De la fondation d’un évêché anglo-prussien à Jérusalem



DE LA FONDATION
D’UN
ÉVÊCHÉ ANGLO-PRUSSIEN
À JÉRUSALEM.

Pendant que le roi de Prusse débarquait à Greenwich au bruit des canons anglais, un vaisseau anglais emportait dans les mers du Levant le symbole de fortunes plus grandes encore, et un évêque anglican prenait possession, « de par la reine Victoire[1] de la Syrie, de la Chaldée, de l’Égypte et de l’Abyssinie, » comme relevant de son autorité spirituelle.

Quelle que puisse être la portée de cet acte audacieux dans l’Orient, nous croyons cependant que c’est dans l’Occident que s’accompliront, dans un avenir incertain, les plus grands évènemens de ce drame, dont la première scène se passe aujourd’hui sur les bords du Jourdain. Laissons donc pour un moment ces contrées décrépites, et rentrons dans cette chère et vieille Europe, dont semblent nous détourner je ne sais quelle fatigue dénaturée et je ne sais quel ingrat dégoût de nous-mêmes. Aussi bien, l’Orient n’est ici que matière à expériences, anima vilis : ce ne sont pas Jérusalem et Constantinople qui sont le plus menacées, c’est Rome, c’est Vienne, c’est le monde entier. L’antique monarchie des Césars se laisse étouffer dans son sommeil par cette jeune et vivace puissance qui est sortie de son sein : la Prusse concentre peu à peu autour d’elle tous les élémens de la patrie allemande ; elle s’adresse à tous les mobiles du cœur humain, à la foi et à l’intérêt ; elle fait l’union des religions et l’union des douanes ; de jour en jour, elle enlève à l’Autriche la tutelle des états germaniques, et la rejette sur l’Italie et sur les pays slaves.

Rome et toutes les nations qui relèvent spirituellement de son siége sont encore plus menacées. Le protestantisme se transforme et se concentre. Il était né de l’insurrection et de la division, et voici qu’il se reconstitue sur la base de l’autorité et de l’association. Autrefois il avait pour principe l’indépendance mutuelle des églises de tout chef commun, aujourd’hui il gravite peu à peu vers un centre unique. L’église anglicane ne se contente plus d’inonder de ses missionnaires et de ses bibles toutes les parties du monde, elle y implante des églises régulières, émanées de son sein et relevant de sa primauté ; et la reine Victoire, comme la Rome du moyen-âge, trace des juridictions sur la carte, et distribue l’univers aux délégués de son autorité.

L’église nationale de l’Angleterre occupe une position unique dans les annales de l’esprit humain. Protestante par son origine, protestante par son nom, elle est en réalité l’institution la plus rigoureuse, la plus implacable et la plus tyrannique que l’autorité ait jamais imposée à un peuple. Si donc on décerne encore à l’établissement anglican le titre de protestant, ce n’est qu’en sacrifiant à une usurpation que le temps et l’usage ont consacrée, car on pourrait dire qu’il n’a de commun avec la réformation de Luther qu’une origine contemporaine.

Sans doute la réformation en Angleterre comme en Allemagne fut faite au nom et à l’aide de la raison ; mais, dès que la raison eut accompli son œuvre de destruction, le pouvoir temporel lui arracha des mains l’arme du jugement individuel avec laquelle elle avait vaincu la papauté. La royauté, rencontrant au pied du trône un épiscopat tout prêt à apostasier, se contenta de dépouiller le clergé régulier, qui relevait plus immédiatement de Rome, et, laissant au clergé séculier ses biens et son organisation, elle trouva sa plus ferme base dans les élémens d’ordre et les traditions d’autorité que lui apportait l’église transfuge. L’unité spirituelle ne fut donc pas détruite, elle se transforma et s’absorba dans l’unité temporelle ; en sortant du sein maternel de Rome, l’ancienne église d’Angleterre emporta avec elle la hiérarchie, la discipline et tout ce qui constitue l’ordre extérieur et matériel ; ayant perdu l’unité dans le pape, elle la chercha dans le roi ; il n’y eut qu’une substitution de personnes, et la réformation anglaise ne fut, pour ainsi dire, qu’une révolution dynastique. Ce fut ainsi qu’en Angleterre le principe de l’autorité traversa le déluge de la réformation. Après la tourmente, l’église se retrouva debout avec les mêmes institutions, presque avec les mêmes hommes ; rien n’était changé dans la structure extérieure de l’édifice, c’était dans les fondemens que la tempête continuait et qu’elle gronde encore aujourd’hui. C’est un des plus singuliers spectacles que présente l’histoire. Les élémens sont déchaînés, les cataractes inépuisables du ciel versent leurs torrens et submergent la terre ; mais l’arche de la hiérarchie surnage et flotte victorieusement sur les eaux ; et quand cette grande convulsion de l’esprit humain s’est enfin apaisée, quand le niveau commence à se rétablir, les peuples étonnés retrouvent ce qu’ils croyaient détruit et englouti dans les abîmes éternels. Jamais dérision plus cruelle, jamais affront plus sanglant, ne furent jetés à la face de la raison individuelle : elle avait pulvérisé la thiare, et de ses cendres il sortit une couronne.

