De la jeune Angleterre à propos d’un roman de M. d’Israeli
by d. d’israeli, m.
Il me semble qu’on peut être curieux, en France, de savoir à peu près ce que c’est que la jeune Angleterre. Ces mots, par lesquels se désigne assez vaguement un groupe d’hommes distingués appartenant au côté tory de la chambre des communes, sont plus d’une fois venus jusqu’à nous depuis une année : j’avoue qu’ils n’étaient pas de nature à nous prévenir en faveur du mouvement intellectuel et politique auquel ils servent de devise. Quelle étiquette de parti plus fanée, plus usée, plus souvent menteuse que celle-là ! Hélas ! combien n’en avons-nous pas vu de ces audacieuses jeunesses conduites à de risibles ou à de tristes caducités au bruit des plus retentissantes espérances ! Après la jeune France, la jeune Italie, la jeune Allemagne, la jeune Suisse, le plus difficile assurément pour la jeune Angleterre était de nous faire croire à la sève de sa jeunesse : je ne dirai pas qu’elle y a réussi ; mais lorsque l’on considère les incidens qui ont marqué la session actuelle du parlement anglais, ces marches et ces contre-marches, guerre civile peu dissimulée, exécutées par des détachemens du corps d’armée tory, et le cabinet à la tête duquel est placé sir Robert Peel obligé de jouer deux fois son existence contre ceux mêmes qu’il n’a pas encore cessé de nommer ses amis, il est naturel de se demander si la jeune Angleterre ne serait pas en voie d’acquérir une réelle importance, et, dans le cas où les scissions qui ont divisé le parti conservateur menaceraient de devenir définitives, si elle serait en mesure de donner la consistance et la discipline d’un parti aux tories que le dépit ou la défiance éloigne de sir Robert Peel.
Sans doute, sous ces mots de jeune Angleterre, on a moins rencontré jusqu’à présent une école décidément organisée, une coterie manœuvrant avec régularité, que certaines idées flottant dans l’atmosphère morale du parti tory, mais plus arrêtées dans quelques-uns des jeunes esprits de la chambre des communes. Pour peu que l’on eût suivi depuis deux ans, dans leur carrière parlementaire, ceux qui passaient pour les principaux membres du groupe, M. d’Israeli, lord John Manners, M. Milnes, M. Smythe, l’on avait dû remarquer l’indépendance de leur attitude à l’égard du ministère, leur penchant à relever les questions par un élan philosophique, leur application dans cette voie où un nombre considérable de tories, cherchant à dégager les grands intérêts, les grands principes, les grandes traditions historiques représentées par leur parti, s’efforcent de les accorder avec les besoins actuels et les tendances de l’Angleterre. C’est dans ce mouvement, et entre autres par la diversion qu’il a opérée sur les questions de philanthropie que le parti conservateur, retenu sur le terrain des questions commerciales, et condamné à la défensive par sir Robert Peel, a repris une initiative qui n’est pas sans générosité et s’est donné une vigoureuse position offensive contre les intérêts par lesquels il était accoutumé à se voir attaquer et refouler. Les membres de la jeune Angleterre paraissaient suivre dans cette direction des plans délibérés, un système résolu : s’ils avaient donc pour leurs idées l’ambition qu’on leur supposait, il semble, en présence des dissensions et du malaise du parti tory, que le moment fût venu de se montrer positivement sous leur vrai nom, d’indiquer où ils allaient, d’arborer enfin leurs couleurs et d’appeler à eux par une autre propagande que celle de l’intimité ou des salons ces élémens de jeunesse et de vie qu’ils veulent infuser au torysme renouvelé.
Ainsi apparemment l’a pensé M. d’Israeli en lançant, il y a deux mois, le manifeste auquel il a donné le titre de Coningsby ou la nouvelle Génération. L’accueil qui a été fait à ce livre montre que M. d’Israeli ne s’est pas trompé du moins sur l’opportunité de sa tentative, et nous autorise à parler de Coningsby, ne fût-ce qu’à titre de renseignement sur la situation d’un des grands partis de l’Angleterre. Coningsby est le livre à la mode de cette saison. Publié au mois de mai, il avait au bout de quelques semaines une seconde édition : il en a aujourd’hui une troisième. Les salons se sont amusés à en traduire les personnalités enveloppées, et à y butiner des médisances ; il a été discuté et commenté par la presse : en parcourant les journaux anglais, il peut vous arriver de rencontrer encore dans les leading articles du Times et du Morning-Chronicle (ce sont les premiers-Paris de l’endroit) des allusions familières à plusieurs des types que M. d’Israeli a esquissés dans Coningsby.
Avant tout, il faut peut-être s’expliquer sur la question littéraire que ce livre soulève. Par sa forme, Coningsby, semblerait devoir plutôt relever de la critique littéraire que de la discussion politique. Coningsby est bien un manifeste, mais nous ne pouvons empêcher qu’il ne soit aussi un roman. Si la critique avait à se prononcer sur ce livre avec la sévérité due aux œuvres qui prétendent aux succès désintéressés et durables de l’art, elle pourrait frapper d’une juste condamnation l’alliance illégitime que M. d’Israeli y a consommée. S’il fallait chercher dans l’épigramme la pénalité encourue par ce délit, on comparerait la violence que M. d’Israeli a faite à l’art, au nom et au profit de la politique du moment, à la barbarie qui introduirait les armes à feu dans un orchestre : c’est, pour un cas semblable, le mot de cet esprit raffiné, M. de Stendhal, qui lui-même tramait des romans comme en aurait pu composer Machiavel, si, dans ses délassemens littéraires, l’auteur de la Mandragore n’avait préféré oublier la science d’intrigue amassée par l’auteur du Prince. M. d’Israeli eût-il exigé dans l’arrêt les rigoureuses formalités de la loi ? on lui eût démontré sans peine que son œuvre enfreint les règles que la poétique impose à l’intervention de la politique dans l’art. L’art ne refuse pas de s’inspirer de la politique, puisque c’est une des faces sous lesquelles la nature humaine se présente à lui ; et, des influences morales qu’il ambitionne d’exercer, il n’exclut certainement pas celle qui peut agir sur la constitution et le gouvernement des sociétés, mais à une condition, c’est qu’il empruntera à la politique comme il emprunte aux autres branches de l’activité humaine, c’est-à-dire en faisant son miel, en généralisant les observations qu’il aura recueillies, de manière à préparer à l’homme de tous les temps un enseignement dans un plaisir. C’est ainsi que Corneille a parlé effectivement de politique au goût de Condé et de Napoléon ; c’est ainsi que les hommes d’état reconnaîtront toujours leur pensée et leur style dans la langue trouvée par Racine pour Agrippine, Acomat et Mithridate. C’est ainsi que Shakspeare, lorsqu’il écrivait cet admirable discours d’Antoine à la plèbe penchée sur le cadavre de César assassiné, se montrait, dans l’art de s’emparer des masses et de les agiter par la parole, digne de donner des leçons à M. O’Connell lui-même. Ce que l’art ne saurait tolérer du moins dans le drame dialogué ou raconté, c’est qu’on l’asservisse, en le rapetissant, à des intérêts passagers. Qui lirait aujourd’hui Shakspeare, s’il eût braqué ses pièces contre le sir Robert Peel de son temps ? Les comédies politiques de Fielding, lors même qu’elles fussent parvenues à renverser Walpole, n’en seraient pas moins de mauvaises comédies, bien justement punies par l’oubli qui les a tuées.
Mais M. d’Israeli se moquerait de moi si j’allais sérieusement demander aux docteurs titrés en ces matières leurs gros codes et leurs épaisses férules pour m’en servir contre Coningsby. Je ferais une impardonnable dépense de temps et de scrupules à examiner si M. d’Israeli a écrit un bon roman. Je sais bien que ce n’est pas ce qu’il a voulu, je sais bien qu’il ne s’agissait pas pour lui de faire un beau livre. Vous eussiez offert à M. d’Israeli pour prix de son œuvre la grande gloire littéraire ou les sceaux de secrétaire d’état, je ne serais pas en peine de dire ce qu’il eût choisi ; il serait désappointé, j’en suis sûr, s’il ne trouvait que la perle glorieuse au bout de son œuvre : le grain de mil ou de blé (c’est-à-dire une des premières places à la droite du speaker de la chambre des communes) ferait bien mieux son affaire. Je n’ai donc pas le droit de montrer plus de susceptibilité que M. d’Israeli lui-même sur la valeur de Coningsby comme roman. La critique ferait une escrime ridicule si elle ne suivait pas ceux qu’elle provoque sur le terrain que leur ambition lui désigne, et si elle ne savait, au besoin, raccourcir sa grande lame d’emprunt à la mesure de leur épée.
Il me suffit de comprendre le motif qui a déterminé M. d’Israeli à choisir la forme qu’il a adoptée pour sa pensée. Son but était tout simple : il s’agissait de faire parler de la jeune Angleterre, d’en faire parler le plus possible, de la mettre à la mode ; il fallait pour cela l’introduire dans le monde, auprès des femmes peut-être (on voit dans Coningsby que les femmes ne sont pas des auxiliaires dédaignés par les adeptes de la jeune génération). Or, supposez qu’en cet endroit, où l’attention est chose si frêle et si facile à effaroucher, M. d’Israeli fût entré avec un gros livre où eussent été compendieusement exposées les doctrines de son école. Il avait bonne chance à disserter en pareil lieu sur la politique financière de sir Robert Peel, sur la nouvelle loi des pauvres, sur le tarif des céréales ! On l’eût averti, en s’abstenant de les lire, de garder ces beaux discours pour Westminster ; le plus magnifique succès qu’il eût pu espérer eût été de fournir le prétexte de quelques leading articles sur la situation du parti conservateur au Times ou au Morning Post. Les affaires de la jeune Angleterre eussent été bien avancées ! En se contentant au contraire de glisser ses idées dans l’intrigue et dans le dialogue léger d’un roman de high life, M. d’Israeli avait le privilége de ne toucher aux questions que par la superficie et par les généralités où elles sont accessibles à tous. Il faisait partager à sa cause l’intérêt et la sympathie que les sollicitudes de son imagination préparaient pour ses héros. Il n’avait pas besoin des armes pesantes de l’argument contre les choses qu’il attaque et les hommes qu’il combat. Le bon mot, l’épigramme, la caricature, suffisaient ; que les rieurs fussent de son côté, et la bataille était gagnée. Ajoutez qu’en choisissant ce parti, M. d’Israeli ne sortait pas des habitudes de son esprit, et conservait, dans l’usage des ressources qui lui sont familières, la plénitude de ses avantages.
