De la force du gouvernement actuel



DE LA FORCE
DU
GOUVERNEMENT ACTUEL.

On a souvent défini les opinions qui nous divisent ; on a tenté de bien caractériser les partis qui, soit dans le parlement, soit dans la nation, se disputent l’influence et le pouvoir. Une classification ne serait ni la moins juste, ni la moins utile, qui distinguerait parmi les hommes politiques ceux qui croient à la force du gouvernement actuel et ceux qui n’y croient pas.

Si l’on veut y réfléchir, on verra que cette dissidence sur un point fondamental joue un grand rôle, le plus grand peut-être, dans la discussion et la conduite de nos affaires. Elle explique, elle motive, et par là même elle excuse bien d’autres dissentimens, que dans nos luttes passionnées nous nous imputons mutuellement à crime. Que d’opinions seraient en effet près d’être justifiées, si l’on en découvrait, si l’on en reconnaissait le principe ! Ce principe est souvent ou la crainte ou la confiance.

Écartons d’abord toute imputation blessante. On ne doit ni reprocher le défaut de courage à ceux qui craignent trop pour la chose publique, ni décerner un brevet de bravoure à ceux qui espèrent beaucoup en elle. Nous avons vu plus d’une fois une politique timide soutenue avec un grand courage ; une politique hardie peut souvent être pratiquée avec timidité. Nous ne disons donc pas qu’il y a deux partis, celui des timides et celui des courageux ; mais que le gouvernement actuel est diversement jugé, que pour les uns il est fort, que pour les autres il est faible.

Pour nous, il est fort. On doit nous comprendre ; le gouvernement, ce n’est ni tel ou tel cabinet, ni tel ou tel des grands pouvoirs de l’état ; c’est l’ensemble des institutions qui forme chez nous la chose publique ; c’est notre ordre politique construit sur notre ordre social ; c’est tout, charte et royauté, dynastie et chambres, pouvoirs et libertés, comme le temps et les évènemens les ont faits en 1830 ; c’est, pour parler un langage entendu de tous, le gouvernement de juillet.

Nous nous proposons de rechercher quelle est sa force, d’en montrer l’origine, les preuves, les limites, d’examiner en quoi il est faible et pourquoi il le paraît, comme aussi de tirer de cette étude quelques idées sur la politique suivie et sur la politique à suivre.

On se demande d’abord comment il se fait que la force du gouvernement actuel puisse être mise en question, à ce point que parler de sa force soit aux yeux de quelques-uns hasarder une nouveauté, risquer un paradoxe ?

Dix ans accomplis sont cependant une épreuve pour un gouvernement nouveau. Le nôtre a franchi cette épreuve, dont aucun autre n’avait, depuis 1789, atteint le terme sans changer ou de forme ou de chef. La même monarchie sous le même roi, entourée des mêmes institutions, a traversé ces dix années non sans orages ; mais ses luttes contre les difficultés et les périls devraient avoir à la fois prouvé son énergie et garanti sa durée. Quelles prédictions sinistres, quelles hostiles espérances n’a-t-elle pas déjouées et confondues ! Combien de fois n’a-t-elle pas fait mentir ses ennemis ! Et pourtant elle n’a pas encore rassuré tous ses amis.

De tous les côtés, on a trop oublié, on oublie trop une chose fort simple : le gouvernement actuel est national. Reportons-nous à quinze ans en arrière. Si l’on nous eût dit alors : Il y aura dans peu une monarchie dont le principe aura été tout à la fois respecté et fondé par la volonté libre d’une nation victorieuse ; le trône sera occupé par une famille qui devra aux siècles l’éclat de son nom, au peuple sa couronne ; la charte agrandie, mais non dénaturée, aura cessé d’être un octroi précaire pour devenir un pacte inviolable ; toutes les libertés réclamées quinze ans seront décrétées, sans que le pouvoir central ait perdu aucune prérogative essentielle ; l’égalité sera tout naturellement la loi de la société française ; aucune arrière-pensée ne pourra raisonnablement suggérer à aucune classe, à aucun pouvoir, l’espoir de ressaisir l’ombre d’un seul privilége ; la loi commune sera celle de toutes les classes et de tous les partis ; en un mot, les idées, les vœux, les souvenirs, les couleurs, les résultats de la révolution française seront consacrés par les institutions et mis au rang de ces choses qu’on ne discute plus : aurait-on douté un moment qu’un gouvernement pareil, armé de tout l’héritage légitime de la révolution, n’en dût aussi rallier toutes les forces ? Qui ne se fût dit : Si telle chose doit advenir, la France est sauvée. La monarchie de 1830 était alors le hoc erat in votis de tout homme raisonnable.

Pourquoi donc ce que nous pensions alors aurait-il cessé d’être vrai ? pourquoi la France se serait-elle trompée en aspirant pendant tant d’années à voir se réaliser ce que trois jours imprévus ont une fois accompli ? On a trop de penchant à douter de ce qu’on a pensé long-temps. On aime trop à se prétendre éclairé par l’expérience, à revenir de ses erreurs. La mobilité, la faiblesse, la prétention, la mode, nous entraînent trop aisément à faire les désabusés, et à reléguer parmi les lieux-communs chimériques les croyances chères notre passé. On se plaint que la société est sans foi, sans traditions, et l’on ne sait point persévérer dans les idées auxquelles on a fait plus d’un sacrifice. Ainsi l’on risque d’étouffer dans son germe la foi nationale. Ne sait-on pas que les nations comme les individus se doivent à elles-mêmes fidélité ? il faut qu’il y ait pour elles une bonne vieille cause, comme disaient les patriotes anglais. Croyez en vous et en votre passé, si vous voulez durer et vivre, et ne prenez pas le doute pour la sagesse ; ne cherchez pas à conserver à l’aide de ce qui détruit.