Il n’en fut pas de même en Allemagne. Dans cette véritable patrie du protestantisme, l’ancienne église tomba tout entière comme un vieux chêne avec toutes ses branches. L’unité de l’esprit entraîna dans sa chute l’unité de la forme ; le désordre dans les dogmes amena la désorganisation dans le culte. Les consistoires, les surintendans, les inspecteurs et les pasteurs ne constituèrent pas un établissement comparable, pour la régularité et la discipline, à l’épiscopat anglais relevant d’un chef unique. En Angleterre, il y eut, avec l’église établie, une théologie établie. Les trente-neuf articles, que l’on souscrit en recevant l’ordination, constituèrent un code ecclésiastique plus rigoureux que n’étaient les livres symboliques des luthériens et le catéchisme de Heidelberg des réformés. L’infaillibilité du pape fut remplacée par celle du roi. Le chef de l’église (the head of the church) eut pleins pouvoirs sur les consciences et sur les liturgies, sur le fond et sur la forme. Le flot protestant vint battre incessamment les murailles de l’anglicanisme, mais sans entrer dans la place ; et quand la raison voulut exercer ses droits, elle dut sortir de la communion et créer des sectes. De là naquit le dissent, qui est le véritable protestantisme de l’Angleterre.

En Allemagne, au contraire, ce fut au sein même des églises que triompha l’esprit protestant, c’est-à-dire l’esprit d’examen. On put s’abandonner à toutes les licences et à tous les débordemens théologiques sans sortir des communions : l’orthodoxie fut partout, n’étant nulle part ; sans frein, sans lien et sans base, elle transigea avec tous les systèmes philosophiques qui régnèrent successivement. Tantôt nous voyons les docteurs s’agenouiller et courber la tête devant l’autel unique de la raison et rejeter tout ce qu’il y a de surnaturel dans les religions et dans leur histoire ; nous voyons les critiques de la Bible en faire une lettre morte, et réduire les évangiles à l’état de mythes ; c’est le règne de la désolante analyse et de l’inexorable critique.

Voici cependant que le cœur humain, dont la voix était odieusement étouffée, revendique ses droits : il reparaît sur la scène avec l’arme toute-puissante de la passion, et repousse à son tour la théologie inanimée de l’analyse ; mais, ainsi qu’il arrive pour toutes les réactions, il combat un excès par un autre excès ; à la place de la licence de la raison, il met la licence sans bornes du sentiment, et la religion en proie à ce nouveau tyran, rejetée du rationalisme dans le piétisme, flotte plus que jamais dans l’océan du vide.

Il est impossible que tôt ou tard le désordre des esprits ne se communique pas à la vie active des peuples et ne s’empare pas de leur histoire. Si l’Allemagne n’a pas encore été le théâtre de révolutions à faire pâlir la nôtre, il faut sans doute en attribuer la cause à la bonté de ses mœurs et à ses habitudes spéculatives. Il s’y passe, dans les sphères de la raison pure, des dérèglemens effrénés qui, s’ils se convertissaient en actes, ne laisseraient pas pierre sur pierre de l’édifice social. Cependant il est difficile que les peuples vivent long-temps, comme les philosophes, d’une vie abstraite, et la révolution française a donné au monde une leçon trop solennelle pour que les rois l’oublient et la négligent. Reges, intelligite. C’est pourquoi, dès que la paix eut été rendue au monde, on vit, dans tous les pays protestans, le principe de l’autorité réagir et se contracter. La royauté prussienne continuant son œuvre héréditaire, fit faire un pas immense à l’unité politique de l’Allemagne en réunissant les confessions diverses, et en les fondant dans une seule religion. Ce mariage mixte se fit, il y a vingt-cinq ans, par ordonnance royale. Le 30 octobre 1817, le roi de Prusse[2] célébra la fête séculaire de la réformation en réunissant l’église luthérienne et l’église calviniste en une seule église évangélique chrétienne ; et dans une cérémonie publique, à laquelle assistèrent le roi, la cour, la garnison et les grands corps de l’état, les deux confessions célébrèrent un office en commun, où le pain sacré fut distribué par un ministre luthérien, et le calice par un ministre réformé.