En effet, M. Benjamin d’Israeli, qui représente à la chambre des communes la jeune Angleterre et le bourg de Shrewsbury, et qui porte un nom déjà honoré dans les lettres anglaises par l’auteur des Curiosités de la littérature, n’en est pas aujourd’hui à son début comme romancier. Précédé par Vivian Grey, Contarini Fleming, the young Duke, Henrietta Temple et Venetia, Coningsby n’est pas le coup d’essai de M. d’Israeli, qui pourtant nous doit encore son coup de maître. On s’aperçoit bien, en parcourant ces ouvrages, que M. d’Israeli n’a pas travaillé pour la postérité (je dirais pour l’Académie si M. d’Israeli était français). J’ignore les motifs qui ont invité M. d’Israeli à les écrire ; à l’exception d’Henrietta Temple, dont la composition est plus soignée, ils portent tous les traces d’une improvisation rapide. On dirait que M. d’Israeli a tout au plus envié pour ses ébauches le succès d’une saison. Il s’est contenté de laisser deviner ce qu’il pourrait faire lorsqu’il voudrait bien aiguillonner son indolence ou contenir sa facilité, et, sauf dans Henrietta Temple, il n’a pas daigné prendre la peine de réaliser complètement l’idée qu’il donnait de son mérite ; — ou plutôt, écrire d’une plume leste et légère, avec l’aisance et la finesse, mais aussi avec l’insouciant laisser-aller d’un homme distingué, d’un honnête homme, comme nous dirions si nous étions du XVIIe siècle, montrer, par le ton dont on en parle, que l’on connaît, que l’on savoure toutes les élégances du high life, et qu’avec une nature assez délicate pour se laisser sincèrement attendrir par les émotions pures et simples, on peut encore, avec une aimable prestesse, secouer sur la conversation les étincelles d’un enjouement spirituel : tel est le mérite au renom duquel semble avoir prétendu M. d’Israeli. Après les brillans échantillons qu’il en a donnés, on aurait tort de le lui contester. Pourquoi lui reprocherait-on davantage de borner là son ambition ? Parce que l’on a pris son parti de n’être ni Walter Scott ni Byron, est-il à dédaigner de se faire sans trop d’effort une distinction dans le monde des qualités de son esprit, comme tant d’autres s’en font une du choix de leurs cravates ou de la généalogie de leurs chevaux ? À ce point de vue, les jeux littéraires sont un sport qui ne le cède à aucun autre parmi ceux qu’honore le club des jockeys.
Vivian Grey, publié en 1827, pouvait être considéré, pour les promesses de talent qu’il donnait, comme un début remarquable, surtout si l’on songe que M. d’Israeli n’avait pas dépassé de beaucoup sa vingtième année, lorsqu’il l’écrivit. Je parlerai de Vivian Grey, parce qu’on y voit que l’ambition politique n’a pas été chez l’auteur une préoccupation tardive. M. d’Israeli y montrait la crainte que la critique ne voulût lire ses propres aventures à travers celle de Vivian Grey, et il protestait contre cette interprétation de son œuvre : il ne faut donc pas chercher dans ce livre des allusions à la carrière de M. d’Israeli ; je le veux bien. Cependant au moment où M. d’Israeli se présente à nous avec un roman politique, il peut y avoir un intérêt de rapprochement à rappeler sa première pointe dans cette voie. Vivian Grey est fils d’un homme de lettres doué d’un esprit aimable, d’une fortune honnête et d’une précieuse modération de caractère. Il s’en faut que Vivian apporte dans la vie ce philosophique dédain des grandeurs agitées, qui a permis à son père de humer avec un spirituel épicuréisme les plaisirs de l’intelligence et de la fortune. Vivian Grey entre dans le monde, altéré d’ambition ; comme il est Anglais, je n’ai pas besoin de dire que son ambition est politique. En impétueux jeune homme qu’il est, Vivian marque son but au plus épais de la mêlée : il veut créer un parti. En ce temps-là, la jeune Angleterre n’était point encore inventée : il ne s’agissait pas encore de marcher sur la redoute du pouvoir, en faisant onduler un étendard brodé de théories. L’amitié d’un lord, propriétaire de plusieurs bourgs-pourris, valait mieux que tous les principes du monde. Aussi Vivian Grey, sans s’inquiéter d’aucune profession de foi politique, s’insinue-t-il dans les bonnes graces d’un noble marquis qui a été long-temps ministre. Il persuade à cet homme d’état émérite de travailler à rentrer aux affaires. Devenu son agent, il lui fait nouer des alliances avec d’importans personnages qui ont, comme lui, à se plaindre, du ministère. À ces influences coalisées par Vivian Grey, il manque un organe dans la chambre des communes : un seul homme pourrait remplir cette haute position, c’est Cleveland ; mais cet éloquent orateur a été précisément éloigné de la vie politique par les dégoûts dont l’a abreuvé le protecteur de Vivian Grey. Cependant le jeune intrigant parvient à le réconcilier avec le marquis. Les plans ambitieux de Vivian sont à la veille de réussir. Lui-même, aux élections qui vont avoir lieu, il doit entrer à la chambre des communes, lorsque tout à coup une femme qu’il avait insultée rompt la maille de son intrigue. La coalition se dissout. Chassé du château du marquis, provoqué au milieu d’un club par Cleveland, qui croit avoir été joué par lui, Vivian est forcé de se battre avec l’homme qu’il admire, et il le tue. Après avoir consommé ainsi lui-même la ruine de ses rêves, Vivian, cruellement guéri de l’ambition, quitte l’Angleterre. Là finit réellement le roman : je ne sais pourquoi M. d’Israeli fait courir encore à son héros trois volumes d’aventures fantastiques en Allemagne. Malgré les invraisemblances délibérément commises, il faut le dire, qui abondent dans Vivian Grey, bien que toutes les règles de proportion y soient outragées, dans la partie que je viens d’analyser, plusieurs pages se lisent avec intérêt. L’entraînement du style rend quelquefois avec bonheur les mouvemens fiévreux de l’intrigue, le dialogue court avec verve et hardiesse ; on y rencontre plus d’un trait frappé au bon coin de cette mordante impertinence, de cette tranchante ironie, de ce coupant si aimé des Anglais, qu’on pourrait appeler le sel britannique.
Je ne croirais pas être juste envers M. d’Israeli, si je ne disais un mot d’Henrietta Temple. C’est le livre le plus agréable qu’il ait écrit, et c’est de toute manière un charmant livre. M. d’Israeli y a rencontré l’harmonie exacte des qualités aimables et brillantes de son ame et de son esprit. Henrietta Temple, le second titre l’indique, est une histoire d’amour, a love story. C’est une lecture unie, douce ; vous n’y éprouvez jamais les transes horribles que vous inspirent les soubresauts épileptiques de l’action dans tant de romans forcenés. Je ne voudrais pas déflorer cette narration attachante par une aride analyse. L’auteur y a mis en scène une de ces vieilles familles catholiques, qui, en conservant intacte la foi de leurs pères, ont ajouté une autre et plus pure noblesse à celle de leur blason. Il s’exhale de ces vieilles maisons anglaises demeurées catholiques je ne sais quel parfum de mœurs pures et naïves, de vertus primitives et bénies, bien senti déjà par plusieurs romanciers, parmi lesquels il faut citer l’auteur de Simple Story, et dont M. d’Israeli a compris, lui aussi, avec une intelligente sympathie la suavité. Les tableaux d’intérieur qui ouvrent le livre sont d’une mélancolie touchante et vraie ; les scènes et les correspondances d’amour entre Henrietta Temple et Ferdinand Armyne sont exécutées avec une délicatesse et une pureté ravissantes ; la vie de Londres est crayonnée avec beaucoup d’entrain et d’esprit. D’ailleurs, sur quelques caractères que vous portiez vos regards, vous ne rencontrez que d’aimables figures, originales encore, malgré le rayon de bonté qui les illumine d’un charme commun. Je citerai, entre autres, le dévouement silencieux, la candide sollicitude du bon prêtre Gladstonbury ; la chevaleresque, la hardie, la sentimentale Henrietta ; le marquis de Montfort, ce type du lord anglais, si délicat dans sa générosité, si noblement contenu dans ses affections, vieille connaissance que l’on se souvient toujours avec plaisir d’avoir faite dans plusieurs des bons romans du XVIIIe siècle ; lady Belair, qui a vu toute l’histoire du grand monde anglais depuis le temps des jeunes années de Charles Fox, qui va partout encore malgré sa vieillesse, et dont le caquetage, spirituellement étourdi, noue et dénoue les difficultés de l’action ; enfin ce gentilhomme français, le comte de Mirabel, d’une gaieté, d’un entraînement infatigables, qui donne le ton à la jeunesse dorée de Londres, et dont il n’y a pas de témérité à soupçonner le modèle, puisque M. d’Israeli, son affectionné ami, a dédié Henrietta Temple à M. le comte d’Orsay.
Ce sont là, des antécédens de M. d’Israeli jusqu’à Coningsby, les seuls qui me paraissent mériter d’être rappelés. Quoique j’aie déjà récusé pour Coningsby la critique littéraire, si j’avais à lui assigner un rang dans l’œuvre de M. d’Israeli, je le placerais après Henrietta Temple, mais bien au-dessus encore des autres productions de l’auteur. Coningsby est un roman défectueux, presque sans action, envahi par des digressions complètement étrangères au développement de l’intrigue ; cependant, grace à la vivacité, à la limpidité du style, grace au tour piquant des conversations, grace même à la variété des épisodes et des portraits sous lesquels l’auteur fait oublier la trame insignifiante de sa fable, Coningsby se lit avec plaisir. Jetez les yeux sur la dédicace qui tient lieu de préface à ce livre, vous êtes loyalement prévenu, et vous serez doué d’une perspicacité singulière si vous vous attendez à lire un roman. L’auteur ne croit ces volumes dignes d’être offerts que « parce qu’il s’est efforcé d’y peindre quelque chose de l’esprit nouveau, et meilleur, ce lui semble, qui se développe en Angleterre. » « Son objet, continue-t-il, a été de répandre quelques idées qui puissent élever le ton de la vie publique, de fixer le vrai caractère des partis politiques et de porter les Anglais à distinguer plus soigneusement à l’avenir les choses des mots, les réalités des fantômes. » Avant de discuter les idées sérieuses de l’auteur, avant d’apprécier l’esprit nouveau qu’il a essayé de dépeindre, je ne puis me dispenser d’indiquer les combinaisons dans lesquelles il lui a plu de faire mouvoir ses idées et le cadre qu’il a donné à son tableau.
