De la faculté d’activité et de son influence dans l’éducation

De la faculté d’activité et de son influence dans l’éducation
Revue pédagogique, second semestre 18806 (p. 408-416).

DE LA FACULTÉ D’ACTIVITÉ
ET DE SON INFLUENCE DANS L’ÉDUCATION


Si nous demandons à la science de nous définir l’activité, elle nous répond : « C’est la puissance ou la faculté d’agir. » Le philosophe complète cette définition en ajoutant : « C’est le développement d’une force qui tend à une fin. » Or voyons comment jusqu’ici on a entendu et comment il faudrait entendre ce développement :

Si notre nature est triple, triple aussi peut être l’activité selon la forme sous laquelle elle se produit et selon les objets auxquels elle tend. C’est ainsi que, si nos organes matériels seuls sont en jeu, si le corps seul a sa part dans l’exercice de la faculté, l’activité est dite physique ; alors elle peut être consciente et inconsciente, spontanée ou réfléchie, etc., suivant certains caractères dont nous n’avons pas ici à nous occuper. Mais si la volonté de l’individu dirige ses actions, s’il raisonne ses actes, si son intelligence est souveraine maîtresse du corps devenu esclave, l’activité sera dite intellectuelle. Enfin si le caractère du sujet se modifie sous l’influence de cette activité, si la règle de sa conduite dépend de la régularisation de cette faculté, l’activité sera morale.

Mais, parce qu’on divise ainsi le domaine de l’activité, ou plutôt parce qu’on lui découvre trois domaines, est-ce à dire que chacune de ces parties sera tellement indépendante des autres que l’on pourra en développer une sans que les autres s’en ressentent ? Il ne saurait en être ainsi : La nature humaine, dans son ensemble, forme un tout trop harmonieux pour qu’il soit permis à l’homme d’en rompre l’équilibre sans y apporter de graves perturbations. Il n’est aucun acte dans le domaine des sens ou dans celui de l’intelligence, qui n’ait un écho immédiat et inévitable dans le domaine opposé, et, de même que l’éducation physique fait sentir son influence dans la vie morale et dans la vie intellectuelle de l’individu, de même de l’activité physique dépendra sûrement, dans une certaine mesure, l’activité intellectuelle et morale du sujet. — Si ce lien est apprécié comme il mérite de l’être, si son importance est reconnue, il ne sera pas difficile de comprendre aussi la nécessité de diriger la première de ces activités.

Ce court exposé théorique était nécessaire pour éclairer la question et aider au développement de l’idée que : je poursuis.

Que de choses trouvées aujourd’hui vraies, simples et éminemment naturelles, auraient été, il y a quelque vingt ans, traitées de théories exagérées, pour ne pas dire d’utopies ! Aussi, méprisant l’activité physique, le vieux maître d’école faisait à son élève une vie bien triste et bien anormale. Comparez l’écolier d’autrefois à l’écolier d’aujourd’hui :

Jadis, l’idéal du maître, c’était l’enfant sage, c’est-à-dire un petit être à demi pétrifié sur le banc où chaque matin il venait s’asseoir, les mains croisées sur la poitrine à la façon des saints dont, le dimanche à l’église, il admirait l’image. Oh ! celui-là, ne croyez pas qu’il laissât bruyamment éclater sa voix à l’heure de la sortie de la classe. De retour à la maison, c’était à grand’peine que sa mère obtenait une laconique réponse aux questions qu’elle lu adressait… il était si sage ! — Aussi, à la fin de l’année, le prix de sagesse venait récompenser l’enfant de la docilité avec laquelle il s’était si facilement laissé envelopper de torpeur et d’engourdissement intellectuel.

Longtemps, trop longtemps a duré cette fausse idée sur ce que devait être l’enfant dans ses premières années ; mais la réaction s’est faite, et c’est à elle que nous devons l’écolier d’aujourd’hui.