Sauf quelques luthériens fidèles qui protestèrent par l’exil et l’émigration contre cette atteinte à la liberté de leurs consciences, la Prusse passa sans murmurer sous ces fourches caudines. Aujourd’hui encore, les confessions protestantes se taisent ; et cependant, cette communion qui leur fut imposée, il y a vingt-cinq ans, n’était rien auprès de l’affront qu’on leur fait subir en ce moment : car alors, en se réunissant, elles restaient encore allemandes, elles gardaient leur nationalité, leur drapeau ; aujourd’hui, on les dénationalise, on leur met la cocarde anglaise. Nous verrons la part qui leur a été faite dans l’œuvre commune de l’évêché de Jérusalem.

La cour de Prusse avait fait un premier pas vers l’unité du dogme, en réunissant les deux branches de l’église réformée ; elle fit un autre pas vers l’unité du culte, en introduisant l’épiscopat dans le protestantisme. Mais cette institution, ainsi créée et mise au monde par la volonté royale, participait encore du vice protestant, l’isolement. Le roi de Prusse se tourna donc vers celle des églises réformées qui avait le mieux conservé les formes de la tradition et de l’hérédité épiscopales.

Il chargea, dit-on, le chevalier de Bunsen, son ministre à Londres, d’exprimer à l’archevêque de Cantorbéry son désir d’établir une union plus étroite entre les deux églises de Prusse et d’Angleterre. Le moyen qui se présentait le plus naturellement était d’introduire dans l’église évangélique un épiscopat régulier comme en Angleterre, mais cette démarche fut considérée comme trop décisive, et l’on mit en avant l’idée de consacrer un évêque commun sur un terrain neutre. Les évêques anglicans accueillirent favorablement les ouvertures du roi de Prusse. L’archevêque métropolitain de Cantorbéry assembla plusieurs de ses suffragans dans son palais de Lambeth, à Londres. Il paraît que, dans ce synode, le primat d’Angleterre exprima l’espoir que ces premières relations pourraient préparer la conversion des calvinistes et des luthériens du continent à la religion anglicane, et amener « une unité essentielle de discipline comme de doctrine entre l’église anglicane et les églises protestantes moins parfaitement constituées de l’Europe. »

L’Angleterre accepta. Dans la courte session qui suivit les dernières élections, le parlement passa un bill pour les évêques étrangers (foreign bishops bill), et le dimanche 7 novembre 1841, l’archevêque de Cantorbéry, assisté de trois évêques, consacra le révérend Michel-Salomon Alexander, juif converti, évêque d’Angleterre et d’Irlande à Jérusalem. La juridiction de l’évêque s’étend à la Syrie, la Chaldée, l’Égypte et l’Abyssinie. Son traitement est de 1,200 liv. st. par an (30,000 fr.). Le capital de cette rente se compose de 15,000 liv. st. (375,000 fr.) donnés par le roi de Prusse, et d’une somme égale qui sera levée en Angleterre par contributions volontaires. Ce capital de 30,000 fr. sera placé sur des terres en Palestine. Telle est la constitution matérielle du nouvel évêché : voyons quelle est sa constitution spirituelle.

« Les négociations à entamer, dit le roi de Prusse[3], dépendaient de la question préalable de savoir si la Grande-Bretagne était disposée à rendre justice à l’indépendance et à l’honneur national de l’église germano-évangélique, et à traiter cette affaire de plein concert avec la Prusse, d’après le principe arrêté que la chrétienté évangélique se présenterait au gouvernement ottoman, sous le protectorat de l’Angleterre et de la Prusse, comme une unité, et aurait en partage tous les avantages d’une reconnaissance légale de la part de ce gouvernement. Les démarches qui furent faites pour résoudre cette question eurent le plus heureux résultat. Non-seulement le gouvernement britannique se montra prêt, avec une bienveillance empressée, à s’occuper de l’affaire sur les bases proposées, mais aussi les chefs de l’église anglicane accueillirent la proposition avec un vif intérêt. On se réunit, dans la conviction que la diversité du culte religieux chrétien, d’après les langues et les peuples, et d’après les qualités particulières et les évènemens historiques de chaque nation, est, surtout dans l’église évangélique, dominée par une unité plus élevée, par le seigneur de l’église, et que dans cette unité vers laquelle se portent toutes les diversités comme vers leur centre réside la base de la véritable charité chrétienne. Cependant, à côté de cette conviction, sa majesté partage trop vivement les sympathies nationales religieuses qui se rattachent à l’origine de la confession d’Augsbourg et au souvenir des héros de la foi de l’église évangélique allemande, pour qu’il ait pu préjudicier en quoi que ce soit à cette solide base commune de l’église nationale allemande. Par suite d’une intime coopération, conduite dans cet esprit, il a été fondé un nouvel évêché à Jérusalem, où tous les chrétiens évangéliques pourront trouver, vis-à-vis du gouvernement ottoman, quand il s’agira de représenter l’unité d’une église, un centre commun de réunion, mais où, en même temps, les protestans allemands maintiennent l’indépendance de leur église, par rapport à leur confession et à leur liturgie particulière. »