Osons donc le répéter, le gouvernement de juillet est conforme à la vieille foi de la France nouvelle, à la tradition fondamentale de la révolution française. C’est déjà là une grande force, et sur laquelle on ne saurait trop compter. Elle est telle que la raison ne voit distinctement rien de bon ni même de possible en dehors de ce gouvernement. Quelle rivalité redoutable, quelle concurrence dangereuse lui a suscitée la théorie ou l’expérience ? Aucune.

On spécule beaucoup sur l’histoire et sur l’avenir de la société. L’esprit se donne carrière, et l’humanité est remise tous les jours sur l’enclume de la théorie, pour être reforgée à la fantaisie des réformateurs. Mais tout cela n’a encore produit qu’un bruit au loin retentissant. Au risque de manquer de respect aux sectes novatrices de toute origine et de toute tendance, nous remarquerons qu’elles n’ont pas fondé dans les esprits une seule opinion tant soit peu générale. On ignore profondément comment elles s’y prendraient pour organiser leur gouvernement. Quelques soupirs pour une régénération vague, quelques retours mystérieux vers des institutions oubliées, ne sont pas un plan de constitution sérieux, ne sont pas même une utopie. Des destinées du genre humain, des vicissitudes sociales, on s’en est fort occupé ; d’une réforme positive et praticable, pas un mot. Le pouvoir absolu d’une famille ou d’un seul a perdu ses publicistes ; les idées radicales ne sont que des prétextes pour détruire. Hors des principes constitutionnels, on n’a rien fondé même dans la science ; on s’épuise à critiquer les monarchies selon la Charte, on répète que leur temps s’en va ; mais on ne propose rien à mettre en leur place, et l’on en dit du mal sans trouver mieux. Certes, le raisonnement est bien à l’aise ; il ne s’interdit rien, il ne s’abstient pas de l’absurde, et pourtant il est stérile en vues séduisantes, et il ne donne que des programmes à faire peur aux gens. Depuis dix ans, on a pu semer quelques doutes sur les principes constitutionnels, on l’a tenté du moins ; mais on les a plus insultés qu’ébranlés ; et diffamés dans la théorie, ils n’ont rien perdu à devenir de simples vérités de sens commun.

Mais la spéculation est impuissante. Peu importerait qu’elle n’eût produit rien de plausible, si les opinions réelles, si les passions ou les préjugés croyaient avoir trouvé quelque chose au-dessus du gouvernement actuel ; c’est ce qui n’est pas. Les partis qui n’ont rien inventé de neuf, n’osent plus nous offrir du vieux. Les républicains n’ont pas de république, les légitimistes pas de monarchie, les bonapartistes pas d’empire à nous promettre. Quel est le gouvernement qu’ils projettent ? Ils ne le savent, ou, s’ils le savent, ils ne le peuvent dire. Embarrassés eux-mêmes et dégoûtés de leur cause, la haine seule les soutient. Pas une faction, pas un prétendant qui offre sur les ruines de la monarchie quelque chose de désirable, de spécieux même et de déterminé. Aucun parti ne saurait vous apprendre comment il résoudrait le problème politique, comment il constituerait un seul pouvoir, et lequel des abus ou des défauts tant signalés du gouvernement actuel il connaît le moyen de réparer. Sous la révolution, l’absolutisme avait ses adeptes, et l’on indiquait le retour à l’ancien régime comme un retour au port. Sous l’empire, on pouvait concevoir et désirer une monarchie tempérée et pacifique. Sous la restauration, on se représentait fort aisément la possibilité d’un gouvernement plus national et plus libéral à la fois. À toutes ces époques, l’opinion anticipait ainsi dans l’avenir la réalisation d’un régime meilleur, qui n’était rien moins que chimérique. Autour d’une telle espérance se groupaient en s’échauffant des passions et des intérêts ; les partis pouvaient se rendre compte de leur avenir. L’ordre existant pouvait n’être pas pris pour un dernier mot. Mais, après l’ordre actuel, que reste-t-il ? Nul ne le sait. Au fond, dans l’opinion publique, ce gouvernement-ci est sans rival : le bon sens ne lui oppose rien.

C’est encore là une grande force, car c’est celle qui résulte de la nécessité ; non-seulement pour les intérêts existans, mais pour le bon sens, ce gouvernement est nécessaire.

National, nécessaire, unique, comment pourrait-il donc être mis en péril ? Comme tous les gouvernemens du monde, par ses fautes. Voyons si même par là il court de grands risques, et s’il est exposé à des fautes mortelles.