Leste, rapide et prompt dans son allure, il part le matin pour la petite école de laquelle il sortira non moins gai et (il faut bien l’espérer) non moins tapageur. Tant mieux ! — Ne modérez pas cette exubérance de vie, de santé, d’activité ! Laissez, laissez donc bruyamment sauter, courir et gambader tous ces oiseaux babillards, et, lorsque sonnera l’heure de la classe, vous ne verrez aucun visage morose venir reprendre la place accoutumée. Parce que l’on aura beaucoup joué, on travaillera beaucoup, et parce que le : corps aura été actif, l’esprit, s’étant reposé, ne sera pas paresseux. Comme ils courent légèrement sur le papier, ces doigts barbouillés d’encre, et comme les plus petits feront éclore des merveilles ! Ce seront des dessins variés que l’on tracera sur l’ardoise ; chacun voudra que le sien soit plus beau que celui du voisin ! ce seront des broderies en laine aux contours fantastiques sur des carrés de papier préparés à l’avance par les soins de la maîtresse ; ce seront de belles pages d’écriture où se retrouveront les noms de tout ce que l’on connaît, de tout ce que l’on aime, et qui elles-mêmes, tout humbles pages qu’elles sont, enseigneront toujours de bonnes et agréables choses. Puis viendront les leçons, et ne croyez pas qu’elles se feront sans parler. Oh ! non ! Ne faut-il pas que cette petite langue se délie pour causer avec les camarades ? Ne faut-il pas apprendre à lire, et rentrer à la maison tout fier de savoir découvrir un mot nouveau dans le livre du père ? Et alors, pour égayer ce que la lecture peut avoir d’aride, voilà mille procédés en jeu ; puis on chante les jolis chants de l’asile, et les petites mains frappent sur les tables, les petits pieds battent la mesure… on sait imiter tous les ouvriers ! Et Je soir, à la maison, on répétera en famille.

Telle est dans l’école enfantine ou dans l’école primaire la vie de l’écolier. Dans cette atmosphère active et vivifiante, son intelligence se développe à un degré étonnant, en même temps que son corps acquiert la force et conserve la santé. Les anciens pédagogues avaient sans doute négligé de considérer l’œuvre de la nature dans l’être qui, à peine au monde, s’agite sans cesse et se fait comme une loi de ne jamais laisser ses organes en repos, sauf pendant le sommeil. Peut-être s’ils avaient vu ces choses, auraient-ils essayé de seconder l’action de la nature de tout leur pouvoir, au lieu de l’entraver.

Ce qu’ils n’ont point fait, notre époque l’exécute, parce qu’il s’est trouvé des intelligences qui ont frayé une voie nouvelle aux maîtres de l’enfance et les dirigent dans le chemin.

Tel Spencer, qui, comparant entre eux l’ancien et le nouveau système d’éducation, se fait l’interprète des idées modernes quand il dit :

« Dans ces temps ascétiques où les hommes, agissant d’après les principes de la plus grande souffrance, croyaient que plus ils se refusaient de jouissances, plus ils approchaient de la perfection, on devait nécessairement regarder comme la meilleure des éducations celle qui brisait le plus toutes les inclinations des enfants, et couper court à toute activité spontanée de leur part par ces mots stéréotypés : « Vous ne devez pas faire cela. » Au contraire, aujourd’hui qu’on en vient à considérer le bonheur comme un but légitime ; aujourd’hui qu’on cherche à diminuer les heures de travail et à procurer au peuple des récréations agréables, parents et maîtres commencent à voir que la plupart des désirs de l’enfance peuvent, sans inconvénient, être satisfaits, que les jeux des enfants doivent être encouragés, et que les tendances naturelles d’un esprit qui se forme ne sont pas si. diaboliques qu’on le supposait[1]. »

L’enfant a grandi, il est devenu un adolescent ; la petite fille est presque une femme ; cette activité matérielle leur est-elle encore nécessaire ? Oui, et plus que jamais : car l’activité physique sera la gardienne de l’activité intellectuelle et morale. Je vais plus loin : même au delà de l’adolescence, dans la jeunesse, il en sera encore ainsi ; l’intelligence bénéficiera toujours des exercices auxquels le corps se sera livré, et l’on peut ajouter qu’un peu de lassitude physique amènera souvent une recrudescence d’intensité dans l’intelligence.