Voilà ce que dit le roi de Prusse, mais voici ce qu’il ne dit pas : c’est que, jusqu’à nouvel ordre, l’évêque uni sera soumis à l’archevêque de Cantorbéry comme à son métropolitain ; c’est que sa juridiction s’exercera, autant que possible, conformément aux lois, canons et coutumes de l’église d’Angleterre, et que, s’il a le pouvoir de créer des règlemens particuliers pour les besoins particuliers de son diocèse, il ne pourra le faire qu’avec le consentement de son métropolitain.

Le clergé allemand sera naturellement chargé de l’administration des congrégations allemandes, mais ce clergé devra être ordonné conformément au rituel de l’église anglaise. Ce clergé officiera en langue allemande, selon certaines formes de sa liturgie nationale, toutefois cette liturgie devra être d’abord sanctionnée par l’évêque, avec le consentement de son métropolitain, et le sacrement ou du moins le rite de la confirmation devra être administré par l’évêque selon les formes anglaises. Il est bien vrai que les ministres allemands devront, avant l’ordination, exhiber un certificat d’adhésion à la confession d’Augsbourg ; mais ce que le roi de Prusse oublie de dire, c’est qu’ils devront aussi souscrire les trente-neuf articles, en d’autres termes, prêter serment à la papauté anglaise[4].

« Sa majesté, continue le roi de Prusse, paie la moitié des frais d’entretien sur sa cassette particulière, et partage en revanche le droit de la nomination de l’évêque avec la couronne d’Angleterre. » Or, il est bien vrai que le droit de nomination appartiendra alternativement aux deux couronnes ; mais ce que le roi de Prusse ne dit pas, c’est que l’archevêque de Cantorbéry aura un droit de veto absolu sur les nominations prussiennes.

Nous en avons dit assez pour montrer quelle part léonine se fait l’église d’Angleterre, et comment le protestantisme altéré de l’Allemagne s’annihile et s’absorbe dans le sein de l’établissement anglican. Si du moins l’église allemande ne faisait que rendre hommage à une autorité spirituelle supérieure, il faudrait respecter l’esprit d’unité qui l’y aurait poussée. Mais ce n’est pas seulement devant une autre église qu’elle fait acte de vasselage, c’est devant un souverain temporel, et un souverain étranger. La primauté de l’archevêque de Cantorbéry n’est qu’un mythe ; le véritable primat, c’est la reine Victoire.

Nous nous souvenons ici qu’il y a deux ans, comme on discutait dans le parlement anglais le bill d’union des Canadas, il s’éleva dans la chambre des lords une controverse entre les évêques et le gouvernement. L’église établie d’Angleterre contestait à l’église presbytérienne d’Écosse, établie aussi, sa part dans les revenus du clergé, en lui contestant son titre de protestant. Savez vous qui fut chargé de résoudre le problème ? Ce fut le plus haut tribunal civil du pays, ce furent les quinze juges. Les quinze juges délivrèrent à l’église d’Écosse un certificat de protestantisme, et leur sentence coupa court à toute controverse. Transportez la scène en France, supposez une querelle d’orthodoxie, et appelez-en à la cour de cassation et à M. le procureur-général.