On l’a dit souvent, la faute la plus dangereuse et la plus naturelle d’un gouvernement, c’est l’abus de son propre principe. Un gouvernement se passionne aisément pour lui-même ; exagérant sa nature, il tombe dans un excès ; il devient le despotisme égoïste et mou de l’ancien régime ou la tyrannie démagogique de 1793 ; il fait la campagne de Russie ou les ordonnances de juillet. Quel est l’excès qui menace le gouvernement de 1830 ? Il ne représente aucun principe absolu ; il est une transaction entre l’ordre et la liberté, entre la monarchie et la révolution, ou plutôt il réunit et confond dans une heureuse alliance tous les principes légitimes de la politique, ceux de notre temps et ceux de tous les temps. La modération lui est donc imposée, elle est dans son essence, elle sort de son origine, et, s’il se jetait dans un excès caractérisé, il abjurerait sa nature. Sans doute il a ses oscillations ; un gouvernement sans cesse discuté est nécessairement mobile, et il se maintient en se balançant d’un système à l’autre. Mais les ennemis seuls du nôtre ont pu l’accuser de tomber dans l’anarchie ou l’absolutisme ; lors même qu’il semble pencher vers un excès, il renferme en lui un principe puissant de conservation et de redressement, qui bientôt rétablit l’équilibre. À tous ceux qui l’ont précédé, il manquait des contre-poids ; à l’un le principe de l’ordre, à l’autre celui de la liberté ; à celui-ci la nationalité, à celui-là les moyens de perfectionnement et de réforme ; aucun ne représentait complètement et sans exclusion et le temps et le pays. C’est pourquoi le nôtre ne doit pas se briser aux écueils où se sont brisés la république, l’empire, la restauration. Il a pu courir de grands périls, il en rencontrera encore, mais il a triomphé, et tout annonce qu’il triomphera : car en lui, c’est la société qui se défend. Il a fait des fautes, et sans doute il en fera encore, mais ses fautes ne seront jamais décisives et irréparables, car il est essentiellement un régime de raison modérée et de bon sens pratique. Il n’aura pas de ces témérités désastreuses qui ne laissent point de retour. Ses fautes le diminueront, elles ne le perdront pas ; elles ne feront que constater tout à la fois qu’il est imparfait comme toute chose humaine, et vivace comme toute chose nationale. Pour durer, il n’a besoin que d’une médiocre sagesse.

Nous écartons-nous, en parlant ainsi, de l’optimisme officiel des défenseurs du pouvoir ? Peut-être. Ils célèbrent volontiers sa force en thèse générale, et le trouvent énergique et grand lorsqu’ils plaident sa cause. Mais lorsqu’ils le conseillent, ils semblent bien souvent le trouver petit et faible. Ceux qui aiment ou servent le gouvernement ne paraissent pas toujours lui porter autant de confiance que d’affection. Ils l’exaltent en public et le plaignent en particulier. Ils veulent qu’on l’honore, qu’on le redoute même, et confessent aisément les inquiétudes, je dirai le mot, la pitié qu’il leur inspire. Interrogez-les à part, amenez-les à vous ouvrir leur cœur, ou seulement étudiez leur conduite, leurs opinions, leurs votes, et vous constaterez qu’une défiance profonde, qu’une incurable anxiété les tourmente, et que la stabilité qu’ils désirent, ils n’osent l’espérer. Tout leur semble fragile et précaire autour d’eux ; ils se demandent encore si notre gouvernement peut vivre. Ont-ils raison ? On sait que nous ne le pensons pas. Mais leurs craintes même prouvent une chose, c’est que notre gouvernement, tout fort qu’il est, n’a pas l’air de l’être ; c’est en effet là sa plus grande faiblesse.

Il lui arrive ce qui est arrivé à tous les états libres. Il faut du temps, il faut une longue expérience de leur allure pour croire à leur énergie et à leur vitalité. Quiconque entre, sans y être préparé, dans une société livrée à la liberté politique, y entend dès l’abord tant de bruit, qu’il ne peut s’imaginer que ce bruit ne soit pas du désordre. Tous les pouvoirs s’y querellent incessamment ; toutes les institutions y luttent les unes contre les autres. La machine semble si compliquée, elle a des frottemens si pénibles, qu’on n’imagine pas qu’elle puisse y tenir : elle semble s’user tout entière dans le moindre effort. En tout pays libre, d’ailleurs, vivent des partis, souvent des partis hostiles et subversifs, qui font semblant de n’être qu’une opposition, toujours une opposition qui blâme très haut le gouvernement. À l’entendre, la liberté est toujours menacée, le vœu national toujours faussé ou comprimé, le despotisme est aux portes de la cité. Du côté du pouvoir, on ne manque pas de lui répondre qu’elle veut tout bouleverser, que ses utopies sont des chimères ou des piéges, que c’est l’ordre seul qui est en danger, que le pouvoir se meurt de faiblesse, et que, s’il ne retrouvait de l’énergie dans le sentiment de ses devoirs, l’anarchie serait imminente. Toujours, même en temps régulier, la tribune et la presse crient ainsi à l’anarchie et au despotisme, et font entrevoir une révolution également prochaine et sûre, pour les uns, si le pouvoir persiste, pour les autres, si l’opposition triomphe : Double exagération à laquelle on devrait être accoutumé, et dont cependant il est très difficile de n’être pas dupe. Napoléon lui-même s’y est trompé. Pendant tout le cours de son règne, il n’a jamais pu croire que le gouvernement anglais ne fût pas compromis. Les luttes parlementaires lui faisaient illusion, et comme l’opposition tonnait contre le ministère, il ne pouvait se défendre d’espérer par momens la chute de l’oligarchie qui faisait le malheur de la perfide Albion. Et non seulement le gouvernement anglais, mais le système du cabinet qui a triomphé de Napoléon, a survécu encore quinze ans à sa chute.