Obéissant à cette pensée, au risque d’être traitée de révolutionnaire par les directeurs d’institutions et d’internats, je dirai pour eux et pour moi : Donnons à nos élèves des promenades fréquentes, des récréations nombreuses, où l’on ne fera pas un crime de jouer à des enfants de seize ans. Ne faisons pas, par excès de prudence, des natures contrefaites, des santés délicates et souvent, par cela même, des intelligences appauvries. Si le corps, dans une activité modérée, ne renouvelle pas ses forces, il sera las quand reviendra l’heure du travail, ou bien, n’ayant pas dépensé la somme d’activité qu’il a en lui, l’élève ne songera, pendant l’étude, qu’à la prochaine récréation. Une heure de promenade de plus vaut ou rapporte quatre heures d’excellent travail ; la santé et l’étude s’en trouvent mieux. — Tels seront les bienfaits de l’activité physique.

Je pourrais ajouter encore que l’habitude de l’activité corporelle donne naissance à bien des sources de bonheur domestique. Jeune, l’enfant n’aura dépensé son activité que dans le jeu ; adolescent, il l’aura dirigée vers l’étude ; plus tard enfin, quand les devoirs de la famille ou de la société réclameront l’effort de son bras ou de son intelligence, lorsque, père, le jeune homme devra donner aux siens le bien-être que peut seul leur procurer le travail ; lorsque, mère, la femme aura la charge du ménage et le soin des enfants, vous le verrez, l’un, le premier à l’ouvrage, l’autre, active ménagère, vaquer aux soins de l’intérieur sans lassitude et sans dégoût. Ils ne seront pas seuls à recueillir les fruits de leur activité : la famille tout entière bénéficiera matériellement du travail et moralement de l’exemple.

Ce que je vais dire de l’activité intellectuelle s’adresse encore particulièrement aux éducateurs de la jeunesse :

Lorsque des élèves nous arrivent, nous nous hâtons, et avec raison, de leur tracer leur travail : tout est prévu, ordonné : c’est bien. Maïs, si tout est réglé, tout est-il sagement réglé ? Avons-nous fait la part de la vie intellectuelle entretenue par l’activité personnelle de l’élève ? Nous sommes-nous souvenus que le but éminent que nous devons poursuivre est, non l’obtention de diplômes plus ou moins brillants, mais le développement et le perfectionnement de l’intelligence de nos élèves ? Si nous voulons atteindre ce dernier résultat, laissons à l’activité de l’esprit son : libre exercice ; forçons l’attention, la volonté, la spontanéité ; accoutumons surtout nos élèves au travail personnel, faisons-le leur aimer et apprécier. Ne disons pas toute chose : laissons l’intelligence devenir curieuse et parfois appeler l’imagination à son aide ; donnons le sentiment de la responsabilité propre en faisant une large place à l’initiative, laquelle deviendra, pour le maître, comme la pierre de touche à l’aide de laquelle il reconnaîtra le bon élève.

Donnons au moins deux fois dans la semaine, le jeudi et le dimanche, par exemple, quelques heures de pleine liberté, pendant lesquelles les écoliers seront absolument maîtres d’eux-mêmes et de la direction de leurs actes. Ne craignons pas que celui qui, pendant quelque temps, se sera laissé tenter par cette liberté, en abuse toujours ; il s’apercevra bientôt lui-même, et sans que nous ayons besoin de le lui faire remarquer, qu’il a gaspillé le temps, chose si précieuse, et qu’il eût pu si utilement employer, soit en travaillant à quelques devoirs en retard, soit en étudiant quelque fait d’histoire dont le souvenir lui aurait échappé, soit encore en écrivant à sa famille une bonne et longue lettre dans laquelle il aurait laissé parler son cœur.