Les mêmes raisons qui font que des religions étrangères ne peuvent reconnaître une autorité spirituelle en Angleterre sans reconnaître en même temps une autorité temporelle, font aussi que l’église anglicane ne peut fonder dans des pays étrangers un établissement ecclésiastique régulier sans porter atteinte à leur indépendance nationale. Il faut bien le redire, tout nouveau membre de l’église d’Angleterre devient, pour ainsi dire, un nouveau sujet de la couronne d’Angleterre. Quand le vieillard éternel qui siége au Vatican crée des évêques in partibus infidelium, ses envahissemens ne se font que dans le domaine spirituel ; quand, du haut de la coupole de Saint-Pierre, il lève ses deux mains tremblantes pour les imposer urbi et orbi, il s’adresse au monde des consciences libres, qui n’est borné ni par les mers, ni par les fleuves, ni par les montagnes, ni par la diversité des lois et des langues ; il ne trouble point les nations parce qu’il n’est d’aucune, et c’est sa faiblesse terrestre qui fait sa force divine. Dans la religion anglaise, au contraire, le nom du roi ou de la reine est inséparable de celui de Dieu. Que cette religion fasse de la propagande, c’est son droit ; qu’elle expédie des missionnaires et fasse des conversions dans toutes les parties du monde, c’est son droit ; mais qu’elle fonde dans des pays étrangers et alliés une église régulière dont le premier dogme est d’être nationale, et qui met sa nationalité avant sa foi, c’est une liberté qu’elle ne peut se permettre que dans des colonies britanniques, et une usurpation contre laquelle l’Europe a le droit de protester, usurpation d’autant plus dangereuse qu’elle s’accomplit surtout dans l’ordre moral, et qu’elle devient ainsi plus difficile à saisir, à prouver et à combattre.

Le dessein de l’Angleterre, en fondant un évêché à Jérusalem, est de se faire la protectrice des rayas protestans, comme la France était autrefois celle des rayas catholiques, d’enlever peu à peu à la Russie le protectorat de l’église grecque, et enfin d’établir un centre de propagande parmi les Juifs. Les évêques ont pensé, ainsi qu’ils le disent, « que le spectacle d’une église avec une foi pure, l’unité de l’esprit, et le lien de la paix, implantée dans la cité sainte, attirerait naturellement les regards de la nation juive de tout l’univers, et centraliserait, pour ainsi dire, les efforts éparpillés qui sont faits pour sa conversion. » C’est d’ailleurs la conversion de quelques Juifs à Jérusalem qui a servi de prétexte à la création de l’évêché, et nous avons déjà dit que l’évêque nommé est un juif converti.

L’intention de l’Angleterre d’exercer dans le Levant un protectorat protestant est, du reste, hautement avouée, et nous devons dire, que si la religion anglicane n’avait pas un caractère politique tout-à-fait exceptionnel, nous ne verrions pas comment et de quel droit les autres puissances européennes pourraient empêcher la Grande-Bretagne de réclamer pour ses coreligionnaires les priviléges que ces puissances ont obtenus pour les leurs. L’église latine et l’église grecque sont, dans le Levant, sur le terrain d’anciens traités et d’une reconnaissance qui renferme des droits politiques précieux. L’église grecque est d’ailleurs sous la protection de la Russie, l’église latine sous celle des grandes puissances catholiques. Les églises protestantes manquent seules de toute reconnaissance légale, et les puissances qui les représentent viennent aujourd’hui la réclamer pour elles. Ce que nous voyons avec effroi, c’est que la religion anglicane s’avance dans l’Orient tout éclatante du prestige que de récens et trop funestes exploits ont répandu sur sa patrie. Comment lire sans tristesse les paroles triomphantes par lesquelles ses organes célèbrent ce nouveau progrès : L’Angleterre, disait l’un d’eux, est aujourd’hui le nord qui est dans la bouche de tous les hommes de tous les pays et de toutes les couleurs ? C’est l’Angleterre qui donne l’exemple au monde ; comment ne donnerait-elle pas celui de protéger la religion de son peuple partout où elle est répandue ? Déjà une émotion prodigieuse a parcouru l’Asie, à la nouvelle qu’elle allait voir la religion chrétienne sous la forme dans laquelle la professe la nation que les Asiatiques considèrent comme la plus active, la plus entreprenante, la plus intelligente et la plus puissante sur la face de la terre. Pour la première fois, les musulmans contemplent la religion chrétienne purgée de toutes les corruptions des églises latine et grecque, et représentée, non plus par les humbles, ignorans et persécutés nestoriens, mais par les forts et intelligens Anglais, les maîtres dans tous les arts, les invincibles à la guerre, les hommes qui, à l’heure du danger, ont sauvé l’empire ottoman. » Voici un hommage moins suspect, puisqu’il est rendu par une voix étrangère, et plus éclatant, puisqu’il vient d’une bouche royale : « Des négociations partielles avec la Porte, dit le roi de Prusse, n’offraient aucune perspective de succès réel. Les rapports immédiats de la Prusse avec l’Orient ne sont pas encore sensibles jusqu’ici pour le gouvernement ottoman. La Porte ne connaît la Prusse que comme une grande puissance de l’Europe, dont l’union avec d’autres puissances a garanti sa sûreté. Il n’en est pas de même des relations de la Grande-Bretagne avec la Porte. Par sa marine et par son commerce, l’Angleterre possède en Orient une puissante influence… »

En présence de pareils avertissemens, comment s’étonner que l’Autriche ait protesté, que la Russie, que la France elle-même, aient protesté ? Mais la création de l’évêché protestant à Jérusalem a encore rencontré une autre opposition qui a cela de particulier, qu’elle est partie du sein de l’Angleterre elle-même ; et ici nous entrons dans un autre ordre de faits.