Nous aussi, nous sommes de nouveaux venus en pays de liberté. L’indépendance de la tribune et de la presse n’existe parmi nous dans sa plénitude que depuis dix ans. Elle nous paraît encore, surtout celle de la presse, quelque chose d’exorbitant et d’inoui, à ce point que beaucoup de gens se figurent que la presse est plus violente en France qu’en Angleterre ou en Amérique. On croit que les bornes qu’elle franchit effrontément chez nous, elle les respecte ailleurs, et que nous lisons ce qu’on n’a jamais lu. C’est une grande erreur ; mais quoique plus d’un organe des factions subversives s’évertue à la rendre plausible, vingt-quatre heures de séjour à Londres ou à New-York suffiraient pour la dissiper. Elle existe toutefois, elle est répandue ; et tandis que la société se familiarise et s’aguerrit peu à peu aux démonstrations bruyantes des partis, il faut reconnaître que tout ce tapage constitutionnel trompe à la fois et ceux qu’il intimide et ceux qu’il anime, et de part et d’autre excite encore des espérances et des craintes que l’évènement ne justifiera pas.

Les factions devraient être dans le secret de leur faiblesse ; mais elles sont passionnées, la haine est crédule, elles vivent dans leur monde et s’isolent d’autant plus du reste de la société, qu’elles ont plus d’animosité contre elle. Elles se dissimulent leur propre impuissance en niant la force de leurs adversaires. Elles croient volontiers leur faire tout le mal qu’elles leur souhaitent, et jugent de l’opinion publique par ce qu’elles pensent. Ce qui entretient et déprave les factions, c’est l’espérance. Or, elles espèrent tant qu’elles parlent, et dans un pays libre elles parlent toujours.

Les étrangers n’ont pas autant d’esprit que Napoléon. Ils peuvent bien se tromper comme lui, et juger de la France comme il jugeait de l’Angleterre. Pour eux, naturellement, la liberté est monstrueuse ; on ne saurait exiger qu’ils la supposent compatible avec l’ordre, la puissance, la durée. D’ailleurs, s’ils ne se flattaient pas que la France s’affaiblit par ses lois même, ils la craindraient trop. Ils aiment mieux penser que, menaçante par ses idées, elle est rassurante par ses institutions. Le préjugé leur persuade qu’un état si agité ne peut être fort ; cela convient à leur vanité comme à leur sécurité. C’est leur vengeance secrète que de voir dans ce qui ennoblit les peuples ce qui les énerve. De là, mille efforts pour accréditer en Europe le bruit que la France est annulée par sa politique intérieure. Cette opinion que favorisent parfois les évènemens, se propage et nous revient par les mille voix de la publicité. Il reste toujours dans les cabinets européens quelque chose de cette pensée que Burke exprimait au commencement de notre révolution, que la France est un vide sur la carte de l’Europe ; et comme avec grande raison nous n’y voulons pas faire la réponse de Mirabeau : « Ce vide est un volcan, » nous laissons s’établir peu à peu dans le monde l’illusion que la France peut être dédaignée sans devenir redoutable. Grande illusion sans doute, et dont ne reviendraient pas sans un mécompte terrible et la France et l’Europe.

Mais négligeons les préjugés des factions, même des étrangers ; notre sort n’est pas dans leurs mains. Leurs erreurs seraient indifférentes, si elles ne gagnaient souvent ces hommes de bonne foi que nos institutions ont jetés dans la politique sans que leurs antécédens, leurs habitudes, ni peut-être leurs opinions, ni peut-être leurs intérêts, les aient préparés pour la politique. Nous sommes tous de ces hommes-là. Nous avons tous combattu avec plus ou moins d’ardeur contre le mauvais génie de la restauration, et quand il s’est montré à découvert, nous l’avons renversé. C’était pour nous, classe moyenne, prendre l’engagement de nous charger du gouvernement avec la liberté : engagement redoutable, et qui pouvait se trouver supérieur à nos forces. Et cependant nous avons réussi ; à tout prendre, il y a eu en France, depuis dix ans, du gouvernement et de la liberté. Mais combien le gouvernement nous a paru laborieux, la liberté inquiétante ! Pendant toute la durée de la restauration, on s’était imaginé que, le jour où la Charte serait prise au sérieux, tout irait de soi-même. Ce jour est venu, et l’espérance ne s’est pas réalisée. On a vu naître et toujours renaître mille difficultés dont on ne se doutait pas : la plus grande était la liberté même. Aussi est-elle devenue suspecte à quelques-uns. Ce qui ne leur avait paru, sous la restauration, que moyen d’opposition légitime et nécessaire, n’a plus été que complication dommageable sous un gouvernement de leur goût. Ils l’ont vu sans cesse contrarié, gêné, exposé, par les garanties même réclamées par eux contre d’autres pouvoirs. Ils ont alors reculé devant leur ouvrage. Ils s’irritent contre ce qu’ils ont créé et redoutent pour l’autorité les entraves qu’ils lui ont données. La publicité les force à entendre des choses dont leur probité rougit ou dont s’indigne leur raison ; ils prennent en haine la publicité. Parce qu’il y a des factions dissidentes, toutes les dissidences sont bien près de leur paraître factieuses ; parce qu’on prêche des théories insensées, l’extravagance devient pour eux le cachet de toutes les théories ; parce qu’il se donne beaucoup de mauvais conseils, ils trouvent mauvais tous les conseils qui les troublent. Enfin, le pouvoir et la société, étant sans cesse menacés, leur semblent sans cesse en péril. Ils voudraient, mais ils n’osent croire à la stabilité d’aucune chose. Ainsi le zèle et le dévouement peuvent quelquefois s’entendre avec l’aveugle inimitié, et encourager l’audace des factions pour l’avoir trop redoutée.