Le roman s’ouvre en 1832 ; c’est l’année de la réforme parlementaire, et l’on peut deviner que l’auteur va suivre l’histoire des partis depuis la perturbation jetée par cet évènement dans le mécanisme des institutions anglaises. Le héros du livre, le représentant de la nouvelle génération, Henry Coningsby, âgé alors de quinze ans, est au collége d’Eton. Coningsby est le petit-fils d’un des seigneurs les plus riches de l’Angleterre, le marquis de Monmouth. Le vieux lord est un de ces égoïstes sybarites chez lesquels l’épicuréisme, gâté par toutes les prévenances de la fortune, engendre, sous l’enveloppe de mœurs élégantes, je ne sais quelle implacable férocité. Il est brouillé avec son fils aîné. Son second fils, père de Coningsby, est mort victime de ses duretés. Cependant les succès de Coningsby à Eton et les brillantes qualités qu’il révèle de bonne heure lui obtiennent la faveur de lord Monmouth, dont ils flattent l’orgueil. Coningsby débute donc dans la vie sous de magnifiques auspices. Au sortir d’Eton, où il a formé des amitiés avec les jeunes gens des premières familles d’Angleterre, il est introduit dans le monde par une visite au château du duc de Beaumanoir, père de lord Henry Sidney, un de ses jeunes camarades. M. d’Israeli, pour ne pas perdre le temps, fait servir les visites de son héros à son apprentissage de futur chef de parti : ainsi, dans la maison noble et patriarcale de ce duc, Coningsby se lie avec un jeune gentilhomme catholique, sir Eustace Lyle, un des plus riches propriétaires de son comté, et dont la bienfaisance lui suggère ses premières idées sur le paupérisme et sur la condition de la classe agricole ; il y devient aussi l’ami d’une des filles du duc, lady Everingham, femme brillante, qui doit être plus tard une des plus séduisantes recruteuses de la jeune Angleterre. Coningsby, en quittant Beaumanoir, va faire une tournée dans les districts industriels. Il rencontre aux environs de Birmingham le père d’un de ses meilleurs amis d’Eton, un riche manufacturier, M. Milbank, qui lui explique les grands intérêts que l’industrie représente en Angleterre. De là l’auteur mène son héros dans la résidence princière de son grand-père, à Coningsby-Castle : il y trouve réunie la plus splendide société de l’Angleterre. Il y gagne l’intimité d’un des premiers banquiers de l’Europe, le juif Sidonia dont la conversation, qui cherche la profondeur à travers la singularité, dégage les principes les plus élevés de la nouvelle génération ; il y témoigne aussi à une malheureuse jeune fille, à la petite Flora, attachée à la troupe française que lord Monmouth a engagée pour l’été, une bienveillance qui doit lui rapporter plus tard une récompense imprévue. Coningsby part ensuite pour l’université. Pendant la première année qu’il passe à Cambridge, lord Monmouth s’est remarié avec une princesse italienne et s’est fixé à Paris, où il engage son petit-fils à venir demeurer quelque temps auprès de lui. Coningsby voit à Paris Edith Milbank, la sœur de son ami et la fille du manufacturier de Birmingham. Il en devient amoureux ; mais il y a entre M. Milbank et lord Monmouth une inimitié invétérée. L’homme du peuple enrichi a entrepris contre le patricien une lutte sans trêve. Lord Monmouth désirait acheter une propriété voisine de ses terres de Coningsby-Castle ; M. Milbank le prévient. Lord Monmouth possédait dix bourgs à la chambre des communes avant le bill de réforme ; il travaillait à réparer la perte d’influence que cette révolution électorale lui a fait subir ; déjà il croyait avoir suffisamment établi son ascendant dans un bourg voisin de Coningsby-Castle pour y faire nommer un de ses agens. Milbank se présente comme candidat et emporte l’élection. Milbank connaît l’amour de Coningsby pour sa fille, il le sait réciproque, mais il révèle à Coningsby les motifs qui rendent impossible toute union entre la famille de lord Monmouth et la sienne, et il défend à Coningsby de revoir Edith. De son côté, lord Monmouth, pressentant une dissolution prochaine du parlement, veut opposer Coningsby à Milbank dans le bourg de Dalford, et l’engage à aller préparer sa candidature. Coningsby aime mieux encourir la colère de lord Monmouth que de consentir à supplanter le père de la jeune fille qu’il aime. Il paie cher sa générosité. Lord Monmouth meurt, et laisse sa fortune à la petite comédienne Flora, qui était sa fille naturelle. Coningsby, déshérité, déchu de la grande position qu’il occupait dans le monde, réduit à une pension de 300 livres sterling, se résout courageusement à tenter la fortune par son travail ; il va entrer dans le barreau. Sur ces entrefaites ont lieu les élections de 1841, l’évènement qui devait ouvrir à Coningsby la perspective rêvée par lui avec tant d’ardeur de la vie politique. Mais un soir que Coningsby ressentait encore plus amèrement la ruine de ses espérances, en voyant ses jeunes camarades d’Eton se présenter aux hustings avec des chances assurées de succès, il trouve dans un journal la nouvelle de sa nomination au bourg de Dalford. Ému de la générosité de Coningsby, sachant de quelles pertes il l’avait payée, désarmé d’ailleurs par la mort de lord Monmouth, Milbank avait en effet abandonné sa candidature en faveur de l’amant de sa fille. Coningsby épouse Edith ; bientôt même la frêle Flora meurt en lui laissant les richesses de lord Momnouth, et Coningsby, maître d’une fortune immense, entouré de ses amis d’Eton, qui le reconnaissent pour leur chef, va commencer dans la chambre des communes l’œuvre de la nouvelle génération.
À ce tissu d’incidens et de caractères si mince et si pauvre, M. d’Israeli a attaché deux sortes d’épisodes : des esquisses de vie élégante et ces digressions politiques dont il a voulu faire la partie culminante de son livre. Or, l’accessoire est tellement ici le principal, que l’ombre d’action romanesque sortie des pâles amours de Coningsby et d’Edith n’apparaît qu’au dernier volume. On reconnaît, il est vrai, dans les esquisses de vie élégante, le pinceau initié ; je ne sais cependant si le monde même qui y est représenté peut trouver beaucoup d’attrait à ces légères aquarelles. Moi qui n’en parle qu’à titre d’étranger, j’avoue qu’elles me semblent avoir perdu pour les lecteurs du continent la fraîcheur de nouveauté qui en a fait d’abord la principale saveur. Dans tous ces romans du grand monde, depuis Tremaine, Granby, Pelham (j’y ajoute, si vous voulez, Vivian Grey et Henrietta Temple), vous voyez toujours passer devant vos yeux le même placage : ce sont, plus ou moins bien rattachées par le fil d’une intrigue qui ne sert que de prétexte, des scènes de la vie de château, des causeries de drawing-rooms sous la domination du lion de l’endroit, personnage obligé depuis Brummell, et qui est à cette sorte de roman ce qu’était la grande coquette à nos anciennes comédies, — des promenades à cheval, des parties de chasse, des courses, une saison aux eaux, un voyage à Paris ou en Italie, une soirée d’Almack’s : toutes choses qui ont aujourd’hui autant vieilli pour nous que le marivaudage buriné de ces livres de beauté et les paysages effacés de ces keepsake qui excitaient notre admiration il y a quelque dix ans. En fait d’épisodes de ce genre, on peut signaler dans Coningsby une peinture du collége d’Eton par lequel ont passé depuis deux cents ans les plus grands hommes et toute l’aristocratie d’Angleterre, la splendide hospitalité de Coningsby-Castle, une vive description de steeple-chase et le voyage de Coningsby a Paris. Cette dernière digression nous touche d’assez près pour mériter de notre part une courte halte.
Il y aurait ingratitude à ne pas savoir gré à M. d’Israeli des sympathies qu’il témoigne pour la France. M. d’Israeli a fait encore, il y a un an et demi, un voyage à Paris, que l’on attribuait ici à une mission politique : s’il a laissé parmi nous d’aimables souvenirs, il semble ne pas avoir emporté de Paris de moins agréables impressions. Nous nous avouons donc flattés de ce mot qu’il attribue à lord Monmouth, lorsque Coningsby se rend en France : « Paris est l’université du monde, où chacun doit prendre ses grades. Paris et Londres devraient être les seuls buts de tous les voyageurs, le reste est simple paysage. » Au risque de passer pour prendre goût trop naïvement à l’encens que nous envoie M. d’Israeli, nous transcrirons volontiers l’hommage suivant rendu à la société parisienne : « L’art de la société, dit-il, est parfaitement compris et complètement pratiqué dans la brillante métropole de la France. Un Anglais ne peut entrer dans un salon parisien sans sentir aussitôt qu’il se trouve au milieu d’une nation plus sociable que la sienne. Quoi de plus exquis, par exemple, que la manière de recevoir d’une Française ! elle unit je ne sais quel calme plein de grace, quelle dignité sans affectation, aux attentions les plus aimables pour les personnes qui sont chez elle ; elle voit tout le monde, elle parle à tout le monde, et elle voit chacun au bon moment, elle dit à chacun ce qu’il faut lui dire. Il est impossible de découvrir aucune différence dans la position de ses hôtes au ton dont elle les accueille… En Angleterre, lorsqu’un personnage nouveau paraît dans nos cercles, la première question est toujours : Qui est-il ? En France, on demande : Qu’est-il ? En Angleterre : Quel est son revenu ? En France : Qu’a-t-il fait ? »
À travers des initiales parlantes, M. d’Israeli adresse des souvenirs polis aux personnes qui lui ont, apparemment, donné la bonne idée qu’il a gardée de la courtoisie de nos manières. M. le comte Molé, M. Thiers, M. le duc Decazes, parmi les personnages importans, sont ainsi salués d’un mot au passage. Par exemple, M. d’Israeli a fait à M. de Pourtalès une faveur plus délicate : c’est dans la belle galerie de M. de Pourtalès, rue Tronchet (l’indication de la rue n’est pas oubliée, les admirateurs de Coningsby en profiteront), que Coningsby rencontre Edith Milbank et s’éprend pour elle de la passion que nous vous avons racontée. Parmi les femmes, je vois mentionnée à la place d’honneur la charmante duchesse de G……t ; puis j’entends parler du cercle raffiné de la comtesse de C.s..l..ne et du bal de Mme de Rothschild. Coningsby devient aussi prisonnier un soir, au faubourg Saint-Germain, d’une princesse « qui est un des chefs du parti carliste, et qui venge par des mots spirituels la cause de la dynastie tombée et de la noblesse détruite. » Mais de quel crime cette noble dame s’est-elle donc rendue coupable envers M. d’Israeli ? ne l’avait-il pas suffisamment désignée ? ou, s’il voulait mettre de force son nom dans les mémoires les plus rebelles, ne pouvait-il lui trouver au moins quelque variante de tournure plus fine, au lieu de l’appeler d’une façon assez ridicule la charmante princesse de Petit-Poix ?
J’emprunte encore au voyage de Coningsby à Paris une page où notre situation politique est appréciée. On aime à trouver chez un étranger cette confiance dans l’avenir de la France de juillet et cette haute estime des qualités du roi, qui sont aujourd’hui d’ailleurs dans tout ce qu’il y a d’esprits éclairés en Europe : « Qu’il est triste de penser, dit Coningsby après avoir parlé avec enthousiasme des merveilles de la société parisienne, qu’une si belle civilisation soit exposée à des périls imminens ! — C’est l’opinion commune, répond Sidonia ; elle me trouve quelque peu sceptique. J’incline à croire que le système social de l’Angleterre court des dangers infiniment plus grands que celui de la France. Ne nous méprenons pas à la superficie agitée de ce pays. Les bases de l’ordre y sont profondes et sûres. Comprenez la France. La France est un royaume qui a une république pour capitale. Il en est ainsi depuis des siècles, depuis les jours de la ligue jusqu’aux jours des sections, jusqu’aux journées de 1830. C’est toujours la même France, elle a peu changé ; elle n’a fait que fortifier sa nationalité. — Pensez-vous que le roi actuel se maintiendra ? — Tous les mouvemens de ce pays, quelque contradictoires qu’ils puissent paraître, tendent à cette fin inévitable. La nature des choses réclamait sa présence sur le trône. — Quelle position ! quel homme ! s’écria Coningsby ; dites-moi ce qu’est ce prince dont on entend parler dans tous les pays et à toute heure, de l’existence duquel dépendent, dit-on, la tranquillité et presque la civilisation de l’Europe ? — J’ai une croyance, reprit en souriant Sidonia, c’est que les grands caractères de l’antiquité sont quelquefois offerts de nouveau à notre admiration ou reproduits pour nous conduire. Ennuyée de la médiocrité, la nature verse alors le métal dans un moule héroïque. Lorsque les circonstances m’ont amené devant le roi des Français, j’ai reconnu Ulysse. »
Ceci nous amène naturellement au côté politique de Coningsby. On a vu les prétentions annoncées par M. d’Israeli au début de son livre. Coningsby promet à la fois d’abattre et de fonder, d’élever sur les débris des partis anciens une politique jeune et pleine de vie ; mais, disons-le tout de suite, il s’en faut qu’il soit fidèle à sa promesse : il tient tout au plus la moitié de sa parole. Il paraît que, pour la nouvelle génération, l’art est resté ce qu’il était au vieux temps, chose plus difficile que la critique ; la jeune Angleterre, ou du moins M. d’lsraeli, n’a rien changé à cela. Aussi l’auteur de Coningsby a mieux aimé crayonner lestement des caricatures que de construire un système, affiler des épigrammes que de condenser des idées à la fois neuves et profondes ; il a cédé à la critique, à la satire, à l’invective, la place promise avec pompe à l’exposition de ces merveilleux principes qui doivent régénérer l’Angleterre.