Quand nous avons dit que les luttes de doctrine, en Angleterre, s’étaient établies en dehors de l’église sans pénétrer au dedans, nous n’avons voulu parler que du passé ; car en ce moment même il s’accomplit au cœur de l’église d’Angleterre une des révolutions les plus graves dont le monde des idées ait jamais été le théâtre. Nous voulons parler du mouvement dont l’université d’Oxford est le centre.

L’église épiscopale d’Angleterre est désormais séparée en deux branches, la branche protestante et la branche catholique et apostolique ; la première, qui ne fait remonter son origine que jusqu’à la réformation, la seconde, qui prétend descendre directement et immédiatement de Jésus-Christ et des apôtres, sans que la ligne de la tradition ait été interrompue par la réformation ; l’une qui emprunte sa légitimité à un acte de la législature, l’autre qui fait découler la sienne de l’institution divine. Cette seconde église n’est protestante qu’en ce qu’elle nie la primauté du pape ; mais elle substitue à l’unité romaine l’unité apostolique. À ses yeux, c’est l’église d’Angleterre qui a conservé le dépôt de la tradition, c’est elle qui est la véritable église catholique, et c’est l’église romaine qui se sépare de la communion catholique en restant volontairement éloignée de l’église d’Angleterre.

Cette église a pour doctrine fondamentale l’abjuration du principe protestant, c’est-à-dire du principe de négation. Elle sent que vouloir fonder quelque chose sur une pareille base, c’est bâtir sur des sables mouvans ; qu’il est impossible d’édifier une religion sur le dogme de l’infaillibilité individuelle, et une société sur le principe d’insurrection permanente contre l’autorité. C’est pourquoi, au milieu de l’ébranlement du monde, elle cherche un appui dans l’affirmation et la tradition. Les plus grands esprits, les cœurs les plus élevés, les plus illustres caractères de la Grande-Bretagne, sont engagés dans cette œuvre de reconstruction. Des millions de regards, dans la chrétienté, sont silencieusement fixés sur Oxford. Là est le travail, la vie, l’action ; là est le foyer, et, pour ainsi dire, le cœur théologique du monde dont les battemens ardens vont faire vibrer les échos de tous les cœurs que tourmentent les questions religieuses.

Eh bien ! c’est le moment où tant d’hommes d’élite font de si admirables efforts pour purger leur église de son venin originel, c’est ce moment même que cette église choisit pour consommer, à la face du monde, l’adultère protestant ! L’école nouvelle a poussé un cri d’alarme ; elle rejette avec effroi loin d’elle la contamination du principe destructeur, et si le roi de Prusse va, comme on l’a dit, visiter Oxford, il y rencontrera plus d’un sombre visage et plus d’un œil irrité.

Ce n’est pas seulement parce qu’un prince protestant y participait que l’école d’Oxford a vu avec ombrage la création d’un évêché à Jérusalem, c’est aussi parce que cet établissement était à ses yeux un empiètement sur des droits qu’elle considère comme sacrés. Ayant pour but, comme nous l’avons dit, de substituer l’unité apostolique à l’unité romaine, elle travaille à relier entre elles les diverses églises qui ont conservé traditionnellement le dépôt de l’épiscopat. À ce titre, l’église grecque est pour elle une alliée, une sœur dont elle se trouve temporairement séparée, mais qu’elle espère ramener un jour dans le sein de la commune famille. On peut même ajouter que les églises d’Orient ont conservé l’hérédité de l’épiscopat d’une manière encore plus intacte et plus régulière que n’a pu le faire l’église d’Angleterre à travers les troubles de la réformation, et que, par leur origine, elles se rattachent plus immédiatement aux apôtres. Créer un évêché anglican à Jérusalem, où il y a déjà un patriarche grec orthodoxe, c’était donc porter la guerre sur un territoire allié, et mettre de nouveaux obstacles à la réunion finale des églises du Levant et de l’Occident.