Il y eut un temps où l’on ne pouvait trop s’inquiéter de l’avenir. À la naissance de ce gouvernement, une seule question se posait : Pouvait-il vivre ? C’est alors qu’il fallait tout sacrifier à la solution de cette question formidable, que tous les efforts ne devaient avoir qu’un but, la formation du parti gouvernemental. Ce n’était pas une œuvre simple ni facile ; ceux qui s’y montrent les plus ardens n’étaient pas ceux qui hésitaient le moins. Au milieu de l’inexpérience universelle, hésiter était permis, se méprendre était naturel. Nous venions tous de l’opposition ; nous ne savions que nous opposer. Le gouvernement sortait d’une révolution ; il pouvait rester la révolution perpétuelle. Son origine pouvait décider de sa destinée, et des esprits éclairés lui présageaient une vie aussi orageuse que sa naissance.

La révolution de juillet est un de ces évènemens rares qui réunissent le droit, la force, la passion. Le droit en fut le principe et le sceau ; la passion populaire mit au service du droit l’instrument de la force, et la fortune couronna cette œuvre de la force, de la passion, de la justice. Elle donna la victoire, et ne la vendit pas. Jamais triomphe si violent et si rapide ne resta si pur. La voix populaire dit vrai, quand elle appela glorieuses les trois journées qui valurent à tout un peuple la couronne civique.

Mais de tels évènemens sont les momens romanesques de l’histoire, et souvent, comme tout ce qui est romanesque, ils enivrent la raison et l’abusent sur le vrai, le juste et le possible. De ce que la justice a été servie par la force, on conclut que l’alliance est éternelle entre elles. Pour avoir vu les passions s’accorder avec le droit, on en vient aisément à croire les passions toujours légitimes. Une victoire prompte, facile, que rien n’a souillée, nous trompe sur les conditions communes des choses humaines, et les peuples se laissent aller à trop voir la politique en beau. Ainsi séduite, la raison publique le cède à l’imagination populaire.

La sagesse était donc difficile en 1830, et quiconque veilla dès les premiers jours aux intérêts de l’ordre et du pouvoir, remplit un devoir non pas seulement de bon citoyen, mais d’homme d’état. Un moment, on put craindre que tous les principes ne fussent à la fois remis en question, toutes les lois livrées ensemble à une révision illimitée, et que la nation ne fût exposée à recommencer sa constitution avec la guerre universelle. Les passions animées par la victoire, et se croyant toutes-puissantes, n’acceptaient plus ni les règles de l’ordre ni les maximes de gouvernement. Les garanties accoutumées du repos public, les principes de subordination et de stabilité, les idées d’organisation, enfin ces vérités simples et pratiques qui doivent diriger la politique d’action, et hors desquelles le pouvoir n’est ni régulier ni fort, étaient traités de préjugés rétrogrades ou de conventions surannées. Il fallait de hautes lumières pour être raisonnable, et une grande fermeté pour être modéré. La France dut son salut à ceux qui surent alors rester calmes au milieu de tant d’émotions. Et sans nommer celui qui au 13 mars donna l’exemple de la fondation d’un gouvernement, c’est alors que deux hommes d’état conquirent à la tribune nationale des droits éternels à la reconnaissance du pays, M. Guizot en défendant les idées d’ordre, M. Thiers en défendant les idées de gouvernement.

La conservation devint ainsi le nom d’une doctrine et le mot d’ordre d’un parti. De grands efforts furent nécessaires pour constituer systématiquement les majorités, pour leur donner cet ensemble, cette suite, cette solidarité qui ne s’établit pas sans que l’impartialité y perde quelque chose ; car on est rarement uni sans devenir exclusif. Mais il le fallait, car avant tout il fallait un gouvernement. Était-ce une chose possible ?

De fort habiles gens en doutaient. Il y a des temps où, pour un gouvernement, c’est déjà un grand mérite que d’être. Je ne conçois pas que pendant trois ou quatre ans on ait aspiré à beaucoup plus. C’est à cela, et uniquement à cela, que de 1831 à 1835 on dut penser, et que travaillèrent les cabinets et les chambres. C’est dans cet intervalle que le problème fondamental fut résolu : la révolution devint un gouvernement.

Cette œuvre était grande, et bien orgueilleux serait celui qui dédaignerait l’honneur d’y avoir contribué. Mais elle a paru plus grande encore à certains esprits qu’elle ne l’est réellement. Le succès en était assuré qu’ils la déclaraient encore douteuse, et aujourd’hui qu’il n’y a plus qu’à maintenir le gouvernement et à en user, ils le croient encore à naître. C’est depuis que le danger a diminué qu’ils ne songent qu’à sauver l’état. Qu’on ne s’y trompe pas, le vrai danger du gouvernement n’était pas dans l’existence, dans l’audace des factions ennemies ; il était dans les dispositions de la société à leur égard. Or, la société est avertie maintenant sur leur compte, elle ne se laisse plus prendre à leurs mensonges, elle sait comment en avoir raison, elle sait ce qu’elle ignorait dans les premières années. Elle n’a donc plus uniquement besoin d’être éclairée, soutenue, armée, et son gouvernement a bien d’autres devoirs à remplir. Ce progrès n’est pas d’aujourd’hui. Déjà, vers la fin de 1834, quelques signes annoncèrent que la situation tendait à se modifier, que de nouvelles nécessités allaient surgir, que dans quelque temps le premier besoin du gouvernement ne serait plus d’exister, mais d’agir. Mais surtout depuis cinq ans, tout ce qui s’est fait, tout ce qui s’est tenté, tout ce qui a échoué, a prouvé que la tâche du pouvoir devenait moins simple, et qu’il y avait un nouveau programme à réaliser. Tout le monde ne s’en est pas aperçu à temps ; l’impulsion était donnée, le pli était pris. Beaucoup se sont obstinés à croire que la situation n’avait pas changé, que la politique était la même, que le seul devoir du gouvernement était de se défendre ; que, s’il durait, c’était assez pour son honneur, que le conserver tel quel et résister à ce qui l’ébranle ou seulement l’altère devait être toute l’ambition et tout l’art de la politique. Voilà l’idée exclusive et l’erreur fondamentale du parti conservateur. Tant qu’il y persistera, il pourra bien mériter ce nom de parti conservateur, du moins par ses intentions, mais il ne s’élèvera pas au rang d’un parti qui sait gouverner.