Coningsby, même dans la sphère où le portent ses altières prétentions, est donc surtout un livre de polémique, on pourrait dire un pamphlet. M. d’Israeli est un fondateur d’école qui a plus souvent l’épée à la main que la truelle, et, chose curieuse ! il n’attaque et ne blesse que le parti au milieu duquel il siége au parlement. Il y a quelques semaines, dans la séance la plus agitée qui ait ému cette année la chambre des communes, M. d’Israeli reprochait à sir Robert Peel, avec une amertume qui a été remarquée même en France, l’outrageante dureté de ses procédés à l’égard de son parti. De quel parti M. d’Israeli voulait-il parler ? Du parti conservateur apparemment. La défense de la dignité du parti conservateur était, pour le moins, une singularité étrange dans la bouche de l’auteur de Coningsby. Lorsque M. d’Israeli montrait sir Robert Peel traitant ses amis comme des esclaves, et faisant siffler à leurs oreilles le fouet insultant de la menace, il ne croyait donc pas s’adresser à des lecteurs de Coningsby. Le parti conservateur n’a jamais été plus cruellement fustigé que dans ce livre. Ce parti n’a pas de plus violent ennemi intime que M. d’Israeli.
M. d’Israeli n’a négligé en effet aucun des moyens d’hostilité que la forme de son ouvrage mettait à sa disposition. Il ne lui a pas suffi de juger la conduite générale du parti conservateur dans des considérations glissées comme des à parte, toutes les fois que l’action du roman touche à quelque évènement politique significatif. Il analyse, en les faisant vivre dans les principaux personnages de son œuvre, les diverses nuances de caractères et d’intérêts que réunit le torysme. Sans doute, M. d’Israeli divise le parti tory en deux groupes : il y a, pour lui, de bons et de mauvais tories. Il couvre de sa prédilection les premiers, qu’il enrôle dans la jeune Angleterre ; mais les autres, qu’il marque d’un signe réprouvé, qu’il flagelle de ses sarcasmes, qu’il livre au mépris et à la risée, ceux qui appartiennent à la vieille génération, forment précisément le gros du parti que dirige sir Robert Peel. Ce sont ceux dont M. d’Israeli a voulu représenter les types dans quatre personnages de son roman : Monmouth, Rigby, Taper et Tadpole.
Je sais bien qu’en Angleterre on a cherché à découvrir des figures réelles à travers ces rôles : la vérité avec laquelle y sont imités des modèles choisis dans la société anglaise n’est probablement pas l’attrait le moins piquant que le public ait trouvé dans Coningsby ; mais, soit que M. d’Israeli ait eu les intentions qu’on lui prête, soit qu’il les désavoue, j’ai le droit de considérer comme des types conçus avec une préméditation plus large les figures qui peuplent son roman.
Ainsi, dans le marquis de Monmoutn, ce seigneur si riche, si dur envers sa famille, à qui M. d’Israeli fait épouser une princesse italienne, dont il termine l’existence voluptueuse au milieu d’un souper avec des actrices françaises, auquel il attribue un testament étrange, on a reconnu le dernier marquis de Hertford, dont le nom, la famille, la mort et le testament appartiennent à la publicité parisienne au moins autant qu’à celle de Londres. Je crois cependant que M. d’Israeli s’est proposé surtout de peindre dans le marquis de Monmouth une portion notable de l’aristocratie anglaise. Lord Monmouth est la personnification de l’égoïsme le plus absolu que le patriciat puisse produire ; il représente cette classe de nobles qui concentrent sur leurs plaisirs tout l’intérêt et tout l’effort de leur vie. Les fatigues de l’activité politique dépouillent pour eux les succès de l’ambition du prestige qui enivre des natures plus mâles. L’influence politique que les priviléges leur assurent n’exprime à leurs yeux que la sécurité de leurs oisives jouissances, de même qu’ils ne voient dans la richesse que le docile instrument de leurs désirs. Une sensualité d’une nature plus subtile, la vanité, attache lord Monmouth au torysme par un lien plus étroit encore. Dans un pays où la hiérarchie des rangs et la distinction des titres multiplient et raffinent les appétits de l’orgueil, lord Monmouth, d’abord comte, a donné le titre de marquis pour aliment et pour but à son ambition ; il l’a obtenu en devenant propriétaire de dix bourgs-pourris. Marquis, il a visé à la couronne de duc ; le succès était encore une question d’influence parlementaire. Lord Monmouth était sur le point de réussir ; il allait joindre deux nouveaux bourgs à la liste de ses propriétés électorales, lorsque le bill de réforme vint détruire ses plans. Cet échec irrite lord Monmouth et ne le décourage pas ; il entrevoit les chances que la loi nouvelle laisse aux tories. L’aristocratie peut reconquérir sur les élections une partie au moins de son ascendant. Cette perspective arrache lord Monmouth aux paresseuses délices de la vie du continent : il revient en Angleterre tenir sa maison pour assurer son influence sur la ville de Dalford, voisine de ses propriétés ; qu’il parvienne à y gagner l’élection, et que sir Robert Peel retourne au pouvoir, il sera duc. Tel est le mobile qui engage activement lord Monmouth dans le parti conservateur. M. d’Israeli exprime la morale politique de Monmouth et de la classe de conservateurs qu’il représente, au moment où le marquis avertit Coningsby qu’il lui destine le siége de Dalford. Nous ne mettons pas en doute la vérité de cette scène : même après le bill de réforme, c’est encore un coin du tableau des mœurs électorales de l’Angleterre ; mais est-ce en l’honneur du torysme que M. d’Israeli l’a dévoilé ? Coningsby, qui a des motifs pour refuser, allègue des scrupules ; il ne se croit pas, dit-il, assez préparé pour accepter la responsabilité d’un siége à la chambre des communes.
— « Responsabilité ! dit le vieux tory avec un étonnement d’une cynique naïveté ; quelle responsabilité y a-t-il là ? Peut-on avoir un siége plus agréable que celui que je vous offre ? Vous ne serez responsable qu’envers le parent même qui vous y place… Il est vrai, vous êtes jeune ; mais j’avais deux ans de moins que vous lorsque je suis entré à la chambre : je n’y vis pas la moindre difficulté. Tout ce que vous aurez à faire, c’est de voter avec votre parti. Quant à prendre la parole, si votre talent vous y porte, croyez-moi, ne vous pressez pas. Apprenez à connaître la chambre, et donnez à la chambre le temps de vous connaître. Un homme avisé ne peut pas entrer trop tôt au parlement. » — Voter avec mon parti : vous voulez dire le parti conservateur, répond Coningsby. Je ne peux consentir à appuyer le parti conservateur, ajoute le chef de la jeune Angleterre, c’est un parti qui a trahi son mandat ; les individus qui le composent n’ont pas l’intelligence de leur époque ils ne sont pas à la hauteur de la situation, etc. « Je vous comprends, dit lord Monmouth ; vous parlez de l’abandon des corporations irlandaises. Entre nous, je suis de votre avis ; mais à quoi sert de récriminer sur le passé ? Il n’y a qu’un homme, c’est Peel… Je sais bien que c’est notre faute si nous avons laissé échapper le principal pouvoir des mains de notre ordre ; on n’aurait jamais imaginé cela du temps de votre bisaïeul, monsieur. Si, à cette époque, on abandonnait pour une session le titre de premier à un commoner, il y avait toujours là un comité secret de grands nobles de 1688 qui lui donnaient leurs instructions. » Coningsby déclare que ce n’est pas le comité des grands nobles de 1688 qu’il regrette. « Que diable voulez-vous alors ? » s’écrie lord Monmouth. Coningsby prononce une homélie pénétrée des sentimens de la jeune Angleterre. Tout cela est fort beau, répond le marquis ; mais je ne vois pas d’autre moyen d’atteindre mon but que de soutenir Peel. Après tout, à quoi servent tous ces partis et toute cette politique ? à atteindre son but. Le mien est de changer notre couronne en une couronne ducale, et de vous faire substituer la baronie de votre grand’mère. Peel ne peut pas me refuser cela. J’ai déjà acheté une terre considérable pour l’affecter à votre baronie… Vous ferez une grande alliance… Croyez que je prendrai tous les arrangemens qui pourront être utiles à votre bonheur. » Et comme Coningsby ne peut s’empêcher de remercier son grand-père de la générosité de ses intentions : « Et pour qui aurais-je des bontés, reprend lord Monmouth, sinon pour vous, vous mon sang, vous qui ne m’avez jamais contrarié, et dont j’ai le droit d’être fier ? Oui, Harry, je suis heureux de l’admiration que vous excitez et de vos succès. Tout ce que je désire, c’est de vous voir au parlement. On doit y entrer de bonne heure ; quel que soit leur talent, ceux qui y arrivent tard gardent toujours une sorte de raideur. Vous avez une occasion excellente. Vous partirez vendredi pour Dalford : traitez bien les notabilités de l’endroit, exaltez Peel, injuriez O’Connell, anathématisez les indécis ; parlez beaucoup de l’Irlande, c’est un bon sujet. » Voilà tout le torysme de lord Monmouth : M. d’Israeli permet au moins de supposer qu’aux yeux d’un grand nombre de nobles pairs, la cause conservatrice n’a pas un autre sens ni une autre portée, et n’oblige pas à de plus sérieux devoirs.