Les évêques anglicans ont cherché à calmer ces inquiétudes, et ont nié toute intention de faire de la propagande dans l’église grecque orthodoxe. Ainsi, pour prouver qu’ils ne voulaient point empiéter sur les droits plus anciens du patriarche de Jérusalem, ils ont sacré l’évêque Alexandre, non pas sous le titre « d’évêque de Jérusalem, » mais sous celui « d’évêque d’Angleterre et d’Irlande à Jérusalem. » Cette subtile distinction est destinée à convaincre le patriarche grec que l’église anglicane, avec ce parfait respect des droits de son prochain qui l’a toujours caractérisée, ne veut toucher en rien à son titre et à ses prérogatives. Mais enfin l’église d’Orient est depuis longtemps séparée de l’église d’Angleterre par des différences qui, sans rendre ni l’une ni l’autre coupable de schisme, empêchent cependant les anglicans fixés en Palestine de recevoir les sacremens des mains des prêtres grecs. L’Angleterre n’a donc d’autre but que de créer un arrangement provisoire pour les besoins de ses coreligionnaires, en attendant que la communion primitive entre les églises d’Orient et celle de l’Occident ait été rétablie.

C’est pourquoi le primat anglais a donné au nouvel évêque une lettre de recommandation « pour les prélats et évêques des anciennes églises apostoliques de Syrie et des contrées adjacentes. » L’évêque de Jérusalem, nous voulons dire l’évêque à Jérusalem, a reçu pour instructions « d’établir et de maintenir, autant que possible, des relations de charité chrétienne avec les autres églises représentées à Jérusalem, et en particulier avec l’église grecque orthodoxe, prenant un soin particulier de les convaincre que l’église d’Angleterre ne veut en rien les troubler, ni les diviser, ni intervenir dans leurs affaires, mais qu’elle est disposée, dans un esprit d’amour chrétien, à leur rendre tous les services d’amitié qu’il leur conviendra d’accepter. » Rien n’est plus doux, plus inoffensif et plus conciliant que ce programme ; mais, hélas ! qui sait si l’église anglicane pourra toujours commander à son zèle, et si, dans sa passion d’obliger les églises d’Orient, elle ne leur rendra pas, non-seulement tous les services « qu’il leur conviendra d’accepter, » mais encore tous ceux qu’il leur conviendrait de refuser ?

Quant aux nestoriens et aux jacobites, le nouvel évêque de Jérusalem a pour instructions de se montrer encore plus prévenant pour eux. De plus, il y aura à Jérusalem un collége, sous la direction de l’évêque, destiné à élever les juifs convertis, et, s’il est possible, des chrétiens orientaux. Mais « aucun membre du clergé orthodoxe grec ne pourra être admis sans le consentement exprès de ses supérieurs spirituels. »

Quant aux musulmans, sans doute, comme on l’a dit, leur religion sera respectée comme étant la religion de l’état, ou bien parce que toute tentative pour faire d’eux des chrétiens serait considérée comme un empiètement sur les droits que peut avoir l’église grecque à les convertir exclusivement.

Maintenant, nous serions curieux de savoir à quoi l’on veut faire servir le nouvel évêque. Il donnera la main droite à l’église grecque, la main gauche à l’église musulmane, le baiser de paix à toutes. Que lui restera-t-il à faire ? Le voici. On espère, dit-on, que le contraste entre la conduite du primat anglais et celle du pape fera naître dans le Levant une opinion favorable à l’église d’Angleterre. Ainsi, pendant que Rome étend continuellement ses envahissemens chez les églises d’Orient, les deux grandes puissances protestantes de l’Europe auront planté au milieu d’elles une église dont l’évêque est spécialement chargé de ne pas empiéter sur les droits spirituels et sur les libertés de ces églises, mais de ne s’occuper que de ceux sur lesquels elles ne peuvent légitimement réclamer aucune juridiction… et de présenter à leurs yeux, sans leur en imposer l’acceptation, le patron d’une église essentiellement conforme à l’Écriture par ses doctrines, et apostolique par sa discipline.

Nous avions bien vu dans les livres que des ambassadeurs allaient porter dans les cours étrangères le portrait de leurs reines pour leur trouver des maris, nous avions lu des histoires de princes et de princesses qui tombaient éperduement amoureux sur la foi d’une image, mais nous ne savions pas que le procédé fût à l’usage des églises. Et nous qui avions la simplicité de nous inquiéter de cet évêque, et de le prendre pour une personne animée ! Mais non, c’est un patron ! c’est un portrait, c’est une lithographie de l’archevêque de Cantorbéry que l’on expose à Jérusalem. Si l’expérience réussit, sans doute le primat se fera tirer à plusieurs exemplaires pour les répandre dans le reste du monde !