Ainsi nous forcerons les intelligences paresseuses à l’exercice de l’activité, et, en donnant à nos élèves la responsabilité de quelques-unes de leurs actions, nous aurons le droit d’exiger d’eux beaucoup plus, et nous pourrons leur faire comprendre le prix du temps et les bienfaits du travail. Soyons assurés que le brevet n’en souffrira pas. La vieille comparaison de l’arc qui ne peut pas être toujours tendu est vraie ; ajoutons-y qu’il faut que l’arc raisonnable de notre intelligence puisse se détendre parfois à son gré, et non pas seulement sous l’influence d’une volonté étrangère. Ce serait, du reste, bien peu connaître la nature humaine que de croire faire aimer le travail en le rendant. toujours obligatoire ; qu’il soit parfois facultatif, et nous serons un jour tout étonnés, aux heures de liberté, de voir tous nos élèves à l’étude.

Ces heures libres permettront à nos élèves de faire quelques lectures que nous n’autorisons pas en classe, soit parce qu’elles seraient trop longues, soit parce qu’elles sont en dehors des programmes ; nous leur prêterons des livres que nous aurons choisis, nous leur en signalerons les meilleurs passages, et nous causerons ensuite avec eux de ce qu’ils auront lu. De cette activité intellectuelle que nous les forcerons à déployer, il résultera le bénéfice immédiat de rendre nos élèves non pas seulement instruits, mais intelligents. capables de désirer et de vouloir, et susceptibles de discerner la valeur de leurs actes.

Je ne croirai jamais que ce système puisse en rien nuire aux résultats des examens. Je suis persuadée, au contraire, que ce repos relatif de l’esprit dans la distraction de son choix, ne peut être qu’éminemment fécond pour le travail ordonné, toutes les fois que cette distraction aura été choisie dans un certain ordre de choses, et ne renversera pas l’organisation établie.

Enfin ces heures de liberté laissées aux élèves auront encore un grand résultat : elles nous apprendront à les connaître bien mieux que durant trois années d’obéissance et de soumission. Nous découvrirons leurs goûts, leurs inclinations, leurs aptitudes ; leurs qualités comme leurs défauts se montreront sans qu’ils y prennent garde, et nous pourrons en profiter pour leur direction morale.

« S’il y a des enfants tranquilles et muets, qui restent sages, ce sont des enfants morts, enterrez-les », dit Mme Pape-Carpantier. Et M. Pickard, un des hommes les plus éminents qui se soient occupés de l’éducation aux États-Unis, disait : « Une volonté brisée est pour moi, dans l’école, le plus triste des spectacles. »

Jusqu’à ce jour, hélas ! ces sages pensées n’ont pas présidé à l’organisation de nos écoles. Nous nous sommes trop occupés de faire des brevets, et trop peu de créer des intelligences ; nous avons tout fondé sur la souplesse, et n’avons rien demandé à la volonté ; nous avons été inquiets quand nous avons rencontré des rebelles, et nous nous sommes réjouis quand nous n’avons trouvé que des dociles ! Non, ne cherchons pas à régner sur des volontés annihilées ou mortes ; la tâche du maître sera assurément plus dure, mais combien elle sera plus glorieuse ! En réglant par trop la vie physique et morale de nos élèves, nous n’en ferons souvent que des êtres médiocres : en laissant de la place à l’exercice de leur volonté, de leur activité, de leur responsabilité propres, nous en ferons des âmes fortes et des esprits solides dans des corps vigoureux.

L. Chasteau,
Directrice de l’école normale de l’Aube.

  1. L’Éducation physique, intellectuelle et morale.