Quelle consolation offrir aux amants malheureux ?

R. — De pratiquer avec zèle la Justice, à cette fin de se marier, après avoir payé à l’amour perdu, un juste tribut de deuil. La Justice est le ciel où les cœurs endoloris se retrouvent, et, de toutes les manières de pratiquer la Justice, la plus parfaite et la plus pleine est le mariage. Tel est même, abstraction faite des autres considérations domestiques, le seul motif qui légitime les secondes noces. Il est bien que de deux époux, de deux fiancés, qu’une mort prématurée sépare à jamais, le survivant garde la religion du défunt, et cette religion sied surtout à la femme ; mais une douleur excessive chez un sujet jeune trahit plus d’illusion et d’égoïsme que de Justice ; elle dégénérerait en délit contre l’amour même, si l’amant affligé se refusait au remède.

— D. Quels sont, par ordre de gravité, les principaux faits que vous qualifiez crimes et délits contre le mariage ?

R. — L’adultère, l’inceste, le stupre, la séduction, le viol, l’onanisme, la fornication et la prostitution.

D. — Qu’est-ce qui, en dehors des considérations générales de dignité personnelle, de respect du prochain, et de foi jurée, constitue la culpabilité de ces actes ?

R. — Le caractère commun qui les distingue est de frapper la famille dans ce qu’elle a de plus sacré, savoir, la religion domestique, conséquemment d’anéantir chez le coupable et ses complices la Justice dans sa source.

Ainsi l’adultère est, selon l’expression des anciens, la violation de toute loi divine et humaine, un crime qui contient en soi tous les autres, calomnie, trahison, spoliation, parricide, sacrilége. La tragédie antique, de même que l’épopée, roule presque tout entière sur ce motif, comme le montrent les légendes d’Hélène, Clytemnestre, Pénélope, etc.

L’inceste, moins atroce, est plus vil : dérision de la pudeur familiale et de l’initiation maternelle ; il a pour pendant la sodomie.

Le stupre, plus commun de jour en jour et traité avec tant d’indifférence, est l’abus d’une personne mineure, une destruction de la Justice, si l’on peut ainsi dire, en bourgeon, et pour laquelle des jurés ne devraient admettre jamais de circonstances atténuantes.

Par quel inconcevable matérialisme le législateur a-t-il traité si sévèrement le viol, tandis qu’il n’a pas dit un seul mot contre la séduction ? Il semble cependant que le premier pourrait souvent être rangé dans la catégorie des coups et blessures qui n’affectent que le corps, tandis que la seconde tue l’âme.

À ces deux espèces de crimes, nous assimilerons l’excitation à la débauche par livres, chansons, gravures, statues, etc.

L’onanisme a pour corollaire la bestialité. Chose curieuse ! l’onanisme conjugal a été proposé par les défenseurs de l’exploitation humaine pour servir d’émonctoire à la population : comme si la bestialité économique avait sa sanction dans la bestialité de l’amour !

La fornication est la jouissance passagère de deux personnes libres, mais non concubinaires. Elle est sans comparaison plus répréhensible que la prostitution. La prostitution, reste de l’ancien état de guerre et de féodalité, a de plus pour excuse la misère, et la prostituée, retranchée comme un membre pourri de la famille, ne trahit personne. Le fornicateur et la fornicatrice trompent tout le monde et n’ont pas d’excuse ; ils devraient être blâmés, sinon punis. L’hypocrisie de nos mœurs en a décidé autrement : la fornication secrète est applaudie ; l’homme surpris dans une maison de tolérance est réputé infâme.

Si l’on considère l’adultère, la séduction, le viol, la fornication, la prostitution, le divorce, la polygamie et le concubinage comme formant la pathologie de l’amour et du mariage, l’inceste, le stupre, la pédérastie, l’onanisme et la bestialité en seront la tératologie.

Le débordement de tous ces crimes et délits contre le mariage est la cause la plus active de la décadence des sociétés modernes : c’est à cette cause qu’il faut rapporter, en dernière analyse, et la lâcheté bourgeoise, et l’imbécillité populaire, et l’ineptie républicaine, et la dépravation de la littérature, et le despotisme dans le gouvernement.

Tout attentat au mariage et à la famille est une profanation de la Justice, une trahison envers le peuple et la liberté, une insulte à la Révolution.

D. — Comment la philosophie du droit a-t-elle été si longtemps sans comprendre le mariage ?

R. — C’est que les philosophes ont toujours cherché le droit dans la religion, et que toute religion étant essentiellement idéaliste et érotique, l’amour dans l’âme religieuse est placé au-dessus de la Justice, et le mariage rabaissé au concubinage.