Tout ceci est un mauvais jeu. Non, l’Angleterre ne va pas dans l’Orient pour s’y croiser les bras. Pour nous, qui ne comprenons pas la neutralité des religions, nous ne ferons pas un reproche à l’église anglaise de son activité ; elle fait son devoir et nous montre le nôtre. Si les nations protestantes plantent leur drapeau dans le Levant, que les nations catholiques y relèvent le leur. L’Angleterre fait des promesses qu’elle ne pourrait pas tenir quand elle le voudrait : elle fera la propagande chez les Grecs, la propagande chez les musulmans, la propagande chez les juifs, chez les catholiques, chez les nestoriens chez les jacobites, chez tous. Encore quelques années, et l’Orient est perdu pour les nations latines.

Si du moins l’Orient seul était menacé. Mais l’Occident ! mais-nous !

Entendez-vous ces cris de triomphe qui s’élèvent autour de nous dans des langues étrangères ? C’est au pied d’un autel commun, et chez le peuple qui est la plus splendide expression de leur race commune, que les nations germaniques et protestantes renouvellent leur alliance.

Voici Luther, Luther couronné et dégénéré, qui tient sur les fonts baptismaux le souverain futur du plus grand empire du monde, et qui abjure sur son berceau l’indépendance religieuse de l’Allemagne. Le protestantisme porte la peine de son origine ; ayant rompu la chaîne de la tradition, il se trouve suspendu entre le ciel et la terre, livré à tous les vents, et il tombe dans les bras des rois. Mais ne croyez pas qu’il soit mort. L’énergie qu’il avait eue pour la révolte, il la met aujourd’hui au service de l’autorité. Telle est la force de l’unité et de la discipline, qu’après trois siècles d’agitations et de détours, le protestantisme converge lentement vers celle de ses églises qui en a conservé le dépôt, et vient aboutir à la papauté anglicane. Les rois reculent effrayés devant les tempêtes que l’esprit de la réformation déchaîne incessamment dans le monde. Ils se souviennent que Luther a déjà fait tomber deux têtes souveraines, et le spectre sanglant de 1648 et de 93 se dresse à leur chevet. Le roi de Prusse a été voir White-Hall, et cette cour abandonnée où la statue de Jacques II montre du doigt la trace de l’échafaud de son aïeul ; il a contemplé, comme le grand René, ce « marbre tragique ; » il a vu la fenêtre par laquelle sortit le premier roi martyr pour aller au supplice, et la place où tomba sans pâlir cette fière et noble tête dont Van-Dyck a immortalisé la mélancolie. Un jour peut venir aussi pour l’Allemagne où le libre arbitre attaquera la monarchie temporelle, comme il a déjà détruit la monarchie spirituelle. Mais, rattaché à l’église d’Angleterre, à cette ancre solide qui repose dans le fond de l’Océan, le protestantisme continental concentrera les forces qu’il perdait en les jetant à tous les vents. Le catholicisme est au moment de la lutte la plus formidable qu’il ait eu à soutenir depuis la réformation. Il a devant lui, non plus le protestantisme isolé, divisé, morcelé, mais le protestantisme marchant rapidement à l’unité. L’heure viendra, l’heure solennelle, où la papauté anglicane se lèvera en face de la papauté romaine, et où, si l’on peut ainsi parler et scinder ce qui est indivisible, la conscience humaine, déchirée en deux, assistera, palpitante et éperdue, au duel mortel de ces deux unités.

En finissant, nous voyons avec amertume que nous avons à peine osé prononcer le nom de la France. Hélas ! que faisons-nous aujourd’hui dans le monde ? Dans le travail fébrile de nos esprits, où est le lien, le centre, le but ? Une théocratie ennemie grandit chaque jour à nos côtés, sous nos yeux. L’ombre sinistre vient de traverser l’air au-dessus de nos têtes : elle avait dans une main la Bible, et dans l’autre une épée. Avons-nous frémi quand elle passait ? Avons-nous tressailli quand son souffle a glissé sur notre face ? Autour de nous, tout s’organise, tout s’unit, tout se rallie, tout prie ; le monde, à peine convalescent de la révolution française, cherche à se remettre des affreuses secousses que nous lui avons données, les peuples sont dans l’attente d’émotions inconnues et se préparent aux grandes luttes des idées, et nous, grand Dieu ! nous déchirons nos entrailles, nous faisons la chasse aux rois comme à des bêtes fauves ; nous fuyons la face de nos semblables, nous élevons entre eux et nous des remparts inanimés, et nous restons seuls sur la terre, assis sur les débris de nos autels, et sur le corps de nos rois assassinés.

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  1. By licence of the queen.
  2. Guillaume III, père du roi actuel.
  3. Circulaires royales, Gazette d’état de Prusse, Berlin, 16 novembre 1841.
  4. Bishopric of the united church of England and Ireland et Jerusalem, publié à Londres par ordre (by authority).