Si l’on veut voir les choses de haut et faire abstraction des rivalités de partis et de personnes, c’est à tirer de cette politique étroite la majorité des chambres que fut destinée la grande entreprise parlementaire qui a terminé brusquement au commencement de 1839 la carrière de la chambre de 1837. Sans revenir sur un évènement diversement jugé et qui décidément n’a pas réussi, la coalition, dans ce qu’elle avait de vraiment politique, était la tentative de faire passer le gouvernement de la politique de conservation à la politique d’action.

Je répète qu’elle n’a pas encore réussi, et la politique de conservation pure et simple, celle qui met toute son énergie à combattre ce qui lui nuit, et qui n’en garde pas pour tenter ce qui l’honore, semble, après quelques oscillations, avoir encore une fois repris le terrain qu’elle avait perdu. C’est un succès d’amour-propre et un gage de sécurité pour tous ceux qui croient ce gouvernement si faible que son existence suffit à leur admiration.

Que ceux-là en jugent ainsi qui portent dans la politique la commune prudence qui suffit à la vie privée, rien n’est plus simple. Mais des esprits plus élevés et qui sont destinés à exercer toujours une grande influence, semblent juger de même les ressources et les destinées de notre gouvernement ; et c’est le vrai mal de la situation, car l’erreur des hommes supérieurs est toujours un malheur public.

Au premier rang de ceux-là se trouvent naturellement ceux qui ont constamment pris part aux affaires sous d’autres règnes, et que recommandent et l’éclat des services et l’autorité de l’expérience. La révolution de juillet aurait été bien imprévoyante et bien ingrate de ne se point rattacher de tels hommes, de ne point chercher à se parer de leurs talens, à s’éclairer de leurs conseils ; son devoir était de recueillir dans l’héritage des gouvernemens précédens tout ce qui avait une valeur éprouvée, et le mérite avait des droits à sa justice et à sa confiance. Cependant que ces hommes honorables nous permettent de le dire, ils ne comprennent pas pleinement le gouvernement de 1830, et ils ne le comprennent pas parce qu’ils ne l’aiment pas. Leur esprit ne l’aime pas, bien que de leurs personnes ils lui soient fidèlement attachés, mais uniquement comme anciens et bons serviteurs de l’état. Ce gouvernement, dans ce qu’il a de propre et de caractéristique, leur plaît médiocrement, il n’est pas leur œuvre, il est pour eux une ressource dernière, une extrémité, une nécessité ; mais il est en même temps une tentative aventureuse dont ils souhaitent plus qu’ils n’espèrent le succès, et parmi les gouvernemens qu’ils ont honorablement servis, il n’en est aucun peut-être qu’ils n’aimassent mieux servir encore. Leurs premières affections, leurs convictions du moins, sont du côté de leurs souvenirs. Ils en ont fait loyalement le sacrifice ; mais ne leur demandez pas cette confiance intime et spontanée, cette communauté de sentimens et d’idées qui unissent à la monarchie de 1830 ceux qu’elle a appelés pour la première fois à la vie politique ; n’exigez pas qu’ils sachent bien quelles profondes racines l’attachent au sol, quels liens étroits l’enchaînent à la nation, ni qu’ils connaissent tout ce qu’elle peut supporter, tout ce qu’elle peut accomplir. Son existence les étonne et ne les rassure pas. Ne dédaignez donc point leur expérience ; mais sachez que souvent elle les abuse. Les exemples du passé ne sont qu’imparfaitement applicables à ce gouvernement, et il est bien plus nouveau qu’on ne le pense. Le secret de sa force n’est connu que de ceux qui ont fait leur cause de sa cause et qui voient dans sa puissance le triomphe des convictions de toute leur vie.

Toutes les fois que vous demanderez à notre gouvernement un effort, toutes les fois que vous lui conseillerez de courir une chance, ne comptez ni sur l’approbation ni sur le concours de ceux pour qui tout son mérite est d’être nécessaire. Ils s’exagéreront ou le travail, ou le danger ; ils ne rendront justice ni au pouvoir, ni au pays, ni au temps. Citons un exemple. C’est une grande chose que les fortifications de Paris. Depuis la prise de la citadelle d’Anvers, c’est la plus grande chose que nous ayons entreprise. Mais ce n’est pas une œuvre facile ; elle est coûteuse, elle a ses risques ; enfin elle est conçue en vue d’une extrémité peu probable, mais possible, celle d’une guerre malheureuse contre une coalition. Eh bien ! vous pouviez le prévoir, ce n’est pas auprès des hommes dont l’expérience date de trois règnes qu’un tel projet devait trouver un accueil unanime. Dans leurs rangs, il a dû rencontrer incrédulité et répugnance. Écoutez leurs objections. Ce que n’ont pas fait les gouvernemens antérieurs, celui-ci ne saurait avoir besoin de le faire ; ce qu’ils n’auraient pu accomplir, comment lui l’accomplirait-il ? De quel droit imaginer que Paris se défende, puisque deux fois il ne s’est pas défendu ? Par quelle fatuité la monarchie populaire oserait-elle se croire de taille à surmonter ce que n’a pu vaincre la monarchie impériale ? Contre l’étranger victorieux, elle n’aurait qu’une seule défense, ce serait d’abdiquer au profit de l’anarchie, et de confier le salut public à l’insurrection. C’est à cela que les fortifications serviraient. — Savez-vous ce que signifient ces objections ? Que l’on confond ce gouvernement avec ceux qui l’ont précédé, et que l’on méconnaît à la fois son originalité, ses ressources et sa puissance. On assure que la loi des fortifications rencontrera une résistance sérieuse dans une partie de la chambre des pairs. Ce sera certainement parmi ceux qui aiment ou connaissent mieux le passé que le présent.