On prétend que le caractère de Rigby est une vengeance personnelle de M. d’Israeli. C’est, en effet, la physionomie qu’il semble avoir tracée avec le plus de complaisance. Rigby, s’il faut en croire la voix publique en Angleterre, n’est autre qu’un rédacteur du Quarterly Review, le très honorable John Wilson Croker, qui faisait une certaine figure à la chambre des communes avant la réforme. Tandis que le nom de M. Croker était ainsi en train d’acquérir avec celui de Rigby une fâcheuse synonymie, M. de Châteaubriand l’anoblissait de son souvenir, dans la Vie de Rancé, où il le mentionne en société de Canning ; on voit qu’il y a des compensations providentielles. Quel est le motif de la vengeance dont M. Croker est victime ? doit-on croire, comme on l’a donné à entendre, que M. Croker se serait placé entre sir Robert Peel et M. d’Israeli, et aurait été l’obstacle qui a empêché les faveurs de la trésorerie d’arriver jusqu’à l’auteur de Vivian Grey ? Il faudrait avoir ses entrées dans les coulisses pour vérifier ces médisances, qui doivent être tenues pour des calomnies tant qu’elles ne sont pas prouvées. M. d’Israeli aurait d’ailleurs des griefs plus légitimes contre M. Croker, que la vengeance dont il s’est servi ne me paraîtrait pas justifiée. Cela me semble peu loyal et peu digne d’exposer un homme au mépris, sous un travestissement, à la faveur duquel l’agression se dispense de la franchise. Dante nommait ses ennemis en les mettant dans l’enfer, et ceux que Michel-Ange plaçait parmi les réprouvés étaient avertis par une ressemblance sur laquelle ils ne pouvaient eux-mêmes se méprendre. M. Macaulay, dans cet article de la Revue d’Édimbourg où il releva, avec une verve si inexorable, les bévues commises par M. Croker dans son édition de Boswell, montrait que l’ancien secrétaire de l’amirauté peut être attaqué avec plus de vaillance, et frappé cependant avec non moins de dureté. Le Rigby du roman est le représentant d’une classe d’individus qui ont joué, en Angleterre, surtout avant le bill de réforme, un rôle assez considérable. Hommes d’une origine obscure, mais préparés à la fortune par la souplesse de leur caractère et y arrivant par leur domesticité auprès des grands seigneurs ; de talens médiocres, mais doués de ce coup d’œil instinctif qui suffit à l’égoïsme pour démêler ses intérêts ; esprits communs, au-dessous de toutes les grandes idées, mais capables de cette application à de vulgaires détails par laquelle se gagne le renom d’homme pratique ; intelligences étroites, mais habiles à se servir de l’esprit d’autrui ; puis, surnageant à tout cela, une vanité prodigieuse, une bonne opinion de soi, si convaincue, si sincère, si bien sanctionnée par le succès, qu’elle finit par persuader le gros du public : voilà les Rigbys. Le Rigby du roman a obtenu, par sa servilité, d’être l’agent de lord Monmouth ; dirigeant l’influence parlementaire et les bourgs-pourris du marquis, pendant les longs séjours de celui-ci sur le continent, il a acquis assez d’importance pour obtenir un poste élevé dans l’administration, et il fortifie son influence en écrivant pour les revues de slashing articles, comme les appellent ses ridicules admirateurs, des articles qui pourfendent. À côté de Rigby, comme pour l’éclairer par le contraste, M. d’Israeli fait entrevoir le caractère d’un véritable homme d’esprit, de Lucian Grey, dont Rigby exploite le brillant entraînement et la légèreté désordonnée. Ici l’original qui a posé de profil devant M. d’Israeli est Théodore Hook, l’auteur des Sayings and Doings, le rédacteur du John Bull, cet écrivain qui a été pendant tant d’années le bouffon de l’aristocratie anglaise, qu’il amusait par ses romances et par ses bons mots, par l’intarissable saillie de son improvisation, et par la perfection burlesque de son talent mimique, enfant prodigue de la fantaisie, dont la vie perpétuellement tourmentée s’est brisée enfin au milieu de ces applaudissemens du monde qui, à défaut de considération, ne lui apportèrent pas même le bien-être.
Rigby est la médiocrité qui réussit. Le plus grand inconvénient des natures de cette trempe est d’offrir aux médiocrités qui aspirent un miroir où se contemple et s’adore leur vanité, un exemple sur lequel s’exalte leur ambition. Rigby remplit ce rôle, dans Coningsby, à l’égard de Taper et de Tadpole. On a voulu aussi donner une traduction réelle à ces noms de fantaisie ; mais il est bien évident que le but de M. d’Israeli a été de dessiner ici une portion nombreuse et remuante du parti tory, et qu’il doit y avoir au club de Carlton plus d’un Taper et plus d’un Tadpole. La fortune de Rigby, c’est-à-dire une pension de 1,200 liv. sterl., ou, devant leur nom, le titre de right honourable que donne la qualité de membre du conseil privé, voilà la perspective de laquelle ne se détachent pas les yeux des Tapers et des Tadpoles. Ces personnages ne jouent aucun rôle direct dans l’action de Coningsby ; M. d’Israeli les introduit et les fait parler, comme des comparses et des coryphées, dans les drawing-rooms d’un château ou dans une partie de chasse, dans un dîner politique ou dans un club, toutes les fois qu’il veut montrer les jugemens portés sur les situations politiques par le vulgaire du parti conservateur. Les Tapers et les Tadpoles n’ont pas d’autres principes politiques que la convoitise des 1,200 liv. sterl. Ils ne peuvent arriver à cet ultima Thule de leurs rêves qu’en rentrant à la chambre des communes, d’où ils ont été exclus par la réforme. Par quelle tactique s’efforcent-ils d’y revenir ? De 1832 à 1841, voici quelle est la préoccupation exclusive des Tadpoles et des Tapers. Taper a toujours l’œil sur les listes électorales (the registration) ; Tadpole se creuse continuellement la tête pour trouver ce que les Anglais appellent un bon cry, c’est-à-dire un mot d’ordre de nature à agir sur la multitude et à la rallier au parti conservateur au moment des élections. Tadpole avec son cry, Taper avec ses listes électorales, fournissent à M. d’Israeli le moyen de répandre sur la nullité d’idées, sur la pauvreté d’esprit de la foule des tories, un ridicule qui a été fort goûté en Angleterre par les adversaires du parti conservateur.
Des Monmouth, des Rigby, des Taper et des Tadpole, l’égoïsme opulent et cynique, la médiocrité vaniteuse et servile, la nullité intrigante, voilà les hommes et les caractères que M. d’Israeli attribue au parti chez lequel on n’a pas cessé de répéter le mot du marquis de Monmouth : il n’y a qu’un homme, c’est Peel ; Peel is the only man. On dirait que M. d’Israeli ne voit point d’autres caractères parmi les conservateurs, car ce sont les seuls qu’il semble tenir à nous faire voir réellement, les seuls dont il ait essayé de découper fortement l’originalité. La pâleur, l’insignifiance des physionomies où il a cherché à exprimer ses préférences de sentimens et de principes, font mieux ressortir encore le relief des autres figures. Ainsi le duc de Beaumanoir qui patronne dans le roman la jeune génération, et que l’on dit copié sur le duc de Rutland, est un grand seigneur doux et bienveillant ; mais il semble que M. d’Israeli en ait exprimé toute la portée intellectuelle dans cette scène de chasse où il lui fait abattre des faisans en l’honneur de sir Robert Peel. Quant aux jeunes gens, ils ont en commun les velléités généreuses du premier âge ; ils ont une égale horreur des sécheresses de la réalité ; ils s’abandonnent avec une égale confiance à ce mirage doré qui ne montre au matin de la vie que des idées grandioses et splendides, là où au milieu du jour on ne rencontre plus que l’âpre aridité des intérêts : pourtant, si je cherche à les distinguer, les différences ne sont indiquées entre eux que par des puérilités qui ne suffiront jamais à accentuer de vrais caractères. Lord Henry Sydney, la silhouette, assure-t-on, de lord John Manners, croit que l’Angleterre sera sauvée lorsqu’on reviendra aux danses champêtres de nos pères autour des mais, et lorsqu’on rétablira dans la constitution anglaise, avec ses vieux priviléges, l’ordre des paysans. Sir Eustace Lyle, une des plus douces figures cependant qui traversent Coningsby, et dans lequel on veut reconnaître un lord catholique universellement aimé, lord Surrey, sir Eustace est une sorte de petit manteau bleu : il fait distribuer trois fois par semaine, au son de la cloche, des secours aux pauvres du voisinage de son château. Quant au héros du roman, Coningsby, la copie, à mon avis, flatte peu l’original, s’il est vrai que nous devions y voir le portrait de M. Smythe : Coningsby est un beau et bon jeune homme, aimé et admiré de ses amis. L’auteur nous le vante comme un homme supérieur, et nous sommes obligés de le croire sur parole : la supériorité de Coningsby ne se révèle que par des succès de steeple chase. On peut lui en supposer une autre, celle de la mémoire : Coningsby n’a guère d’autre rôle dans les conversations sérieuses où le mêle M. d’Israeli que celui d’interrogateur, et c’est apparemment du butin de ses souvenirs qu’il doit composer les doctrines de son école. Après avoir ainsi examiné les divers personnages sur lesquels M. d’Israeli a inscrit ses répugnances ou ses sympathies on est bien sûr en effet qu’il a voulu faire sentir au parti de sir Robert Peel les cuisantes blessures de la satire : est-il lui-même bien assuré de n’avoir pas laissé sur la jeune Angleterre une légère nuance de ridicule ? M. d’Israeli donne au moins à ses lecteurs le droit de lui adresser cette question, ce qui n’est pas précisément un succès.
Mais j’ai assez cherché à pénétrer les intentions de M. d’Israeli à travers les artifices du romancier. Il est temps de rencontrer l’auteur de Coningsby sur le terrain ou il se présente franchement lui-même en homme politique, sur le terrain où il attaque, visière levée, et en avertissant ceux qu’il ajuste.
M. d’Israeli a eu le mérite de poser nettement une grande question dans Coningsby : — Qu’est-ce que le torysme ? que représente-t-il aujourd’hui ? quels sont ses principes ? quelle est son organisation ? vers quel avenir marche-t-il ? — Je n’ai garde de dire que M. d’Israeli ait résolu le problème ; mais je persiste à le féliciter de l’avoir indiqué : il est des questions qu’il suffit de poser pour éclairer des situations. Telle est la nature de celle que soulève Coningsby.
Nous n’avons rien en France, et je crois qu’il nous est permis de nous en applaudir avec orgueil, nous n’avons rien qui puisse nous donner une idée de la composition et de la situation des partis en Angleterre. Enlevez, chez nous, les partis extrêmes, oubliez ces hommes qui sont restés en-deçà ou qui sont allés au-delà de l’ordre de choses fondé par la révolution de 1830, petits groupes qui ne se recrutent plus, débris qui, dans leur ruine, conservant bien malgré eux l’utilité de garde-fous, ne semblent continuer à subsister que pour indiquer à la France les déviations qu’elle doit éviter, la route large et sûre dont elle ne doit pas s’écarter : enlevez ces partis-limites, vous verrez que nos fractions parlementaires ne répondent pas à des intérêts divisés et ouvertement hostiles dans le pays. Il y a en France, c’est là notre force et notre gloire, une admirable fusion, une puissante unité d’intérêts. Aussi n’y a-t-il, à vrai dire, dans nos assemblées que des dissentimens à peu près théoriques sur la direction à imprimer à notre activité nationale. D’accord sur l’instrument dont nous avons à nous servir, la discussion ne porte plus, suivant le mot d’un des plus spirituels de nos hommes d’état, que sur la manière dont nous devons nous en servir au profit commun de la nation tout entière. Unis sur les points fondamentaux de notre politique intérieure, nos divisions ne commencent que dans les incertitudes de notre politique extérieure, encore novice, et dont les dernières secousses, d’où nous sortons à peine, expliqueraient du moins les timides hésitations. On peut prévoir qu’une ère magnifique s’ouvrira à la France du moment où elle-même et le monde auront pleinement conscience de cette situation.