On pourrait leur répondre : La France de 1830, par son origine, par ses principes, par sa mission politique, ne peut de long-temps cesser d’être moralement isolée en Europe. La sagesse et l’équité lui interdisent un rôle agressif ; une attitude défensive lui est commandée. Ce n’est pas un accident de 1840 ; c’est le fond de sa situation. Pour l’empire, il n’y eut long-temps au dehors que des vaincus ; pour la restauration, il n’y avait pas d’étrangers. Le gouvernement actuel n’est ni conquérant, ni cosmopolite. Il doit admettre la possibilité d’une lutte avec l’Europe, et la supposer pour la prévenir, en accréditant dans le monde l’opinion que pour l’Europe la tentative serait vaine. C’est pour cela qu’il a besoin de fortifier sa capitale, ce que pouvait oublier Napoléon, ce que la restauration devait négliger. Il le peut entreprendre et il y réussira, parce qu’il n’a pas à craindre, quand il s’y prend bien, d’être mal compris de l’opinion publique. Il y a entre lui et la nation mutuelle intelligence et solidarité ; elle sait que, lorsqu’il fortifie Paris, c’est Paris même qu’il appelle à se défendre. Et cette défense, au jour de l’épreuve, serait nationale et non pas insurrectionnelle, parce que la population n’est plus divisée par ces défiances haineuses qui facilitèrent les violences de la terreur, parce qu’une centralisation vigoureuse ne laisse ni motif ni prétexte à cette organisation révolutionnaire qui supposait la tyrannie nécessaire à la défense du territoire. Paris ne s’abandonnerait pas lui-même en présence de l’étranger, parce que cette fois on ne pourrait lui persuader qu’on ne veut que détrôner un homme, et qu’il saurait bien que c’est la ville de juillet qu’on viendrait punir, et la classe qui gouverne qu’on viendrait déposséder de sa puissance. La garde nationale de Paris, en défendant Paris, défendrait non-seulement sa ville, mais sa cause. — Voilà ce qu’oublient ceux qui ne savent pas toute la valeur de ce mot : un gouvernement national.

La question des fortifications de Paris n’est qu’une occasion particulière où se manifeste la divergence que nous avons signalée entre ceux qui croient assez dans le gouvernement pour lui conseiller d’être actif et entreprenant, et ceux qui présument assez peu de lui pour ne lui demander que d’exister. En toute circonstance grave où il y aura un parti à prendre, la même divergence éclatera. Vous entendrez dire aux uns : Évitez les risques et abstenez-vous ; aux autres : Agissez et jouez un rôle. Et puis entre la politique de conservation et la politique d’action, il y aura une politique critique et philosophique qui les jugera l’une et l’autre dans une inaction superbe, et qui dira avec une résignation dédaigneuse : « Que voulez-vous ? La démocratie n’a pas de milieu, elle est ou révolutionnaire ou subalterne. Il faut accepter le monde comme il est. » Cette politique ne prend du monde que le spectacle et non le gouvernement.

L’expérience, plus lassée qu’éclairée par les évènemens, conduit à une politique stationnaire ; la philosophie critique l’érige en système. L’esprit de conservation, devenu toute la raison d’état, aboutit au même point. C’est la politique à laquelle reviendra toujours par son propre poids l’ancienne majorité, quand le pouvoir ne saura pas introduire dans son sein des élémens nouveaux, et la modifier par des alliances qui l’animent et l’enhardissent. À côté des intérêts, des principes, des scrupules, qui dirigent légitimement un parti conservateur, les préjugés envieux, les ressentimens implacables se feront place, et sauront encore tout rapetisser, tout, même le pouvoir qui deviendra, non le guide, mais le serviteur de son parti. Le cœur humain porte partout ses tristes faiblesses. Les partis conservateurs ont leurs passions, ainsi que tous les partis ; mais, comme les sectes orthodoxes, ils ont le tort de s’en croire exempts.

Pour nous, nous voudrions avoir décrit exactement, dans ses causes et dans ses conséquences, un fait grave : c’est que la force du gouvernement actuel est méconnue, et que le sentiment de ses dangers et de sa faiblesse domine dans la politique exclusivement conservatrice. Les causes principales sont l’origine révolutionnaire de notre gouvernement, les souvenirs des excès d’une autre époque, les menaces odieuses et les attentats insensés des factions, la tendance naturelle aux esprits familiarisés avec la gestion des intérêts privés à préférer à tout la sécurité immédiate et la tranquillité matérielle, l’aspect inquiétant des agitations journalières d’un état libre, les ressentimens créés par nos luttes parlementaires, le faible du temps pour le scepticisme, la mobilité d’idées engendrée par celle des évènemens, le passé mal compris, l’expérience mal consultée : toutes ces causes ont imprimé à la politique conservatrice les caractères exclusifs d’une politique de résistance. La résistance n’est en théorie qu’une idée négative. Dans la pratique, elle n’est nécessaire qu’à l’ordre, et l’ordre qui en temps orageux peut être le but, n’est plus en temps régulier qu’un moyen de gouvernement.