Les choses sont différentes en Angleterre. Il y a unité entre tous les partis sur les points principaux de la politique extérieure de la Grande-Bretagne. Quelles que soient les mains qui tiennent le pouvoir, cette politique ne semble pas varier ; mais c’est parce qu’elle est impérieusement indiquée par la lutte même des intérêts qui divisent profondément le pays. Je n’ai pas la prétention de rechercher ici comment, tandis qu’en France un mouvement historique sensible depuis huit siècles a progressivement confondu en une seule force, en un seul intérêt, en une nationalité unie et compacte, toutes les forces, tous les intérêts, toutes les races qui se partageaient notre territoire, en Angleterre un mouvement politique opposé a semé des germes de division sans cesse grandissans. J’observe la situation telle qu’elle s’est révélée depuis la paix, mettant en présence un intérêt de classes moyennes contre un intérêt aristocratique, un intérêt de liberté commerciale contre un intérêt de monopole agricole, un intérêt d’émancipation religieuse contre un intérêt d’église privilégiée, enfin un intérêt irlandais contre un intérêt anglais : cette lutte montre des forces nouvelles attaquant des forces anciennes, des principes d’équité attaquant des faits injustes ; d’un côté une marche envahissante, de l’autre des positions déjà envahies ; d’un côté des intérêts qui ont beaucoup à conquérir et qui doivent gagner quelque chose, de l’autre des intérêts qui ont beaucoup à perdre et qui doivent perdre quelque chose. Sous cet aspect, il semble que les positions soient nettement dessinées, et que de grands partis doivent se former de la coalition des intérêts qui ont à conquérir et de la coalition des intérêts qui ont à perdre. De ces deux coalitions, l’une répond à la vieille dénomination de whig, l’autre à l’ancien nom de tory : les hommes d’état qui se trouvent à la tête de la première ont pris leur point d’appui sur l’intérêt réformateur ; ceux qui conduisent la seconde empruntent leurs forces à l’intérêt de conservation. Dans l’opposition, qu’ils gardent leur couleur systématique et tranchée, qu’ils demeurent dans la vérité de leur rôle, le devoir et l’intérêt le leur commandent ; mais, au pouvoir, les nécessités de situation se modifient, les perspectives s’élargissent, le point de vue national domine forcément le point de vue exclusif de l’esprit de parti. Obligés de concilier les principes qu’ils représentent avec les nécessités indiquées par l’intérêt de gouvernement, il leur est impossible de ne pas blesser, de ne pas sacrifier en maintes circonstances quelques-uns des intérêts qui les ont portés aux affaires.
La conduite de l’homme d’état autour duquel le parti tory s’est rangé depuis le bill de réforme était simple, facile, naturellement tracée, tant qu’il est demeuré sur les bancs opposés à ceux de la trésorerie. Le manifeste qu’il adressa aux électeurs de Tamworth en 1834, durant son rapide passage aux affaires, après la retraite de lord Althorp, était un excellent programme d’opposition. Sir Robert Peel appelait à lui les réformateurs modérés, et préparait son alliance avec lord Stanley et sir James Graham, en acceptant sans arrière-pensée les réformes déjà accomplies ; il réunissait auprès de lui les intérêts menacés et attaqués, en annonçant la résolution de résister aux agressions futures de l’esprit réformateur ; et sans avoir besoin d’inscrire sur son drapeau des principes généraux qui eussent pu aliéner sa liberté d’action au pouvoir, il voyait peu à peu le nombre de ses adhérens grossir par l’effet d’une réaction naturelle, par les embarras que la marche des affaires suscitait aux whigs, et par la solidarité d’appréhensions communes. C’est ainsi qu’en entrant au ministère, sir Robert Peel s’est trouvé à la tête d’une majorité de près de 100 voix ; mais une fois arrivé à la trésorerie, il n’était plus dans la même situation à l’égard de son parti, le mot de conservation prenait un autre sens. Sir Robert Peel devait faire entrer les intérêts qui avaient adopté ce mot pour devise en compromis avec l’intérêt de gouvernement. On allait s’apercevoir, ce dont on ne s’était guère préoccupé auparavant, que le parti conservateur n’était pas un parti homogène, ayant des intérêts identiques et communs. De même que les whigs avaient été obligés de réprimer les tendances de quelques-uns de leurs partisans à un mouvement trop rapide, sir Robert Peel serait contraint de vaincre les résistances d’une partie de ses amis, de leur imposer des sacrifices ; c’est ce qui est arrivé, et c’est ce qui explique comment le dépit, la défiance, la crainte, se glissant parmi les conservateurs, en ont poussé quelques-uns jusqu’à l’hostilité, en ont refroidi un plus grand nombre, et ont imprimé au parti les oscillations qui ont failli renverser deux fois cette année le ministère de sir Robert Peel.
Les tories mécontens, en récapitulant les principaux actes politiques qui ont signalé la carrière de sir Robert, paraissent avoir un prétexte légitime de s’effrayer. Sir Robert Peel a toujours montré une sagacité, une attention extraordinaires à découvrir le moment où les intérêts qui sollicitent le gouvernement vont devenir irrésistibles, et une disposition singulière à s’y conformer aussitôt. Représentant d’Oxford et des principes les plus absolus de l’anglicanisme, il a fait l’émancipation des catholiques. Le bill de réforme devient la loi du pays, sir Robert Peel, qui l’avait combattu avec opiniâtreté, déclare s’y rallier désormais sans réserve. Il est porté au pouvoir par le parti aristocratique, par le parti agricole ; mais, comprenant les besoins de l’industrie anglaise, il travaille systématiquement à diminuer les charges dont elle est grevée, même au détriment des intérêts qui le soutiennent. Il y a peu de jours encore, défendant la constitution de l’église d’Irlande, il prévoyait le moment où des circonstances politiques pourraient modifier sur cette question son opinion et sa conduite. « Qu’est-ce donc, se demandent les tories mécontens, et je traduis ici les paroles de M. d’Israeli, qu’est-ce que ces principes conservateurs dont on nous parlait ? Que voulez-vous conserver ? Le conservatism respecte religieusement les formes et les mots pour se donner l’apparence d’une foi ; mais en pratique il cède à la passion, à la combinaison du moment. Il pose en théorie que tout ce qui est établi doit être conservé ; mais il agit comme si rien de ce qui est établi ne pouvait être défendu. Pour concilier cette théorie avec cette conduite, on met en avant ce que l’on appelle un compromis : arrangement sans principe et qui n’a d’autre fin que d’apaiser l’agitation un instant, jusqu’à ce que les conservateurs, sans guide et sans but, divisés, tentés, déroutés, soient préparés à un arrangement aussi peu politique que le précédent. »
Cependant, tandis que sir Robert Peel montre cette facilité à céder aux intérêts hostiles à ceux de son parti, par un remarquable contraste il pousse la fermeté jusqu’à l’inflexibilité dans les conditions qu’il impose à ses amis. Toute sa carrière montre en lui la résolution d’arriver à l’exercice souverain du pouvoir. Admis fort jeune dans l’administration, il abandonna bientôt le poste considérable de secrétaire du gouvernement d’Irlande, afin de prendre dans la chambre des communes l’initiative des grandes mesures économiques qui établirent son crédit parlementaire. Il fut appelé avec le duc de Wellington dans le ministère de lord Liverpool ; mais après la mort de cet homme d’état, lorsque M. Canning, le ministre dirigeant (leader) de la chambre, devint premier ministre, M. Peel se retira avec le duc de Wellington, et déclara qu’à l’avenir il n’entrerait plus dans une combinaison qui lui donnerait un supérieur dans la chambre des communes. Canning meurt, le débile ministère de lord Goderich essaie vainement de le remplacer ; le duc de Wellington forme un cabinet, M. Peel y entre en prenant en effet le poste de leader des communes ; mais lorsque cette administration est renversée, en 1830, M. Peel donne à entendre à ses collègues qu’il ne reviendra plus au pouvoir qu’à la condition d’y remplir la première place. Le duc de Wellington se le tint pour dit : lorsque le bill de réforme fut voté, il prévint d’avance ses amis que, la chambre des communes étant devenue le pouvoir prépondérant, le premier ministre devrait désormais appartenir à ce corps. C’est en cette qualité que sir Robert Peel passa dans le court ministère de 1834. Tant que les tories sont demeurés dans l’opposition, sir Robert Peel a rempli, avec un ascendant qui ne souffrait pas de contestation, le rôle de chef de parti. Il disait dès-lors, en raillant le ministère whig, souvent condamné à voir ses mesures complètement remaniées par les chambres, que, quant à lui, il ne garderait pas une minute le ministère, du moment où les réalités du pouvoir lui échapperaient. Il tint sa parole en 1838 à l’égard de la couronne, lorsque, pendant la crise ministérielle suscitée par le bill de la Jamaïque, il mit pour condition à sa rentrée au pouvoir le renvoi des dames d’honneur de la reine : il vient de la tenir deux fois de suite cette année contre ses amis, on sait avec quelle fière énergie, en les forçant à rétracter leurs votes coup sur coup.
Telle est donc la situation du parti tory, que, dénué d’un symbole commun qui serve de garantie solidaire à tous les intérêts qu’il renferme, il voit ces intérêts abandonnés et comme suspendus à la discrétion, au pouvoir arbitraire du chef qu’il s’est choisi. « À la faveur d’un tel état de choses, dit M. d’Israeli, les chefs peuvent bien faire servir leur position élevée à obtenir du pouvoir pour leur satisfaction personnelle, mais il est impossible d’assurer à ceux qui les suivent ce qui doit être après tout la grande récompense d’un parti politique, à savoir la réalisation de leurs opinions. » On conçoit, dans une situation semblable, l’anxiété des intérêts qui se croient menacés, l’inquiétude et les murmures des esprits remuans qui sentent leur activité paralysée et leur initiative enchaînée. On comprend que ces esprits recherchent des principes communs qui planent sur les chefs comme sur le parti, et qui soient à la fois pour celui-ci une garantie d’indépendance et un gage de sécurité.
C’est là précisément la préoccupation qui anime les intelligences distinguées réunies dans le groupe de la jeune Angleterre. Sont-elles avancées dans leur poursuite ? ont-elles trouvé les vrais principes du torysme ? Nous posons ces questions sous forme dubitative, parce que nous croyons que plusieurs au moins des membres de la jeune Angleterre n’acceptent pas Coningsby comme l’expression de leur pensée, et sincèrement nous les en félicitons : par la légèreté flottante et le vague contradictoire de ses conclusions, que met en saillie le ton prétentieux et vain dont elles sont jetées, Coningsby ne pourrait manquer de nuire à la considération politique de la jeune Angleterre.
Comment concevoir en effet que M. d’Israeli, qui accuse avec tant de sévérité sir Robert Peel de livrer les intérêts de ses amis, qui lui reproche l’incertitude de sa politique, émette lui-même sur les principales questions qu’il effleure des opinions directement opposées aux principes et aux intérêts jusqu’à présent connus et avoués du torysme ? Est-ce la politique commerciale de sir Robert Peel qu’il réprouve, lorsqu’il est lui-même contraire au régime restrictif ? En matière religieuse, il se déclare contre cette intolérance qui a tenu pendant si long-temps et qui tient encore sur plusieurs points les catholiques et les dissidens dans un état d’infériorité politique. Il demande, dans l’intérêt de l’église, dit-il, la rupture du Church and State, la séparation de l’église et de l’état. Jusqu’à présent, cette séparation me semble avoir été réclamée par les dissidens et par les catholiques bien plus que par les tories ; il me semble que c’est en défendant avec une grande élévation de pensée la thèse contraire que M. Gladstone a acquis, par son livre the Church in its relations with the State, cette position dans son parti qui l’a conduit de si bonne heure aux premiers emplois. Des paroles comme les suivantes peuvent être dictées, je veux le croire, par un intérêt sincère pour l’église d’Angleterre : « Les seules conséquences de l’union actuelle de l’église et de l’état sont, dit M. d’Israeli, du côté de l’état une intervention continuelle dans le gouvernement de l’église, du côté de celle-ci la désertion des seuls principes sur lesquels peut être établi le gouvernement de l’église, et par l’influence desquels l’église d’Angleterre pourrait redevenir universelle. Tant que l’église est gouvernée par ses principes véritables, ses biens sont les biens du peuple. L’église est le milieu par lequel les classes méprisées et dégradées ressaisissent avec l’égalité naturelle les droits et la puissance de l’intelligence ; c’est elle qui, aux heures les plus sombres de la tyrannie normande, a fait un primat d’Angleterre du fils d’un colporteur ; c’est elle qui a placé Nicolas Breakspear, un paysan du Hertfordshire, sur le trône des Césars. » Sir Robert Inglis accepterait-il ce langage, qui respire si évidemment un hommage et un regret adressés au catholicisme romain ? Il est permis d’en douter. Il est plus douteux encore que les membres actuels de l’église établie voient un défenseur dans M. d’Israeli, lorsqu’il ajoute avec vérité, j’incline à le penser, mais avec la vérité qu’ils sont habitués à trouver dans la bouche de leurs plus décidés adversaires : « L’église ferait maintenant d’aussi grandes, choses, si elle brisait l’union dégradante et tyrannique qui l’enchaîne. Vous auriez encore des fils de paysans pour évêques d’Angleterre, au lieu d’hommes qui n’ont d’autre titre à cette dignité sacrée que d’être les rejetons besogneux d’une aristocratie factice ; hommes d’une ignorance grossière, de mœurs désordonnées, d’insatiable avarice, qui ont déshonoré le nom épiscopal et profané l’autel. De nos jours, un prêtre n’est pas regardé comme un digne successeur de ceux qui ont écrit les Évangiles, s’il n’a pas édité une pièce grecque, et le disciple de saint Paul doit aujourd’hui avoir été au moins gouverneur d’un jeune noble qui a pris un degré ! Étonnez-vous que l’église ne soit pas universelle : il faut que ses principes soient indestructibles pour avoir, quoique si faiblement pratiqués, conservé le corps désorganisé qui survit encore. » La solidarité qui lie l’aristocratie anglaise à l’église établie est-elle plus violemment attaquée par les radicaux ou les catholiques d’Irlande que dans le morceau suivant ? « C’est dans la spoliation de l’église (M. d’Israeli ne peut parler ici que de l’église dépouillée par Henri VIII) que nous devons chercher la cause première des exclusions politiques et des restrictions commerciales parmi nous. Ce pillage impie créa une aristocratie factice, tremblant toujours d’être forcée de rendre son butin sacrilége. Pour prévenir cette restitution, elle se réfugia dans le religionisme politique ; exploitant les inquiétudes de conscience ou les pieuses fantaisies d’une partie de la population, elle en fit sortir des sectes religieuses. Ces sectes devinrent, sans s’en douter, les gardes prétoriennes de tant de domaines mal acquis. C’est à leur tête que cette aristocratie a toujours continué depuis à gouverner le pays. C’est à leur tête qu’elle a renversé des trônes et des églises, changé des dynasties, reconstruit des parlemens, ravi à l’Écosse ses franchises et confisqué l’Irlande. » Avec de telles idées, et nous n’en contestons pas la justesse, il est difficile de comprendre que M. d’Israeli ne vote pas avec M. Ward et les whigs sur la question de l’église d’Irlande, je comprends encore moins que M. d’Israeli affiche la prétention de replacer le torysme sous la sauvegarde de ses principes traditionnels, et ce qui me paraît tout-à-fait inexplicable (par la logique, veux-je dire), c’est que ce soit M. d’Israeli qui accuse sir Robert Peel de livrer les intérêts du torysme.
Il y aurait vraiment de la cruauté à pousser sérieusement l’auteur de Coningsby sur les généralités nébuleuses qu’il a l’air de prendre pour des idées sublimes, destinées à régénérer la politique anglaise. Je ne compte pas cette bizarre et cabalistique exposition de l’influence secrète et universelle de la race hébraïque, qui nous montre des juifs jusque chez les jésuites : il y a là une préoccupation personnelle que le nom de M. d’Israeli explique au besoin ; mais l’une des révélations les plus remarquables de ce genre est le panégyrique de la jeunesse qu’il place dans la bouche de ce juif Sidonia, auquel il fait traverser son roman avec la solennité mystérieuse d’un prophète. M. d’Israeli croit-il enrichir le monde d’une découverte, lorsqu’il rappelle que tous les hommes de génie ont accompli leurs plus grandes œuvres durant les puissantes années de la jeunesse, qu’Annibal et Napoléon avaient conquis l’Italie à vingt-cinq ans, que Richelieu était ministre à trente-un ans, que Bolingbroke et Pitt l’étaient avant vingt-quatre, qu’Innocent III et Léon X ceignaient la tiare dans leur trente-septième année ? Cette énumération fera toujours battre de jeunes cœurs : elle n’allumera jamais le génie là où ne brûle pas l’étincelle divine. N’est-elle alors qu’une épigramme contre les ministres actuels de l’Angleterre ? Je doute que le coup porte juste : des hommes comme lord Stanley et M. Gladstone ne peuvent-ils pas être comptés parmi ceux qui sont parvenus de bonne heure à une distinction élevée ? Sir Robert Peel avait à peine dépassé sa vingtième année qu’il était déjà dans les grandes affaires, et pour attacher son nom à une des mesures législatives qui ont eu le plus d’influence sur la situation économique de l’Angleterre, la reprise de la circulation métallique, il n’avait pas attendu d’avoir l’âge auquel M. d’Israeli a écrit Coningsby.
Une pensée semble surtout préoccuper M. d’Israeli, c’est la nécessité de rétablir l’ascendant individuel, l’autorité des grands talens et des grands caractères, pour l’opposer aux influences de castes qui se partagent l’Angleterre. Suivant lui, l’Angleterre se trouve placée aujourd’hui dans l’alternative d’appartenir ou à ce qu’il appelle mystiquement l’infidélité politique, — il désigne ainsi le parti conservateur, — ou au parti réformiste, qu’il qualifie de secte destructive. Pour échapper à ce sinistre dilemme, il ne voit qu’un moyen, et il paraît que c’est à ses yeux le dernier mot de la jeune Angleterre : ne pas abandonner la puissance aux classes, restaurer la prépondérance de la couronne, le seul pouvoir, dit-il, qui n’ait aucune sympathie exclusive. Or si M. d’Israeli ne veut pas, et il l’assure, abolir les formes parlementaires, que pense-t-il obtenir par de pareils vœux en faveur de l’influence de la royauté ? Ce ne sont pas des paroles qui créent des influences de cette nature, c’est la force des choses : elles ne se donnent pas, elles se conquièrent. Je m’explique ici la pensée de M. d’Israeli : M. d’Israeli est effrayé des obstacles qui entravent le chemin du pouvoir, lorsque le pouvoir est le prix de la lutte des intérêts et des influences collectives ; il croit que la fortune des hommes de talent serait plus assurée, confiée à l’autorité d’un souverain intelligent, que livrée aux chances des combats du sénat ou du forum. Pour que M. d’Israeli et ses amis s’abandonnent à cette illusion, il faut que les difficultés auxquelles leur ambition s’est heurtée aient singulièrement obscurci à leurs yeux les leçons de l’histoire. La jeune Angleterre professe pour le souvenir des Stuart une sorte de dévotion : quels modèles de discernement lui offrent Jacques Ier et le roi martyr dans le choix de leurs favoris ! S’il y a eu dans les temps modernes et dans les monarchies absolues un grand roi, c’est bien certainement Louis XIV ; et si les partisans de l’ascendant royal veulent citer un grand souverain s’appuyant sur un grand ministre, ils ne sauraient rappeler un plus bel exemple que Louis XIV et Colbert. Pourtant Colbert fut légué pour ainsi dire à Louis XIV par Mazarin, dont il avait été l’homme d’affaires ; et à quel prix l’illustre contrôleur-général acheta-t-il l’exercice de l’autorité ? Ceux qui, ayant le bonheur de vivre sous un gouvernement libre, flétrissent à leur aise les compromis d’intérêt dont on y paie le pouvoir, seraient plus reconnaissans pour les institutions qui les régissent, s’ils daignaient étudier l’histoire des monarchies absolues. Ce Colbert, qui relevait nos finances ruinées, qui donnait à Turenne l’argent que Turenne transformait en conquêtes et en gloire, qui, en quelques années, créait magiquement à la France, auparavant sans escadre, une flotte de cent vaisseaux de ligne, qui fondait notre industrie et notre commerce, qui fertilisait notre littérature par ses nobles générosités ; ce Colbert eût été heureux s’il n’avait été obligé de payer la faveur de Louis XIV que par les magnifiques prodigalités de Versailles : c’est par d’autres services encore qu’il se recommandait à son roi ; c’est lui qui alla violemment arracher une première fois au cloître et au repentir Mlle de La Vallière, et je lisais dernièrement une lettre où Louis XIV, entre autres ordres de conséquence, l’avertissait, de l’armée, qu’il eût à faire peindre en vert la volière de Mme de Montespan. Auprès de ce même Louis XIV, voyez l’origine de la fortune de Chamillart, introduit, par sa force au billard, à la cour, et pour avoir fait la partie du roi, trouvé digne par lui de porter le double héritage de Louvois et de Colbert ! M. d’Israeli n’aurait pas plus de raison d’appréhender que le talent pût être garrotté et rendu stérile dans la personne d’union par le mécanisme des institutions représentative : cette sublime union des qualités de l’intelligence et du caractère qui forme le génie prend et prendra toujours son niveau, quelles que soient les conditions où elle puisse être placée, et il ne faudrait rien comprendre à la nature des vraies supériorités pour s’imaginer qu’une couronne constitutionnelle pût les condamner à une irrémédiable impuissance. Le gouvernement représentatif ne donne des maires du palais qu’aux princes que leurs facultés n’élèvent pas au-dessus du rôle de rois fainéans : l’histoire contemporaine en fournirait au besoin d’éclatans exemples. M. d’Israeli n’a pas à craindre que la royauté soit honteusement subjuguée en Angleterre par ces influences aristocratiques qu’il compare à la tyrannie du patriciat vénitien. Au temps même où l’aristocratie y avait le plus de prépondérance, George III n’a-t-il pas fait prévaloir la volonté royale pour le mal comme pour le bien de l’Angleterre, dans la guerre de l’indépendance américaine comme, en 1784, lorsqu’il appela Pitt au ministère, malgré la chambre des communes ? Que la couronne se pose sur une tête puissante, elle n’aura pas de peine, tout en respectant les institutions représentatives, à s’emparer de cet ascendant dont la supériorité intellectuelle suffit à investir, au sein même d’une société aristocratique et vieillie, un jeune homme tel que William Pitt ou le fils d’une cantatrice, comme George Canning.