La confiance dans la force du gouvernement actuel doit avoir naturellement d’autres conséquences que le sentiment exagéré de sa faiblesse et de ses dangers. Cette confiance doit conduire ceux qui la partagent à ne pas se préoccuper uniquement de sa sûreté, à lui souhaiter, à lui faire une destinée active, animée, influente s’il se peut, grande même, si Dieu le permet. Comme les hommes, les gouvernemens qui ne songent qu’à vivre en perdent le droit. D’ailleurs, conserver sans accroître, c’est perdre. Pour conserver un gouvernement il faut accroître son influence, son crédit, sa renommée ; autrement, on s’habitue, au dedans comme au dehors, à le compter pour peu de chose, et s’il survient un jour de crise, il paie cher sa mauvaise réputation ; il ne peut plus reprendre son rang que par un effort désespéré. Le gouvernement anglais est assurément, même avec un cabinet whig, un gouvernement conservateur. Existe-t-il un gouvernement plus actif ? Sachons imiter cette prudente activité ; n’appliquons pas à la France les principes de conduite qui peuvent suffire à la Belgique ou à la Suisse. Ne croyons pas que notre mission dans le monde se borne à obtenir la prospérité du canton de Vaud ou du pays de Bade. Un grand état ne peut se passer de grandes affaires, et depuis un temps on ne nous a enseigné que l’art de se retirer des grandes affaires. Un grand état ne peut se passer de grands desseins, et l’habileté qu’on exalte est de n’en pas concevoir et de ne se rien proposer. Un grand état ne peut se passer d’influence, et la maxime que l’on a presque réussi à consacrer, c’est qu’on ne doit jamais risquer la paix pour une question d’influence. Cette détermination une fois prise et surtout divulguée serait un blanc-seing donné à l’Europe.

Toutefois, en conseillant la politique d’action, nous parlons d’une manière générale. Le temps est passé où le conseil aurait pu être immédiatement suivi. Dans les circonstances présentes, le seul moyen de reprendre peu à peu un rôle, ce n’est pas de se beaucoup remuer ; c’est d’inquiéter et d’embarrasser le monde par la ferme résolution de ne pas tremper dans ce qu’il a fait. L’absence de la France au concert européen est plus digne et plus significative que son accession. La France immobile au dehors, mais se créant au dedans des ressources pour un avenir inconnu, peut encore arrêter indirectement l’Europe dans le cours de ses desseins en l’inquiétant sur leurs conséquences, et donner aux principes de division qui peuvent exister dans son sein quelque chance d’éclater. Cet espoir est faible, mais il n’est pas déraisonnable ; cette prétention est modeste, mais elle est sensée. Ce serait un grand succès dans notre situation que de parvenir à faire naître dans l’esprit des cabinets ce doute : est-ce qu’il serait possible qu’un jour la France s’opposât à quelque chose ?

D’ailleurs, pour revenir de la politique d’abnégation, il faudrait que la disposition intérieure des chambres se modifiât. Toute majorité composée sur le plan de celle qu’on essaie aujourd’hui manquera de ressort, et ne sera propre qu’à voter les mesures nécessaires à l’administration courante. Toutes les fois qu’on voudra sortir de cette routine et faire quelque chose d’énergique et de neuf, il faudra chercher appui hors de cette majorité ; la loi des fortifications l’a prouvé. Ce qu’il a fait là par occasion, le ministère sera peut-être forcé, dans cette session même, de le faire encore ; mais il n’a ni les moyens, ni la volonté de le faire d’une manière continue et systématique. Le temps seul pourra permettre un jour ou même exiger qu’une autre marche soit suivie. C’est à l’avenir d’en décider. Le parti de la monarchie constitutionnelle se divise en deux partis, l’un de résistance, l’autre d’opposition, l’un conservateur, l’autre réformateur. Ni l’un ni l’autre ne nous paraît posséder à lui seul tout ce qu’il faut pour gouverner ; ils ne peuvent se compléter que par une transaction. L’un et l’autre sont divisés par des défiances, des ressentimens, des habitudes plus que par des principes fondamentaux. Ni la raison, ni la conscience ne les oblige à ne se jamais accorder. Or, entre la politique de conservation et la politique de réformation, on peut concevoir une politique qui serait la vraie, une politique de gouvernement. Celle-là devrait se faire une majorité de tout ce que dans le parti conservateur et dans le parti réformateur la passion n’aurait pas rendu inconciliable. Cette majorité serait plus nombreuse qu’on ne le croit. Dans la chambre, les passions font beaucoup de bruit et tiennent peu de place.

Mais la vraie politique de gouvernement, celle qui mettrait la France au régime de l’action, courrait par-là même quelques risques qui lui sont propres. Elle devrait donc, avant tout, s’appliquer à calmer et les craintes raisonnables et même les craintes exagérées, et tenir compte non-seulement des périls réels, cela est facile, mais des périls apparens dont les imaginations se préoccupent. Les esprits sont plus malades que la société. Que la politique d’action ne l’oublie pas ; il faut qu’elle rassure, précisément parce qu’elle veut entreprendre.

Pour une telle politique, il faut des circonstances. Or, les circonstances où nous sommes ne sont pas de celles qui peuvent relever les cœurs à son niveau. Elle ne sera possible que le jour où les mécomptes des autres systèmes l’auront rendue nécessaire. Ce jour n’est pas venu, mais les mécomptes qui peuvent l’amener ne manqueront pas.


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