M. d’Israeli est partisan déclaré de cet ascendant individuel ; il prête à son banquier Sidonia et à Coningsby le culte des hommes qui personnifient en eux de grandes causes, de grands intérêts, et qui, pour commander l’admiration après leur mort, ont impérieusement assujéti, pendant leur vie, à leurs desseins et à leurs résolutions, leurs amis, leurs ennemis et la fortune. Or, par une de ces contradictions choquantes dont fourmille Coningsby, M. d’Israeli fait précisément un crime à sir Robert Peel de la domination qu’il a acquise et qu’il exerce sur le parti tory. M. d’Israeli croirait-il justifier son inconséquence par la boutade suivante, obliquement dirigée contre le leader actuel de la chambre des communes ? « Mettez, dit-il, à la tête d’un parti un homme qui inspire l’enthousiasme, il commandera au monde entier. Faculté divine ! rare et incomparable privilége ! un chef parlementaire qui le possède double sa majorité ; celui qui n’en est pas investi a beau s’envelopper d’une réserve étudiée, et affecter avec une arrogance sans dignité une hauteur maladroite, il n’en sera pas moins aussi éloigné de gouverner l’esprit que de captiver les cœurs de ceux qui le suivent en murmurant. » Je craindrais de ne pas éviter moi-même le ridicule, si je m’arrêtais sérieusement à ces puérilités : je les indique, seulement pour montrer quels beaux prétextes certains tories, fatigués de l’ère des hommes d’état financiers et économistes, des tradesmen, comme ils disent avec mépris, sont obligés de donner à leur mécontentement. J’estime encore assez l’esprit politique de M. d’Israeli pour être persuadé qu’il ne regarde pas lui-même la faculté magnétique d’inspirer l’enthousiasme comme une vertu indispensable dans un grand homme d’état. Il saurait bien citer lui-même plus d’un éminent politique à qui elle a manqué tout-à-fait. M. d’Israeli n’ignore pas que l’enthousiasme ne va pas à toutes les situations, et que cette émotion ardente ne peut être produite que dans ces crises extraordinaires où les évènemens qui se précipitent soulèvent les passions exaltées. Sans lui supposer l’admiration qu’éprouvait Machiavel pour César Borgia, je suis sûr que M. d’Israeli admire des hommes d’état qui ne sauraient lui inspirer d’enthousiasme ; ceux, par exemple, qu’il range lui-même dans la famille des Ulysse.
Je disais que le mérite de Coningsby, au point de vue politique, est de soulever une de ces questions qu’il suffit de poser pour mettre une situation en lumière. On sait maintenant de quelle manière le livre de M. d’Israeli atteint ce résultat ; il éclaire la position du parti tory précisément par les solutions qu’il ne donne pas. Certes à l’amertume des reproches qu’il adresse à la politique de sir Robert Peel, à la vivacité avec laquelle il attaque la tactique du parti conservateur, il semble que si quelqu’un était intéressé à découvrir et à promulguer les principes fondamentaux du torysme, c’était M. d’Israeli. Un parti se compose avec des forces et des intérêts avant de se créer des principes. M. d’Israeli prétend que la politique de sir Robert Peel déserte et livre les intérêts de son parti ; pourquoi ? parce qu’elle est, suivant lui, une politique de tâtonnement, parce qu’elle ne se retrempe pas dans les principes. M. d’Israeli a l’air de poursuivre ces principes, et il arrive que ses découvertes, si elles sont sincères, imposent aux intérêts coalisés dans le parti conservateur des sacrifices bien plus cruels que ceux que sir Robert Peel leur demande. Un ami de l’auteur de Coningsby, voulant le peindre d’un trait, a écrit que ses sentimens sont tories et ses pressentimens radicaux. Les opinions ambiguës et contradictoires de M. d’Israeli ne pouvaient être mieux définies que par un jeu de mots. Mais dire de l’homme qui attaque sir Robert Peel parce qu’il ne le trouve pas assez conservateur à son gré, que ses pressentimens sont radicaux, est une manière imprévue de le recommander aux tories. Les plaintes de certains tories contre l’illustre baronnet sont donc dénuées de justice ; le parti conservateur, ceux même qui ont la prétention de le mieux servir le déclarent, doit s’attendre à voir s’écrouler peu à peu et se transformer les priviléges sur lesquels il s’appuie. Chercher dans des idées abstraites une sanction chimérique à ces priviléges serait un effort superflu. Le parti conservateur doit bien plus se préoccuper de conduite que de théorie. L’important pour lui, c’est de ralentir le plus possible le mouvement qui le presse, c’est de ne proportionner les concessions qu’à la mesure prescrite par la nécessité des circonstances ; c’est d’opérer, avec le moins de secousses possible, une transformation inévitable, mais qui, dirigée avec imprudence et précipitation, pourrait entraîner des froissemens douloureux et mettre des intérêts nationaux en péril. La grande affaire du parti conservateur au gouvernement est donc une question de tactique ; cette question ne peut être sûrement résolue que par des hommes placés à ce point de vue supérieur d’où l’on découvre la résultante de tous les courans d’intérêts qui s’entrechoquent dans une société, d’où l’on peut établir, sur les complexités du présent que l’on embrasse tout entier, cette règle de proportion si difficile, si délicate, que les gouvernemens ont la mission de résoudre chaque jour entre le passé et l’avenir. Si une tâche semblable doit surtout être confiée au coup d’œil, à la prudence, à l’habileté pratique d’un seul homme, parmi les hommes politiques de l’Angleterre et du parti conservateur, qui est plus digne de la remplir que sir Robert Peel ? Qui possède à un degré plus élevé, plus complet, les qualités de tacticien consommé et l’intelligence éprouvée des intérêts pratiques de l’Angleterre ? Jusqu’à ce que M. d’Israeli et les mécontens aient signalé un autre nom, il faudra bien qu’ils permettent à leur parti de dire avec lord Monmouth : Peel is the only man.
Pour juger ainsi le rôle naturel d’un gouvernement conservateur en Angleterre, nous ne croyons pas condamner à l’oisiveté les intelligences jeunes, actives, généreuses du parti tory. Convaincus de la nécessité de la politique sagement progressive de sir Robert Peel, nous croyons qu’une mission grande et haute s’offre aux hommes d’avenir du torysme, à la jeune Angleterre elle-même. La jeune Angleterre ne saurait songer sans folie à renverser le ministère actuel, mais elle peut travailler avec honneur à agrandir les idées de son parti et à en élever les tendances générales. La jeune Angleterre n’a et ne peut guère avoir encore que des intentions : des intentions ne suffisent pas pour mener le gouvernement d’un pays ; mais lorsqu’elles sont nobles, lorsqu’elles joignent pour auxiliaires aux qualités du cœur les facultés cultivées de l’esprit, elles peuvent acquérir, en se développant, une puissante influence sur la vie morale d’une société. Il semble aujourd’hui que le progrès, l’activité, l’ardeur ascendante, soient du côté du torysme. Depuis le bill de réforme, les whigs, dont la faiblesse politique a si souvent trompé le bon vouloir, ont vu leurs rangs s’éclaircir chaque jour ; le radicalisme utilitaire et philosophique a perdu son influence sur les masses ; la sécheresse de ses doctrines économiques, plus favorables aux intérêts des chefs d’industrie qu’au bien-être immédiat des classes pauvres, lui enlève toute chance de popularité sérieuse. Or, tandis que l’initiative semble échapper au parti industriel et réformateur, deux mouvemens, un mouvement philanthropique et un mouvement religieux grandissent au sein du torysme. Par l’un, à la tête duquel s’est placé lord Ashley, une fraction nombreuse du parti tory cherche à prendre le patronage des classes pauvres, à contrôler dans un intérêt d’humanité et à modérer dans un intérêt politique les excès de l’industrie ; l’autre est la tentative entreprise par l’école d’Oxford pour rétablir les vrais principes du christianisme et pour ranimer le sentiment religieux au point de vue et dans l’intérêt de la haute église. Les membres les plus distingués de la jeune Angleterre secondent avec ardeur cette tendance. Les progrès rapides qu’elle fait au sein du torysme contribueront sans doute à y effacer les préjugés barbares dont les catholiques sont encore victimes, ils aideront peut-être un jour à aplanir les difficultés de l’Irlande. La promesse que sir Robert Peel faisait la semaine dernière, aux applaudissemens de M. Sheil, de s’occuper de la formation d’une université catholique en Irlande, les paroles bienveillantes avec lesquelles lord John Manners s’est empressé de l’en féliciter, nous confirment dans cette espérance. Les hommes de la jeune Angleterre, en suivant cette double voie, peuvent préparer au torysme cette réserve d’idées justes et généreuses qui fécondent et élèvent les grandes opinions ; c’est pour eux la meilleure manière de servir leur parti et leur pays, leur ambition et leur renommée. Mais si, perdant de vue ces nobles intérêts, la jeune Angleterre se laissait entraîner dans une guerre personnelle et acerbe contre sir Robert Peel, si elle se plaisait au jeu périlleux des crises ministérielles, au lieu d’acquérir la considération d’une école sérieuse et pleine d’avenir, elle ne laisserait dans l’histoire contemporaine que le souvenir d’une mesquine et puérile intrigue.
Tout-à-fait désintéressés dans ces questions, que nous croyons pouvoir par cela même apprécier avec impartialité, tels sont les enseignemens que nous tirons de Coningsby. Nous présumons qu’au fond notre manière de voir ne diffère pas de celle des principaux membres de la jeune Angleterre. Peut-être M. d’Israeli accusera-t-il la sévérité du jugement que nous avons porté à regret sur Coningsby. Je dis à regret : car les distinctions réelles de M. d’Israeli, la reconnaissance que je lui garde des sentimens dont il témoigne pour la France, me font déplorer la violence et l’amertume qu’il a mises lui-même dans des attaques qu’il a complètement échoué à justifier. Après dix-sept années consacrées aux travaux littéraires ou aux affaires publiques, et pendant lesquelles son esprit eût dû acquérir en maturité ce qu’il gagnait en qualités agréables, j’aurais, pour ma part, sincèrement souhaité qu’il eût préservé sa conduite politique des témérités emportées dont il dépeignait lui-même les fièvres, et dont il racontait la triste catastrophe dans Vivian Grey.